A propos de Cronstadt

Violence, terreur, dictature, armes indispensables du pouvoir prolétarien (Fin)

(«le prolétaire»; N° 459; Octobre-Novembre 2001)

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( La première partie de cet article est parue dans le numéro précédent ) 

 

Parti  et  Etat  de  classe, formes  essentielles  de  la révolution  communiste

 

Dans un texte de parti datant de 1957, Amadeo Bordiga écrivait, après avoir rappelé que dans le Manifeste des Communistes se trouve «la sèche définition de l’Etat de classe: le prolétariat lui-même organisé comme classe dominante»:

 «Donc le parti et l’Etat se trouvent au centre de la vision marxiste: c’est à prendre ou à laisser. Chercher la classe en dehors de son parti et de son Etat est une tentative vaine; l’en priver signifie tourner le dos au communisme et à la révolution.

Les “modernisateurs” du marxisme considèrent cette tentative insensée comme une découverte originale qui daterait du second après-guerre [le CCI n’existant pas encore, Bordiga ignorait que cette découverte datait d’avant-guerre et appartenait à la tradition bordiguiste! -NdlR]: ils ignorent qu’elle avait déjà été faite avant le Manifeste, et repoussée dans le formidable pamphlet de Marx contre Proudhon, Misère de la philosophie. (...) On trouve à la fin la phrase fameuse: ne dites pas que le mouvement social n’est pas un mouvement politique, qui conduit à la thèse sans équivoque que nous défendons: nous n’entendons pas par politique la lutte pacifique d’opinions, ou pis, une discussion constitutionnelle, mais un “heurt au corps à corps”, la “révolution totale”, et enfin, pour reprendre les paroles de Georges Sand: “le combat ou la mort”.

(...) Nous ne faisons aucune réserve, nous ne mettons aucune limite même secondaires, au plein emploi des armes du parti et de l’Etat dans la révolution ouvrière; pour liquider tout scrupule hypocrite et étayer encore notre position, nous ajouterons qu’une seule organisation est en mesure d’opposer un remède efficace et radical aux manifestations individuelles inévitables de la pathologie psychologique que prolétaires et militants communistes auront héritées, non de leur nature d’hommes mais de la société capitaliste et de son horrible idéologie et mythologie d’individualisme et de “dignité de la personne humaine”. Cette organisation, c’est justement le parti politique communiste aussi bien dans l’exercice de la dictature de classe qui lui revient intégralement, qu’au cours de la lutte révolutionnaire. Les autres organes qui voudraient se substituer à lui doivent être écartés non seulement en raison de leur impuissance révolutionnaire, mais parce qu’ils sont cent fois plus accessibles aux influences dissolvantes de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie» (12).

Le CCI, lui, met toutes les limites possibles à l’utilisation des armes parti et Etat: «sous peine d’ouvrir immédiatement un cours de dégénérescence», à aucun moment la classe ne doit tolérer la «délégation du pouvoir à un parti»; «à aucun moment, la vigilance du prolétariat vis-à-vis de l’appareil d’Etat ne peut se relâcher», cet appareil d’Etat étant défini dans l’article de «R.I.» comme étant «les soviets territoriaux, émanation de toutes les couches non exploiteuses», tandis que «les organes spécifiques de la classe ouvrière» seraient «les assemblées d’usine et conseils ouvriers»

Selon nous les Soviets, en tant qu’organes territoriaux réunissant des prolétaires de différentes usines et de différentes corporations, qui brisent donc explicitement les différences et divisions créées dans la classe par l’organisation capitaliste, sont d’un point de vue politique supérieurs aux soviets et organisations spécifiquement d’usine qui ne dépassent pas les limites d’entreprise: c’est pourquoi tous les courants non marxistes, ouvriéristes, libertaires ou ordinovistes, ont toujours préféré ce dernier type d’organisations.

Mais en outre, dans cette revue des organisations du prolétariat, où est passé le parti? «R.I.» se souvient tout à coup, à contrecœur, que «le marxisme défend la formation d’un parti politique prolétarien (sic!), appelle à la centralisation des forces du prolétariat et reconnaît l’inévitabilité (resic!) de l’Etat de la période de transition vers le communisme»; mais quel rôle doit avoir ce parti?

Ecoutez bien:  «(...) quand l’Etat se dresse contre la classe ouvrière comme ce fut le cas à Kronstadt (sic!), le rôle du parti, en tant qu’émanation et avant-garde du prolétariat, n’est pas de défendre l’Etat contre la classe ouvrière, mais de mener le combat aux côtés de celle-ci contre l’Etat»!!

 Donc les bolcheviks auraient dû lutter aux côtés des insurgés (qui ne sont plus des insurgés puisque c’est l’Etat qui s’est dressé contre eux!) - et, à propos, où étaient à Cronstadt les assemblées d’usine et les conseils ouvriers, ces fameux organes spécifiques de la classe ouvrière? - pour chasser les bolcheviks des soviets (organes de l’appareil d’Etat)!!! Cette absurdité a sa logique, si l’on peut dire. Se fiant aveuglément aux sources anarchistes (mais allant même parfois plus loin que ces derniers), le CCI affirme sans hésiter que les insurgés étaient des ouvriers (et non plus des soldats et marins, majoritairement d’origine paysanne), que malgré les confusions «leurs revendications reflétaient aussi les intérêts du prolétariat face aux terribles conditions d’existence, à l’oppression croissante de la bureaucratie étatique et à la perte de son pouvoir politique avec l’atrophie des conseils» et que «la classe ouvrière de toute la Russie (...) se reconnaissait entièrement dans le programme des insurgés et soutenait pleinement la révolte»!

En réalité les insurgés de Cronstadt représentaient si peu les intérêts du prolétariat, ils étaient si peu soutenus par toute la classe ouvrière de Russie, que leurs délégations aux usines de Petrograd, où régnait pourtant un vif mécontentement en raison de la faim, des terribles conditions de vie et de travail, ne rencontrèrent pratiquement aucun écho; et qu’à la réunion du soviet du 4 mars, élargie aux comités d’usine, organisations de jeunesses, etc., leurs positions furent battues par la motion du parti bolchevik demandant la reddition des mutins. N’en déplaise au CCI, les faits confirment entièrement ce qu’écrivait Trotsky: «Si on ne se laisse pas abuser par des mots d’ordre pompeux, de fausses étiquettes, etc., le soulèvement de Cronstadt n’apparaît que comme une réaction armée de la petite bourgeoisie contre les difficultés de la réaction socialiste et la rigueur de la dictature prolétarienne. (...) Du point de vue de classe, lequel - sans offenser messieurs les éclectiques - demeure le critère fondamental, non seulement pour la politique, mais aussi pour l’histoire, il est extrêmement important de comparer le comportement de Cronstadt à celui de Petrograd dans ces journées critiques. (...) Le soulèvement de Cronstadt n’a pas attiré, mais repoussé les ouvriers de Petrograd. La démarcation s’opéra selon la ligne des classes. Les ouvriers sentirent immédiatement que les rebelles de Cronstadt se trouvaient de l’autre côté de la barricade, et ils soutinrent le pouvoir soviétique. L’isolement politique de Cronstadt fut la cause de son manque d’assurance interne et de sa défaite militaire» (13).

Mais il y a plus grave. Si le CCI croit un mot de ce qu’il écrit, il doit aller jusqu’au bout: appeler un chat un chat, Lénine et Trotsky des contre-révolutionnaires qui ont ravi à la classe ouvrière le pouvoir, et proclamer la légitimité de l’insurrection et de la guerre civile contre le gouvernement bolchevique. Il se retrouverait alors avec les plus extrémistes des anarchistes, contre tout le mouvement communiste de l’époque, toutes tendances confondues, y compris les tendances «ultra-gauches» les plus déviantes du marxisme. Position un peu embarrassante que le CCI n’a pas l’estomac d’assumer... Il se contente donc de se lamenter de «l’erreur tragique» de «tout le mouvement ouvrier» («oubliant» que toute une partie du «mouvement ouvrier» avait pris fait cause pour les insurgés: les mencheviks, les Socialistes Révolutionnaires, toute la IIe Internationale social-démocrate, bref toute cette partie du mouvement ouvrier vendue à la bourgeoisie dont les insurgés demandaient le retour), et de reprocher au parti bolchevik d’avoir «choisi la mauvaise voie». La bonne voie, cela aurait été pour les bolcheviks, non de «tenter de rester à la tête de la machine» étatique, mais d’«aller dans l’opposition, prendre leur place aux côtés des ouvriers, défendre leurs intérêts immédiats et les aider à regrouper leurs forces en préparation d’un renouveau possible de la révolution internationale». C’est-à-dire abandonner sportivement le pouvoir, avec le vague espoir que les bourgeois et les gardes blancs, tout aussi fair play, les laisserait démocratiquement défendre les intérêts immédiats des ouvriers en attendant des jours meilleurs. «Si les généraux blancs étaient revenus au pouvoir, alors au moins la question aurait été claire, comme ce fut le cas dans la Commune de Paris où le monde entier a vu que les capitalistes avaient gagné et les ouvriers perdu», se laisse aller à écrire le CCI, irrémédiablement empêtré au milieu de ses tentatives confuses de comprendre ce qui s’est passé. En un mot: que la révolution aurait été belle si elle s’était laissé gentiment écraser!

La lutte historique du prolétariat est dirigée vers un seul but, la réalisation du socialisme, la société sans classes, qui nécessite préalablement le renversement de la bourgeoisie, la prise du pouvoir, l’instauration de sa dictature. Cette prise du pouvoir ne peut être simultanée dans tous les pays, ce qui implique la possibilité d’un isolement momentané d’un pouvoir prolétarien, contraint d’attendre la victoire dans les autres pays. La tâche des révolutionnaires est de conserver le plus longtemps possible ce pouvoir dont la conquête a coûté tant de sang et de sacrifices en tout genre à la classe prolétarienne, et qui constitue le point d’appui le plus puissant à la diffusion de la révolution internationale. De le conserver à tout pris, de se faire tuer sur place plutôt que de l’abandonner et de le rendre à la classe ennemie. C’est bien ce qu’ont fait les bolcheviks dans les pires difficultés de la guerre civile; c’est bien ce qu’ont fait encore plus tard les meilleurs d’entre eux qui ont péri dans les geôles et les camps staliniens plutôt que de «capituler».

L’alternative proposée par le CCI, l’abandon volontaire du pouvoir, aurait signifié une honteuse reddition de la part des bolcheviks qui aurait eu des conséquences désastreuses non seulement en Russie mais dans le monde entier; cela aurait entraîné la perte de l’Internationale Communiste qui, tout aussi imparfaite qu’elle était, constituait la plus haute conquête de la révolution d’Octobre, le point le plus élevé atteint par le prolétariat international dans son effort séculaire, toujours détruit mais toujours renaissant jusqu’à la future victoire finale, pour se constituer en classe et donc en parti.

Mais - pourrait rétorquer le CCI - de toutes façons la situation était sans issue, quelques années plus tard les bolcheviks restés fidèles aux positions révolutionnaires allaient être massacrés, l’Internationale Communiste et tous ses partis, l’Etat soviétique allaient passer aux mains de la contre-révolution; s’ils avaient abandonné avant, s’ils avaient laissé les bourgeois et les généraux blancs  revenir, les choses seraient tout de même plus claires et plus faciles pour nous! Rien n’est moins sûr. Un abandon sans combat du pouvoir aurait été une telle faillite complète de ceux qui représentaient le retour au marxisme authentique, une telle reconnaissance implicite par eux de la justesse des positions social-démocrates anti-révolutionnaires qui affirmaient sentencieusement qu’il ne fallait pas prendre le pouvoir, que les difficultés pour resurgir de la contre-révolution et renouer avec le marxisme, auraient été encore plus grandes. Des révolutionnaires, des marxistes qui renoncent parce que les difficultés paraissent trop grandes, sont indignes de ce nom: Marx, Lénine et Bordiga ont flétri ceux qui ne savaient, après une défaite, que conseiller: «il n’aurait pas fallu prendre les armes!» (Plekhanov après la défaite de 1905) ou «Les parisiens auraient mieux fait de rester couchés!» (Bernstein, après le massacre des communards). La défaite finale des bolcheviks n’a pas été causée par leurs efforts pour sauver le pouvoir prolétarien, par l’utilisation de la violence pour réprimer les insurrections de secteurs périphériques à la classe ouvrière, ou même d’éléments ouvriers manipulés par la contre-révolution, comme le prétendent jusqu’à l’écœurement tous les libertaires; mais par l’épuisement dans la lutte acharnée pour résister le plus longtemps possible en attendant la révolution prolétarienne mondiale: les bolcheviks et les prolétaires russes ont donné tout ce qu’ils ont pu dans cette lutte titanesque. C’est la faiblesse des prolétaires européens à se dégager de la paralysie causée par les habitudes démocratiques, réformistes et pacifistes qui a perdu la révolution russe, non le fait que les prolétaires russes auraient été insuffisamment démocratiques et pacifistes!

«Le parti bolchevik déclencha la guerre civile et la gagna, occupa les positions-clef au sens militaire et social, multiplia par mille ses moyens de propagande et d’agitation en conquérant les bâtiments et édifices publics, forma sans perdre de temps en procédure les «corps ouvriers armés» dont parle Lénine, la garde rouge, la police révolutionnaire. Aux assemblées des Soviets il devint majoritaire sur le mot d’ordre: “Tout le pouvoir aux Soviets!”. Cette majorité était-elle un fait juridique, froidement et banalement numérique? Nullement. Quiconque - espion ou travailleur sincère, mais trompé - votait pour que le Soviet renonce au pouvoir conquis grâce au sang versé par les combattants prolétariens ou pour qu’il en trafique avec l’ennemi, était expulsé à coups de crosse par ses camarades de lutte. On ne perdait pas de temps à les compter dans une minorité légale, hypocrisie coupable dont la révolution n’a pas besoin, et dont la contre-révolution se nourrit.

(...) Les communistes n’ont pas de constitutions codifiées à proposer. Ils ont un monde de mensonges et de constitutions cristallisées dans le droit et dans la force de la classe dominante à abattre. Ils savent que seul un appareil révolutionnaire et totalitaire de force et de pouvoir, sans exclusion d’aucun moyen, pourra empêcher que les infâmes résidus d’une époque de barbarie resurgissent et qu’affamé de vengeance et de servitude, le monstre du privilège social relève la tête, lançant pour la millième fois le cri menteur de Liberté!» (14)

 


 

(12) cf «Les Fondements du Communisme révolutionnaire», Textes du P.C.Int. n° 3, p. 8,9 et 11. Une réédition de ce texte épuisé est en préparation.

(13) cf Trotsky, «Beaucoup de tapage autour de Cronstadt» (15/01/38), Oeuvres, Tome 38, p. 78-79.

(14) cf «Dictature prolétarienne et parti de classe» (1951), publié dans notre brochure «Parti et classe», Textes du P.C.Int. n° 2.

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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