Les luttes de classes et d’Etats dans le monde des peuples de couleur, champ historique vital pour la critique révolutionnaire marxiste (1)

(«le prolétaire»; N° 465; Déc. 2002 / Janv.-Févr. 2003)

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La doctrine des modes de production s’applique à toutes les races humaines

 

 

Le texte dont nous commençons ici la publication est le compte-rendu du rapport présenté par Amadeo Bordiga à la réunion de Florence du parti (25-26 janvier 1958). Il s’agissait de réaffirmer les positions marxistes classiques défendues par Lénine et qui furent soutenues sans restriction par notre courant. Comme le disait la présentation de ce texte: «toutes les déviations qui ont pu apparaître par la suite ont été aussi des déviations de la tradition de la Gauche». Cette phrase faisait plus particulièrement allusion aux éléments dont nous nous étions séparés au début des années cinquante mais qui, tout en revendiquant la continuité avec la «Gauche italienne», niaient toute portée révolutionnaire (étant bien entendu qu’il ne pouvait s’agir alors que de révolutionnarisme bourgeois) aux luttes anti-coloniales, professant en fait à leur égard un indifférentisme européo-centriste.

Presque cinquante plus tard, le cycle des révolutions bourgeoises anti-coloniales est terminé; là où il n’a pu vaincre, il laisse en héritage au futur mouvement communiste la réalisation de ses tâches irrésolues. Mais le courant indifférentiste, européo-centriste, est toujours là, déniant toute fécondité aux «luttes de classes des peuples de couleur». Aujourd’hui comme hier il représente une fatale déviation du marxisme.

 

La  grande  série  marxiste

 

Vouloir lier la réalisation du programme socialiste aux événements du mouvement historique d’une seule des grandes races de l’espèce humaine, la race blanche - les caucasiens, aryens ou indo-européens - et conclure que comme celle-ci se trouve désormais dans la phase de la lutte finale, ce qui se déroule dans les sociétés des autres races n’a plus aucun intérêt, est une bévue si monumentale qu’il n’est pas difficile de montrer qu’elle réunit, plus même que les pires dégénérescences révisionnistes, les plus vieilles erreurs possibles de tous les antimarxistes.

Cette affirmation d’un «peuple élu» dans l’histoire, base idéale pour une nouvelle sorte de racisme et de nationalisme, ne peut s’appuyer que sur les mêmes fondements que ceux des systèmes idéologico-scientifico-philosophiques conformistes traditionnels, qui ne dépassent pas les limites de la culture bourgeoise. Pour le croyant, c’est un Dieu supraterrestre qui investit un peuple, une nation ou une race de la mission de guider le monde, y compris par l’extermination des autres peuples si nécessaire. Pour l’illuminisme bourgeois, le guide est le premier peuple qui a découvert en lui la «source immanente» de la morale sociale et de la civilisation et qui a érigé celle-ci en «culture nationale», acquérant ainsi la capacité de s’organiser harmonieusement selon les lois «naturelles» et d’éclairer les peuples arriérés de ses lumières. Pour la variété totalitaire de type hitlérien de cette même doctrine bourgeoise critico-moderne, c’est une pseudo-science qui découvre cette race élue ou super-­race (de même qu’elle avait voulu découvrir le surhomme qui prendrait la place des dieux et demi-dieux) et qui lui donne, grâce aux machines les plus parfaites et aux armes les plus destructrices, la vertu première de régenter le monde. Si nous faisons de Hitler le représentant des Aryens germaniques, il n’est pas trop difficile de faire de Staline celui des Slaves pour ce qui est de l’attribution à un autre rameau humain de la supériorité sur la planète... et au dessus. Quand le premier exterminait les Juifs par millions, il appliquait au fond, dans une version bourgeoise, plus scientifique et plus criminelle comme c’est le cas pour toutes les formes de la civilisation du capital, la loi du talion à leur prétention mystique plurimillénaire d’être les élus de Dieu, que Chrétiens et Arabes voulurent historiquement tour à tour leur usurper (hommage rendu comme il se doit aux potentialités internationalistes de l’Eglise catholique par rapport à toutes les autres).

C’est dans ce classement futile des peuples, guère supérieur aux classements des Chefs, des Conquérants et des Héros, que retombent d’une façon ou d’une autre les staliniens renégats du marxisme et les petits groupes actuels qui nient la dynamique de l’immense potentiel historique dont font preuve ou ont en réserve les populations de couleur oubliées de Dieu ou laissées de côté par le char publicitaire de la culture et du savoir ... Tout cela prête à rire, non seulement pour les raisons gravées dans les pages classiques du marxisme qui expliquent que le capital rompt toutes les barrières à la diffusion et à la communication dans le monde; mais plus encore par le fait bien connu qu’en matière de Dieux et de théologies, de culture et d’écriture, et même de science technologique, très nombreux parmi ces peuples furent ceux qui ont précédé de millénaires non seulement les parvenus slaves, ou les demi-parvenus germano-saxons, mais même les gréco-romains classiques et les civilisations du Proche-Orient; les premiers rôles, ils les ont déjà joués au cours des siècles

Le marxisme supprime cette personnalité des différents peuples et des différentes races et l’attribution qui leur est faite de qualités innées particulières qui leur forgeraient un destin, de la même façon qu’il supprime la personnalité et la prédestination de l’individu humain isolé comme facteur de l’histoire. Ne pas comprendre le premier point a les mêmes effets que perdre de vue le second, effets qui signifient la rechute dans des points de vue petits-bourgeois, anarchisants, de l’individualisme banal. Tous les jours nous voyons chez d’ex-marxistes ou de soi-disant marxistes, ces effets dissoudre la force de la critique de la démocratie libérale dans les misères du démocratisme ouvriériste et de l’opposition de la classe brute au parti, conceptions imbéciles qui ne dépassent pas d’un centimètre la «démocratie populaire» fantoche du communisme renégat de Moscou ou de Pékin.

Selon notre doctrine les conditions matérielles et le jeu des forces productives sont à la base de l’histoire; seule cette clé peut expliquer (ou, mieux, doit expliquer) l’alternance d’Etats, de peuples et de races au contrôle du monde ou de ses grandes régions. Aucune alternance ultérieure de peuples dans cette relève grandiose n’est exclue et c’est de façon très différente que sont déterminées les formes de clôture du cycle historique. Née avec les temps modernes, cette doctrine nous a déjà donné différentes solutions à propos de la route géographique centrale à l’avènement du socialisme international, comme il résulte des textes de base et de déductions essentielles à partir des principes généraux; elle n’a pas davantage exclu jusqu’à présent que des luttes situées sur des territoires et chez des peuples inattendus viennent influencer l’évolution sociale générale des formes humaines.

 

Cette doctrine est à l’évidence beaucoup plus riche que la doctrine de l’hégémonie d’Etats et de nations plus forts dans la guerre et dans la conquête, ou dominants par la connaissance, doctrine qui est anti-déterministe et sceptique sur la fin d’une ou de toutes les «civilisations» au sujet de laquelle elle disserte à tout bout de champ.

 

Structure  et  superstructure

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La relation entre infrastructure économique et superstructure politique n’aurait jamais été établie sans l’observation attentive et le relevé soigneux des faits dont la superstructure est le théâtre; de même, la loi de la gravitation universelle, confirmée par les divers satellites qui ont été projetés ou réalisés, n’existerait pas sans l’observation des mouvements apparents des astres et sans les règles et les concomitantes que Kepler en tira.

Remplacer l’histoire des Etats et des peuples par celle des classes ne signifie pas éliminer les Etats d’un banal revers de la main, fermer les yeux sur ce qui leur arrive, pour au contraire donner la parole, à l’instar d’un président d’assemblées brouillonnes, à de nouveaux protagonistes dont le nom retentit à chaque réplique mais dont le rôle serait privé de dynamisme vital, les classes; pas même au fond à celle qu’on traite de façon ingénue comme la classe unique, l’élue, la prédestinée.

C’est avec des schémas bien différents que Marx sortit de l’étroitesse de l’Utopisme, édition prolétarienne généreuse mais vide de la métaphysique historique. Simplifions.

Les armées que l’historien conventionnel voit sur le devant de la scène avec leurs états-majors et leurs grands capitaines ne sont qu’un «prolongement» des Etats politiques, voire parfois même la forme organisée que prennent ceux-ci. Les Etats sont la manifestation, l’expression, de la division de la société en classes; pour le marxisme, ce sont des classes données qui ont organisé leur domination sur la société humaine et sur ceux de ses groupes que sont les peuples. Mais une classe ne se donne son expression étatique qu’en s’organisant d’abord et dans une première série de luttes sociales suscitées par les rapports dans lesquels elle vit et produit, en parti politique, en organe pour la prise et la gestion du pouvoir. C’est là une position fondamentale de notre conception de l’histoire; ceux qui proposent à la classe de prendre et de diriger l’Etat sans l’intermédiaire de la forme-parti, valent ceux qui proposeraient à l’artisan ou au prolétaire de saisir le bloc de fer incandescent dans la forge avec les mains et non avec des tenailles, au combattant de tenir l’épée par la pointe ou le fusil par le canon.

Ces gens qui pleurent sur le danger de l’Etat et du parti rappellent le fameux dicton qui sert à stigmatiser les fainéants et les incapables: le mauvais ouvrier a toujours de mauvais outils!

On peut donc analyser l’histoire avec toute la puissance du marxisme lorsqu’on sait remonter les anneaux de cette chaîne de causes et d’effets, de masses humaines en mouvement et de forces motrices, où la violence, accoucheuse de l’histoire, est primordiale: armées et polices d’Etats organisées, parti politique dirigeant l’organisation de l’Etat qui domine la société, classe qui devient acteur de l’histoire en s’organisant dans ce parti politique, dans ses formes et ses organes, position de la classe relativement aux rapports de production, conflits d’intérêts entre cette classe et une autre, ou généralement diverses autres classes, réunies par une sujétion ou une domination communes. Le classique antagonisme dualiste n’est même pas un point d’arrivée obligatoire de tout ce long chemin que nous venons de suivre à rebours.

Dans cette longue histoire de classes qui se remplacent les unes les autres à la direction de la politique et de l’économie sociale, de partis et d’Etats qui en expriment le potentiel, d’affrontements que se livrent alternativement classes dominantes et dominées, de combats entre Etats de situation géographique et d’origine sociale différentes - au cours desquels se libèrent d’énormes quantités d’énergie et qui, généralement, ont lieu entre des Etats conduits, même dans la société indigène, par des classes socialement similaires -, s’enchevêtrent dans une immense variété de situations et d’événements, des sociétés limitées (c’est-à-dire nationales, que nous définissons volontiers comme des sociétés finies}, que la doctrine du matérialisme marxisme a, pour la première fois, classées dans une série historique et causale de types, de modèles. Il serait impossible de parler d’un système, d’une conception marxiste du devenir historique si nous n’étions pas arrivés à posséder, de façon critique, une série continue de ces modèles - la grande série des formes sociales, des modes de production, qui jette comme un immense pont à arches multiples entre l’origine - la première forme de vie associée en groupes de l’animal-homme à peine issu de l’état animal - et la fin dont nous avons scientifiquement déduit l’avènement futur: la société communiste.

 

La  grande  série  des «modes  de  production»

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Le marxisme n’enlève rien à la variété immense des combinaisons et aussi des inversions à travers quoi se développe et s’entrelace la série au long des différentes époques historiques. Si nos adversaires se moquent du fait que nous sommes sûrs d’avoir trouvé un sens unique au chemin de l’histoire, les innombrables écoles révisionnistes qui se trouvent entre eux et nous, troublant l’air pur produit par les contradictions ouvertes, utilisent notre mètre à tort et à travers et lisent notre boussole à l’envers en nous prêtant des schémas rigides et étroits complètement faux, tout juste bons à tourner en ridicule les grandes conquêtes de la dialectique historique. C’est parmi ces gens que se trouvent ceux qui nient à l’heure actuelle la riche fécondité historiques des heurts entre Etats et entre classes chez les milliards d’hommes des peuples de couleur où bouillonne dans les années où nous sommes une activité d’autant plus volcanique qu’est plus décevante la passivité des sociétés blanches, enlisées dans la période la plus triste de leur histoire et de leur dégénérescence sociale, qui ne produit que lâcheté contre-révolutionnaire et cynisme existentiel.

Que le marxisme soit riche d’une gamme d’hypothèses brillantes sur le développement des sociétés modernes, tirée de sa vision unitaire de la «grande série» des modèles de production, et qu’il considère la révolution comme une force qui s’ouvre la voie même du fond de routes apparemment sans issue, cela n’est pas seulement prouvé par les citations des passages et des pages plus que classiques, utilisées à Florence en 1953 et 1958, et même partout et toujours, tirées des oeuvres les plus connues et répandues dans toutes les langues; la confirmation en est trouvée dans un texte que nous avons aussi utilisé pour d’autres sujets lors de la réunion de Piombino: l’ébauche de la grande oeuvre du Capital constituée par les Grundrisse, ce magistral canevas que Karl Marx écrivit pour lui (et pour nous) sans se soucier de lui donner une forme présentable pour les cochons de la culture bourgeoise. Cette série de cahiers gravés de la main d’un dégrossisseur aux muscles de tailleur de pierre, vient d’être publiée récemment; le chapitre auquel nous ferons référence a été aussi publié presqu’en entier en italien, sous le titre: Formes qui précèdent la production capitaliste, aux Editions Rinascita. Il est bon d’avoir des doutes sur la traduction, ne serait-ce qu’en raison de la difficulté à saisir le sens du texte dans des passages pas du tout faciles en raison d’une rédaction brute et sans aucun souci de finition, renvoyée à une phase ultérieure du travail.

Avec l’appui de ce texte magnifique il est possible d’insérer dans la littérature marxiste le chapitre qui était sinon reconstitué à partir de sources diverses (le Manifeste, le Capital, L’Antidühring), c’est-à-dire le développement de la page fameuse de la préface à la Critique de l’Economie politique parue en 1859. C’est la page où le «mage» dévoile son «secret» sur la façon dont les hommes vivent leur histoire et sur le drame de la contradiction entre les forces productives et les vieux rapports de production, parvenus à l’heure de l’exécution révolutionnaire. Aujourd’hui ce raccourci se trouve développé dans sa version authentique en une démonstration organique et menée de manière puissante. Il est cependant nécessaire de procéder avec beaucoup de précautions parce que dans un tel travail l’ordre des propositions et des positions n’est pas chronologique et que la trame continue de la «grande série» y est contenue de façon impressionnante mais pas de façon très explicite, brute comme le jet issu de la première fusion, rêche à cause des scories.

Le grand intérêt de ce texte est qu’il démontre, comme pour les questions du machinisme et de l’automatisation traitées à la réunion de Piombino, qui y sont décrites de façon suggestive avec un siècle d’avance, le théorème de l’invariance: cette construction n’a jamais été modifiée dans son ossature par Marx.

Et il est tout aussi important que de nombreuses pages et de puissants passages de ce texte qui nous arrive vierge du travail séculaire d’émoussage crapuleux accompli par d’indignes faux disciples du Maître, confirment le démenti que les marxistes authentiques ont à d’innombrables reprises lancé dans la polémique contre les falsificateurs, et nous à leur champion suprême, Joseph Staline. Le marxisme grave les traits caractéristiques de la société communiste, il les extrait de ceux de l’immonde société bourgeoise auxquels il les oppose totalement; il décrit scientifiquement le passage des formes antiques à la forme capitaliste, d’autant plus que dans l’antithèse il exalte ces premières contre la forme bourgeoise infâme entre toutes, dépression misérable sur la courbe que parcourt l’humanité. Il est impossible possible de se prétendre dialecticien marxiste si l’on ne sait pas voir, chaque fois qu’on discute du passage du pré-capitalisme au capitalisme, l’énoncé tranchant du passage du capitalisme au communisme.

Cet énoncé est compris tout de travers non seulement par les opportunistes des différentes vagues historiques (pour qui les caractéristiques du communisme se limitent pour leur plus grande partie aux «conquêtes immortelles» de l’époque capitaliste), mais aussi par les petits groupes des gauches hétérodoxes qui démontrent à chaque instant par leurs déviations leur respect superstitieux pour les «valeurs» capitalistes de liberté, de civilisation, de technique, de science, de puissance de production - tous ces termes, qu’avec le Marx originel issu du jet incandescent de la fournaise révolutionnaire, nous ne voulons pas recevoir en héritage mais balayer avec une haine et un mépris inépuisables.

 

LE  MERVEILLEUX  DESSEIN

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Pour décrire le communisme et son avènement, nous n’avons besoin d’aucun autre matériau que celui élaboré par Marx en 1858, il y a un siècle; à savoir, la série des modes de production qui part du communisme tribal primitif et qui va jusqu’à nous donner déjà des analyses historiques achevées du mode moderne: marché - capital - salaire. Nous n’avons pas à ajouter des races et des missiles mensongers à ces «armes conventionnelles» de la lutte de classe qui étaient déjà bien affûtées du point de vue de la doctrine en cette année 1858. Depuis lors, nous ne disons pas que l’histoire s’est arrêtée, mais qu’elle a continué à s’enfoncer dans les ordures du cloaque bourgeois, et depuis lors, s’en indigne qui veut, en tant que parti nous savons tout.

Ce théorème central nous permet de démasquer tous les mensonges révisionnistes en circulation. Il est facile de l’énoncer, toujours dans le but, non d’épuiser ce thème immense, mais d’en clarifier et d’en préciser la présentation durement acquise.

A la grande colère des bavards «à thème», nous l’exposerons de façon schématique. Si le nombre des formes ou des modes sociaux jusqu’au capitalisme intégral est égal à n, alors leur nombre total est n+1. Notre révolution n’est pas une parmi tant d’autres, c’est celle de demain; notre forme sociale est la prochaine.

Le communisme deviendrait en théorie la forme n + 2 s’il apparaissait une forme supplémentaire qui serait déjà du post­-capitalisme sans être encore du communisme (ce communisme avec toutes les traits précis que nous avons décortiqués en partant des caractères différentiels entre le capitalisme qui nous empeste et les formes auxquelles il a succédé). Si c’était le cas, il n’y aurait pas eu voici plus d’un siècle le moment historique pour fonder le système invariant de la révolution, en tant que doctrine, parti et combat.

Nier l’existence d’une forme n+1 non communiste, cela signifie exprimer sous une forme symbolique notre position élaborée au travers d’analyses historiques et économiques complexes, qui liquide deux aberrations révisionnistes: celle stalinienne (et pire, post-­stalinienne) selon laquelle le salariat et la production de marchandises dans des entreprises d’Etat n’appartient plus au capitalisme (et n’est donc pas à ranger dans le numéro n de la série); et celle «trotskyste» ou plutôt de ceux qui invoquent ou compromettent Trotsky à tort et à travers, selon laquelle le socialisme-communisme sera la forme n+2, la forme n+1 étant la domination de la classe bureaucratique.

Le principe de l’unicité de la série historique des modes pré-communistes permet aussi de rejeter toute doctrine de la construction du socialisme dans un seul pays à partir de la forme n-1, c’est-à-dire du pré-capitalisme féodal, avant qu’ait eu lieu un exemple du passage complet de n à n+1 (qui ne peut se réaliser qu’au plan international). En même temps que cette fausse doctrine, tombe aussi celle des voies nationales au socialisme, selon laquelle l’itinéraire vers le socialisme aurait suivant les pays un nombre différent de termes, différentes unités en plus ou en moins de n.

Nier le caractère révolutionnaire à la révolution nationale-libérale des peuples de couleur relève de la même absurdité: cela revient à les condamnés par un tribunal de fantaisie à une passive immobilité tant qu’ils ne peuvent pas faire le saut stalinien de n-1 à n+1, improvisant à partir de rien la lutte de classe entre entrepreneurs capitalistes et prolétaires, ou bien se faisant injecter de l’extérieur une réalisation volontariste de socialisme, chose que ne peuvent croire que des disciples de Staline.

Il est indiscutable que le mouvement historique général s’accélère fortement depuis l’apparition du mode de production bourgeois dans de vastes régions du monde et que les écarts de temps dans le passage d’une forme sociale à l’autre se réduisent dans les différentes zones géographiques. Ce n’est pas pour rien qu’une des caractéristiques de la forme capitaliste consiste dans le passage de l’objectif interne, le marché national (qui signifie indépendance nationale, Etat national bourgeois) à l’objectif externe du marché mondial, terme essentiel chez Marx. La révolution bourgeoise de 1848 en Europe, qui eut la classe ouvrière pour alliée, se répercuta en quelques mois de l’une à l’autre des grandes capitales, ce qui est un exemple classique pour la perspective marxiste. Depuis lors, la transformation bourgeoise et l’industrialisation du monde se déroulent selon un rythme invincible. Ce que nous avons toujours appelé la révolution double, et que nous désignerons maintenant par le passage rapide de n-1 à n, puis de n à n+1, se présente donc comme une éventualité historique fortement probable, comme elle s’était présentée pour la Russie. Mais sa condition était internationale: la révolution politique et la transformation sociale dans les pays capitalistes développés, c’est-à-dire leur passage du capitalisme au socialisme.

La gauche a prouvé théoriquement qu’après le sabotage et l’échec des révolutions occidentales (de n à n+1), la révolution russe s’est trouvée réduite à une pure révolution capitaliste (de n-1 à n). Indubitablement ce sont là les conséquences de la faillite (plus que la trahison individuelle) stalinienne. Comme il n’est historiquement pas possible d’espérer à l’heure actuelle des révolutions communistes véritables en Occident ni en Russie, dans la mesure où n’apparaissent pas de partis organisés pour la prise du pouvoir et sur le programme révolutionnaire correct, les autres pays encore pré-capitalistes ne peuvent pas donner de révolutions doubles, à l’inverse de ce qui pouvait être espéré pour la Russie dans la période féconde de l’Europe du premier après-guerre.

Le résultat internationaliste et révolutionnaire est que ces pays sortent aujourd’hui des formes pré-capitalistes antiques en faisant les premiers pas vers la forme bourgeoise que signifie la révolution nationale. Dans ces pays comme dans ceux de l’Occident, le prolétariat est absent comme classe tant qu’il adhère à des partis contre-révolutionnaires. Dans la mesure où il est présent, il doit: du point de vue de la doctrine, faire la critique complète du programme national et démocratique comme Marx en 1860; du point de vue de l’organisation, ne pas mêler son organisation en parti de classe avec celles de partis petits-bourgeois; du point de vue de la politique historique, c’est-à-dire dans la mesure où il ne s’agit pas, à la façon bourgeoise, d’une action culturelle et électoraliste à la manière bourgeoise, mais d’une action armée et insurrectionnelle, soutenir le renversement des pouvoirs féodaux même par les «nationalistes révolutionnaires» de Lénine au IIe Congrès. En bonne logique, cette norme est encore plus valable lorsque ces insurrections sont xénophobes, c’est-à-dire dirigées contre les impérialistes blancs, alliés ou non aux vieux pouvoirs féodaux locaux ou même à une grande bourgeoisie locale naissante. Qu’une rivalité entre impérialismes, parmi lesquels doit figurer aujourd’hui l’impérialisme soviétique, soit une raison pour ne pas appuyer les révoltes des peuples de couleur contre les impérialismes occidentaux, c’est une argumentation aussi sotte que celle avec laquelle le défaitisme «à la Lénine» était repoussé en 1914-1915 au motif qu’affaiblir par exemple l’Etat italien, faisait le risque de tomber de la sujétion à la bourgeoisie italienne à la sujétion à la bourgeoisie autrichienne: opportunisme classique typique!

 

PAGES  CLASSIQUES

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Ne pas maintenir notre schéma un peu rude, reviendrait à vider de leur vie les plus hautes pages du marxisme.

Dans le Manifeste Communiste, la plus féroce critique de toute la superstructure bourgeoise se marie admirablement au plus grand hymne qui ait jamais été élevé à la fonction révolutionnaire de la bourgeoisie.

«La découverte de l’Amérique, la circumnavigation de l’Afrique donnèrent à la bourgeoisie naissante un champ d’action nouveau. Les marchés des Indes Orientales et de la Chine, la colonisation de l’Amérique, les échanges commerciaux avec les colonies, l’accroissement des moyens d’échange et des marchandises donnèrent enfin au commerce, à la navigation et à l’industrie un essor jusqu’alors inconnu et du même coup hâtèrent la croissance de l’élément révolutionnaire au coeur de la société féodale qui s’écroulait». (...)

«La grande industrie a créé le marché mondial que la découverte de l’Amérique avait préparé. Ce marché mondial accéléra prodigieusement le développement du commerce, de la navigation, des voies de communication. Celui-ci agit à son tour sur l’extension de l’industrie, et au fur et à mesure que l’industrie, le commerce, la navigation, les chemins de fer se développaient, la bourgeoisie grandissait elle aussi, accroissait ses capitaux et refoulait à l’arrière-plan toutes les classes léguées par le Moyen-Âge». (...)

«Par le rapide perfectionnement des instruments de production et l’amélioration infinie des moyens de communication, la bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation jusqu’aux nations les plus barbares. Le bon marché de ses produits reste la grosse artillerie qui bat en brèche toutes les murailles de Chine, et contraint à capituler les barbares les plus opiniâtrement hostiles aux étrangers. Elle force toutes les nations à adopter le style de production de la bourgeoisie - même si elles ne veulent pas y venir; elle les force à introduire chez elles la prétendue civilisation - c’est-à-dire à devenir bourgeoises. En un mot, elle forme un monde à son image».

La description de la fonction bourgeoise est on ne peut plus dialectique; quand il est dit que la haine des barbares capitule devant l’énorme puissance du capital, le communiste se place dans cette lutte, dont le dénouement est historiquement utile au cours général, non pas aux côtés du blanc civilisé, mais à ceux du barbare rebelle.

Lorsqu’il s’agit d’indiquer le futur inéluctable de la société et de la civilisation bourgeoises, en décrivant les crises de la production et l’enchaînement qui les entraînent vers une crise révolutionnaire de plus en plus profonde, comment serait-il possible sinon d’écrire les mots suivants qui suffisent à montrer clairement combien est éloigné de nos positions celui qui redoute et admire la puissance de la technique et de la civilisation mécanique de l’industrialisme surproducteur? «... la société a trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop d’industrie, trop de commerce. Les forces productives dont elle dispose ne servent plus à faire avancer le régime de la propriété bourgeoise - elles sont devenues au contraire trop puissantes pour elle, qui leur fait obstacle; et toutes les fois que les forces sociales productives triomphent de cet obstacle, elles jettent dans le désordre toute la société bourgeoise et menacent l’existence de la propriété bourgeoise».

Seul celui qui sait suivre cette directive indiquée de manière lumineuse depuis 1848 peut comprendre que Marx salue le renversement de la muraille chinoise vis-à-vis de la terre ou de la mer en même temps qu’il flétrit par des paroles terribles d’indignation les méthodes de la guerre de l’opium, les massacres des cinq ports et de Pékin.

Aujourd’hui, la civilisation capitaliste nous fournit toutes les raisons pour décupler, centupler l’horreur qu’elle nous inspire. Le bras qui se lève contre ses hauts faits, même pour brandir la sagaie du Mau-Mau, est celui d’un frère du prolétaire communiste.

 

(à suivre au N° 466)

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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