La disparition de l’individu en tant que sujet économique, juridique et acteur de l’histoire, est partie intégrante du programme communiste original (3)

( Compte-rendu de la réunion générale de Parme 1958 )

(«le prolétaire»; N° 471; Mars-Avril-Mai 2004)

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( Les deux premières parties de cet article sont parus dans les numéros précédents du journal, N° 469 et N° 470 )

 

CHANT FUNÈBRE POUR L’IMMÉDIATISME

 

La forme démocratique de l’opportunisme est celle, classique (dans l’infamie) de la seconde internationale, enterrée par Lénine et exhumée par Khrouchtchev: elle affirme qu’il est possible d’aller au socialisme en obtenant une majorité au parlement. Cette conception vulgaire est une grossière parodie de la formule polémique du Manifeste: le communisme est le mouvement de l’immense majorité dans l’intérêt de l’immense majorité. Si elle était vraie, cela signifierait que la révolution prolétarienne serait la première... à ne pas être une révolution, en résolvant pacifiquement la contradiction entre les forces productives et les formes de propriété, l’antagonisme social propre à la forme capitaliste! La négation par le marxisme de cette possibilité réside dans la thèse déterministe selon laquelle l’idéologie dominante est à toutes les époques le reflet au niveau de la superstructure de la base économico-productive - aujourd’hui la propriété capitaliste. La rupture de la superstructure sera la conséquence de la rupture de la base: les ouvriers, classe opprimée, se mobiliseront en masse pour faire la révolution violente, mais ce n’est qu’après cette révolution qu’ils acquerront en masse la nouvelle superstructure, l’idéologie communiste. Consulter au préalable leurs opinions, même s’il était vrai que la majorité des électeurs soient des prolétaires, reviendrait à rendre la révolution impossible et le capitalisme éternel.

C’est là le fondement de l’opportunisme complet; c’était celui des réformistes du début du siècle, légalistes invétérés, c’est celui des prétendus marxistes-léninistes d’aujourd’hui, descendants de Staline élevés par Kroutchev et compagnie...

Mais nous avons dit que les positions immédiatistes, elles aussi, se réduisent à une négation des thèses fondamentales, des principes de base du marxisme. Font-elles partie de l’opportunisme? Sans aucun doute pour ce qui est de la substance, un peu moins pour ce qui est de la forme, c’est-à-dire de la fausse «conscience qu’elles ont d’elles-mêmes». Une espèce de syphilis du troisième degré: elle n’est pas mortelle mais héréditaire. Mieux vaudrait l’inverse!

La position libertaire est individualiste au dernier degré. Avec une générosité peut-être héroïque, le rebelle considère qu’il a échappé à la société une fois qu’il a pris conscience qu’elle est injuste: l’esprit avant le corps - ce qui est exactement l’inverse du déterminisme. Par rapport aux autres, il ne veut pas utiliser leur violence: cela voudrait dire accepter la position de Marx-Engels pour qui la révolution est un fait autoritaire par excellence. Tout le monde doit donc se libérer subjectivement, en commençant aussi bien par l’individu que par la superstructure. C’est l’opposé du marxisme (rien d’autre nous importe: chacun a la permission de nier le marxisme... tant que le marxisme véritable n’est pas au pouvoir).

La position ouvriériste qui comprend à droite le travaillisme et à gauche le syndicalisme révolutionnaire, tombe sous la même analyse. La lutte ne doit pas être conduite par un parti révolutionnaire, affirment ces gens-là, mais par les organisations économiques regroupant tous les travailleurs et rien que les travailleurs. Mais l’association des travailleurs (qui plus est dans le cercle étroit de la catégorie) n’empêche pas que le travailleur en tant que salarié vit dans le rapport de production bourgeois qui le prédestine à la superstructure idéologique bourgeoise. Croire qu’il suffit d’associer les travailleurs opprimés par le système capitaliste pour établir les conditions de la société socialiste, voilà qui est une formidable erreur. Demander à ces organisations de prolétaires, à leur démocratie interne, d’élaborer la doctrine, le programme et de diriger l’action, voilà quelle est l’illusion immédiatiste. Un mécanisme de ce type ne pourra jamais échapper au contact immédiat avec la structure bourgeoise de la production - et donc à l’idéologie qui en dérive - qui doit d’abord être détruite avant d’être niée; par cette voie, elle ne serait jamais ni niée ni détruite.

L’immédiatisme qui est à la base de toutes les erreurs gauchistes (commises par tous les groupes historiques mais pas par notre Gauche dite italienne) se trouve réfuté par la constatation suivante, conforme au marxisme: de même que des membres de la classe opprimée peuvent se trouver dans les partis de la classe dominante, il peut y avoir à l’inverse dans le parti révolutionnaire des éléments n’appartenant pas à la classe dominée. Par une voie médiate et non immédiate la révolution reçoit l’apport d’éléments qui n’y ont pas un intérêt direct. Cela est incompréhensible pour l’immédiatisme.

C’est pourtant ce que dit le Manifeste sur la base de toute l’histoire sociale lorsqu’il décrit la phase révolutionnaire: «au moment où la lutte de classe s’approche de l’instant décisif (...) une petite partie de la classe dominante déserte son propre camp et s’unit à la classe qui a en main l’avenir (...) »; et il continue en montrant que des idéologues bourgeois passent du côté du prolétariat et de la révolution, comme cela est arrivé pour des éléments de la noblesse illuministes, philosophes voire sans-culottes.

L’immédiatiste se double, et même se triple de l’hypocrite et du démagogue quand il prétend que le danger opportuniste ne réside pas dans l’aveuglement immédiatiste, mais dans l’acceptation d’idéologues et de dirigeants non-ouvriers! Où trouver le remède contre le danger opportuniste? Nous répondons sans hésitation: dans le parti politique, une fois qu’il a surmonté les maladies opportunistes et immédiatistes, et qu’il a reconnu le critère décisif selon lequel la cause de la révolution prime toutes les majorités consultatives.

Nous avons fait récemment une citation d’Engels à la fin de sa vie aussi obscure et désintéressée que celle de Marx: «Dans notre parti, nous pouvons admettre des éléments de toutes les classes de la société, mais nous ne pouvons pas y tolérer des groupes d’intérêts capitalistes, de paysans moyens ou de petits bourgeois». Réduisez le parti dépositaire de la révolution à un ensemble de lois économiques et de conseils d’entreprises; vous pourrez affirmer tant que vous voulez qu’il est strictement ouvrier, vous l’aurez rendu esclave dans les faits des influences bourgeoises et petites-bourgeoises. Les exemples historiques sont innombrables, à commencer par l’exemple anglais. Nous ne rappellerons pas ici la condamnation extrêmement claire par Lénine du grotesque «économisme» et du «socialisme d’entreprise»; nous l’avons exposée dans nos travaux sur la Russie à l’aide des œuvres théoriques comme «Que faire?» et de la praxis historique révolutionnaire des bolcheviks.

La voie révolutionnaire directe ne peut être liée qu’à la classe laborieuse. Mais il ne s’agit pas d’un lien immédiat, d’une adhérence inerte. Il y faut les potentialisateurs indispensables, à savoir les termes médiats dynamiques et dialectiques que sont la théorie révolutionnaire du déterminisme historique, le programme de la société communiste et l’organisation en parti qui concrétise le sujet et le moteur, la volonté et la puissance de la révolution intégrale.

 

LIBERTÉ ET VALEUR

 

Les staliniens ont été émus par l’un des sujets du congrès philosophique; ils n’ont pas réussi à comprendre que le thème l’Homme et la Nature est posé à des fins bourgeoises, car il équivaut au vieux binôme conformiste: Moi et le Cosmos, qui conduit à en faire deux sphères autonomes ou, pire encore, à faire du Cosmos une fonction déformée du Moi. Et ce ne sont évidemment pas les ex-marxistes opportunistes ou immédiatistes qui pourraient y opposer la formule correcte: la Nature et l’Espèce. Celle-ci ne débouche sur pas le dualisme, mais un sur un monisme où la science de l’espèce est un secteur de la science de la nature avec la même méthodologie scientifique - ou une philosophie unique, tant que n’auront pas été abolis le mot et la profession. Ce n’est que tant qu’on parle de philosophie qu’on traite de la noblesse et de la dignité des éléments. Mais si nous voulions céder un moment à l’usage de ce vocabulaire, nous dirions qu’il y a plus de Beauté, d’Harmonie, et de Dignité dans la nature extra-humaine que n’en a jusqu’ici offert l’histoire de la nature humaine.

Nous aborderons à notre certaine façon le second thème du congrès, lui aussi binomial: Liberté et Valeur. Ici aussi, les ex-marxistes se sont abreuvés de l’idéologie petite-bourgeoise: il s’agirait d’une quête éternelle et fébrile dans laquelle l’humanité s’est tragiquement lancée; toutes les batailles révolutionnaires auraient eu le même but: avancer vers la Liberté absolue et la Découverte des authentiques Valeurs de la vie. Les plus audacieux des philosophes ont admis que cette course n’est pas finie, parce que si l’homme n’est plus esclave ou sert féodal, il n’est cependant pas encore libre. Non pas parce qu’il est un salarié producteurs de marchandises, mais parce qu’on a encore recours au pouvoir totalitaire, à la répression des opinions et à la violence dans les guerres entre les Etats et les classes. Ce serait donc à cause d’une vague aspiration à la fin de l’«exploitation» et des guerres, qu’il serait impossible de parler de liberté et de valeurs. Les staliniens ont présenté cette tolérance et ce pacifisme éculés comme la convergence avec l’exigence marxiste fondamentale que serait l’humanisme! Et voilà un autre horrible lieu commun qui prend sa place parmi ceux déjà si nombreux du répertoire philistin.

Il faut crier haut et fort que le marxisme révolutionnaire n’a rien à voir avec la vague notion d’humanisme qui au cours de l’histoire a pu se définir de façons diverses, mais toutes absolument étrangères au marxisme.

Historiquement, les premiers qui se dirent humanistes furent les bourgeois qui réagissaient dans le domaine de l’art et de la philosophie contre la domination théologique, en retrouvant les valeurs réelles et non mystiques de la vie païenne classique. Ces valeurs ont été utiles à la révolution bourgeoise au sens large, mais elles n’ont rien à voir avec la révolution prolétarienne qui combat la bourgeoisie athée comme la bourgeoisie mystique. Plus récemment, la notion rebattue d’humanisme n’a servi à rien d’autre au cours de ce siècle qu’au camouflage de tous les mensonges utilisés par des secteurs bien précis du gangstérisme capitaliste pour jouer l’infâme comédie de la condamnation de l’agression, des atrocités, des attaques contre les personnes et du génocide, argument premier des trahisons opportunistes.

Marx a répondu de façon classique à ces Messieurs que le cours nécessaire de l’histoire jusqu’à nos jours et pour toute une phase encore (et ce serait encore pire, si comme le voudraient les philistins, notre théorie ultra-optimiste selon laquelle nous en sommes à la dernière des sociétés de classes se révélait fausse), passe sur des personnes et des individus, donc sur des corps et sur des «esprits» humains; et, nous nous permettons de l’ajouter même si nous n’avons pas la citation sous la main, sur des peuples entiers: la civilisation puritaine de l’Amérique super-humaniste en sait quelque chose!

 

LA POSITION MARXISTE

 

Notre petite réunion de Parme a utilisé le premier thème du congrès tenu Venise par une bande d’illustres professeurs comme l’occasion pour mettre en lumière notre thèse anti-individualiste qui résout la vieille contradiction entre monistes et dualistes, entre matière et esprit. Indépendamment de ses rapports évidents avec le premier, le second thème nous a permis de réaffirmer notre thèse anti-mercantiliste. De même que seule notre révolution réalisera le dépassement du «personnalisme», de même, elle seule permettra d’échapper à ce fléau multiforme que constitue le mercantilisme.

La catégorie valeur, aujourd’hui en grande mode, n’est que la superstructure vide de la base économique valeur d’échange propre aux économies de marché. Nous ne nous rangeons pas dans le cortège des chercheurs de valeurs nouvelles, et encore moins à sa tête. Quand le produit du travail humain et le travail lui-même n’auront plus comme finalité l’échange, direct ou par un intermédiaire monétaire, avec un autre produit, quand le travail et la production auront un but et une joie en eux-mêmes sans qu’existe une barrière à la consommation, il n’y aura plus alors de valeurs idéologiques autour desquelles déblatérer dans des congrès ou dans la littérature. La catégorie liberté qui, historiquement, a eu toujours la signification de luttes d’hommes contre des oppresseurs humains, perdra son sens subjectif dans une société sans antagonismes parce que sans travail vénal; elle n’aura plus pour sujet la personne ou la classe opprimée, mais l’Homme Social qui en jouira dans les limites des nécessités physiques naturelles; de la même façon la catégorie valeur disparue du domaine économique disparaîtra aussi comme thème d’exercices verbaux derrière lesquels il n’y a rien.

Nous pouvons lire quelques pages plus loin dans notre Critique de l’économie politique: «Activité systématique en vue de s’approprier les produits de la nature sous une forme ou une autre, le travail est la condition naturelle de l’existence humaine, la condition - indépendante de toute forme sociale - de l’échange de substances entre l’homme et la nature. Le travail créateur de valeurs d’échanges, au contraire, est une forme spécifiquement sociale» (souligné par nous).

Le texte donne l’exemple du tailleur qui produit des habits mais qui ne produit pas de valeur d’échange, dans sa qualité de travail spécifique, mais la produit aujourd’hui, comme travail abstraitement générique, qui est le propre d’un certain rapport social (mercantilisme artisanal ou capitaliste), «qui n’a pas été cousu avec l’aiguille du tailleur».

Dans l’antiquité les tisserands produisaient l’habit sans produire la valeur d’échange de l’habit, ajoute Marx. Et nous ajouterons avec certitude que dans la société communiste on produira les habits, comme toute autre chose, sans produire de valeur d’échange. Le socialisme - toujours le dialogue avec Staline (1) - est l’économie sans valeurs d’échanges (dans le stade inférieur et supérieur).

Si donc la conception marxiste expulse la valeur de l’infrastructure économique, quelles valeurs peut-elle chercher dans la superstructure? Une valeur économique naît par la loi de l’échange, et par rien d’autre. Il y a valeur là où il y a oppression. L’abolition de l’exploitation économique est une formule inadaptée et incomplète historiquement (voir plus haut); il est plus exact de dire qu’il s’agit d’abolir la valeur d’échange et la production de valeurs par le travail. Si elles ne sont plus produites par le travail, quelles valeurs pourraient subsister dans la sphère, que nous abandonnons aux philistins, de la recherche «philosophique»? En conclusion, le binôme liberté et valeur ne peut avoir de sens que dans le cadre d’une société où, comme celle d’aujourd’hui, la tromperie de l’homme par l’homme est, non pas un incident plus ou moins criminel, mais la raison fondamentale de sa structure dans la production et la consommation et donc dans la pensée.

La quête de la liberté et de la valeur n’intéresse donc pas le marxisme révolutionnaire; selon la doctrine de son parti, la lutte du prolétariat n’a rien à voir avec la participation à un concours universel pour une nouvelle formule dans cette quête illusoire que les sociétés de classes ont présenté aux hommes tout au long des vicissitudes de leur préhistoire. Cette quête approcherait de son terme avec l’époque bourgeoise actuelle à qui il ne resterait plus guère qu’une petite marche à gravir, alors qu’elle est la plus néfaste, la plus dangereuse, celle qui mérite le plus la destruction totale et une négation sans pitié de toutes les valeurs mensongères vers lesquelles - en dégénérant désormais jusqu’à l’extrême limite - elle grimpe tortueusement dans ses mascarades officielles.

 

INDIVIDU ET PARTI

 

Le piège grossier que nos adversaires tendent au formidable édifice de la théorie marxiste du parti révolutionnaire, après que notre critique ait résolu le problème du rapport entre individu et société, consiste à ressortir tendancieusement celui du rapport entre individu et parti, en d’autres termes le vieil argument des chefs et des hiérarchies. Cet argument concerne toute forme d’organisation et pas seulement le parti politique, dans la mesure où toute organisation a son fameux «appareil». Nous avons montré en de multiples occasions - voir entre autres la Réunion de Pentecôte (2) - que, si danger il y a, la forme parti est la mieux à même de l’éviter; l’histoire de toutes les formes d’organisation est pleine de phénomènes de dégénérescence qui ont accompagné les vagues d’opportunisme. Le phénomène classique des «bonzes», c’est-à-dire de dirigeants grassement payés et devenus intouchables en raison d’une stupide crainte révérencielle, contre lequel nous avons lutté à l’arme blanche du temps de Lénine, constituait le tissu conjonctif de la seconde Internationale. Répandu dans les formes syndicales et électorales il étouffait la vitalité des centres nerveux du mouvement politique dont il s’était emparé. C’est là le fondement de la critique léniniste contre l’opportunisme de tous les pays.

 Il ne faut pas oublier, en répondant à cette accusation des détracteurs du marxisme, que nous ne défendons pas le «parti» en général, un parti historique quelconque parmi tant d’autres, mais la forme particulière et unique que constitue le parti révolutionnaire, le seul parti qui incarne la tâche historique de la classe prolétarienne moderne, faisant d’elle non seulement une fin en soi, mais le moyen de la réalisation du programme communiste. Dans sa première rédaction du Manifeste sous forme de Catéchisme, Engels écrivait que le socialisme est la doctrine des conditions de l’émancipation du prolétariat. La phrase selon laquelle l’émancipation des travailleurs est l’œuvre des travailleurs eux-mêmes est tout aussi connue. Ce sont des positions dialectiques contre la prétention que le prolétariat moderne aurait déjà été émancipé par le libéralisme bourgeois dans son étape finale et contre l’affirmation populiste encore pire qui est aujourd’hui triomphante, selon laquelle il pourrait être émancipé par la masse «populaire» petite-bourgeoise.

L’affirmation très connue de Lénine selon laquelle la révolution doit servir le prolétariat et non le prolétariat servir la révolution, doit être comprise dialectiquement (chacune de nos thèses doit être utilisée après avoir clarifié l’antithèse qui l’a déterminée historiquement) dans le sens que la classe ouvrière n’est pas une force au service de n’importe quelle révolution (il s’agissait alors de celle qui avait créé la république allemande de Weimar), mais que nous devons mener la lutte révolutionnaire sur l’objectif propre à la classe prolétarienne, c’est-à-dire le programme communiste.

L’objection selon laquelle les chefs vont tout faire échouer fait partie de l’arsenal séculaire de la polémique anti-socialiste des bourgeois qui disaient aux travailleurs: vous avez la prétention de vous unir pour vous défendre? Eh bien, vous aurez besoin de quelqu’un qui vous organise et vous devrez le payer avec les mêmes sacrifices qu’aujourd’hui vous dites faire pour nous les patrons. La très moderne réticence de vieilles filles aigries de la révolution envers la revendication courageuse, ouverte et sans fards, de la dictature du parti communiste comme la seule forme véritable de la dictature du prolétariat, n’est qu’une énième édition de cette vieille objection réactionnaire.

La seule forme en réalité qui peut éviter les dégénérescences bonzistes est celle du parti qui déclare ouvertement prétendre à la direction complète de la lutte révolutionnaire, à l’inverse de l’offre hypocrite de consulter démocratiquement les masses plus ou moins populaires, pour se mettre au service de la volonté qu’elles auront manifestée, quelle qu’elle soit. La formule servir le prolétariat, surtout dans l’expérience pratique, a été historiquement utilisée par tous les traîtres à la révolution, par tous les vendus et tous les démagogues. Elle est le reflet d’une sale mentalité bourgeoise. Servir (qui mieux sert, profite plus) est la devise du Rotary Club international, c’est-à-dire d’une organisation mondiale des prédateurs de plus-value, qui ont tout intérêt à prétendre qu’ils n’ont pour but n’est que le fameux bien commun.

La longue et sanglante histoire des vicissitudes du parti ouvrier ne s’achèvera que lorsque le parti aura dépassé la phase honteuse où règne la méthode stupide de courtiser les prolétaires pour s’en faire des électeurs ou des cotisants, méthode bien incapable de les émanciper révolutionnairement des chaînes de leur servitude, moins visibles et contre lesquelles aucun héroïsme ne suffit: les chaînes qu’ils portent à l’intérieur d’eux-mêmes.

Nous ne referons pas ici l’histoire des erreurs et des dangers des formes «sans parti». A titre d’exemple voilà quel est le remède proposé, semble-t-il, par certains idéologues chinois: la décentralisation de l’Etat en communes locales, qui permettrait d’éviter le péril des chefs tout puissants, des si redoutées cliques et bandes avides de pouvoir, des révolutions de palais, et d’autres dangers similaires! Il suffit de répondre à cet enfantillage par l’anecdote racontée aux enfants depuis des siècles: celle de Jules César, le dictateur par définition dont les modernes ne sont que de pâles imitateurs, s’exclamant fièrement en traversant un pauvre petit village alpin: je préférerais être le premier dans ce village que le second dans Rome!

Si la personne est un danger - elle n’est en fait qu’un rêve millénaire des hommes dans l’obscurité qui les sépare de leur histoire en tant qu’espèce - le moyen de combattre ce danger ne réside que dans l’unité qualitative universelle du parti qui réalise la concentration révolutionnaire, par delà les limites de localité, de nationalité, de catégorie de travail, de l’entreprise-prison des salariés; dans le parti où vit, anticipée, la société future sans classes et sans échange.

 

LE PARTI « CHARISMATIQUE »

 

Des bourgeois avérés et certains hommes de gauche ayant mal tourné voient un remède, une «garantie» contre les formes récentes de la dégénérescence bourgeoise, contre les oligarchies, les cliques prétoriennes, les gangs criminels, les requins assoiffés de pouvoir et autres figures de bandes dessinées qui alimentent la presse et le bavardage perpétuel contemporain à destination de la crédulité des imbéciles, dans la «démocratie» stupidement empruntée aux arsenaux bourgeois, pour être appliquée dans les domaines plus limités de la classe et du parti lui-même, où l’illusion est encore plus vaine que dans le domaine constitutionnel universel.

Le mécanisme consultatif, électif, a certainement une réalité, dans des limites historiques bien définies; s’il ne peut jamais sortir du cadre mercantile et constitutionnel bourgeois, il peut cependant servir à tempérer - dans un but nettement contre-révolutionnaire - certains excès profitables à des éléments individuels de la classe dominante, mais nuisibles à la défense générale de cette classe. Mais même pour ces cas particuliers, il faut noter que les garanties pour éviter ou corriger les excès ne résident pas dans des autonomies périphériques ou de catégorie, mais dans l’existence de structures d’organisation et de pouvoir représentant des instances supérieures et des pouvoirs correctifs vis-à-vis de structures inférieures.

L’organisation interne du parti a pu et pourra se servir, à des fins purement mécaniques, d’un système similaire qui a sans aucun doute, une forme hiérarchique. Mais ce système ne peut en aucune façon constituer par ses vertus propres une «garantie» contre les crises historiques, dont la cause est ailleurs. Depuis des décennies et des décennies, la Gauche a établi clairement que le parti, dans sa forme contingente, n’est pas non plus infaillible; il se ressent dialectiquement dans sa structure des conséquences de son action sur l’extérieur, il subit des maladies et des crises; s’il dévie de la doctrine classique invariante, s’il relâche son organisation interne ou s’il obscurcit sa tactique, il le paye par des scissions régénératrices et par de longues attentes historiques. D’où notre condamnation des blocs, des fronts, des fusions ou du noyautage d’autres partis, etc. Nous ne rappellerons pas ici comment tous les effondrements dans l’opportunisme ont été historiquement liés à des épisodes de cette nature, la «storia», l’histoire de la lutte de la Gauche (3), en préparation, en fera la démonstration.

Ce problème difficile de la vie contemporaine est envisagé de façon banale par les idéologues bourgeois qui, métaphysiquement, parlent de l’évolution de la structure de tous les partis modernes en général, dans tous les pays et quel que soit leur programme, ou comme nous dirions mieux, leur base de classe.

La forme saine et pure du parti politique, fondé sur la démocratie interne et la libre adhésion des adhérents en vertu d’opinions bien étayées, de confessions, aurait été à l’œuvre à l’époque de la révolution libérale. Ce schéma est présenté comme celui de la prédominance de la «culture» sur la «politique». Il n’exclut pas que le parti en général ait une structure hiérarchique, mais le justifie par l’explication naïve suivante: le chef est le plus savant, le plus sage, et la direction politique, dans ce XVIII siècle bourgeois doux et libéral, aurait été celle de maîtres sur des élèves, si bien que l’autorité était intellectuelle dans les partis. Cet appareil politique serait même un correctif de la pesante bureaucratie administrative!

Il est cependant évident que la panacée était la démocratie, et que dans ces partis-écoles, les élèves élisaient les maîtres. Cette illusion s’est dissipée au cours de notre siècle parce que seraient apparus les «partis de masse» où la base a perdu les droits démocratiques et où les chefs sont «bombardés» d’en haut, et mystérieusement acceptés. Toute l’explication qui nous est donnée de cette palingénésie historique consiste à dire que le troupeau suit le chef et la cour réduite qui le soutient en raison de son «charisme» c’est-à-dire d’une grâce pour ainsi dire divine, qu’il est le seul à posséder et à pouvoir administrer à d’autres s’il le veut. Au XXe siècle, la culture serait allée se faire voir, la politique aurait piétiné la «culture». Le chef n’est plus le plus savant, mais sa parole fait loi parce qu’il est le Chef: même s’il est un crétin, il devient le meilleur (4).

 

(à suivre au N° 472)

 


 

(1) cf «Dialogue avec Staline», Textes du P.C.International n° 8.

(2) Le texte du rapport à cette réunion a été publié sous le titre «Les fondements du communisme révolutionnaire», Textes du PCInternational n° 3 aujourd’hui épuisé; sa republication est en préparation.

(3) «Storia della Sinistra comunista»: plusieurs chapitres du volume I dont il est question ici ont été publiés en français sur «Programme Communiste».

(4) Togliatti, le dirigeant du parti stalinien italien, se faisait appeler «Il Migliore», conformément au répugnant culte de la personnalité qui faisait alors rage.

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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