Chine 1927: La contre-révolution stalinienne fait massacrer les prolétaires chinois

(«le prolétaire»; N° 486; Octobre-Novembre 2007)

  

Tchang Kai-chek et Kuomintang: deux noms que le prolétariat international ne doit pas oublier parce que ce sont les noms des bourreaux des prolétaires et des paysans pauvres chinois; la commune de Shanghai et l’insurrection de Canton: deux magnifiques exemples de lutte révolutionnaire des prolétaires chinois dont le prolétariat international doit se souvenir.

Mais Tchang Kai-chek et le Kuomintang n’auraient pu réussir leur besogne contre-révolutionnaire sans l’apport tragiquement décisif du stalinisme. Le mouvement bourgeois dont le Kuomintang était le représentant n’avait rien de commun avec le mouvement révolutionnaire bourgeois du 1793 français, même si ses tâches étaient objectivement nationaux-révolutionnaires et anti-impérialistes (par rapport à la Grande-Bretagne et au Japon). Face à la gigantesque révolte des paysans et prolétaires chinois et au danger d’une direction prolétarienne du mouvement révolutionnaire des exploités, son rôle a été semblable à celui de défenseur de la bourgeoisie contre le prolétariat joué par les sociaux-démocrates allemands à la fin de la première guerre mondiale. Les possibilités réelles que le prolétariat chinois prenne la tête de la grande vague révolutionnaire en Chine constituaient un grave danger pour l’ordre bourgeois non seulement dans ce pays, mais dans le monde entier.

C’est la contre-révolution bourgeoise mondiale dont Tchang Kai-chek et le Kuomintang ont été l’instrument suprêmement efficace en Chine et l’Internationale communiste stalinisée sa direction influente sur le prolétariat international, qui écrasera le mouvement prolétarien chinois: sa destruction sera aussi la destruction des potentialités révolutionnaires de cette formidable période historique.

«Les mêmes causes objectives, sociales et historiques qui déterminèrent l’issue d’Octobre dans la révolution russe - écrira Trotsky dans son ouvrage «L’Internationale communiste après Lénine» - se présentent en Chine avec plus d’intransigeance encore, si c’est possible, qu’en Russie; car d’une part la bourgeoisie chinoise a directement partie liée avec l’impérialisme étranger et son appareil militaire, et d’autre part le prolétariat chinois a pris contact, dès le début avec l’Internationale communiste et l’Union soviétique. Numériquement, la paysannerie chinois représente dans le pays une masse bien plus considérable que la paysannerie russe; mais serrée dans l’étau des contradictions mondiales (de leur solution dans un sens ou dans l’autre dépend son destin), la paysannerie chinoise est encore plus incapable de jouer un rôle dirigeant que la paysannerie russe. Maintenant, ce n’est plus une prévision théorique, c’est un fait entièrement vérifié sous tous ses aspects» (1).

Bien qu’elle se soit manifestée à vingt ans de distance du 1905 russe et à dix ans de l’Octobre 17, la vague révolutionnaire chinoise de 1925-27 aurait pu ouvrir la voie à une reprise générale du mouvement prolétarien révolutionnaire à l’échelle internationale, en raison des contradictions mondiales où étaient impliqués les grands impérialismes présents en Chine comme en raison de la formidable révolte sociale des prolétaires et des paysans chinois. L’histoire ne se fait pas avec des si, mais il est absolument certain que la cause première de l’échec de la révolution chinoise en 1927 doit être imputée à l’Internationale communiste, à sa politique et à sa tactique. Rien des thèses sur la question nationale et coloniale définies au second congrès de l’IC de 1920 et au congrès de Bakou ne fut repris par les dirigeants de l’Internationale (Staline, Boukharine et leurs partisans); que ce soit du point de vue de l’organisation du parti communiste, indépendamment de toute autre organisation, du point de vue de l’analyse de la bourgeoisie chinoise et de ses intérêts de classe ou du point de vue de la perspective révolutionnaire spécifiquement prolétarienne.

Après avoir réduit à l’impuissance toute opposition à la politique stalinienne (défense des intérêts du capitalisme et de son Etat national en Russie derrière le mot d’ordre de «construction du socialisme dans un seul pays») et après avoir édifié un appareil bureaucratique obéissant servilement à cette nouvelle politique, l’Internationale ne pouvait que persévérer dans l’abandon de l’orientation marxiste correcte et, à l’occasion de chacun des grands problèmes qui se posaient au prolétariat international, trahir toujours plus profondément les traditions de classe que les prolétaires russes sous la direction du parti de Lénine avaient transmis au monde.

La collaboration avec le Kuomintang, le soutien à la politique du «bloc des quatre classes» (bourgeoisie, paysans, petite-bourgeoisie urbaine, classe ouvrière), et enfin l’adhésion du jeune parti communiste au Kuomintang ont été les étapes décisives pour empêcher que le mouvement révolutionnaire du prolétariat industriel des villes se mette à la tête des masses paysannes des campagnes, faisant sauter l’ordre impérialiste en Extrême Orient et remettant aussi en cause la perspective stalinienne d’édification du capitalisme national en Russie.

Accomplissant une volte-face complète, l’Internationale créée pour diriger le mouvement ouvrier mondial par des orientations adaptées aux pays de capitalisme avancé comme à ceux où se posait encore le problème de s’émanciper du colonialisme et d’abattre les anciens régimes prébourgeois, devenait dans la question chinoise l’agent de la contre-révolution à travers une série de trahisons qui ne pouvaient conduire qu’au désastre.

Faire passer le Kuomintang pour un parti sans doute bourgeois, mais capable de lutter en général contre l’impérialisme, servait à justifier l’appui que l’Internationale lui donnait et la fusion du parti communiste chinois (PCC) avec lui.

Après avoir cité comment le représentant du PCC au VIIe plenum du comité exécutif de l’Internationale (fin 1926) décrivait la politique du Kuomintang: «Dans le domaine de la politique internationale, il a une attitude passive, au plein sens du terme (...). Il est enclin à ne lutter que contre l’impérialisme anglais; quant aux impérialistes japonais, il est prêt dans certaines conditions à admettre un compromis avec eux», Trotsky soulignait justement que:

«L’attitude du Kuomintang envers l’impérialisme fut, dès le début, non pas révolutionnaire mais toute de collaboration; le Kuomintang cherchait à battre les agents de certaines puissances impérialistes pour entamer des marchandages avec ces mêmes puissances ou avec d’autres, à des conditions plus avantageuses». Un peu plus loin, il écrit:

«La bourgeoisie chinoise est suffisamment réaliste et connaît d’assez près la figure de l’impérialisme mondial pour comprendre qu’une lutte réellement sérieuse contre lui exige une pression si forte des masses révolutionnaires que dès le début, c’est la bourgeoisie elle-même qui sera menacée. Si la lutte contre la dynastie mandchoue fut une tâche de moindre envergure historique que le renversement du tsarisme, en revanche, la lutte contre l’impérialisme mondial est historiquement un problème plus vaste. Et si, dès nos premiers pas, nous avons appris aux ouvriers de Russie à ne pas croire que le libéralisme soit disposé à culbuter le tsarisme et abolir le féodalisme et que la démocratie petite-bourgeoise en soit capable, nous aurions dû, de la même façon, inoculer, dès le début, ce sentiment de méfiance aux ouvriers chinois.

 Au fond, la nouvelle théorie de Staline-Boukharine, si totalement fausse, sur l’ «immanence» de l’esprit révolutionnaire de la bourgeoisie coloniale n’est que du menchévisme traduit dans le langage de la politique chinoise; elle sert simplement à faire de la situation opprimée de la Chine une prime politique au profit de la bourgeoisie chinoise; elle jette sur le plateau de la balance, du côté de la bourgeoisie chinoise, un supplément de poids au détriment du prolétariat chinois doublement opprimé» (2).

Pourtant l’Internationale disposait non seulement des positions fondamentales inscrites dans ses thèses mais aussi de directives sans équivoques, comme il est facile de le constater en lisant les textes de son second congrès. Par exemple les «Thèses supplémentaires sur les questions nationale et coloniale» affirment en leur point 6:

«L’impérialisme étranger imposé par la force aux  peuples orientaux, a freiné leur développement social et économique, les empêchant d’atteindre le niveau de développement de l’Europe et de l’Amérique. A cause de la politique impérialiste dont le but est d’entraver le développement industriel des colonies, le prolétariat indigène proprement dit n’a commencé à exister que récemment.

L’industrie domestique locale éparpillée a cédé la place à l’industrie centralisée des pays impérialistes: l’immense majorité de la population est en conséquence contrainte à se consacrer à l’agriculture et à la production de matières premières pour l’exportation. D’autre part on assiste à une concentration toujours plus rapide et prononcée de la terre entre les mains des grands propriétaires fonciers, des capitalistes et de l’Etat, ce qui a conduit à son tour à accroître le nombre de paysans sans terre. La grande masse de la population de ces colonies vit en conséquence dans un état d’oppression. (...) La domination étrangère freine en permanence le libre développement de la vie sociale; c’est pourquoi sa destruction est le premier pas de la révolution. Par conséquent appuyer la lutte pour la destruction de la domination étrangère dans les colonies ne signifie pas soutenir les aspirations nationales de la bourgeoisie indigène, mais ouvrir au prolétariat des colonies la voie de son émancipation».

Et dans le point 11 des Thèses, après une série de directives tactiques, on peut lire au paragraphe 5:

«Il est nécessaire de combattre énergiquement les tentatives faites dans les pays arriérés par les mouvements de libération pour se dire communistes alors qu’en réalité ils ne le sont pas. L’Internationale communiste doit appuyer les mouvements révolutionnaires dans les colonies et les pays arriérés dans le seul but de réunir les éléments des futurs partis prolétariens - communistes en fait et non seulement en nom - dans tous les pays arriérés, de leur faire prendre conscience de leurs tâches particulières, qui consistent à lutter contre la tendance démocratique bourgeoise dans leur pays.

L’Internationale communiste doit entrer en relations temporaires et même former une alliance avec le mouvement révolutionnaire des colonies et des pays arriérés, mais elle ne peut fusionner avec eux; au contraire elle doit absolument défendre et maintenir le caractère indépendant du mouvement prolétarien, même s’il n’existe que sous une forme embryonnaire» (3).

Difficile d’être plus clair!

Mais, à l’inverse, le stalinisme sacrifia l’indépendance du parti sous prétexte de ne pas effrayer la bourgeoisie et de ne pas la détourner de ses objectifs révolutionnaires; et il le put en utilisant à ses fins le poids énorme sur les prolétaires et les mouvements de libération des colonies que la victoire de la révolution russe avait conféré à l’Internationale. Trotsky rappellera que «le marxisme a toujours enseigné que les conséquences révolutionnaires de certains actes que la bourgeoisie est obligée d’accomplir en raison de sa situation, seront d’autant plus décisives, incontestables et durables que l’avant-garde prolétarienne sera plus indépendante par rapport à la bourgeoisie et moins encline à se laisser prendre les doigts dans l’engrenage de la bourgeoisie, à l’embellir, à surestimer son esprit révolutionnaire et son aptitude à établir le “front unique” et à lutter contre l’impérialisme» (3). L’opportunisme, antiprolétarien même quand il se dit communiste, socialiste ou révolutionnaire, appelle, lui, toujours et partout, le prolétariat à ne pas suivre une politique autonome, à ne pas s’organiser de façon indépendante, à ne pas défendre ses intérêts de classe, à se fondre dans un front «populaire», pour maintenir «l’unité» contre l’impérialisme ou la réaction. La tragique expérience chinoise a démontré de manière irréfutable que c’est là la voie assurée de l’écrasement du prolétariat.

En obligeant, reniant ses thèses originelles, le PCC à se fondre dans le parti de la bourgeoisie qu’était le Kuomintang, l’Internationale stalinisée l’empêchait de jouer son rôle de direction révolutionnaire autonome du prolétariat, empêchait l’indépendance de classe de celui-ci et le paralysait en l’emprisonnant dans une alliance populaire interclassiste qui signifiait en fait remettre son sort entre les mains de la bourgeoisie.

 

*   *   *

 

Constitué en 1920 avec 57 adhérents, le PCC avait  rapidement conquis une notable influence sur les masses prolétariennes; en dépit de ses effectifs réduits (un millier en avril 1925, 10 000 à la fin de l’année, près de 60 000 au début de 1927), il avait conquis une influence déterminante sur le mouvement de masse et il dirigeait en particulier les syndicats en essor rapide dans tout le pays. Dès 1922 le mouvement prolétarien et paysan prenait de grandioses proportions; non seulement il était fortement imprégné de l’influence du PCC, mais il était en outre farouchement hostile au Kuomintang dans lequel il voyait avec raison l’organisation de la bourgeoisie haïe. En mai 1922 se tint le premier congrès des syndicats chinois qui réunissaient alors 200 000 adhérents. Le premier mai 1925 le syndicat pan-chinois en comptait 570 000; 10 000 ouvriers défilèrent à Shanghai, alors la capitale économique et industrielle de la Chine, et 200 000 à Canton. Le mouvement paysan se développait lui aussi rapidement grâce à la constitution des «Unions» paysannes qui dès 1923 se heurtaient violemment dans le Kwantoung (province de Canton) aux propriétaires terriens et à l’armée. Entre-temps l’Internationale avait contraint le jeune PCC à adhérer au Kuomintang, en dépit de son opposition initiale.

Le mouvement prolétarien va culminer dans la grève générale déclenchée le 30 mai 1925 à Shanghai, à la suite de la répression sanglante d’une manifestation d’ouvriers et d’étudiants. La grève s’étendit à Canton et à Pékin jusqu’à toucher 400 000 ouvriers. Le 23 juin la répression d’une manifestation d’ouvriers et d’étudiants par les soldats anglais à Canton fait 52 morts. La riposte est immédiate: la grève générale est déclenchée à Canton et Hong-Kong. 100 000 ouvriers de Hong Kong accourent à Canton pour y renforcer les 200 000 grévistes. Des piquets de grève dans tous les ports du Kwantoung rendent effectif le boycott des marchandises étrangères (anglaises surtout), paralysant complètement le commerce britannique avec l’extrême orient. Sur la base de ce puissant mouvement, le Kuomintang chasse les autorités fantoches aux ordres de l’impérialiste et instaure son pouvoir dans toute la province - avec la bénédiction du PCC et de l’Internationale qui décrira dès lors Canton comme «le centre de la révolution chinoise». Son gouvernement renverra aux calendes les promesses de réforme agraire, s’emploiera à mettre une sourdine aux revendications ouvrières et à faire se terminer la grève sous le prétexte qu’il faut «d’abord chasser les impérialistes et unifier le pays». Avec le soutien enthousiaste du PCC et l’appui soviétique, il va ainsi se lancer dans la préparation d’une campagne militaire contre les seigneurs de la guerre du Nord liés aux différents impérialismes.

Mais le 20 mars 1926, sous un faux prétexte c’est contre les organisations ouvrières de Canton que Tchang Kai-chek, commandant en chef de la jeune armée, porte ses coups: les sièges des syndicats sont dévastés, leurs chefs arrêtés (les dirigeants communistes et les conseillers russes subissent le même sort); en quelques heures les ouvriers ont été désarmés, leurs organisations détruites, Tchang a tout le pouvoir entre ses mains, sans que le PCC et les ouvriers aient pu réagir. Il ne s’agit pourtant que d’une répétition générale; Tchang s’excuse pour le «malentendu» tandis que de son côté le PCC capitule complètement, acceptant d’abandonner toute critique envers les positions officielles, de donner la liste de ses militants inscrits au Kuomintang, etc. Cependant cette capitulation politique ne pouvait pas ne pas susciter des résistances au sein du parti et en juin 1926 le Comité central du PCC propose de retrouver son indépendance et d’abandonner la politique de soumission complète au Kuomintang pour une politique d’alliance avec celui-ci sur un pied d’égalité. Ce n’était donc pas le retour à une véritable indépendance de classe qui était proposé; mais c’était encore trop pour la direction de l’Internationale qui refusa (et elle refusa même que le PCC organise des fractions de gauche dans le Kuomintang). La politique de l’Internationale était définie de manière expressive par son envoyé Borodine, qui était conseiller de Tchang: «dans la présente période les communistes doivent faire un travail de coolies [manoeuvres] pour le Kuomintang»! Le PCC fut donc contraint de continuer «dans la présente période» à travailler au service de la bourgeoisie nationaliste. Les conséquences ne se firent guère attendre.

En juillet 1926, quelques jours après le début de l’expédition du nord, c’est-à-dire après le départ de Canton des régiments où les communistes avaient une certaine influence, des bandes de nervis et de gangsters recrutés dans toute la région furent lancés contre les organisations ouvrières; après six jours d’affrontements au cours desquels une cinquantaine d’ouvriers furent tués, les autorités se manifestèrent pour «rétablir l’ordre», c’est-à-dire l’ordre des capitalistes: les ouvriers furent désarmés, il leur fut interdit de manifester, l’arbitrage obligatoire fut instauré pour prévenir les grèves, etc., Les acquis sociaux des prolétaires conquis au cours des années précédentes, battus en brèche, avant qu’une véritable loi martiale interdisant les grèves soit imposée en décembre. Cela n’empêcha pas l’Internationale de déclarer, fin 1926, le Kuomintang «parti sympathisant»...

 

Les massacres de Shanghai

 

Il était donc compréhensible que lorsque l’armée nationaliste du Kuomintang dirigée par Tchang arriva à proximité de Shanghai, le PCC fit tous ses efforts pour faciliter sa victoire. Le 19 février le conseil des syndicats déclencha une grève générale, suivie par 350 000 travailleurs, que le PCC hésitait à transformer en insurrection. En dépit de cette indécision, pendant plusieurs jours les ouvriers tinrent tête à la répression des militaires locaux, alors que les troupes du Kuomintang restaient inactives à quelques dizaines de kilomètres à peine.

Le 21 mars une nouvelle grève générale fut déclenchée, mais cette fois avec des plans précis d’insurrection; au bout de quelques jours de combat, les ouvriers qui n’avaient pas été mis à genoux par la répression, prenaient le pouvoir, alors que l’armée nationaliste, dans la banlieue de la ville n’avait pas bougé.

Etant donné l’importance de Shanghai dans la vie économique chinoise, un pouvoir prolétarien dans cette ville aurait automatiquement signifié qu’une direction anticapitaliste était donné à la révolution chinoise qui aurait trouvé là un nouvel essor formidable. Au contraire les ouvriers et le PCC qui avaient le pouvoir le cédèrent immédiatement à Tchang Kaï-chek, accueilli dans la ville comme le chef incontesté de la révolution. Le PCC se soumit au Kuomintang, et avec d’autant plus d’empressement que circulaient les rumeurs d’attaque contre les ouvriers. Respectant les consignes formelles de l’Internationale, il désarma les piquets ouvriers pour ne pas risquer un affrontement. Tchang qui avait aussitôt prit contact avec les cercles capitalistes de la ville, commença par remplacer les communistes à tous les postes de direction importants par des fidèles; puis il éloigna les soldats influencés par les ouvriers (4), décréta que les piquets syndicaux devaient passer sous contrôle de son armée, avant de passer à la répression ouverte.

Le 12 avril 1927 à 4 heures du matin, des détachements de l’armée du Kuomintang, aidés par des bandes recrutés parmi la pègre locale attaquèrent les sièges des organisations ouvrières, massacrant tous ceux qui s’y trouvaient; en dépit d’une résistance improvisée des centaines de prolétaires furent massacrés, les dirigeants communistes tués ou contraints à se cacher. Le lendemain, le Conseil général des syndicats, dispersé et traqué, appelait à la grève générale. Malgré la terrible situation 100 000 ouvriers répondirent à l’appel; une manifestation pacifique (!) fut organisée pour aller protester auprès du quartier général: sa répression à la mitrailleuse fit près de 300 morts.

Les impérialistes aidèrent à la répression du mieux qu’ils purent; les autorités françaises en particulier se placèrent dans les premiers rangs grâce à leurs forces de police, dirigées par l’un des chefs des gangsters de Shanghai, qui multiplièrent perquisitions et arrestations pour alimenter les tribunaux militaires d’exception qui prononcèrent des milliers de condamnations à mort au cours des mois suivants.

Après les massacres et l’instauration de la terreur blanche à Shanghai, l’Internationale reporta ses espoirs sur la fraction du Kuomintang qui dans la Chine centrale dirigeait Wuhan et sa province. Wuhan fut décrété le 21 avril par Staline le nouveau «centre la révolution» chinoise et le PCC fut enjoint de poursuivre avec ce «Kuomintang de gauche» la même politique de collaboration servile qui avait abouti au désastre de Shanghai. Deux ministres communistes entrèrent au gouvernement de Wuhan: au ministère du travail et à celui de l’agriculture. Pour maintenir l’unité dans le Kuomintang, l’action essentielle des communistes dans comme hors du gouvernement consistait à calmer le mécontentement ouvrier et à combattre les «excès» du mouvement paysan qui s’attaquait régulièrement aux propriétaires fonciers (5).

A la mi-juin la répression commençait dans le pseudo «centre révolutionnaire», la terreur blanche contre les paysans s’intensifiait dans toute la région, mais le Ve Congrès du PCC réaffirmait, sous l’influence des représentants de l’IC, qu’il poursuivrait sa funeste politique de suivisme vis-à-vis du Kuomintang: «à l’étape actuelle de la révolution, les relations entre le Parti communiste et le Kuomintang deviennent plus proches qu’elles ne l’ont jamais été. Le retrait de la bourgeoisie [allusion aux massacres de Shanghai!] a transformé le Kuomintang en un bloc révolutionnaire des trois classes opprimées: le prolétariat, la paysannerie et la petite-bourgeoisie urbaine, et le moteur de ce bloc est le prolétariat».

 Devant l’attitude de plus en plus menaçante de ce soi-disant «bloc révolutionnaire», le PCC s’aplatissait toujours davantage. Le 20 juin il publiait une mise au point complémentaire où l’on pouvait lire, entre autres: «Les organisations de masse ouvrières et paysannes doivent accepter la direction et le contrôle du Kuomintang. Les revendications du mouvement de masse ouvrier et paysan devront être en harmonie avec les résolutions des congrès du Kuomintang, les décisions du Comité exécutif central et les décrets et lois du gouvernement. (...) Les groupes armés d’ouvriers et de paysans doivent être contrôlés par le gouvernement. Afin d’éviter toute agitation politique, les piquets armés qui existent actuellement à Wuhan seront réduits ou incorporés dans l’armée. (...). Les exigences économiques des employés de commerce ne devront pas excéder les capacités économiques des commerçants et des patrons de magasins. Les syndicats ne devront pas intervenir dans le droit des patrons de magasin à embaucher et à renvoyer. Les syndicats ne devront pas s’en prendre aux commerçants, ni les arrêter, ni leur infliger des amendes ou les coiffer de bonnets d’ânes, etc.» (6)

 Rien n’y fit; 15 jours plus tard le Conseil du Kuomintang décrétait la purge des communistes dans ces rangs, attaquait à main armée les sièges des syndicats maintenant désarmés, se réconciliait avec Tchang Kai-chek tandis que les dirigeants communistes et les conseillers soviétiques s’enfuyaient...

La décapitation du mouvement révolutionnaire (des sources partielles donnent le chiffre de 25.000 prolétaires, communistes et responsables ouvriers et paysans exécutés dans tout le pays lors de la vague contre-révolutionnaire de cette première moitié de 1927) et la destruction des organisations ouvrières et paysannes ne furent pas les seuls résultats obtenus par la bourgeoisie chinoise et l’impérialisme. La politique de soumission au Kuomintang suivie pendant tant d’années par le PCC lui aliénait le soutien des masses qui se sentaient trahies par leurs propres chefs; les paysans désertaient leurs organisations, les ouvriers ne se mobilisaient même plus pour défendre leurs intérêts immédiats et abandonnaient le PCC. A la destruction physique du mouvement s’ajoutait la démoralisation des masses à l’égard des communistes. Le mouvement révolutionnaire était brisé. Après avoir rejeté la responsabilité de la catastrophe sur les dirigeants du PCC qui n’avaient pourtant fait qu’appliquer ses directives, c’est pourtant à ce moment que l’Internationale stalinienne donna aux communistes chinois l’ordre de se soulever en «reprenant le drapeau du Kuomintang de gauche» pour réaliser la perspective de la «dictature démocratique des ouvriers et des paysans»: ce furent les révoltes de la «moisson d’automne», essentiellement à la campagne, qui échouèrent toutes. A Wuhan et d’autres villes les communistes essayèrent sans grand succès de soulever le prolétariat, mais en général ils n’avaient même plus la force d’organiser des grèves, les syndicats ayant été détruits ou «réorganisés» comme structures antiprolétariennes. Ces insurrections ne pouvaient avoir d’autres résultats que de conduire au massacre des militants et des prolétaires qui y participaient.

 

La commune de Canton

 

A Canton le PCC organisa une insurrection le 10 décembre 1927, en comptant profiter d’un différend entre plusieurs généraux. Les combattants étaient peu nombreux et très mal armés et la masse ouvrière resta spectatrice: reconnaissant que la majorité du prolétariat ne prit pas part à l’insurrection, les responsables communistes affirmèrent par la suite qu’ils avaient cependant avec eux 20 000 ouvriers. Mais un an auparavant, quand l’Internationale prêchait l’attentisme et la soumission au Kuomintang, le conseil communiste des délégués ouvriers pouvait compter sur une base de près de deux cent mille travailleurs!

Dès le 11 décembre, les insurgés au nouveau cri de «à bas le Kuomintang!» avaient réussi à se rendre maîtres d’une partie de la ville et ils avaient libéré plus d’un millier de prisonniers politiques. Ils proclamèrent la Commune, installèrent un soviet provisoire et diffusèrent un programme dont le radicalisme tranchait avec les revendications antérieures du PCC: augmentation générale des salaires, prise en charge des chômeurs par l’Etat, contrôle de la production par des comités d’usine, nationalisation de la grande industrie des transports et des banques, nationalisation de la terre, extermination des propriétaires terriens, abolition des dettes envers les usuriers, confiscation de tous les appartements de la grande bourgeoisie et de tous ses biens au profit des travailleurs, etc. Comme le commentait Trotsky, bien que Canton ait un caractère nettement plus petit-bourgeois que Shanghai et d’autres centres industriels du pays, l’insurrection révolutionnaire «réalisée contre le Kuomintang, a automatiquement abouti à la dictature du prolétariat; dès ses premiers pas, en raison de la situation d’ensemble, celle-ci a dû appliquer des mesures plus radicales que celles qui furent prises au début de la révolution d’Octobre», alors que toute les perspectives de l’Internationale n’allaient pas au delà d’une «dictature démocratique des ouvriers et des paysans» sous direction du Kuomintang.

Mais les mêmes mots d’ordre qui à peine quelques mois plus tôt auraient pu mobiliser des centaines de milliers de prolétaires, tombaient maintenant à plat car le mouvement avait déjà été brisé. L’absence de fermentation révolutionnaire était telle que les communistes n’avaient même pas osé lancer un ordre de grève générale! L’instauration du gouvernement provisoire ne suffit pas à rallier tous les prolétaires. Les cheminots et les bateliers de Canton transportèrent sans broncher les troupes qui allaient écraser l’insurrection. Le soir du 13 décembre celle-ci était brisée et une atroce répression se déchaînait: les prolétaires furent fusillés, brûlés vifs, décapités par milliers (le nombre de morts a été estimé à 5700).

Avec la défaite de Canton, c’est toute une période révolutionnaire qui se termine pour le prolétariat chinois. Selon ses propres estimations, le PCC qui au printemps 1927 était composé à 63,8% d’ouvriers, en comptait moins de 15% l’année suivante et il n’avait «pas la moindre cellule saine dans le prolétariat industriel»: les ouvriers l’avaient quitté par milliers, et ils ne devaient plus jamais regagner ses rangs; se réfugiant dans les campagnes, se fixant l’objectif politique d’être «le vrai Kuomintang», ce qui restait du parti communiste chinois cessait définitivement d’être une organisation prolétarienne.

La classe prolétarienne qui s’était mise en marche à partir de 1920 avait, avec la masses des paysans pauvres, animé un mouvement révolutionnaire d’une importance gigantesque; un mouvement qui sous la direction du Parti communiste aurait pu battre à la fois l’impérialisme mondial et la bourgeoisie chinoise et instaurer en Chine la dictature du prolétariat.

Mais ce mouvement magnifique n’atteignit pas cet objectif- qui aurait signifié la reprise du mouvement prolétarien à l’échelle mondiale - parce que sa force avait été mise au service de la bourgeoisie chinoise par une Internationale liée à un Etat russe désormais tout entier occupé à développer son capitalisme national.

Après la défaite du mouvement révolutionnaire, la fragmentation de la Chine devint encore plus grand, le Kuomintang de Tchang Kai-chek étant incapable d’imposer sa loi aux diverses cliques militaires des «seigneurs de la guerre» qui se taillaient leur fief propre, souvent avec l’appui de tel ou tel impérialisme - démonstration de l’incapacité de la bourgeoisie chinoise à réaliser sa propre révolution. Dans certaines campagnes éloignées, le PCC instituait une prétendue «Chine communiste» où existaient «en même temps que les formes rudimentaires de l’économie primitive, la nécessité d’une exploitation des masses encore plus intense que celle en vigueur dans les autres régions».

A propos du bilan des défaites de Shanghai et Canton, «notre courant soutenait que si la situation non-révolutionnaire ne permet pas d’avancer le mot d’ordre fondamental de la dictature du prolétariat, si donc la question du pouvoir ne se pose pas de façon immédiate, cela n’est pas une raison pour réviser le programme du parti; il doit au contraire être réaffirmé intégralement sur le plan théorique et de la propagande, tandis que la retraite ne peut s’effectuer que sur la base des revendications immédiates des masses et de leurs organisations de classe correspondantes» (7).

Comme l’écrivit Trotsky «les leçons de 1848, 1871, 1905, 1917, les leçons du parti communiste russe Russie et de la fondation de l’Internationale Communiste» étaient perdues. Le mouvement prolétarien était rejeté des décennies en arrière. Nos thèses sur la question chinoise poursuivaient: «Et de fait, dans les grandes batailles de la révolution chinoise entre 1924 et 1927, ce n’est pas le sort d’une Chine “indépendante, riche et puissante” qui fut compromis pour de nombreuses années, mais celui de tout le mouvement ouvrier dans les colonies pour une période historique infiniment plus longue et plus douloureuse» (8).

Le sort du mouvement ouvrier dans les colonies a été si compromis qu’aujourd’hui encore la perspective d’une reprise de classe le moins du monde comparable à celle qui annonça les grandes luttes du prolétariat russe en 1905-1917 ou du prolétariat chinois en 1924-1927 est tout sauf proche. Cela ne décourage pas les marxistes parce qu’ils savent que l’extension et le développement du capitalisme accumulent de manière gigantesque les contradictions sociales et sur une surface beaucoup plus large qu’au début du siècle dernier. Le prolétariat, la masse des sans-réserves, s’agrandit toujours plus en englobant les masses paysannes ruinées par le capitalisme aux quatre coins de la planète. Le magma social bout dans les entrailles du volcan capitaliste et sa formidable explosion est inscrite dans l’histoire.

Il revient aux marxistes de consacrer patiemment leurs forces et leurs énergies à la formation du parti de classe en s’appuyant sur les leçons très chèrement payées des révolutions et des contre-révolutions; aux prolétaires d’Amérique, d’Europe, de Chine et d’ailleurs il reviendra de revenir sur le terrain de la lutte de classe, en commençant par la simple mais indispensable lutte de défense économique et immédiate.

 


 

(1) cf Trotsky,  «L’Internationale Communiste après Lénine», P.U.F., Vol. 2, p.308-309.

(2) Ibidem, p. 297.

(3) «Thèses supplémentaires sur la question nationale et coloniale» (présentées par Roy au IIe Congrès de l’Internationale Communiste), Point 6. Reprint Maspero des Quatre premiers Congrès, p. 60, corrigé par nous. Cette traduction, médiocre, comporte des contresens: par exemple elle dit qu’il n’existe pas de classe prolétarienne dans les pays colonisés!

(4) Le 31 mars, selon Chen Du Xiu, alors le dirigeant du PCC : «L’Internationale nous télégraphie de cacher, d’enterrer toutes les armes en possession des ouvriers, afin d’éviter un affrontement militaire entre Tchang Kai-chek et les ouvriers». Le commandant de la première division qui se trouvait dans le quartier ouvrier, ayant reçu l’ordre de Tchang de quitter la ville - ce qui signifiait que ce dernier préparait une action militaire contre les prolétaires -, alla proposer aux dirigeants communistes et aux envoyés de l’Internationale de refuser d’obéir et à la tête de ses troupes d’arrêter Tchang pour complot contre-révolutionnaire. Mais paralysés par la politique de suivisme et d’apaisement envers le Kuomintang, ces derniers refusèrent, se contentant d’écrire à Tchang pour lui demander respectueusement de revenir sur sa décision, et en définitive ils laissèrent s’éloigner ces soldats. Cf Harold Isaacs, «La tragédie de la révolution chinoise», Gallimard 1967, pp 206, 214.

(5) Un télégramme de Staline le 1er juin stipulait, entre autres points que: «Les excès [du mouvement paysan] doivent être combattus, mais non par des soldats, par les Unions Paysannes». Un certain Mao Tsé Toung était président de la Fédération Nationale des Unions Paysannes et il s’employa à appliquer cette directive avec un zèle qui fit dire à Roy qu’il se situait à l’extrême droite du PCC. Cf North, Eudin «M.N. Roy’s Mission to China», Octagon Books 1977, p. 102, 106 (Roy était alors le nouvel envoyé de l’I.C. auprès du PCC). Quelques mois plus tôt, Mao dans un rapport au PCC où il indiquait que les Unions paysannes dans le Hunan comptaient 2 millions d’inscrits, avait pourtant écrit que la dénonciation des prétendus «excès» paysans ne servait qu’à «saboter la révolution»...

(6) cf H. Isaacs, op. cit. p, 316-317. Le 30 juin l’Union Générale du Travail (dirigée par le PCC) publia un communiqué pour enfoncer le clou: «Afin de consolider le front uni des troupes et des ouvriers et afin de supprimer toute base aux accusations des réactionnaires et des contre-révolutionnaires, le syndicat a ordonné la dissolution des piquets armés (...). Les armes et les munitions ont été remises au bureau de Hankow de la garnison de Wuhan». Ibidem, p. 318.

(7) cf O. Perrone «La tattica del Comintern», Ed Sociali 1976, p.76. Ce texte était paru auparavant sur Prometeo, la revue théorique du Partito Comunista Internazionalista, en 1946.

(8) Rapport à la réunion générale de Marseille des 11-13 juillet 1964. Cf «Programme Communiste» n°32.

Nous n’avons rien a rien à redire à la puissante critique de Trotsky, à laquelle nous n’avons pu faire ici qu’une référence très brève, contre les orientations de l’Internationale. Il n’en va pas de même pour ses positions dans la période suivante et notre courant polémiqua durement contre lui. Trotsky soutenait qu’un «mot d’ordre intermédiaire devait être avancé: celui d’une Assemblée Constituante et d’une constitution démocratique en Chine». Il retombait ainsi dans les orientations démocratiques qu’il avait lui-même combattues, dans le mot d’ordre de la dictature démocratique des ouvriers et des paysans, dans la perspective de la révolution par étapes, comme si c’étaient des raccourcis. Mais l’histoire ne connaît pas de raccourcis; une tactique basée sur des expédients ou sur l’interclassisme ne peut conduire qu’à la défaite, avec l’aggravante que la reprise du mouvement révolutionnaire sur des bases théoriques et programmatiques correctes est rendue plus difficile et plus éloignée dans le temps.

 

 

Particommuniste international

www.pcint.org

 

Retour sommaires

Top