Quarante ans après la défaite de Mai-Juin 68

(«le prolétaire»; N° 489; Mai-Juillet 2008)

 

 Le quarantième anniversaire de mai 68 a vu déferler une débauche de publications (plus de 200 ouvrages les plus divers, sans compter les DVD et autres CD) et d’initiatives diverses, des plus «culturelles» aux plus commerciales: des T-shirts au thé Mai 68 du magasin de luxe Fauchon, de la vente aux enchères d’affiches ou de pavés sur e-bay, aux mémoires des anciens protagonistes, l’imagination est au pouvoir pour les margoulins avides de profits.

L’ancien préfet de police Grimaud et l’ancien barricadier Cohn-Bendit se sont embrassés devant les journalistes du «Point» avant de convenir que les événements d’il y a quarante ans avaient servi de «soupape de sécurité» qui avait évité à la France le drame d’une lutte armée...

Si cet anniversaire est une très bonne affaire commerciale, si mai 68 peut être ainsi démocratiquement récupéré, c’est qu’il ne fait pas peur aux bourgeois..

 

Contrairement à ce que s’imaginaient alors les tapageurs groupes d’extrême-gauche (et que quelques uns continuent encore à prétendre), mai-juin 68 n’a pas représenté l’ouverture d’une période révolutionnaire. Sans aucun doute, l’éclatement inattendu et spontané d’une grève générale illimitée a constitué une secousse terrible pour le système politique qui était en vigueur depuis dix ans, depuis que les barricades réactionnaires d’Alger avaient initié le processus de liquidation de la IVe République et de la prise du pouvoir de de Gaulle.

Mais l’ébranlement de mai-juin 68 n’a débouché ni sur une crise révolutionnaire, ni même sur une crise de régime comme dix ans auparavant; il a suffit de décider la dissolution du parlement et la tenue d’élections législatives pour que s’apaise la vague gréviste et que finissent les affrontements de rue. Quelques milliers de manifestants colonialistes auraient-ils eu plus de poids que des millions de grévistes, que de la plus gigantesque grève de l’histoire de France et sans aucun doute de la plupart des pays?

Pour comprendre ce fait en apparence paradoxal, il faut rappeler quelle était il y a quarante ans la situation du capitalisme français et international, et la situation du mouvement ouvrier dans le monde.

Après les terribles destructions de la guerre mondiale, et grâce à celles-ci, les années cinquante et soixante avaient vu un puissant redémarrage de l’accumulation capitaliste, d’abord pour la reconstruction et ensuite pour une forte expansion économique, principalement mais pas uniquement, dans les pays capitalistes les plus développés. Ce sont bien évidemment les prolétaires qui, par leur exploitation, ont été les moteurs essentiels de ce développement capitaliste, avec les exploités des pays dits «périphériques» nouvellement indépendants ou encore coloniaux. Mais en dépit de cette exploitation souvent bestiale (conditions et durées de travail, conditions de vie, etc.), les prolétaires pouvaient constater une amélioration, lente mais réelle, de leurs conditions par leurs luttes. Comme l’avait déjà signalé Lénine en son temps, la bourgeoisie est capable dans les périodes d’expansion économique, de concéder à la classe ouvrière quelques miettes de ses profits afin de consolider la paix sociale. C’est sur la base matérielle de l’obtention et de la redistribution de ces miettes que le réformisme (ce que les bolcheviks appelaient autrefois l’opportunisme et qui vaut mieux aujourd’hui appeler le collaborationnisme) assoit et consolide continuellement son influence sur les prolétaires; se fait reconnaître la direction des luttes et leur contrôle de façon a ce qu’elle ne prenne pas une orientation anticapitaliste.

Tout au long de ce que les économistes bourgeois appellent sans honte «les trente glorieuses» de l’expansion économique, les capitalistes dans tous les pays développés ont peu à peu institué des amortisseurs sociaux et tissé des réseaux de collaboration des classes pour entraver et canaliser les luttes ouvrières.

En France, la fin de la IVe République marquée par la prééminence du parlement et des «corps intermédiaires», et la constitution d’un Ve République dotée d’un pouvoir exécutif fort répondait aux besoins des cercles capitalistes les plus puissants: face à la perte irrémédiable de l’empire colonial et au développement rapides des autres grands pays, il s’agissait d’accélérer l’expansion capitaliste en s’affranchissant des entraves constituées par les secteurs bourgeois archaïques qu’ils soient liés à l’exploitation coloniale, à la paysannerie traditionnelle où à divers intérêts petits-bourgeois retardataires ou peu productifs. Menant une politique autoritaire de «modernisation» capitaliste qui faisait crier ces secteurs bourgeois au «pouvoir personnel», confronté au grave problème de la lutte d’indépendance algérienne contre laquelle il continuait et généralisait les exactions du régime précédent (guerre, tortures et massacres de masse en Algérie, couvre-feu et répression bestiale en France), le pouvoir gaulliste ne pouvait manquer de suivre aussi une politique autoritaire contre tous les mouvements sociaux en général, et en particulier contre les luttes ouvrières, même si sur ce point, il pouvait compter sur la force du PCF pour contrôler le prolétariat. L’exemple de la grande grève des mineurs en 1963 en donnait l’illustration: alors que la détermination des grévistes avait réussi à faire échouer l’ordre de réquisition émis par le gouvernement, la CGT et les autres syndicats réussissaient à faire reprendre le travail au bout de 5 semaines de grèves

Alors que pendant plusieurs années où l’expansion économique était en moyenne de 6% par an, les hausses des salaires avaient été régulières, les premiers signes de ralentissement économique international obligeaient à la fin des années soixante le capitalisme français, comme les autres, à serrer la vis aux prolétaires.

L’année 1967 fut ainsi la première année depuis la fin de la guerre où le salaire réel moyen baissa; c’était aussi l’année des «ordonnances» sur la Sécurité Sociale qui sont un premier plan d’«économies» sur le dos des travailleurs.

 Le chômage avait fortement et rapidement augmenté, doublant entre 1966 et 1968 pour toucher 420.000 personnes (1). Dans une période où la durée hebdomadaire moyenne du travail était de 45 heures (maximum légal: 54 heures!), le taux de chômage global restait sans doute faible (2,5%) surtout comparé à ce qu’il deviendra par la suite, bien qu’il soit cependant devenu significatif chez les moins de 25 ans (5%); mais il alimentait sans aucun doute l’inquiétude des prolétaires sans pour autant constituer encore un frein aux luttes. A la Rhodiaceta (Lyon) qui avait déjà connu une longue grève de 23 jours au printemps 1967, l’annonce de 2000 licenciements pour 1968 (sur un peu plus de 10 000 salariés) mit le feu aux poudres: des milliers d’ouvriers manifestèrent à la fin de l’année aux cris de «grève générale!» et saccagèrent les bureaux directoriaux.

Les années précédant immédiatement 68 virent une croissance significative des luttes: 2,5 millions de journées de grève en 1966, 4,2 millions en 1967. Des luttes dures se déroulent cette année-là, avec occupation, affrontements avec la police, etc: à Saint Nazaire, au Mans, à Caen, à Sud-Aviation (Nantes), etc. Tous ces épisodes qui révélaient le climat existant dans la classe ouvrière, étaient des signes avant-coureurs de la grève qui éclata en mai-juin lorsque les prolétaires constatèrent que les violentes manifestations étudiantes faisaient reculer un pouvoir qui semblait jusque là inébranlable. Au niveau international, les difficultés économiques (renforcées parfois, comme aux Etats-Unis par la guerre coloniale) provoquèrent également dans la même période un regain des luttes sociales et ouvrières: on peut citer les longues grèves des cheminots et des dockers américains en 1967, celle des dockers de Londres et Liverpool à la fin de la même année, et de façon plus générale les luttes qui touchèrent la plupart des pays au début des années 70.

 

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Ne pouvant décrire ici le mouvement de grève qui éclata en France en mai, nous nous contenterons de quelques chiffres qui indiquent assez son ampleur. Si les estimations du nombre des grévistes varient de 6 à 11 millions, on estime généralement qu’il y a eu trois fois plus de grévistes qu’en 1936 où ils étaient 3 millions environ. Plus de 4 millions de prolétaires auraient fait grève pendant 3 semaines, plus de 2 millions pendant un mois.

Le ministère du travail donne une estimation de 150 millions de journées de grève pour 1968, dans le secteur privé seulement; ceci est à comparer aux 23,4 millions de journée de grève en 1947, aux 23,1 millions en 1920 (ou aux... 1,4 millions en 2006, dernier chiffre publié). Pour faire une comparaison internationale, l’ «automne chaud» italien de 1969 est crédité de 37,8 millions de jours de grève (mais le nombre de jours de grève restera dans les années soixante-dix à un niveau très élevé, entre 10 et 27 millions alors qu’en France il retombera très vite, entre 2 et 5 millions); en Grande-Bretagne, si le record historique des jours de grève avait été atteint lors de la grève générale de 1926 avec 162 millions (85 millions en 1921), en 1972 on y dénombra 23,9 millions et 29,4 lors de «l’hiver de la colère» en 1979 (et 1,04 en 2007); aux Etats-Unis, il y eut un pic à 69 millions de jours de grève en 1970, assez loin du record historique de 116 millions en 1946.

La vague de grèves a donc été trois fois plus puissante qu’en 1936, mais ses résultats concrets furent cependant inférieurs. La revendication de retour aux 40 heures qui était générale est passée à la trappe lors des négociations (2), de même que le paiement des jours de grève (qui n’avait pas été obtenu non plus en 1936). L’augmentation du salaire minimum fut importante: 35%, mais les «smigards» ne représentaient alors que 1,66% des salariés! L’augmentation des salaires accordée, en dehors du salaire minimum, était de 7% en juin et de 3% en octobre. Ces augmentations, très en dessous de ce que réclamaient de nombreux grévistes, furent, pour les bas salaires, rapidement mangées par l’inflation (surtout après la dévaluation). En effet alors que dans beaucoup de secteurs (comme chez Renault ou à la SNCF) les grévistes revendiquaient des augmentations salariales égales pour tous, seules des augmentations en pourcentage furent négociées et acceptées: pour les bourgeois comme pour les bonzes, il est vital de renforcer la sacro-sainte hiérarchie des salaires! Par contre patronat et gouvernement s’entendirent pour généraliser l’existence de sections syndicales dans les entreprises: l’action des bonzes syndicaux les avaient convaincu de l’efficacité de ces pompiers sociaux! Le premier ministre Pompidou pouvait déclarer: «le gouvernement est convaincu qu’un encadrement de la classe ouvrière par les syndicats possédant une formation et une influence nécessaire est utile à la bonne marche d’une entreprise» (3)...

Le «protocole d’accord» de Grenelle fut rejeté par les grévistes, obligeant à l’ouverture d’une série de négociations par branche ou entreprise. Mais gouvernement, PCF et syndicats jouèrent alors à fond la carte de la mystification électorale: selon eux, la grève avait donné tout ce qu’elle pouvait, il fallait maintenant l’arrêter et livrer bataille sur le terrain électoral pour «aller plus loin». On sait ce qu’il en fut; une nouvelle démonstration fut effectuée que les élections ne servent jamais que la bourgeoisie en constituent l’antidote à la lutte de classe. Les millions de travailleurs en arrêtant le travail et bloquant les usines constituaient une force collective immense capable de paralyser le pays, tandis que les millions de bulletins de vote qu’ils étaient allés individuellement déposer dans les urnes ne représentaient que des bouts de papier sans valeur. La plus grande grève de l’histoire du prolétariat français se terminait trivialement dans la victoire électorale du «parti de la peur» regroupant toutes les couches attachées à la défense de l’ordre établi et l’élection d’une «chambre bleue CRS»...

 

La nature de la crise de mai-juin

 

A l’occasion d’un réunion générale du parti tenue en septembre 1969, nous esquissions un bilan qui confirmait «notre conception de l’organisation politique du prolétariat, indispensable dans n’importe quelle crise sociale, mais qui après une longue phase de contre-révolution, ne peut surgir, en tant qu’organisation puissante et influente dans la classe ouvrière, que comme produit de la rupture de la fraction la plus avancée de cette classe avec l’opportunisme et sur la base du programme historique du prolétariat» (4)

Si, comme nous le disions alors, les événements de mai-juin 68 constituaient «une des premières manifestations de la crise capitaliste à venir», ses manifestations politiques diverses n’exprimaient «ni les intérêts ni les buts du prolétariat».

En effet «le mouvement étudiant qui fut à l’origine de la crise, a peut-être des prétentions révolutionnaires, utilise des moyens d’action violents, mais il est un mouvement petit-bourgeois, tant par sa base sociale que par son idéologie. Par ailleurs la lutte des ouvriers, bien qu’elle ait imposé aux dirigeants syndicaux le recours à l’arme traditionnelle de la grève générale, se limite à occuper les usines et accepte les négociations séparées avec le patronat, consentant ainsi à sacrifier toute la puissance sociale du mouvement à des avantages économiques, et combien éphémères.

Cette attitude de la classe ouvrière ne peut s’expliquer par les lieux communs du «gauchisme»: crise de direction, sclérose des partis traditionnels, etc., mais seulement par la réalité profonde des illusions réformistes d’un prolétariat accoutumé, depuis des dizaines d’années, à considérer la révolution comme une chose impossible. Elle pose le seul problème auquel toute perspective, en mai-juin comme dans n’importe quelle crise sociale est liée: l’existence du parti de classe en tant que force politique agissant sur la base du programme communiste. Si on admet cette existence comme une nécessité absolue, la problème que staliniens et gauchistes débattaient en mai pour déterminer si la situation d’alors était ou non révolutionnaire, est un problème doublement mal posé.

D’abord et avant tout, parce qu’il ne peut s’agir de révolution quand le prolétariat est strictement subordonné aux directives de l’opportunisme politique et syndical. Ensuite, parce que l’existence de ce contrôle étroit et le fait qu’il ne rencontre aucune résistance sérieuse, prouve non seulement que les conditions subjectives de la révolution - l’influence du parti de classe - n’existaient pas, mais encore que ses conditions objectives, c’est-à-dire l’acuité des contrastes sociaux, etc., font également défaut.

En réalité, l’alternative de mai-juin n’était pas révolution ou non, mais: grève victorieuse ou grève trahie; étant bien entendu que la victoire de la brève supposait son orientation générale de classe: revendications unitaires et non négociations séparées; manifestations de rue et non encasernement des ouvriers dans les entreprises; toutes positions que l’opportunisme syndical combattait avec la plus grande énergie»

 

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L’alternative réelle était alors début ou non de reprise de classe, ce qui signifiait liquidation ou non du contrôle étroit exercé par les appareils réformistes contre-révolutionnaires sur la classe. En dépit de leur puissance élémentaire, les vagues de grève et d’agitation ouvrières qui secouèrent dans cette période la France, l’Italie, la Grande-Bretagne et les autres pays capitalistes, étaient encore trop faibles pour aboutir à ce résultat. Autrement dit le capitalisme était malheureusement encore trop puissant, il disposait encore de suffisamment de réserves pour atténuer les contrastes sociaux, amortir les conflits entretenir les partis, organisations et institutions de la collaboration entre les classes.

Quarante ans plus tard, après un cycle de crises et de guerres, si le prolétariat n’est toujours pas sorti de son impuissance, si le parti de classe n’est pas réapparu comme force réelle, le cadre général de la situation a cependant changé. Le contrôle du prolétariat par le réformisme s’est affaibli; non seulement le PCF, répugnant symbole de la contre-révolution, vit une longue agonie, mais les nouvelles organisations réformistes nées de 68 - qu’on n’appelle plus «gauchistes» - sont obligées de jeter leur masque pseudo «radical».

Lentement mais inexorablement, les contrastes sociaux ne cessent de s’aiguiser, recréant les conditions objectives sinon encore de la révolution, du moins de nouvelles luttes prolétariennes classistes. Les bourgeois ont célébré (à leur façon: en faisant du fric) l’anniversaire de mai-juin 68 parce qu’en définitive, il s’est agi d’une victoire de l’ordre bourgeois sur la menace constituée par la lutte ouvrière, d’une défaite du prolétariat.

Mais toutes les célébrations festives, toutes les falsifications ne peuvent exorciser la lutte prolétarienne. C’est le capitalisme lui-même qui poussera à nouveau les prolétaires à entrer en lutte pour se défendre contre la misère, la répression et l’exploitation, c’est lui qui dès aujourd’hui recrée sans le vouloir et sans en avoir totalement conscience, les conditions matérielles de la reprise de la lutte de classe. De nouvelles explosions sociales, de nouvelles vagues de grèves et de lutte sont inévitables.

Et il reviendra aux éléments d’avant-garde suscités par ces luttes de s’appuyer sur les expériences de mai-juin 68, de 1936, de l’automne chaud italien, de tous les mouvements passés de toutes les défaites, petites ou grandes, pour ouvrir enfin au prolétariat révolutionnaire la voie de la victoire en s’attelant à la reconstitution du parti de classe international!

 


 

(1) Les chiffres du chômage en 1968 varient beaucoup selon les sources, peut-être parce qu’elles incluent ou non le chômage partiel qui avait alors fortement augmenté. Des milliers de suppressions d’emplois avaient eu lieu dans le textile, les charbonnages, la sidérurgie.

(2) Selon un des négociateurs de Grenelle, Benoît Frachon, dirigeant du PCF et de la CGT, s’adressa ainsi à un membre de la délégation patronale: «Monsieur le baron, j’ai bien connu votre père. C’était un homme raisonnable. Avec Monsieur votre père, nous avons négocié, il y a un peu plus de trente ans, pas loin d’ici. Il y avait des millions de travailleurs en grève. Nous avons obtenu les assurances sociales, les congés payés et la semaine de quarante heures. Aujourd’hui, il y a sans doute trois fois plus de travailleurs en grève. Nous n’allons pas vous demander trois fois plus: la semaine de quinze heures, le triplement des congés et la gratuité de la sécurité sociale. Mais, Monsieur le baron, il faut quand même faire quelque chose. Prenez exemple sur Monsieur votre père; Monsieur le baron: soyez raisonnable».

Les dirigeants syndicaux, eux assurément très «raisonnables», ne demandèrent même pas le retour aux 40 heures «obtenues» trente auparavant!

cf G. Bélorgey, «Aperçus d’histoire et de société contemporaine», www.ecritures-et-societe.com/categorie-10194113.html

(3) cf «Les années 68. Le temps de la contestation», Ed. Complexe 2000, p.452.

(4) cf «Le Prolétaire» n°71, décembre 1969.

 

Particommuniste international

www.pcint.org

 

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