Amadeo Bordiga

La question Trotsky

(«le prolétaire»; N° 490; Août-Octobre 2008)

 

Les trotskystes célèbrent actuellement le soixante dixième anniversaire de la fondation de la «IVe Internationale» par Trotsky et ses camarades. Nous avons déjà traité de ce thème sur ces colonnes et nous y reviendrons encore à l’avenir (1). Pour l’heure il nous a semblé intéressant de republier un article de 1925 par lequel Amadeo Bordiga et la Gauche communiste d’Italie se solidarisaient avec l’ancien chef de l’Armée Rouge en butte aux violentes attaques de la direction du parti russe et des partis affiliés à l’Internationale Communiste.

En Italie, profitant de l’arrestation de ses principaux dirigeants par les fascistes, l’Internationale avait remplacé en 1923 l’ancienne direction de gauche du Parti Communiste opposée aux dérives tactiques qui se multipliaient dans l’action des PC, par une nouvelle direction plus obéissante autour de Gramsci et Togliatti. Mais celle-ci restait très minoritaire dans le parti, comme le démontra la Conférence clandestine tenue à Côme au printemps 1924 (2).

Pour s’imposer, il lui faudra non seulement mener une lutte politique déloyale, mais utiliser tous les moyens administratifs permis par la fameuse «bolchévisation» des PC en 1925; tout en prétendant les rapprocher de la classe ouvrière en mettant à leur base les cellules d’entreprise, celle-ci revenait en fait à édifier un appareil bureaucratique tout puissant sous prétexte de les relier entre elles.

La «question Trotsky» fut mise à l’ordre du jour d’une session du Comité Central du PC d’Italie, le 6 février 1925, après que le Comité Central russe ait rendu son verdict. Dans la période précédente, une série d’articles avaient été publiés pour discréditer Trotsky, en Italie comme dans les autres pays, articles auxquels Bordiga fait allusion dans son texte.

Alors que la Gauche demandait l’ouverture d’une discussion véritable dans le parti sur cette question, le CC manifesta avec empressement sa solidarité avec les décisions de la direction du parti russe. La motion adoptée comportait, entre autres, cet avertissement: «Il est enfin évident que l’on doit considérer comme contre-révolutionnaire toute attitude qui tendrait à répandre dans le parti une méfiance générale envers les organismes dirigeants de l’Internationale et du parti russe, soit en déformant pour cet objectif la question Trotsky, soit en revenant sur des questions définies par le Ve Congrès» (3).

Deux jours plus tard, Bordiga répondait en envoyant au quotidien du parti, «L’Unità» (un titre qui reflétait bien l’orientation frontiste de la direction), son article, qui fit l’effet d’une «bombe». A tel point qu’il ne fut publié, avec un texte de la direction pour le réfuter, qu’en juillet, c’est-à-dire après plusieurs mois de manoeuvres internes et de mesures bureaucratiques pour liquider l’influence de la Gauche (Bordiga lui-même avait été démis de la direction de la Fédération napolitaine du parti sous prétexte qu’il était trop surveillé par la police!).

Dans cet article, Bordiga se solidarisait avec les critiques émises par Trotsky à propos de l’échec de la révolution en Allemagne, en les accentuant encore sur la question du frontisme. Au Ve Exécutif Elargi de l’IC (21 mars- 6 avril 1925) où n’était présent aucun membre de la Gauche, Zinoviev déclara que Bordiga avait fait une «cabriole de l’extrême-gauche à la droite», à cause de son «incompréhension du rôle du Parti Communiste dans la période de ralentissement de la révolution; (...) dans le refus de relier la tactique du Front unique et les revendications partielles à notre activité dirigée vers le but final». C’est pourtant la funeste tactique du front unique politique et du gouvernement ouvrier qui avait été une des causes de l’échec allemand, en faisant dépendre l’insurrection du bon vouloir des sociaux-démocrates «de gauche»...

 


 

(1) Voir par exemple: «A propos de la fondation de la IVe Internationale: sans programme révolutionnaire, pas de parti révolutionnaire», Le Prolétaire n°446 (Septembre-Octobre 1998).

(2) A cette réunion dans les Alpes, participèrent 67 cadres du parti. Pour la Gauche votèrent 35 secrétaires de fédérations sur 45, 4 des 5 secrétaires interrégionaux, le délégué de la Fédération des Jeunesses et 1 membre du Comité Central; la direction recueillit les voix de 4 secrétaires fédéraux et de 4 membres du CC (3 autres, absents, étant également membres de cette tendance), tandis que les thèses de la tendance de droite (dirigée par Tasca) furent approuvées par 5 secrétaires fédéraux, 1 secrétaire interrégional et 4 membres du CC. Après cette déculottée, la direction déclara que la Conférence n’avait qu’une valeur «consultative» et prétendit que la base du parti la soutenait, les vieux cadres acquis à la Gauche n’ayant pas été «démocratiquement» choisis... cf Paolo Spriano, «Storia del partito comunista italiano», vol 1, p. 359.

(3) Cité dans «La sinistra comunista e il comitato d’intesa», p. 54, Editions «Quaderni Internazionalisti», 1996.

 

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Amadeo Bordiga

La question Trotsky

 

La discussion qui s’est terminée depuis peu par les mesures adoptées par le CE et la Commission de contrôle du parti communiste russe contre le camarade Trotsky (1), a son origine exclusive dans la préface écrite par ce dernier au troisième volume de son livre «1917» (publié en russe il y a quelques mois), en date du 15 septembre 1924.

La discussion sur la politique économique et sur la vie interne du parti en Russie qui avait auparavant opposé Trotsky au CC, s’est achevée par les décisions du XIIIe Congrès du parti et du Ve Congrès de l’Internationale; Trotsky ne l’a pas rouverte. Dans la polémique actuelle, on fait référence à d’autres textes, comme le discours au congrès des vétérinaires et la brochure «Sur Lénine»; mais le premier date du 28 juillet et il n’avait soulevé aucune polémique à cette époque où étaient encore présentes à Moscou les délégations du Ve Congrès; le deuxième, écrit bien avant, avait été largement cité dans la presse communiste de tous les pays sans rencontrer la moindre objection des organes du parti.

Le texte de la préface autour de laquelle le débat fait rage n’est pas connu des camarades italiens. La presse communiste internationale ne l’a pas reçu, et par conséquent, n’ayant ci texte ni aucun autre de Trotsky à l’appui de ces thèses, elle n’a publié que des articles contre cette préface. L’article de la rédaction de la Pravda de la fin octobre qui a ouvert la polémique contre Trotsky a été publié en annexe par L´Unità. Quant à la préface elle-même, il en est paru un résumé en italien dans Critica Fascista, n° 2 et 3 des 15 janvier et 1er février de cette année, et les premières pages ont été reproduites par l»Avanti! du 30 janvier. La préface complète a été publiée en français dans les Cahiers du bolchevisme, la revue du Parti communiste français, n° 5 et 6 des 19 et 26 décembre 1924.

La préface à «1917» traite des enseignements de la révolution russe d’Octobre au point de vue du rôle du parti révolutionnaire relativement à sa tâche historique dans la lutte finale pour la conquête du pouvoir. Des événements récents de politique internationale ont posé le problème suivant: les conditions objectives historiques pour la conquête du pouvoir par le prolétariat étant réalisées, à savoir l’instabilité du régime et de l’appareil d’Etat bourgeois, l’élan des masses vers la lutte, l’orientation de larges couches prolétariennes vers le parti communiste, de quelle façon pouvons-nous nous assurer que celui-ci réponde aux nécessités de la bataille, comme le parti russe y répondit en Octobre 1917, sous la direction de Lénine?

Trotsky présente la question de la manière suivante: l’expérience nous apprend qu’au moment de la lutte suprême deux courants peuvent tendre à se former dans le parti communiste; l’un qui comprend la possibilité de l’insurrection armée ou la nécessité de ne pas la retarder; et un autre qui, au dernier moment, en prétextant que la situation n’est pas mûre, que le rapport de forces n’est pas favorable, propose l’ajournement de l’action et assume en pratique une position non révolutionnaire et menchevique.

En 1923 Cette tendance a eu le dessus en Bulgarie à l’époque du coup d’Etat de Tsankov, et en octobre en Allemagne où elle détermina l’abandon de la lutte qui pouvait nous amener le succès. En 1917, cette tendance s’est manifestée au sein du parti bolchevique lui-même, et si elle fut battue ce fut grâce Lénine, dont la formidable énergie imposa aux hésitants la reconnaissance que la situation était révolutionnaire et la soumission à l’ordre suprême de déclencher l’insurrection. Il faut donc étudier la conduite, en 1917, de l’opposition de droite contre Lénine dans le parti bolchevique et la rapprocher de celle des adversaires de la lutte apparus dans nos rangs en Allemagne en 1923 et dans les autres cas semblables. Le langage de ceux qui préconisent l’ajournement de la lutte et leurs positions politiques sont dans les deux cas tellement semblables que cela pose la question des mesures à prendre dans l’Internationale pour faire prévaloir la véritable méthode léniniste dans les moments décisifs, et pour ne pas rater les occasions historiques de la révolution.

La conclusion la plus importante qui ressort, à notre avis, de l’analyse efficace à laquelle Trotsky soumet la préparation et la conduite de la lutte d’Octobre en Russie, c’est que les hésitations de la droite ne découlent pas seulement d’une erreur dans l’évaluation des forces et dans le choix du moment de l’action, mais surtout une véritable incompréhension de principe du processus historique  révolutionnaire: elle croit qu’il peut emprunter une autre voie que celle de la dictature du prolétariat pour la construction du socialisme, ce qui est contraire au contenu vital du marxisme révolutionnaire revendiqué et historiquement réalisé par l’œuvre gigantesque de Lénine.

En effet, le groupe de camarades dirigeants du parti bolchevique qui s’opposa alors à Lénine, ne soutenait pas seulement qu’il fallait encore attendre; mais il opposait aux mots d’ordre léninistes - dictature socialiste du prolétariat, tout le pouvoir aux soviets, dissolution de l’Assemblée Constituante - d’autres formules, telles qu’une combinaison des Soviets et d’un Parlement démocratique, le gouvernement de «tous les partis soviétistes», c’est-à-dire d’une coalition de communistes et social-démocrates, et ceci, non pas comme expédients tactiques transitoires, mais comme des formes permanentes de la révolution russe. Ainsi deux conceptions de principe s’opposaient: d’une part, la dictature soviétiste dirigée par le parti communiste, c’est-à-dire la révolution prolétarienne dans toute sa puissante originalité et comme fait historique dialectiquement opposé à la révolution démocratique bourgeoise de Kerenski, ce qui est la conception léniniste; et d’autre part la poussée vers la gauche, le perfectionnement, la défense contre l’étranger, de la révolution du peuple contre le tsarisme, c’est-à-dire le succès de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie.

Trotsky, magnifique et sans égal parmi les vivants dans la synthèse des expériences et des vérités révolutionnaires, remarque avec finesse que dans les périodes révolutionnaires les réformistes quittent le terrain du socialisme purement formel, c’est-à-dire la perspective de la victoire de la classe prolétarienne par les moyens démocratiques et légaux bourgeois, pour le terrain pur et simple de la démocratie bourgeoise en devenant les défenseurs et les agents directs du capitalisme. Parallèlement une aile droite du parti révolutionnaire va prendre la place qui a été laissée vide par ces derniers, se limitant en pratique à invoquer une «véritable démocratie prolétarienne» ou quelque chose de semblable, alors même que le moment est venu de proclamer la faillite de toutes les démocraties et de passer à la lutte armée.

Cette appréciation de l’attitude de ceux des bolcheviks qui, alors, abandonnèrent Lénine est sans doute très grave, mais elle découle de l’exposé de Trotsky à travers des citations, non démenties, des déclarations des droitiers eux-mêmes et de celles de Lénine en réplique. Il est nécessaire de soulever ce problème, puisque nous n’avons plus Lénine avec nous et que, sans lui, nous avons perdu notre révolution d’Octobre à Berlin, fait d’une portée historique internationale qui fait disparaître toute considération d’opportunité et de tranquillité de vie intérieure. Trotsky considère ce problème d’une façon identique à celle que la gauche de la délégation italienne a soutenu au Ve Congrès: on ne peut pas liquider l’erreur allemande en l’attribuant aux droitiers qui dirigeaient alors le parti allemand; elle nous montre la nécessité de réviser la tactique internationale de l’Internationale et de revoir son mode d’organisation interne, sa façon de travailler et de se préparer aux tâches de la révolution.

Les divergences dans le parti bolchevik à la veille de la révolution, peuvent être comprises d’après une série d’interventions vigoureuses de Lénine pour rectifier la ligne et éliminer les hésitations. Dans sa lettre de Suisse, Lénine avait déjà entrepris ce travail. Dès son arrivée il se positionne résolument contre le défensisme, c’est-à-dire contre l’attitude soutenue, entre autres, par la «Pravda», qui poussait les travailleurs à continuer la guerre contre les allemands pour sauver la révolution. Lénine affirmait que nous aurons à défendre la révolution seulement quand le parti du prolétariat, et non les opportunistes, agents de la bourgeoisie, sera au pouvoir

On sait que le mot d’ordre du parti bolchevique avait été jusqu’alors celui de la «dictature démocratique du prolétariat et des paysans». Trotsky ne prétend pas dans son texte que cette formule soit fausse, qu’elle a échoué historiquement et que Lénine y substitua une formule équivalente à celle de la «Révolution permanente» soutenue, en d’autres temps, par Trotsky et ses amis.

Bien au contraire, Trotsky revendique la justesse de cette formule telle que le génie révolutionnaire de Lénine la concevait et l’appliquait, c’est-à-dire comme mot d’ordre tactique et d’agitation à utiliser avant la chute du tsarisme. Et elle s’est réalisée en effet, puisque après le tsarisme, nous n’avons pas eu en Russie une pure démocratie parlementaire bourgeoise, mais une dualité entre un faible État bourgeois parlementaire et les Soviets, organes naissants du pouvoir des prolétaires et des paysans.

Mais dès l’ouverture de cette phase, où l’histoire a confirmé la justesse du schéma léniniste de la révolution, Lénine passe immédiatement - dans l’orientation politique du parti, si ce n’est dans la succession extérieure des formules de propagande - à une position plus avancée de préparation de la deuxième et la véritable révolution, de marche vers la dictature socialiste et soviétique du prolétariat par l’insurrection armée, bien entendu toujours en guidant les masses paysannes en lutte pour leur émancipation du régime agraire féodal.

Trotsky a insisté sur le problème de l’incompréhension du vrai génie stratégique de Lénine par ceux-là même qui, comme tant de nos maximalistes italiens, invoquent constamment sa théorie et sa pratique du «compromis» et des manœuvres élastiques. Lénine manœuvre, mais la manœuvre ne perd jamais de vue l’objectif suprême. Pour d’autres, la manœuvre devient trop souvent le but en soi et paralyse la possibilité de l’action révolutionnaire au cours de laquelle nous voyons, chez Lénine, la souplesse céder la place à la plus implacable rigidité pour vouloir la révolution, pour détruire les ennemis et les saboteurs.

Lénine lui-même, dans des passages cités par Trotsky, stigmatise cette incapacité à s’adapter aux nouvelles situations révolutionnaires, et le fait de prendre une formule de polémique, indispensable aux bolcheviks à l’époque précédente, comme le nec plus ultra de leur politique ultérieure. C’est la grande question de la tactique communiste et de ses dangers, dont nous discutons depuis des années, en dehors même des conclusions à tirer pour empêcher tout dangereux escamotage du vrai contenu révolutionnaire des enseignements de Lénine.

Trotsky explique que pour Lénine il a toujours été clair qu’après être passée par la phase transitoire de la dictature démocratique, c’est-à-dire par une phase petite-bourgeoise, la révolution russe devrait arriver à la phase de la dictature communiste intégrale, même avant l’avènement du socialisme en Occident. Lorsqu’ils préconisaient un gouvernement de coalition ouvrière et condamnaient la lutte insurrectionnelle, les droitiers montraient qu’ils adoptaient la position menchevique selon laquelle, même après avoir été libérée du tsarisme, la Russie devait attendre la victoire de la révolution socialiste dans les autres pays avant de dépasser les formes de la démocratie bourgeoise. La préface de Trotsky condamne énergiquement cette erreur vraiment caractéristique de l’anti-léninisme.

Ces questions furent chaudement discutées par le parti lors de la conférence d’avril 1917. A partir de ce moment Lénine ne cesse de réaffirmer avec force la perspective de la prise du pouvoir. Il dénonce la supercherie parlementaire, appelle «honteuse», plus tard, la décision du parti de participer au «pré-Parlement», assemblée démocratique provisoire convoquée en attendant les élections à la Constituante. Après juillet, tout en suivant avec la plus grande attention l’évolution de l’orientation des masses, et tout en sachant s’imposer une période d’attente après le «test» et la reconnaissance de l’échec de l’insurrection ratée du même mois, il met en garde ses camarades contre le piège du légalisme soviétique.

En d’autres termes, il dit qu’il ne faut pas se lier les mains en repoussant la lutte, non seulement à la convocation de la Constituante, mais aussi à celle du second Congrès des Soviets et aux décisions de sa majorité qui pourrait continuer à être entre les mains des opportunistes après que l’heure ait sonné de renverser les armes à la main le gouvernement démocratique. On sait qu’à un certain moment il a déclaré qu’il mènerait le parti au pouvoir même sans les Soviets, raison pour laquelle certains droitiers le qualifièrent de «blanquiste».

Et Trotsky (sur lequel les champions imbéciles de la démocratie voudraient s’appuyer contre la thèses dictatoriale des bolcheviks) avertit, une fois encore, les camarades européens de ne pas faire un fétiche de la majorité, y compris au sein des soviets: notre grand électeur c’est le fusil aux mains de l’ouvrier insurgé, qui ne songe pas à déposer un bulletin de vote mais à frapper l’ennemi.

 Cela ne s’oppose pas à la conception léniniste sur la nécessité d’avoir les masses de notre côté et l’impossibilité de substituer leur action révolutionnaire par celle d’une poignée d’hommes résolus. Mais, quand nous avons les masses avec nous, il faut, et c’est là l’argument en discussion, un parti ou un état-major qui n’empêche par leur lutte par des diversions ou des hésitations. Nous pouvons attendre les masses, et c’est notre devoir, mais le parti ne peut pas les faire attendre, sous peine de provoquer la défaite. Voilà une façon de formuler le terrible problème qui pèse sur nous, puisque la bourgeoisie, en pleine crise, reste encore debout.

Le 10 octobre 1917 le Comité Central du parti bolchevique décide l’insurrection. Lénine a gagné.

Mais la décision n’est pas unanime. Le lendemain les dissidents envoient aux principales organisations du parti une lettre sur «la situation actuelle» qui dénonce les décisions de la majorité, déclare l’insurrection impossible et la défaite certaine. Le 18 octobre ils écrivent une nouvelle lettre contre la décision du parti.  Mais le 25 octobre l’insurrection est victorieuse et le gouvernement soviétique s’installé à Petrograd. Le 4 novembre, après la victoire, les opposants à Lénine démissionnent du Comité Central pour avoir la liberté d’en appeler au parti pour soutenir leurs thèses: il ne faut pas, comme le soutient Lénine, constituer un gouvernement de parti, mais se servir du pouvoir conquis pour former un gouvernement de tous les partis soviétiques, c’est-à-dire avec les mencheviks et socialistes-révolutionnaires de droite représentés dans les Soviets. Il faut aussi convoquer la Constituante et la laisser fonctionner; ces positions sont défendues y compris dans le Comité Central, jusqu’à ce que prévale la ligne de Lénine et que la Constituante soit dispersée par les gardes rouges.

L’histoire de ces désaccords est somme toute brève. Les camarades dont il s’agit «ont reconnu leur erreur». C’est très juste et il ne s’agit pas ici de taper sur ces camarades. Mais qu’ils aient reconnu leur erreur face à la victoire de la révolution et à sa consolidation, c’était inévitable à moins de passer carrément dans le camp de la contre-révolution. Reste le problème dont toute la gravité ressort de cette simple observation: si Lénine avait été en minorité au Comité Central, si l’insurrection avait échoué à cause de la méfiance envers elle répandue au préalable par une partie de ses chefs, ceux-ci auraient tenu exactement le même discours que les camarades responsables de la direction du parti allemand lors la crise d’octobre 1923. Ce que Lénine a conjuré en Russie, l’Internationale n’a pu le conjurer en Allemagne. Dans ces conditions, si l’ Internationale veut réellement vivre dans la tradition de Lénine, elle doit faire en sorte de ne plus se retrouver dans cette situation: l’histoire n’est pas généreuse en occasions révolutionnaires, et les laisser passer entraîne les conséquences douloureuses que nous connaissons et dont nous souffrons tous.

Les camarades doivent considérer que le contenu du débat ne se retrouve pas entièrement dans les motifs avancés dans la motion publique qui blâme Trotsky, ni dans les arguments polémiques répétés et résumés par l’auteur des articles signés A.P. Pour ce qui concerne le camarade Trotsky, les problèmes qui ont été soulevés posés se ramènent à ce que j’ai exposé; mais il est vrai que de l’autre côté on a répondu en faisant le procès de l’activité politique menée par le camarade Trotsky durant toute sa vie. On a parlé d’un «trotskisme» qui aurait existé de façon continue contre le léninisme de 1903 à aujourd’hui, et qui se serait toujours présenté comme une lutte de droite contre les orientations du parti bolchevique. C’est ainsi qu’on a envenimé les désaccords, mais, pire, qu’on a détourné la discussion en éludant le problème vital posé par Trotsky dans les termes que nous avons rapportés.

Je ne dirai que quelques mots des accusations lancées contre Trotsky en dehors des questions soulevées dans sa préface.

Il a bien existé un trotskisme entre 1903 et 1917; c’était en fait une attitude de centrisme à mi-chemin entre mencheviks et bolcheviks, plutôt confuse et théoriquement douteuse, oscillant en pratique de droite à gauche, et qui a été justement combattue sans trop de ménagements par Lénine, comme c’était son habitude vis-à-vis de ses opposants. Dans aucun de ses écrits de 1917 et après, c’est-à-dire depuis son adhésion au parti bolchevique, Trotsky n’a revendiqué ses opinions de l’époque. Il les reconnaît comme erronées: dans sa dernière lettre au Comité Central il dit qu’il «considère le trotskisme comme une tendance disparue depuis longtemps». On l’a accusé de n’avoir parlé que d’«erreurs d’organisation».

 Mais il ne faut pas chercher la rupture de Trotsky avec son passé anti-léniniste dans un acte légal d’abjuration, mais dans ses œuvres et ses écrits d’après 1917. Dans la préface, Trotsky tient à démontrer son accord complet avec Lénine avant et pendant Octobre; mais il se réfère explicitement à la période qui a suivi la révolution de Février, et il observe qu’avant même de rentrer en Russie, il avait exprimé dans des articles écrits en Amérique des opinions comparables à celles de Lénine dans ses lettres de Suisse. Il ne songe pas à cacher que c’est lui, qui, devant les enseignements de l’histoire, se portait ainsi sur le terrain de Lénine, qu’il avait jadis combattu à tort.

Trotsky discute avec le droit et la position de membre du parti bolchevique qui reproche à la droite de son parti une attitude qui répète les mêmes erreurs mencheviques de la période de la révolution. Le fait d’avoir été, dans l’époque précédent la révolution et la lutte suprême, indemne de telles erreurs et aux côtés de Lénine, à son école, donnait seulement de plus grands devoirs aux lieutenants de Lénine pour soutenir valablement l’action et ne pas tomber dans des erreurs de droite.

C’est donc renverser complètement les termes du débat que d’attribuer à Trotsky, en s’appuyant sur des informations partiales, la position selon laquelle la révolution prolétarienne était impossible en Russie avant qu’elle ait eu lieu dans d’autres pays, thèse que la préface à «1917» critique au contraire comme ayant été à la racine des erreurs de la droite.

Si nous admettions qu’il y ait d’un nouveau trotskisme, ce qui n’est pas le cas, aucun lien ne pourrait le rattacher à l’ancien. De toute façon le nouveau trotskysme serait de gauche, tandis que ce l’ancien était de droite. Et entre les deux se situe une période d’activité communiste magnifique de Trotsky contre les opportunistes social-démocrates, reconnue d’ailleurs sans hésitation par tous les autres collaborateurs de Lénine comme rigoureusement bolchevique.

 Où la polémique de Lénine contre les opportunistes se trouve-t-elle mieux secondée que dans les écrits de Trotsky, et il suffit d’en citer un seul: «Terrorisme et communisme»? Dans tous les congrès du Parti russe, des Soviets, de l’Internationale, Trotsky a fait des rapports et des discours qui tracent de manière fondamentale la politique du communisme au cours de ces dernières années; et ils ne se sont jamais opposés à ceux de Lénine dans les questions centrales: jamais, absolument, si nous parlons des Congrès internationaux, dont Trotsky a toujours préparé les manifestes officiels, dans lesquels il a partagé, pas à pas, avec Lénine, la polémique et l’œuvre accomplie pour consolider la nouvelle Internationale en la débarrassant des résidus opportunistes.

Aucun autre interprète de Lénine n’a atteint dans cette période la sûreté de conception de Trotsky dans les questions fondamentales de la doctrine et de la politique révolutionnaires, alors qu’il s’était hissé au niveau du maître dans l’efficacité, la précision de la présentation et de l’explication de ces questions, dans la discussion et la propagande.

Je ne veux même pas parler de la part prise par Trotsky en tant que dirigeant dans la lutte révolutionnaire et dans la défense politique et militaire de la révolution, parce que je n’ai ni le besoin ni l’intention de faire son apologie; mais je crois que, ce passé, on doit du moins l’invoquer pour souligner l’injustice qu’il y a à exhumer le vieux jugement de Lénine sur l’amour de Trotsky pour la «phrase révolutionnaire» de gauche, insinuation qu’il est bon de réserver à ceux qui ont montré qu’ils ne savent voir les révolutions que de loin, et peut-être à beaucoup d’ultra-bolcheviks d’Occident.

On dit que Trotsky a représenté les éléments petit-bourgeois durant la précédente discussion dans le parti. Nous ne pouvons pas reprendre ici tout le contenu de cette discussion, mais on ne saurait oublier: premièrement, qu’en ce qui concerne la politique économique de la république, la majorité du parti et du Comité Central ont repris les propositions de l’opposition et de Trotsky; deuxièmement, que l’opposition avait une composition hétérogène et que de même qu’on ne peut attribuer à Trotsky les opinions de Radek sur la question allemande, de même il est inexact de lui attribuer celles de Krassine et d’autres en faveur de concessions plus importantes au capital étranger; troisièmement, que dans la question de l’organisation interne du parti, Trotsky ne soutenait pas le fractionnisme systématique et la décentralisation, mais une conception marxiste, ni mécanique ni étouffante, de la discipline. La nécessité d’y voir plus clair dans cette question importante se fait chaque jour plus urgente; cela exigerait d’ailleurs un exposé particulier. Mais l’insinuation que Trotsky s’est fait le porte-parole de tendances petites bourgeoises est détruite par l’accusation selon laquelle il sous-estimerait le rôle des paysans dans la révolution par rapport à celui du prolétariat industriel - autre axe gratuit de la polémique, alors que les thèses agraires de Lénine ont trouvé en Trotsky un disciple et un partisan fidèle (à ce propos Lénine ne défendait pas de dire qu’il avait volé le programme des socialistes-révolutionnaires). Toutes ces tentatives pour prêter à Trotsky des traits anti-bolcheviques ne nous persuadent en rien.

Trotsky s’est opposé à Lénine, après la révolution, sur la question de la paix de Brest-Litovsk et sur celle du syndicalisme d’Etat. Il s’agit là de questions sans aucun doute importantes, mais elles sont pas suffisantes pour qualifier d’anti-léninistes d’autres leaders qui avaient alors les mêmes positions que Trotsky. Ce n’est pas sur des erreurs partielles de ce genre qu’on peut bâtir un montage complexe pour faire de Trotsky notre Antéchrist à coups de citations et d’anecdotes où la chronologie comme la logique sont mises sans dessus dessous.

On dit aussi que Trotsky est en désaccord avec l’Internationale sur l’analyse de la situation mondiale, qu’il la considère avec pessimisme, et que les faits ont démenti sa prévision d’une phase démocratico-pacifiste. C’est un fait que c’est à lui que fut confié le mandat de rédiger le Manifeste du Ve Congrès précisément sur ce sujet, et que celui-ci a été adopté avec d’insignifiantes modifications. Trotsky parle de la phase pacifiste comme d’un «danger» contre lequel les communistes doivent réagir en soulignant, dans les périodes démocratiques, l’inévitabilité de la guerre civile et de l’alternative entre les deux dictatures opposées. Pour ce qui est du pessimisme, c’est justement lui qui dénonce et combat le pessimisme des autres, en affirmant, comme le disait Lénine en Octobre, que si on laisse passer le moment opportun pour la lutte insurrectionnelle, il s’en suit une période défavorable: la situation en Allemagne n’a que trop confirmé cette analyse.

Le schéma de Trotsky sur la situation mondiale ne se borne pas à voir partout l’installation de gouvernements bourgeois de gauche; c’est au contraire une analyse profonde des forces en jeu dans le monde capitaliste, qu’en réalité aucune déclaration de l’Internationale ne remet en cause, basée sur la thèse fondamentale de l’insurmontabilité de la crise capitaliste actuelle.

Les éléments anti-bolcheviques soutiendraient Trotsky. Bien évidement, ceux-ci doivent se réjouir devant l’affirmation officielle selon laquelle un de nos grands dirigeants aurait rejeté nos positions politiques fondamentales, qu’il serait contre la dictature et pour le retour à des formes petites bourgeoises, etc. Mais déjà des journaux bourgeois ont reconnu qu’il n’y avait rien à espérer, que Trotsky plus que tout autre est contre la démocratie et pour la violence implacable de la révolution contre ses ennemis.

Si bourgeois et social-traîtres espèrent réellement que Trotsky entreprenne une révision du léninisme ou du communisme dans leur direction, ils en seront pour leurs frais. Seuls le silence et  l’inaction de Trotsky pourraient donner quelque vraisemblance à ces racontars, à ces spéculations de nos ennemis. Par exemple, la préface dont il est question a été publiée, sans doute,  par une revue fasciste; mais la rédaction a été contrainte de signaler à la fin du texte que, par pitié, nul ne s’imagine que l’opinion de la revue soit la moins du monde proche de celle de Trotsky. Et «l’Avanti!» fait tout simplement rire quand il fait l’éloge de Trotsky, alors même qu’il publie le passage où, pour soutenir ses thèses, celui-ci cite le cas italien comme démonstration de l’échec de la révolution à cause de l’insuffisance des partis, en se référant donc précisément au parti socialiste!

 Les droitiers allemands accusés de trotskysme se sont récriés que ce n’était pas vrai, parce qu’ils soutiennent exactement le contraire de ce que Trotsky a écrit: l’impossibilité de la révolution d’Octobre 1923 en Allemagne. Et puis ces prétendues solidarités venues de bords opposés ne peuvent jamais servir d’argument pour établir nos orientations: l’expérience nous l’a désormais appris

Trotsky doit être jugé sur ce qu’il dit et ce qu’il écrit. Les communistes ne doivent pas faire des questions de personnes; si un jour Trotsky trahissait, il faudrait le brûler sans égards. Mais il ne doit pas être convaincu de trahison par les excès de ses contradicteurs ou leur position privilégiée dans le débat. Toutes les accusations sur son passé tombent par la simple observation qu’elles ont été provoquées par sa préface à «1917» qui ne se rapporte pas du tout à cette question, alors qu’auparavant ces attaques n’avaient pas été jugées nécessaires.

La polémique contre Trotsky a laissé chez les travailleurs un sentiment de peine et a fait naître sur les lèvres de nos ennemis un sourire de triomphe. Et bien, nous voulons qu’amis et ennemis sachent que même sans et contre Trotsky le parti prolétarien saurait vivre et vaincre. Mais tant que les conclusions sont celles auxquelles le débat conduit aujourd’hui, Trotsky n’est pas homme à passer à l’ennemi.

 Dans ses déclarations il n’a pas renié une ligne de ce qu’il a écrit, et cela n’est pas contraire à la discipline bolchevique; mais il a déclaré aussi qu’il n’avait jamais voulu constituer une fraction sur une base politique et personnelle et qu’il était plus que jamais discipliné au parti. On ne pouvait pas attendre à autre chose d’un homme qui est parmi les plus dignes d’être à la tête du parti révolutionnaire.

Mais au-delà de la question sensationnelle de sa personnalité, les problèmes qu’il a soulevés restent: ils ne doivent pas être éludés, mais affrontés.

8 février 1925

 


 

(1) Le plénum du Comité Central du PC russe, fin janvier 1925, accepte la démission de Trotsky de sa fonction de «Commissaire à la guerre» (ministre de la défense), définit le «trotskysme actuel» comme une «falsification du communisme» et accuse Trotsky de continuer çà défendre une «plate-forme anti-bolchevique». NdlR

 

 

Parti communiste international

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