Venezuela

Nationalisation de Sidor et «contrôle ouvrier» (1)

(«le prolétaire»; N° 490; Août-Octobre 2008)

 

Au mois d’avril dernier tous les groupes de gauche et d’extrême-gauche du Venezuela et d’ailleurs s’exclamaient à qui mieux mieux: «la classe ouvrière a triomphé à Sidor!». Chavez venait d’annoncer la nationalisation ou plutôt la re-nationalisation de la plus grande entreprise sidérurgique du pays (et de la région), la quatrième d’Amérique Latine.

 L’entreprise Sidor qui avait été constituée pour fournir l’industrie pétrolière nationale en tuyaux, fut privatisée en 1997; elle passa sous le contrôle d’un groupe à capitaux italo-argentins, Ternium - Techint, qui acheta 60% des actions.

Techint a été fondé en Argentine après la dernière guerre par l’industriel italien de l’acier Agostino Rocca. Soutien de Mussolini, Rocca s’était vu confier la direction des sidérurgies d’Etat, et le poste de secrétaire des Industries Métallurgiques de Guerre en 1933, etc.

Mais la perspective d’une défaite de l’Allemagne l’amena, comme d’autres bourgeois italiens, à prendre ses distances avec le régime mussolinien à partir de 1943 et à prendre des contacts avec la résistance pro-américaine. Arrêté lors de l’épuration à la libération, il put ainsi être rapidement libéré; il jugea cependant plus prudent d’aller fonder des entreprises en Argentine, tandis que le groupe familial prospérait dans l’Italie en pleine reconstruction.

Techint est devenue le plus grand groupe industriel d’Argentine, producteur d’acier et de pétrole; les dirigeants politiques argentins ne peuvent rien lui refuser, comme en ont fait foi les déclarations de soutien de la présidente Kirchner pour obtenir un «prix juste» de Chavez.

 Et lorsque en mai de l’année dernière Chavez avait déjà menacé de nationaliser l’entreprise, le président Kirchner (prédécesseur de son épouse à la présidence argentine) avait déjà volé au secours de Techint. Chavez reprochait à Sidor de vouloir vendre ses produits sur le marché international à un prix plus élevé, plutôt qu’à la PDVSA, la société pétrolière nationale, obligeant celle-ci à importer ses tuyaux à ce même prix international. Or si la flambée des prix du pétrole lui fait gagner beaucoup d’argent, il semble que la PDVSA souffre périodiquement de problèmes de trésorerie, peut-être en raison des ponctions qui lui sont faites de tous côtés...

La privatisation de Sidor s’est accompagnée d’une forte aggravation de l’exploitation de ses travailleurs; outre un accroissement de l’intensité de travail, les travailleurs ont perdu une série d’avantages qui leur étaient accordés auparavant comme les soins médicaux, crèches, etc.

Surtout, sur les 13.500 travailleurs, il ne sont maintenant plus que 4500 à avoir un emploi fixe et être employés directement par l’entreprise, les 9000 autres étant «externalisés» (tercerizados) c’est-à-dire employés par des entreprises sous-traitantes avec des contrats précaires et des salaires plus bas. En définitive les travailleurs de Sidor ont connu une forte détérioration de leurs condition, qui est devenue bien inférieure à celles des autres travailleurs des grandes entreprises de la zone.

En 2007 lors du renouvellement du contrat collectif des travailleurs fixes, le syndicat SUTISS mit en avant la revendication d’une augmentation de 300% des salaires (soit une augmentation de 80 Bolivars du salaire horaire) pour récupérer les pertes subies par les travailleurs, ainsi que d’autres revendications socio-économiques, et l’extension du contrat collectif aux travailleurs externalisés.

Les négociations durèrent pendant... 17 mois, 17 mois au cours desquels le syndicat fit tout ce qu’il pouvait pour empêcher une lutte réelle des travailleurs, organisant à sa place des grèves partielles et temporaires, des manifestations-processions, etc., et surtout appel à l’intervention du gouvernement et demande de nationalisation de Sidor. Entre-temps il avait réduit ses revendications à 53 bolivars; la direction proposait 45 et avait accepté de réintégrer 600 externalisés.

Le gouvernement envoya en début d’année son ministre du travail, le «trotskyste» Jose Ramon Rivero, qui avait réussi à régler le conflit social à la PDVSA. Cependant à Sidor ni la démagogie démocratique (organisation d’un référendum parmi les salariés), ni les menaces de Rivero, ni l’utilisation de la Garde Nationale contre les grévistes, ne réussirent à résoudre le conflit, c’est-à-dire à calmer les travailleurs; à plusieurs reprises ceux-ci débordaient les consignes syndicales en se lançant dans des mouvements de grève spontané, tandis que des mouvements de solidarité rencontraient un écho croissant dans les autres entreprises de la région.

 C’est dans cette situation de plus en tendue que le gouvernement annonça soudainement en avril la nationalisation de l’entreprise.

 Orlando Chirino, dirigeant de la centrale syndicale UNT et de son courant C-CURA («Courant Classiste, Unitaire, Révolutionnaire, Autonome»), fit la déclaration suivante, exprimant l’opinion de tout l’arc politique et syndical de gauche et d’extrême-gauche vénézuélien: «Sans aucun doute, la nationalisation de Sidor (...) est le résultat de la lutte et de la mobilisation que les travailleurs ont mené depuis plus d’un an et demi. Elle est un triomphe indiscutable de travailleurs et un exemple pour toute la classe ouvrière vénézuélienne».

Chririno ajoutait: «Les vaincus sont la multinationale Ternium et le gouvernement du président Chavez lui-même qui jusqu’à la semaine dernière appuyait l’entreprise, à travers l’attitude du ministre du travail. (...) Le changement d’attitude du gouvernement, et l’annonce d’un début de processus de nationalisation encore indéfini, est un triomphe catégorique des grèves ouvrières et de l’autonomie syndicale» (1).

 Après les bruyantes déclarations de victoires venant de tous côtés, il est compréhensible que les travailleurs de Sidor réagirent avec allégresse à cette annonce.

Nous avons publié un communiqué pour expliquer que, nationalisée ou pas, Sidor restait entre les mains des exploiteurs et que les prolétaires ne pouvaient compter sur leur lutte pour obtenir satisfaction sur leurs revendications (2). Nous y expliquions: «Cette nationalisation, pas même une expropriation, payée jusqu’au dernier bolivar, est significative de la politique et de la nature du gouvernement actuel au Venezuela; elle nous indique que nous sommes en présence d’un gouvernement bourgeois classique qui, en tant que tel, a horreur d’attaquer la propriété privée.

Que cette nationalisation soit totale ou partielle ne change rien au sort des travailleurs et à leur exploitation par un patron (dans ce cas l’Etat) national ou étranger. Leur exploitation est due aux lois inhérentes au fonctionnement du mode de production capitaliste: salariat, division du travail, concurrence, marché, etc. (...) Pour se défendre, il n’y a pas d’autre possibilité que la lutte unie des prolétaires contre les capitalistes et leur Etat!»

 

*   *   *

Il n’a pas fallu bien longtemps pour que la réalité émerge de l’euphorie abondamment diffusée par toutes les organisations et tous les courants faussement «ouvriers» et «révolutionnaires».tc "Il n’a pas fallu bien longtemps pour que la réalité émerge de l’euphorie abondamment diffusée par toutes les organisations et tous les courants faussement «ouvriers» et «révolutionnaires»."

En dépit de tous se beaux discours sur la nouvelle «entreprise socialiste» qu’allait devenir Sidor, le contrat de travail finalement signé le 6 mai au palais présidentiel entre la direction et Sutiss en présence de Chavez, était bien éloigné des revendications pour lesquelles les travailleurs se mobilisaient depuis des mois: 53 bolivars d’augmentation, mais dont seulement 33 à la signature de l’accord, 10 de plus en novembre et 10 autres l’année prochaine; étant donné que l’inflation galopante dans le pays va rapidement ronger les augmentations futures prévues, cela signifie que le syndicat a encore abaissé ses prétentions par rapport à ce qu’il demandait avant la nationalisation! Une prime au mérite de 10% est obtenue ainsi que le paiement revalorisé des vacances.

 Quant aux «externalisés», seuls 800 d’entre eux seront repris par l’entreprise - à peine deux cent de plus que ce qui avait été accepté par Ternium. Et comme par hasard, on apprendra plus tard que ces 800 salariés sont en fait des vigiles, chargés de protéger l’entreprise et fliquer les travailleurs...

La nouvelle de la conclusion de cet accord provoqua la stupeur des «externalisés». Ils décidèrent le 7 mai d’occuper les locaux syndicaux pour tenter d’avoir une réponse à leurs questions: pourquoi le syndicat avait abandonné toute une série de revendications, comment seraient choisis les travailleurs réintégrés, bref, quel allait être leur sort? L’occupation reprit le lendemain, mais dans le climat d’incertitude régnant, les dirigeants syndicaux réussirent à les démobiliser en disant que les négociations aller se mettre en place et que tous les problèmes ne pouvaient se résoudre d’un coup.

Le 12 mai, lors d’une cérémonie de signature de la loi sur la nationalisation de Sidor et de signature du nouveau contrat de travail Chavez reprit le même discours, alternant menaces et promesses.

Maintenant, dit-il, les ouvriers doivent avoir «un nouveau comportement», où le conflit laisse la place à «une relation d’affection et de collaboration, où les différences fraternelles doivent amener à des ententes, comme frères et camarades, parce que devons tous prendre soin des intérêts de la patrie, de la révolution, pour que nous construisions le socialisme à Sidor».

A l’intention des «externalisés» dont il assura qu’il avait leur sort à coeur, il déclara: «ne désespérez pas, ne venez pas me demander d’avoir en un jour ce que vous n’avez pas obtenu en 10 ans»; mais «qu’il ne sorte pas des manipulateurs parmi vous, parce que je les dénoncerai (...). Je n’accepte pas les manipulations ni le chantage [et, vous] les dirigeants ouvriers, attention à ne pas vous laisser emporter par le syndicalisme» [à l’évidence, ce qu’il voulait dire, c’est attention à ne pas trop défendre les intérêts ouvriers].

Il ajouta: «celui qui vient me demander de but en blanc que je signe la réintégration de 5 à 10 000 travailleurs est un fou», suscitant, selon la presse, les applaudissements de l’assistance; la demande de réintégration de tous les travailleurs faisant partie selon lui des «attitudes contre-révolutionnaires» qui existent à Sidor.

Il termina en appelant à «l’union de la classe ouvrière, des Forces Armées, des paysans, des étudiants, de tous les Vénézuéliens, pour que malgré les différences, nous ayons la maturité de mettre au dessus des intérêts particuliers, l’intérêt général qui est la Révolution Bolivarienne» (3).

Outre l’appel classique de tous les bourgeois aux prolétaires pour qu’ils sacrifient leur intérêt de classe à un supposé intérêt général qui n’est jamais autre chose que l’intérêt du capitalisme, on voit que Chavez utilise à fond la très vieille démagogie réformiste selon laquelle nationalisation = socialisme pour demander aux travailleurs d’abandonner leurs revendications et la lutte, menaçant ceux qui n’obtempéreraient pas, d’être combattus comme manipulateurs et contre-révolutionnaires: la nationalisation de Sidor est avant tout une arme contre les travailleurs!

Depuis lors, les négociations se poursuivent toujours avec Techint. La nationalisation est en réalité un rachat d’actions suffisant pour que l’Etat vénézuelien ait la majorité absolue des parts, étant entendu que le gouvernement veut laisser une participation minoritaire à l’actionnaire argentin et un poste de directeur pour être sûr qu’il continue ses activités dans le pays. Techint demande un prix qui ne soit pas inférieur à 2400 millions de dollars pour 50 % des actions; le 15 juillet Chavez, qui disait vouloir négocier à l’amiable, a déclaré qu’un accord de base sur les prix était trouvé; selon la presse vénézuélienne il serait de 2000 millions de dollars, auquel s’ajouterait des livraisons gratuites de produits.

Le 11 juin Chavez et ses principaux ministres réunissait les 500 patrons les plus importants du pays dans un hôtel luxueux de la capitale. A l’issue de cette réunion dite de «relance productive», toute une série de mesures en faveur des entreprises étaient annoncées; l’objectif était de faire du Venezuela une «puissance moyenne» par une grande «Alliance Stratégique Nationale» avec les capitalistes nationaux.

Pendant que le gouvernement fait ainsi des sourires et des offres sonnantes et trébuchantes aux capitalistes tout en parlant de révolution, les travailleurs continuent à être exploités comme toujours - par les mêmes capitalistes et leurs confrères!.

A Sidor, dans la prétendue entreprise «socialiste» (toujours dirigée par la même direction), plus de 8000 travailleurs «externalisés» continuent de travailler dans les mêmes conditions bestiales, attendant toujours que la commission qui devait s’occuper de leur future réintégration se mette en place...

 

(A suivre)

 


 

(1) cf www.aporrea.org/trabajadores/a54788.html

(2) «La nationalisation de Sidor, une victoire pour les ouvriers? Avant ou après sa nationalisation, Sidor restera entre les mains des exploiteurs!», 18 avril 2008.

(3) cf www.soitu.es/soitu/2008/05/12/info/1210629092_485226.html

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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