Karl Marx

Les luttes de classes en France

(extraits- fin)

(«le prolétaire»; N° 499; Mars - Avril 2011)

Retour sommaires

 

 

Nous publions ci-dessous la deuxième partie des extraits du texte de Marx sur les luttes de classes en France en 1848. Marx fait une critique impitoyable des illusions démocratiques répandues par les républicains qui croyaient aux vertus magiques des élections. Il existe aujourd’hui dans les pays arabes de tels illusionnistes qui prêchent aux prolétaires les vertus de l’Assemblée constituante ou des élections libres. L’histoire a démontré, comme l’explique le texte, que ces illusions ne peuvent empêcher l’éclatement de la guerre civile entre les classes: c’est un avertissement pour les prolétaires du monde entier.

 

 *   *   *

 

Dès qu’elle s’est soulevée, une classe qui concentre en elle les intérêts révolutionnaires de la société trouve immédiatement dans sa propre situation le contenu et la matière de son activité révolutionnaire: écraser ses ennemis, prendre les mesures imposées par les nécessités de la lutte, et ce sont les conséquences de ses propres actes qui la poussent plus loin. Elle ne se livre à aucune recherche théorique sur sa propre tâche. La classe ouvrière française n’en était pas encore à ce point, elle était encore incapable d’accomplir sa propre révolution.

Le développement du prolétariat industriel a pour condition générale le développement de la bourgeoisie industrielle. C’est seulement sous la domination de cette dernière que son existence prend une ampleur nationale lui permettant d’élever sa révolution au rang d’une révolution nationale; c’est seulement alors qu’il crée lui-même les moyens de production modernes qui deviennent autant de moyens de son affranchissement révolutionnaire. Seule, la domination de la bourgeoisie industrielle extirpe les racines matérielles de la société féodale et aplanit le seul terrain sur lequel une révolution prolétarienne est possible. L’industrie française est plus évoluée et la bourgeoisie française est plus développée au point de vue révolutionnaire que celle du reste du continent. Mais la révolution de Février n’était-elle pas directement dirigée contre l’aristocratie financière ?

Le fait a prouvé que ce n’était pas la bourgeoisie industrielle qui régnait sur la France (...).

Si, par conséquent, le prolétariat français possède, au moment d’une révolution à Paris, un pouvoir et une influence réels qui l’incitent à pousser son assaut au delà de ses moyens, dans le reste de la France il est concentré en quelques points disséminés où l’industrie est centralisée et il disparaît presque complètement parmi le nombre supérieur de paysans et de petits bourgeois.

La lutte contre le capital, sous sa forme moderne développée, à son point culminant, la lutte du salarié industriel contre le bourgeois industriel, est en France un fait partiel qui, après les journées de Février, pouvait d’autant moins fournir le contenu national de la révolution que la lutte contre les formes d’exploitation secondaires du capital, la lutte des paysans contre l’usure des hypothèques, du petit bourgeois contre le grand commerçant, le banquier et le fabricant, en un mot contre la faillite, était encore noyée dans le soulèvement général contre l’aristocratie financière.

Aussi s’explique-t-on aisément que le prolétariat de Paris ait cherché à faire triompher son intérêt à côté de celui de la bourgeoisie, au lieu de le revendiquer comme l’intérêt révolutionnaire de la société même, et qu’il ait abaissé le drapeau rouge devant le drapeau tricolore. Les ouvriers français ne pouvaient faire un seul pas en avant, ni toucher à un seul cheveu du régime bourgeois, avant que la masse de la nation placée entre le prolétariat et la bourgeoisie, la paysannerie et la petite bourgeoisie soulevées contre ce régime, contre la domination du capital, ait été contrainte par le cours de la révolution à se rallier aux prolétaires comme à leur avant-garde. C’est seulement par l’effroyable défaite de Juin que les ouvriers pouvaient acheter cette victoire.

A la commission du Luxembourg (1), cette création des ouvriers de Paris, reste le mérite d’avoir révélé, du haut d’une tribune européenne le secret de la révolution du XIX° siècle: l’émancipation du prolétariat. Le Moniteur devint fou furieux lorsqu’il lui fallut officiellement répandre les «rêves insensés» qui, jusqu’alors, étaient enfouies dans les écrits apocryphes des socialistes et ne venaient que de temps en temps, pareilles à des légendes lointaines mi-terrifiantes, mi-ridicules, résonner aux oreilles de la bourgeoisie. Surprise, l’Europe se réveilla brutalement de sa torpeur bourgeoise. Ainsi, dans l’esprit des prolétaires qui confondaient en général l’aristocratie financière avec la bourgeoisie, dans l’imagination de braves républicains qui niaient l’existence même des classes ou l’admettaient tout au plus comme une conséquence de la monarchie constitutionnelle, dans les phrases hypocrites des fractions bourgeoises jusque-là exclues du pouvoir, la domination de la bourgeoisie se trouvait abolie avec l’instauration de la République. Tous les royalistes se transformèrent alors en républicains et tous les millionnaires de Paris en ouvriers. Le mot qui répondait à cette suppression imaginaire des rapports de classe, c’était la fraternité, la fraternisation et la communauté universelles. Cette manière débonnaire de faire abstraction des antagonismes de classes, cet conciliation sentimentale des intérêts des classes antagonistes, cette exaltation enthousiaste au-dessus de la lutte des classes, cette fraternité fut la véritable devise de la révolution de Février; les classes n’étaient séparées que par un simple malentendu, et, le 24 février, Lamartine baptisa le Gouvernement provisoire: «un gouvernement qui suspend ce malentendu terrible qui existe entre les différentes classes». Le prolétariat de Paris se laissa aller à cette généreuse ivresse de fraternité (...).

Le 4 mai, se réunit l’Assemblée nationale issue des élections générales au suffrage direct. Le droit du suffrage universel ne possédait pas la vertu magique que lui avaient attribuée les républicains de vieille souche; ceux-ci voyaient dans toute la France, du moins dans la majorité des Français, des citoyens ayant les mêmes intérêts, le même discernement, etc. Tel était leur culte du peuple. Mais au lieu de leur peuple imaginaire, les élections mirent en lumière le peuple réel, c’est-à-dire des représentants des différentes classes dont il se compose. Nous avons montré pour quelle raison les paysans et petits bourgeois durent voter sous la houlette de la bourgeoisie belliqueuse et des grands propriétaires fonciers assoiffés de restauration.

Mais si le suffrage universel n’était pas la miraculeuse baguette magique pour laquelle de braves républicains l’avaient tenue, il avait le mérite infiniment plus grand de déchaîner la lutte de classes, de permettre aux différentes couches moyennes de la société bourgeoise de surmonter rapidement leurs illusions et leurs déceptions, de projeter d’un seul coup toutes les fractions de la classe des exploiteurs au sommet de l’État et de leur arracher ainsi leur masque trompeur, alors que la monarchie, avec son système censitaire, ne laissait se compromettre que certaines fractions déterminées de la bourgeoisie et gardait les autres en coulisse, les ceignant de l’auréole d’une opposition commune.

A l’Assemblée nationale constituante qui se réunit le 4 mai, les républicains bourgeois, les républicains du National avaient la haute main. Les légitimistes et les orléanistes eux-mêmes n’osèrent au début se montrer que sous le masque du républicanisme bourgeois. C’était seulement au nom de la République que pouvait être engagée la lutte contre le prolétariat.

C’est du 4 mai et non du 25 février que date la République, c’est-à-dire la République reconnue par le peuple français, et non pas la République imposée par le prolétariat parisien au Gouvernement provisoire, non pas la République aux institutions sociales, non pas l’image de rêve que caressaient les combattants des barricades. La République proclamée par l’Assemblée nationale, la seule légitime, c’est la République qui n’est pas une arme révolutionnaire contre l’ordre bourgeois, qui en est plutôt la reconstitution politique, la consolidation politique de la société bourgeoise; en un mot: la République bourgeoise. On l’affirma hautement à la tribune de l’Assemblée nationale et toute la presse bourgeoise, tant républicaine qu’anti-républicaine, s’en fit l’écho.

Nous avons vu que la République de Février n’était, en réalité, et ne pouvait être qu’une République bourgeoise, mais que le Gouvernement provisoire, sous la pression directe du prolétariat, fut obligé de proclamer que c’était une République pourvue d’institutions sociales; que le prolétariat parisien était encore incapable d’aller au delà de la République bourgeoise autrement qu’en idée, c’est-à-dire en imagination, que partout où il passait réellement à l’action, c’était au service de cette dernière qu’il agissait; que les promesses qui lui avaient été faites devenaient un danger insupportable pour la nouvelle République et que toute l’existence du Gouvernement provisoire se réduisait à une lutte continuelle contre les revendications du prolétariat.

A l’Assemblée nationale, c’était la France tout entière qui s’érigeait en juge du prolétariat parisien. Elle rompit aussitôt avec les illusions sociales de la révolution de Février, elle proclama carrément la République bourgeoise et rien que la République bourgeoise. Elle exclut aussitôt les représentants du prolétariat de la commission exécutive nommée par elle: Louis Blanc et Albert; elle rejeta la proposition d’un ministère spécial du Travail, elle accueillit par une tempête d’applaudissements la déclaration du ministre Trélat: «Il ne s’agit plus que de ramener le travail à son ancienne condition».

Mais tout cela ne suffisait pas. La République de Février fut conquise par les ouvriers avec l’aide passive de la bourgeoisie. Les prolétaires se considéraient à juste titre comme les vainqueurs de Février et ils avaient les prétentions arrogantes du vainqueur. Il fallait qu’ils fussent vaincus dans la rue, il fallait leur montrer qu’ils succombaient dès qu’ils luttaient non pas avec la bourgeoisie, mais contre elle. De même que la République de Février avec ses concessions socialistes eut besoin d’une bataille du prolétariat allié à la bourgeoisie contre la royauté, de même une seconde bataille était nécessaire pour détacher la République de ses concessions socialistes, pour forger officiellement la République bourgeoise. C’est les armes à la main qu’il fallait que la bourgeoisie réfutât les revendications du prolétariat. Et le véritable lieu de naissance de la République bourgeoise n’est pas la victoire de Février, c’est la défaite de Juin.

Le prolétariat précipita la décision, lorsque, le 15 mai, il envahit l’Assemblée nationale, tentant vainement de reconquérir son influence révolutionnaire sans autre résultat que de livrer ses chefs énergiques aux geôliers de la bourgeoisie. Il faut en finir! Avec ce cri, l’Assemblée nationale donnait libre cours à sa résolution de contraindre le prolétariat au combat décisif. La Commission exécutive promulgua un série de décrets provocants, comme l’interdiction des attroupements, etc. Du haut de la tribune de l’Assemblée nationale constituante, les ouvriers furent directement provoqués, injuriés, persiflés. Mais, comme nous l’avons vu, la véritable cible, ce fut les ateliers nationaux (3). Ce sont eux que l’Assemblée constituante désigna d’un geste impérieux à la Commission exécutive qui n’attendait que le moment d’entendre son propre projet devenir un ordre de l’Assemblée nationale. (...).

Les ouvriers n’avaient plus le choix : il leur fallait ou mourir de faim ou engager la lutte. Ils répondirent, le 22 juin, par la formidable insurrection où fut livrée la première grande bataille entre les deux classes qui divisent la société moderne. C’était une lutte pour le maintien ou l’anéantissement de l’ordre bourgeois. Le voile qui cachait la République se déchirait

On sait que les ouvriers, avec un courage et un génie sans exemple, sans chefs, sans plan commun, sans ressources, pour la plupart manquant d’armes, tinrent en échec cinq jours durant l’armée, la garde mobile, la garde nationale de Paris ainsi que la garde nationale qui afflua de la province. On sait que la bourgeoisie compensa ses transes mortelles par une brutalité inouïe et massacra plus de 3000 prisonniers.

Les représentants officiels de la démocratie française étaient tellement prisonniers de l’idéologie républicaine qu’il leur fallut plusieurs semaines pour commencer à soupçonner le sens du combat de Juin. Ils furent comme hébétés par la fumée de la poudre dans laquelle s’évanouissait leur République imaginaire.

Quant à l’impression directe que la nouvelle défaite de Juin produisit sur tous, le lecteur nous permettra de la décrire selon les termes de la Neue Rheinische Zeitung (4):

 Le dernier vestige officiel de la révolution de Février, la Commission exécutive, s’est évanoui comme une fantasmagorie devant la gravité des événements. Les fusées lumineuses de Lamartine sont devenues les fusées incendiaires de Cavaignac. La fraternité des classes antagonistes dont l’une exploite l’autre, cette fraternité proclamée en Février, inscrite en grandes lettres au fronton de Paris, sur chaque prison, sur chaque caserne, - son expression véritable, authentique, prosaïque, c’est la guerre civile, la guerre civile sous sa forme ta plus effroyable, la guerre entre le travail et le Capital. (...).

La révolution de Février fut la belle révolution, la révolution de la sympathie générale parce que les antagonismes qui y éclatèrent contre la royauté sommeillaient paisiblement côte à côte, à l’état embryonnaire, parce que la lutte sociale qui formait son arrière-plan n’avait acquis qu’une existence impalpable, l’existence des mots et de la phrase. La révolution de Juin est la révolution hideuse, la révolution répugnante, parce que les phrases ont laissé la place à la réalité, parce que la République a mis à nu la tête du monstre en lui arrachant la couronne qui le protégeait et la cachait. Ordre! Tel était le cri de guerre de Guizot. Ordre! cria Sébastiani, ce Guizot au petit pied, quand Varsovie devint russe, Ordre ! crie Cavaignac, écho brutal de l’Assemblée nationale française et de la bourgeoisie républicaine. Ordre! tonnaient ses coups de mitraille en déchiquetant le corps du prolétariat. Aucune des nombreuses révolutions de la bourgeoisie française depuis 1789 n’attenta l’ordre, car elles conservaient la domination de classe, l’esclavage des ouvriers, l’ordre bourgeois, quelques fréquents qu’aient été les changements de la forme politique de cette domination et de cet esclavage. Juin a porté atteinte à cet ordre. Malheur à Juin! (Neue Rheinische Zeitung, 29 juin 1848.)

Malheur à Juin! répond l’Europe en écho.

C’est la bourgeoisie qui força le prolétariat de Paris à s’insurger en Juin: elle signa ainsi sa propre condamnation. Son besoin immédiat, avoué, ne poussait nullement celui-ci à vouloir provoquer la chute de la bourgeoisie par la violence, il n’était pas encore de taille à accomplir cette tâche. Le Moniteur dut lui apprendre officiellement que le temps n’était plus où la République jugeait bon de rendre les honneurs à ses illusions, et seule sa défaite le convainquit de cette vérité que la moindre amélioration de son sort reste une utopie au sein de la République bourgeoise, utopie qui se change en crime dès qu’elle veut se réaliser. Les revendications, excessives par la forme, mesquines et même bourgeoises par le contenu, dont il voulait arracher la concession à la république de Février, furent supplantées par l’audacieuse devise révolutionnaire:

Renversement de la bourgeoisie! Dictature de la classe ouvrière!

 


 

(1) La «Commission du Luxembourg» avait été créée par le gouvernement provisoire pour «rechercher les moyens d’améliorer le sort des classes laborieuses». C’était un hochet accordé aux ouvriers à la suite d’une manifestation de 20.000 d’entre eux pour exiger du gouvernement qu’il prenne en compte leurs intérêts.

(2) les «Orléanistes» et les «Légitimistes» étaient les deux factions royalistes.

(3) Les «Ateliers nationaux» avaient été créés pour donner du travail aux ouvriers parisiens au chômage; ils étaient vus par les petit-bourgeois comme une dépense intolérable et par les bourgeois comme de dangereux foyers de troubles.

(4) La «Nouvelle Gazette Rhénane» était un quotidien publié par Marx, Engels et d’autres militants de la Ligue des communistes à Cologne de 1848 à 1849.

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

Retour sommaires

Top