Aperçu sur la Syrie (6)

L’économie syrienne

(«le prolétaire»; N° 507; Avril - Mai 2013)

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Depuis le début des manifestations en mars 2011, la guerre civile, selon les estimations de l’ONU, se serait soldée par près de 60.000 victimes et un million et demi de réfugiés (plus de 450.000 dans le seul Liban, selon le HCR); un rapport présenté par une organisation onusienne des Pays Arabes vient d’estimer les pertes pour l’économie de la Syrie à 48 milliards de dollars (équivalent à 80% du PIB annuel du pays avant les événements), les secteurs de l’industrie, des matières premières et des transports s’étant effondrés, d’abord sous le coup des sanctions européennes, puis de la désorganisation liée à la guerre civile. Mais examinons quelle était la situation à la veille de cette crise.

 

Une situation économique et sociale explosive

 

 La population actuelle du pays serait, selon certaines estimations, supérieure à  22  millions d’habitants. Une forte croissance démographique a fait qu’en cinquante ans le chiffre de la population a été multiplié par 4,5 environ: il se montait à moins de 5 millions en 1960. C’est une augmentation nettement supérieure à celle de ses voisins comme Israël (qui compte 7,5 millions d’habitants), le Liban (4,5 millions), la Jordanie (6 millions) ou la Turquie qui, avec ses 79 millions d’habitants,  reste cependant un véritable géant en comparaison des autres pays. Seul l’Irak, avec 32 millions d’habitants, a connu une augmentation de population comparable (4,2 fois). Si le taux de natalité a baissé, surtout avec la crise du milieu des années quatre-vingt, il reste nettement supérieure à celle de la plupart des Pays Arabes et le taux de fécondité est de 3,5 enfants par femme.

Cette hausse importante de la population s’est accompagnée d’un développement indéniable de la Syrie et un profond changement d’un pays qui était autrefois essentiellement agricole. Lors de la «grande révolte» de 1925 l’agriculture occupait ainsi près de 70% de la population et on ne dénombrait que 150 entreprises industrielles en majorité à capitaux européens (surtout français) dont aucune n’avait plus de 300 ouvriers.

Selon les statistiques officielles l’agriculture n’occupait plus au début des années 2000 qu’entre 25 et 30% de la population active, selon les sources, (contre 50% dans les années soixante-dix), mais seulement 14% dans le secteur dit «formel», le reste, soit un million de personnes, se trouvant dans le «secteur parallèle informel» (c’est-à-dire paysans sans terre et ouvriers agricoles sans aucun droit).  En 2007 elle représentait 20,4% du PIB, alors que l’industrie (au sens large: y compris le pétrole) en représentait 31,6% (dont 7,8% l’industrie proprement dite, «manufacturière» dans le jargon économique anglo-saxon) et les «services» (du commerce à la Fonction Publique) 48%.

Dès l’arrivée de Bachar el Assad au pouvoir une «contre-réforme agraire» a été enclenchée avec la privatisation des fermes d’Etat, allouées en parcelles aux anciens propriétaires expropriés lors de la réforme agraire et aux paysans sans terre. Inutile de dire que cela a abouti à la reconstitution de grandes propriétés, accentuant un processus déjà à l’œuvre, mais de façon déguisée, sous la forme de locations des terres (1). Dès 1986 les entreprises agricoles privées avaient été exemptées de toutes les lois relatives au code du travail, de toutes les restrictions sur la possession de devises, et de tous les règlements d’import-export, à condition de reverser le quart de leur production à l’Etat.

Avec le développement de l’irrigation, ces mesures avaient donné un coup de fouet à la production des cultures d’exportation, faisant de l’agriculture dans les années 90 une composante importante du produit national et du commerce extérieur. Les principaux produits agricoles exportés sont le coton brut, suivi du bétail et de produits agro-alimentaires.

Mais l’agriculture dans un pays aride comme la Syrie est très dépendante des aléas climatiques, et 4 années de sécheresse à partir de 2007 ont contraint pour la première fois à des importations de blé (dont la production a pourtant quintuplé depuis 1970), en même temps qu’elle provoquait une accélération de l’exode rural (20-30% de migrations de 2008 à 2009!) et la réapparition de la famine dans les villages du nord consécutive à la hausse des prix des produits alimentaires. 800 000 personnes de cette région auraient perdu leurs moyens d’existence, et 2 à 3 millions de personnes seraient en «situation d’insécurité alimentaire». La réaction gouvernementale a été tardive et insuffisante, alors que des plans anti-sécheresse sont en discussion... depuis dix ans! (2).

 

Un pays capitalistiquement peu développé

 

Sur le plan du commerce extérieur, la Syrie a encore le profil d’un pays sous-développé qui exporte essentiellement des matières premières; si l’on prend le PIB par habitant comme un indice, sans doute grossier, mais néanmoins instructif, du développement capitaliste, on constate qu’il est significativement inférieur à la moyenne des Pays Arabes du Proche Orient: 1822 euros contre 2998 (chiffres du FMI).

 En dépit de ce sous-développement relatif, la Syrie a cependant connu une importante évolution économique depuis son indépendance. Après la venue au pouvoir du Baas, l’Etat s’est employé à favoriser un développement industriel dont il a été le principal acteur après les nationalisations de la deuxième moitié des années soixante des rares grandes installations industrielles existantes, et, à partir des années soixante-dix, de la création de nouvelles.

Mais avec la crise financière de 1986, les ressources pour les investissements étatiques se tarirent, et le gouvernement se tourna vers les capitalistes privés. La croissance du secteur industriel privé sera rapide (la réussite la plus spectaculaire étant l’industrie pharmaceutique produisant sous licence ou des génériques, qui arrive à couvrir 80% des besoins du pays).

Mais c’est surtout le développement de la production pétrolière à partir de cette date qui a permis à la Syrie de surmonter ses difficultés. Cette production, modeste (0,5% de la production mondiale en 2010), est réalisée essentiellement par Shell (400 000 barils par jours au début des années 2000) et Total (anciennement Elf) associée à la société étatique SPC (Syrian Petroleum Company) (50 000 barils/jour à la même époque). Le pétrole représente aujourd’hui 20% des exportations syriennes et constitue 23% du revenu de l’Etat. Mais les réserves pétrolières sont en voie d’épuisement et la production de 610 000 barils par jour en 1995, est tombée à 385 000 en 2010. On estime que d’ici une quinzaine d’années la Syrie redeviendra importatrice de pétrole.

 Selon la Banque Mondiale, la croissance de l’industrie proprement dite atteignit les 14,9% par an au cours de la décennie 1997-2007 (avant l’éclatement de la crise économique internationale qui comme ailleurs a eu des retentissements négatifs). Mais les industries étatiques sont peu rentables et elles souffrent du manque d’investissements, tandis que les entreprises privées sont de petite taille: en 2008 il y avait selon les statistiques officielles pas moins de 199 000 entreprises industrielles, employant un total de 700 000 personnes, soit une moyenne de 3,5 employés par entreprise!

Comme en outre pratiquement les seules grandes entreprises sont celles d’Etat, on voit que l’immense majorité de ces entreprises privées «industrielles» relèvent en réalité de l’artisanat. Peu compétitives sur le marché mondial, les entreprises industrielles syriennes souffrent d’avoir perdu leurs marchés dans les pays du bloc soviétique, comme le montre le cas du textile.

L’industrie du textile et des vêtements, qui est la deuxième du monde arabe après l’Egyptienne, est la principale industrie syrienne. Employant près du quart de la main-d’oeuvre industrielle du pays, les 26 000 entreprises recensées (soit 3,8 employés par entreprise), sont situées à Alep et à sa région. Spécialisées dans des produits bas de gamme, elles sont soumises à une intense concurrence de la Turquie (avec qui des accords de libre-échange ont été passés), de l’Asie et des autres pays arabes auxquelles elles ne peuvent essayer de résister que par les très bas salaires de la main d’œuvre: la production de l’industrie textile a subi une diminution de 80% entre 2009 et 2010! On imagine les conséquences de cette débâcle sur les milliers de ces micro-entreprises: leurs patrons ruinés et leurs employés au chômage sont allés rejoindre les rangs des opposants au régime...

 

La condition ouvrière

 

Nous avons dans la structure de l’industrie une première explication du manque de réaction de la classe ouvrière en tant que telle: il n’y a pas en Syrie de grandes concentrations ouvrières comparables aux gigantesques usines textiles du nord de l’Egypte qui, par leurs luttes, ont donné le coup d’envoi aux mouvements de protestation qui conduisirent à la chute de Moubarak. Les prolétaires salariés syriens sont le plus souvent noyés dans la masse populaire des petits artisans, des petits commerçants et des paysans dont ils partagent les coutumes et le mode de vie; nombreux sont en outre ceux qui reviennent au monde rural lorsque l’emploi salarié fait défaut. On a ainsi par exemple signalé dès le début des années 90 un retour dans les exploitations agricoles de la périphérie de Homs de travailleurs qui les avaient quittées pour trouver un emploi dans l’industrie chimique ou dans des administrations qui se mettaient à licencier (3): le même phénomène s’est sans aucun doute reproduit ailleurs.

Face aux mauvaises conditions de vie et de travail, face à un chômage dépassant les 20%, il existait aussi une issue plus facile que la lutte dans un pays ultra-répressif et contrôlé (dans les entreprises, l’adhésion au syndicat unique, véritable police des travailleurs, est obligatoire): l’émigration, principalement au Liban voisin. Il n’existe pas de chiffres officiels, mais on estime le nombre de travailleurs syriens au Liban de 500 000 à un million; ils y constituaient jusqu’à 30 % de la main d’oeuvre à la fin des années quatre-vingt dix (4). Le retrait des troupes de Damas au début des années 2000 entraîna un départ en masse de ces travailleurs, mais ce départ ne fut que temporaire.

Relégués comme les Palestiniens dans les emplois les plus difficiles et les plus mal payés, parfois victimes de véritables pogroms, sans pratiquement aucun droit social, ils trouvent cependant au Liban des conditions bien meilleures que dans leur pays d’origine, qui font de cette émigration une très efficace soupape de sécurité des tensions sociales en Syrie. Mais les difficultés économiques au Liban tendaient dans la dernière période à restreindre cette opportunité pour les travailleurs syriens.

Depuis les mesures d’«ajustement structurel» des années quatre-vingt dix en Syrie, le chômage a atteint un niveau élevé; officiellement à 16% en 2009,  il était estimé en général être supérieur à 20% de la population active, touchant davantage les femmes et les jeunes. Il faut dire que 300 000 personnes arrivent chaque année sur le marché du travail, alors que l’économie est bien incapable d’offrir un nombre d’emplois correspondant.

En 2003, 38% des emplois se trouvaient dans le secteur «informel», sans aucun droit ni couverture sociale; mais en réalité une bonne partie des travailleurs faisant théoriquement partie du secteur formel sont en fait eux aussi des «informels»: en effet seuls de 14 à 22% (selon les études) des employés du secteur privé formel y sont inscrits à la Sécurité Sociale, pourtant obligatoire. Au total les deux-tiers des emplois (64%) dont 89% des emplois du secteur privé, auraient été informels; leur part était écrasante dans la construction, les transports et l’agriculture. Depuis cette date, la situation a empiré, en particulier à la suite de l’arrivée de centaines de milliers de réfugiés irakien.

Les salaires en Syrie sont très bas, comme nous l’avons dit. En 2003 le salaire moyen était de 4500 Livres, soit 3 euros par jour (5)! Et dans l’agriculture 80% des salariés avaient un salaire inférieur à ce niveau. Les salariés de la Fonction Publique avaient autrefois une situation privilégiée; mais leurs salaires ayant été bloqués, les fonctionnaires ont connu une forte baisse de leur ni veau de vie. En dépit de hausses accordées dans les années 2000, leurs salaires réels sont toujours bien inférieurs à ce qu’ils étaient dans les années 60 et 70.

On estime aujourd’hui que 80% des fonctionnaires touchent un salaire qui permet à une famille avec enfants de vivre seulement une dizaine de jours par mois. Trouver un deuxième emploi est donc vital pour eux, s’ils ne peuvent profiter de leur situation pour extorquer des bakchichs: un enseignant sera ainsi successivement chauffeur de taxi, gardien de nuit...

Mais la pire des situations est celle des journaliers du secteur informel; touchant des salaires véritablement de famine, incertains du lendemain, ils sont pieds et points liés aux patrons qui veulent bien les employer...

En face de cette situation dramatique des prolétaires, une couche de nouveaux capitalistes prolifère, amassant des fortunes fabuleuses grâce à leurs bonnes relations, comme le fameux Makhlouf, cousin d’el Assad, l’homme le plus riche de Syrie qui contrôlerait 60% de l’économie à travers ses différents holdings (6).

La libéralisation économique entreprise par Bachar el Assad, critiquée pour sa timidité par les capitalistes internationaux, a cependant bien fonctionné sur le plan des conditions de travail prolétariennes: le nouveau code du travail adopté en avril 2010 a essentiellement pour but d’alléger les contraintes pesant sur les employeurs (qui était pourtant rarement respectées dans les faits) et de supprimer les rares semblants de garantie existant pour les travailleurs. Par exemple les fonctionnaires pouvaient selon le nouveau code être licenciés sans motifs particuliers et sans recours possible...

 

*      *      *

 

Ce rapide tour d’horizon démontre que les causes de la brutalité et de l’omniprésence de la répression en Syrie ne sont pas à chercher dans le tempérament sanguinaire d’Assad père ou fils, mais dans la situation d’un capitalisme d’autant plus féroce qu’il est plus faible; sans cette répression, le pays aurait connu depuis longtemps une explosion sociale contre l’exploitation bestiale nécessaire au développement du capitalisme local. Mais l’affaiblissement de l’Etat syrien à cause de l’épuisement de la croissance économique, a fait qu’en dépit de la puissance de son appareil répressif, il n’a pu comme à Hama en 1982, écraser les foyers de révolte.

 Face aux progrès de la rébellion, le régime syrien peut encore s’appuyer sur les divisions communautaires que le colonialisme français avait cultivées selon le vieille politique du «diviser pour régner», et qu’il a laissé en héritage empoisonné à la Syrie indépendante.

Mais pour le capitalisme, la grande chance est l’absence en Syrie de toute force qui le remette en cause: autrement dit l’absence du prolétariat en tant que classe, organisé en parti et luttant pour le renverser par la révolution communiste. Cette absence dont les causes ne sont pas locales et contingentes, dues à l’histoire ou à la culture syriennes, mais historiques et générales (la défaite internationale de la révolution prolétarienne au siècle dernier et la formidable expansion du capitalisme après le bain de sang de la guerre mondiale), est la véritable tragédie de l’époque actuelle.

Les sanglants événements de Syrie sont un avertissement aux prolétaires du monde entier: s’ils ne trouvent pas la force de rompre avec toutes les orientations bourgeoises, qu’elles soient religieuses, nationales ou démocratiques, pour reprendre la voie de la lutte et de l’organisation indépendante de classe, les crises les plus aiguës seront retournées contre eux par les tenants du capitalisme et ils finiront comme chair à canon des affrontements bourgeois.

Une aide véritable aux prolétaires de Syrie ne réside pas dans un soutien sans principe, éventuellement en collaboration avec «notre» impérialisme, à des organisations rebelles intégralement bourgeoises et anti-prolétariennes (avec le prétexte qu’elles sont laïques) comme le proposent par exemple les néo-trotskystes du NPA (7); ou, pire encore, au régime de Assad «agressé par l’impérialisme» comme le voudraient les courants et partis néo-staliniens; même si elle ne peut être «immédiate», la véritable solidarité de classe due aux prolétaires de Syrie et d’ailleurs consiste à travailler, ici, au cœur des Etats qui dominent la planète, à la reconstitution de l’organisation de classe et à la reprise de la lutte prolétarienne révolutionnaire contre le capitalisme et l’impérialisme mondial.

Alors seulement pourra sonner l’heure de la vengeance de toutes les innombrables victimes du capitalisme, le plus cruel et le plus barbare de tous les modes de production que l’histoire ait connu.

 


 

(1) cf «La Syrie au présent», op. cit., p. 739-745. Le dédommagement des grands propriétaires expropriés lors de la réforme agraire a été évoqué à plusieurs reprises, sans doute pour essayer de se concilier cette classe sociale dont le soutien à l’Islamisme est avéré.

(2) cf  Libération, 29/9/2010

(3) cf http://remmm.revues.org/2719

(4) cf John Chalcraft, «The invisible cage. Syrian migrant workers in Lebanon», Stanford University Press, 2009, p. 148.

(5) Nous reprenons ici les chiffres donnés dans «Les travailleurs arabes hors-la-loi. Emploi et droit du travail dans les pays arabes de la Méditerranée», L’Harmattan 2011. Il s’agit d’une étude commanditée par le syndicat Commissions Ouvrières et le gouvernement espagnol dans le cadre d’un «Projet de Coopération syndicale» euro-méditerranéen, expression de la collaboration de classe pour essayer de prévenir les affrontement sociaux de l’autre côté de la Méditerranée...

(6) cf Financial Times du 21/4/2011. Selon le quotidien de la finance britannique, le mécontentement des bourgeois syriens n’a cessé de croître en raison de l’accaparement par un cercle restreint autour de la famille présidentielle des opportunités ouvertes par la libéralisation économique.

(7) voir l’article «Armer la résistance syrienne» de TEAN du 23/3/13, qui, se mettant explicitement dans la ligne d’une déclaration franco-anglaise «en faveur de l’armement de l’opposition armée non djihadiste», appelle à «l’aide militaire inconditionnelle aux résistants démocratiques et laïques» cf http://www.npa2009.org/taxonomy/term/2605. Cela revient à se mettre au service des manœuvres de notre impérialisme!

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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