Au Moyen-Orient, un tournant dans la politique impérialiste?

(«le prolétaire»; N° 509; Sept. - Oct. - Nov. 2013)

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La décision des impérialistes occidentaux cet été de finalement ne pas bombarder la Syrie, alors qu’une intervention militaire paraissait imminente, n’est pas une péripétie; elle marque un tournant dans la politique impérialiste au Moyen-Orient. Rappelons rapidement les événements.

Depuis plusieurs mois, alors que si l’insurrection en Syrie marquait des points, elle se révélait incapable de renverser un régime jouissant notamment de l’appui de l’Iran et de la Russie, les Etats-Unis, la France et la Grande-Bretagne agitaient avec de plus en plus d’insistance la perspective de leur implication militaire accrue, que ce soit sur le plan de la livraison d’armes ou même d’actions militaires «limitées» («zone d’exclusion aérienne», bombardements d’objectifs stratégiques, etc.). Dans cette perspective, des efforts diplomatiques étaient entrepris pour essayer de remettre sur pied la dite «Armée Syrienne Libre» en pleine déliquescence, et de constituer un rassemblement politique avec un minimum d’influence sur le terrain: il s’agissait pour les impérialismes occidentaux impliqués de trouver, de rassembler et d’organiser parmi la rébellion des forces politiques et militaires capables d’être un solide point d’appui pour leurs intérêts ou leurs ambitions en Syrie.

Comme dans le cas libyen, la Grande-Bretagne et la France avaient la position la plus en pointe dans cet activisme belliqueux alors que les Etats-Unis étaient plus en retrait, se contentant de tracer des «lignes rouges» dont le régime syrien était averti que leur franchissement entraînerait une «riposte» militaire. Il était déjà assez facile de voir que cette position, comme d’ailleurs l’insistance des dirigeants français sur le départ de Bachar El Assad (comme si ce seul individu constituait le problème), signifiait en réalité que la porte était implicitement ouverte à un compromis avec le régime.

L’attaque chimique, faisant des centaines de morts, d’un quartier de la banlieue de Damas aux mains des rebelles, constituait un franchissement incontestable de la ligne rouge américaine; une intervention militaire américano-franco-anglaise semblait donc inévitable. Cependant cette éventuelle intervention faisait immédiatement face à l’hostilité non seulement de la Russie et de la Chine, mais aussi d’alliés traditionnels des Etats-Unis: au premier chef l’Allemagne, fidèle comme en Libye à sa ligne selon laquelle elle n’a aucun intérêt en Méditerranée justifiant une guerre, mais aussi l’Espagne, l’Italie et d’autres pays moins importants de l’OTAN. Surtout, le gouvernement britannique, qui avait organisé un vote au parlement pour accroître la légitimité de sa participation à l’intervention, se voyait désavoué par les députés de sa propre majorité! A la suite de ce vote, le premier ministre Cameron, renonçant à demander une nouvelle consultation parlementaire, déclarait que la Grande-Bretagne ne participerait pas à l’intervention projetée, ne serait-ce que seulement en autorisant l’utilisation de ses bases militaires par des avions américano-français. Fait politique majeur, c’était la première fois depuis très longtemps que les impérialistes britanniques refusaient de participer à une action militaire américaine. Contrairement à ce qu’ont écrit certains groupes politiques qui affirment faire partie de la «gauche communiste» (1), le gouvernement britannique n’agissait pas ainsi sous la pression de l’ «opinion publique» – la dite opinion publique étant essentiellement une création des médias bourgeois – ou des électeurs hostiles à la guerre, car alors on ne comprendrait pas pourquoi le même gouvernement a été un acteur déterminant pour le déclenchement de la guerre en Libye, mais parce que des forces importantes au sein de la bourgeoisie étaient cette fois-ci hostiles à une action guerrière, à commencer par l’establishment militaire et les services secrets (2).

Alors que le gouvernement français n’en continuait pas moins ses déclarations martiales et accélérait ses préparatifs militaires, il était prévenu au dernier moment que le gouvernement américain avait décidé lui aussi de consulter son parlement, ce qui reportait ipso facto d’une semaine une attaque qui aurait dû être quasi-immédiate. Brusque souci démocratique d’Obama? Il s’agissait en réalité de laisser du temps aux négociations secrètes qui se menaient avec les Russes et qui allaient aboutir au «coup de théâtre» de l’annonce d’un accord pour le démantèlement de l’armement chimique syrien.

Toute cette suite d’événements et l’accord lui-même de désarmement chimique sont la démonstration que les Occidentaux ont renoncé à faire tomber le régime syrien: les rebelles se révélant incontrôlables et les tentatives de constitution de forces pro-impérialistes se soldant par autant d’échecs, la chute du régime serait grosse de trop de dangers pour l’ordre impérialiste régional. L’accord sur les armes chimiques doit donc, comme il est logique, être suivi par des négociations sinon pour résoudre le conflit, au moins pour geler les affrontements afin d’éviter ses conséquences déstabilisantes pour les pays voisins. Quant au sort malheureux des populations civiles qui est agité pour des raisons de propagande, il est toujours le cadet des soucis des impérialistes: les massacres et les tueries continuent, mais les médias n’en parlent plus...

Comme nous avons essayé de le montrer dans une étude sur ce pays, la Syrie s’est toujours historiquement trouvée au carrefour d’influences extérieures diverses et rivales. La guerre civile actuelle ne fait pas exception, divers Etats, grands impérialismes ou simples puissances régionales, y étant impliqués par leur soutien aux combattants de l’un ou l’autre bord. Du côté des rebelles, outre un soutien des impérialismes occidentaux dont il est difficile d’estimer la portée car il reste secret, l’Arabie Saoudite et les Etats du Golfe sont les principaux bailleurs de fond (et également fournisseurs d’armes), la Turquie ayant également un rôle croissant, et pas uniquement de base arrière. L’Egypte des Frères Musulmans avait pris partie pour les rebelles, alors que le nouveau pouvoir militaire penche plutôt du côté de Bachar Al Assad. Israël semble se contenter de bombarder de temps à autre des convois ou des concentrations d’armes à destination du Hezbollah libanais.

Une entente des Américains avec les Russes sur la Syrie, ouvrait la voie à un rapprochement avec l’autre soutien principal du régime de Damas, l’Iran. C’est ce qui vient d’avoir lieu avec les négociations de Genève, couronnée par un accord sur le nucléaire iranien qui est qualifié d’«historique» bien qu’il soit limité; cet accord a été critiqué ouvertement par Israël, et mezzo voce, par l’Arabie Saoudite.

Cependant  il ne faut pas se leurrer, nous ne sommes pas à la veille d’un renversement d’alliances au Moyen-Orient. L’administration Obama ne cesse de répéter que l’Asie est actuellement et à plus long terme la région du monde la plus importante pour les Etats-Unis; et pour ne pas se laisser distraire cet objectif, elle s’efforce de diminuer les tensions dans la poudrière moyen-orientale. Mais l’impérialisme américain ne peut se désengager d’une région qui reste vitale pour le capitalisme mondial, à cause d’abord (mais pas uniquement) de ses ressources en pétrole: qui contrôle le pétrole du Golfe, contrôle une source d’énergie irremplaçable pour les capitalismes européens, asiatiques et autres (les Etats-Unis étant beaucoup moins dépendants de ce pétrole que leurs concurrents). L’impérialisme américain a tout fait pour bloquer la montée en puissance de l’Iran dans le but d’empêcher que celui-ci devienne, à sa place, la puissance dominante dans le Golfe. Ce conflit d’intérêts subsiste au delà des variations politiques plus ou moins contingentes; il ne pourrait disparaître que si l’Iran, renonçant à une partie de ses intérêts nationaux, acceptait de passer sous la tutelle américaine. Nous n’en sommes pas là et la confrontation entre l’Iran et les Etats-Unis a encore de beaux jours devant elle.

 

La position de l’impérialisme français

 

Durant toute cette période, l’impérialisme français s’est distingué par ses positions particulièrement agressives et bellicistes. Le gouvernement Hollande a fait preuve d’une grande continuité avec la politique extérieure du gouvernement précédent: nouvelle démonstration que les intérêts capitalistes et impérialistes s’imposent aux différentes équipes en charge de la direction de l’Etat bourgeois, quelle que soit leur couleur politique. Le gouvernement français est resté le dernier, avec le gouvernement turc, à préconiser une intervention militaire en Syrie, et sur la question iranienne, il a été le plus hostile à un accord, au point de recevoir les félicitations des faucons américains et du gouvernement israélien! Comment cela s’explique-t-il?

La France, impérialisme de second rang mais pas moins avide pour cela, ne peut avoir une perspective aussi globale que les Etats-Unis; les intérêts de l’impérialisme tricolore sont beaucoup plus étroits et limités; il les défend avec d’autant plus d’agressivité qu’il n’a pas la puissance économique qui lui permettrait de le faire par des méthodes plus pacifiques, et il les défend sans se soucier des conséquences qui de toutes façons ne le toucheraient pas directement.

Sur la Syrie, il n’a cessé de balancer entre une politique de confrontation et des tentatives d’accommodement, suivant les avantages qu’il espérait en retirer à court terme, surtout pour ses investissements au Liban.

 Après avoir été à peu près chassé du marché iranien en raison des sanctions américaines, l’impérialisme français a reporté ses convoitises sur les ennemis de l’Iran (et par voie de conséquence de son allié syrien) que sont les pays du Golfe et l’Arabie Saoudite. Il y a déjà plusieurs années que, sous Sarkozy, la France a installé une base militaire dans les Emirats et qu’elle promet de défendre ces derniers contre l’Iran: c’est une carte bien utile pour pouvoir vendre des armes à ces pays avec qui les rapports économiques, et aussi politiques, n’ont cessé de se développer, même si les soutiens de «notre ami l’Emir du Qatar» à des mouvements «djihadistes» sont parfois un peu durs à avaler. Il en va de même pour ce qui est de l’Arabie Saoudite où de juteux contrats sont en discussion. L’hostilité vis-à-vis de l’Iran est pour l’impérialisme français la meilleure façon de promouvoir là-bas ses intérêts, y compris en jouant sur le mécontentement des monarchies pétrolières vis-à-vis des dernières péripéties de la politique américaine...

 

Pas d’alliance avec des forces bourgeoises!

 

Face à cet entrelacs sordide et sanglant d’intérêts capitalistes rivaux, porteurs de guerres et de massacres perpétuels, le danger pour les prolétaires est de se laisser prendre au piège d’une alliance avec telle ou telle force bourgeoise – et a fortiori avec leur Etat –, que ce soit au nom de l’urgence de la situation, de l’efficacité concrète de l’action ou parce qu’il faudrait d’abord lutter pour un objectif commun à tous (la paix, la démocratie, etc.) qui serait un préalable avant de pouvoir songer aux intérêts spécifiquement prolétariens. En réalité avec ce genre d’arguments qu’ils ressortent sans cesse, les bourgeois et petits-bourgeois cherchent tout simplement à utiliser la force potentiellement immense des prolétaires au service de leurs intérêts propres. Mais toutes les alliances interclassistes aboutissent au résultat que les prolétaires sont politiquement exploités par leurs prétendus alliés, de la même façon qu’ils le sont économiquement par les mêmes! S’ils ne veulent pas voir leurs intérêts perpétuellement sacrifiés, s’ils veulent conquérir la possibilité de s’émanciper, les prolétaires des pays impérialistes comme des pays «dominés» ravagés par les conflits, ne peuvent se rattacher qu’à la perspective de leur lutte de classe, indépendamment et contre tous les forces bourgeoises, laïques ou religieuses. Seule en effet cette lutte, unissant les prolétaires de toute nationalité et de toute confession et dirigée par leur parti de classe international, pourra renverser l’infâme ordre bourgeois et établir sur ses ruines le pouvoir des exploités et des opprimés, la dictature prolétarienne. Cette perspective semble sans aucun doute lointaine aujurd’hui, mais elle est la seule qui mérite de lutter pour elle, car elle constitue la seule solution pour en finir à jamais avec toutes les horreurs et tous les crimes engendrés sur la planète par la mode de production capitaliste.

 


 

(1) La Tendance Communiste Internationaliste (regroupement international autour de la Communist Workers Organisation britannique et de Battaglia Comunista) écrivait que le vote hostile du parlement britannique s’expliquait par le fait que les députés conservateurs avaient constaté l’absence de soutien à une intervention militaire parmi les électeurs de leurs circonscriptions! cf http://www.leftcom.org/it/articles/2013-09-23/siria-l-agonia-continuer%C3%A0.

Le CCI écrivait de même «ces bourgeoisies [américaine et occidentales - NdlR] ont affaire avec ce qu’elles appellent l’opinion publique (...). La population ne veut pas de cette intervention! (...) L’opinion publique défavorable à cette intervention (...) pose un problème aux bourgeoisies occidentales. Voici ce qui a finalement contraint la bourgeoisie anglaise à renoncer à intervenir militairement en Syrie», Révolution Internationale n°442 (septembre - octobre 2013).

L’«opinion publique», les électeurs, permettraient donc, par l’intermédiaire d’un vote au parlement [de députés conservateurs!], d’arrêter ou d’empêcher les guerres, plus besoin de luttes ouvrières, de révolution! Les réformistes parlementaristes auraient donc eu raison contre Lénine? Il semblerait que ces analyses aient quand même provoqué quelques remous, au moins dans le CCI, car le n° suivant de R.I. attribuait le revirement anglais non plus à l’opinion publique, mais aux divisions de la bourgeoisie...

(2) voir par exemple le financial times du 20/8/13 qui expliquait que militaires et services secrets britanniques étaient à fond contre une intervention militaire.

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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