En Argentine, le trotskisme et la dette

(«le prolétaire»; N° 512; Juillet- Septembre 2014)

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La dette «souveraine» (ou «publique») de l’Argentine est revenue cet été sur le devant de la scène économique, après que deux fonds (NML Capital et Aurelius Capital Management) aient obtenu d’un juge américain que l’Etat argentin leur paye l’intégralité de la part de la dette qu’il détienne, soit 1,3 milliards de dollars. On peut se rendre compte de l’énormité du profit attendu quand on sait que ces fonds justement dits «vautours» avaient acheté il y a quelques années des titres de cette dette pour quelques dizaines de millions de dollars à peine. Après la crise de 2001, en effet, l’Argentine s’était trouvée incapable de payer sa dette extérieure. Après de longues négociations qui ont duré plusieurs années, elle avait conclu des accords pour régler sa dette avec une décote d’environ 70% avec la plupart de ses créditeurs, trop heureux d’encaisser finalement quelque chose, à l’exception d’une poignée de fonds vautours. Grâce à ces accords, l’Argentine a pu ramener le pourcentage de sa dette par rapport au PIB, de 130% en 2000 à environ 47% en 2013; en outre maintenant près de la moitié de celle-ci est entre les mains d’organisations ou sociétés étatiques argentines. Mais si l’Etat argentin décidait de respecter le jugement américain, ses autres créanciers seraient fondés à demander, eux aussi, le paiement intégral des titres de dette dont ils sont en possession. La facture se monterait alors en dizaines de milliards de dollars et l’on se retrouverait dans la situation antérieure, alors même que le pays vient d’entrer en récession et qu’il souffre d’un déficit budgétaire et commercial: l’Etat argentin serait incapable de payer. Il manoeuvre donc pour éviter d’avoir à rembourser cette dette. Dans une situation de crise économique, de montées des tensions sociales et d’un renouveau des luttes ouvrières, quelle est l’attitude du principal courant qui s’affirme «révolutionnaire», les Trotskistes, divisés en nombreuses organisations?

 

Succès électoral

 

Ils viennent récemment d’enregistrer un réel et important succès électoral. Le Front de Gauche et des Travailleurs (FIT) a fait élire trois députés et a obtenu près de 1,2 million de voix aux élections d’octobre 2013. Dans les provinces de Salta, de Mendoza et de Neuquén, le FIT fait 19%, 14% et 10% des suffrages. Il a recueilli près de 500.000 voix dans la province de Buenos Aires.

Le FIT argentin est un front électoral qui rassemble les principaux courants de l’extrême gauche trotskyste: le Partido de los Trabajadores Socialistas (PTS, lié au Courant Communiste Révolutionnaire du NPA), le Partido Obrero, l’Izquierda Socialista (liée au Groupe Socialiste Internationaliste dans l’Union Internationale des Travailleurs) et d’autres groupes plus petits comme le Partido Socialista de los Trabajadores Unificado (PSTU).

Le FIT a des prétentions anticapitalistes. Sa déclaration programmatique affirme «qu’il se constitue en défense de l’indépendance politique des travailleurs, face aux différents blocs capitalistes que sont le gouvernement, ses opposants bourgeois et les différentes variantes de centre gauche. Il se constitue donc sur la base d’une orientation ouvrière et socialiste, d’indépendance de classe. Il défend un programme qui vise à développer les mobilisations des travailleurs et des secteurs exploités contre le gouvernement et le patronat. Le FIT aspire à être une référence politique pour ceux qui luttent pour l’indépendance des syndicats et l’expulsion de la bureaucratie syndicale et de ses gros bras et pour l’indépendance de tout le mouvement populaire vis-à-vis du capital et de son État». («Premier bilan du Front de Gauche et des Travailleurs en Argentine», ccr4.org, 12 septembre 2011)

Son programme se présente selon lui comme «une combinaison de revendications immédiates, sociales et démocratiques, et de revendications transitoires, liées à la perspective stratégique d’un gouvernement des travailleurs.» («En Argentine, la gauche anticapitaliste et socialiste commence à se profiler comme une alternative réelle», entretien avec un dirigeant du PTS, L’Anticapitaliste, 6 février 2014).

Les principaux axes de ce programme sont: «salaire minimum égal au coût du panier familial de base […]; indexation mensuelle des salaires et des retraites; […] interdiction des licenciements et des suppressions d’emplois: répartition des heures de travail sans baisse de salaire. À bas la précarisation du travail: contrat à durée indéterminée pour tous. Aucune augmentation des prix: pour l’ouverture des livres de comptes de toutes les concessions; pour la réétatisation sous contrôle des travailleurs et des usagers de l’énergie et des transports, sans indemnisation pour les profiteurs (Repsol, Edenor, Edesur, Cirigliano, Metrovías et d’autres). Pour l’ouverture des livres de comptes et le contrôle ouvrier et populaire des monopoles alimentaires et commerciaux qui fixent les prix».

On retrouve ici un concentré des classiques élucubrations trotskistes aggravées par l’interclassisme (contrôle ouvrier et populaire, ouverture des livres de comptes, nationalisations sous contrôle des travailleurs et des usagers, etc.) auxquelles s’ajoutent «le non-paiement de la dette externe usuraire et frauduleuse, la nationalisation sans indemnisation et le monopole étatique sur les banques et le commerce extérieur» (déclaration du FIT du 28 janvier 2014, L’Internationaliste, mars 2014), c’est-à-dire des revendications de défense du capitalisme national contre ses concurrents étrangers.

Quant au «gouvernement des travailleurs», le flou le plus total régne à son sujet. Le FIT se garde bien de dire qu’un véritable gouvernement des travailleurs ne peut naître que de la révolution; en bon réformiste et électoraliste il affirme qu’il peut être la conséquence de la lutte électorale: «La lutte électorale du FIT est au service d’organiser et d’élever les travailleurs à la lutte pour leur propre gouvernement» (Déclaration programmatique du FIT, 2 mai 2011). Mais la lutte prolétarienne pour le pouvoir ne passe pas par les élections! Ce que le FIT a en tête, ce n’est donc pas la prise révolutionnaire du pouvoir – qui n’est d’ailleurs pas à l’ordre du jour en Argentine – mais un gouvernement de gauche dans le cadre de l’Etat bourgeois, en laissant croire qu’un tel gouvernement pourrait satisfaire les revendications des travailleurs. Eternel mensonge du réformisme...

 

 Le refus de payer la dette est au cœur de la propagande des trotskistes

 

Le PTS le revendique dans le cadre très démocratique d’un «référendum populaire pour que ce soit le peuple qui décide» et au nom d’«un programme intégral de souveraineté nationale contre l’impérialisme» («Le PTS décide de sortir un quotidien et désigne par vote des pré-candidats aux élections présidentielles», ccr4.org, 26 juin 2014). «Notre objectif est de développer une grande mobilisation anti-impérialiste, de démontrer une fois de plus que la bourgeoisie nationale est incapable de mener un affrontement conséquent contre la soumission à l’impérialisme» (Rapport de Ch. Castillo au Congrès du PTS, 26 juin 2014). Dignes héritiers de Staline, nos trotskystes voudraient donc comme lui «relever le drapeau national que la bourgeoisie a laissé tomber dans la boue»? En tout cas, ils entendent bien pallier à son incapacité supposée à défendre l’intérêt national (qui n’est rien d’autre que l’intérêt du capital): «Et cela, c’est ce que nie la bourgeoisie: prendre le chemin de l’autodéfense nationale» (ibidem)!!!

Pour Izquierda Socialista, ne pas payer la dette permettrait de «reverser ces millions de dollars pour payer la dette sociale envers notre peuple» et cette revendication de non-paiement pourrait aboutir dans le cadre d’un «front de pays latino-américains endettés» et d’un «mouvement national formé par […] des syndicats du mouvement ouvrier, du mouvement étudiant et des droits de l’homme, des parlementaires et des personnalités anti-impérialistes»! («Pour un mouvement national pour le non-paiement de la dette», L’Internationaliste, juillet-août 2014). Préconiser les objectifs intégralement bourgeois que sont un front d’Etats capitalistes et la lutte pour la «souveraineté nationale» serait bien sûr impossible en se situant sur des positions authentiquement de classe et anticapitalistes, il est donc naturel que ce courant moréniste particulier appelle à la formation d’un mouvement interclassiste national!

Mais le nationalisme le plus exacerbé et le plus répugnant, on le trouve chez le PSTU, un petit groupe qui est la section de la LIT moréniste et qui fait aussi partie du FIT. Le PSTU rappelle son adhésion totale à la Guerre des Malouines en 1982 et il cite fièrement sa prose chauvine de l’époque avec des envolées bellicistes délirantes dans le style «nous sommes à mort avec la nation argentine» ou «Pas question de “mobilisations” défaitistes! […] Continuer la guerre, maintenant par tous les moyens, sans aucune limitation». Dans le plus sûr style chauvin des renégats du socialisme de 1914, justement fustigés par Lénine et Liebknecht qui proclamait à la face de ces traîtres: notre ennemi est dans notre pays!

Le PSTU fait donc aujourd’hui campagne pour «le retour à la souveraineté des Argentins sur les Malouines» et «la Seconde indépendance, définitive, de nos pays» d’Amérique Latine. En conséquence, ces trotskistes pleurnichent dans les jupons de la présidente argentine pour «exiger de la Présidente Kirchner qu’elle cesse les discours et prenne des mesures concrètes, réelles, contre les intérêts de l’impérialisme anglais» et ils «exhort[ent] le gouvernement de Cristina Kirchner à exproprier les entreprises anglaises en Argentine, à confisquer leurs banques et à ne plus payer un cent de la dette frauduleuse aux pirates» («Les îles Malouines sont argentines!», déclaration de la LIT, 22 février 2012). Le PSTU accuse aujourd’hui C. Kirchner d’abandonner la souveraineté nationale au profit des multinationales et des banquiers américains («El kirchnerismo somete al país a la justicia yanqui», www.pstu.com.ar)...

Les courants trotskistes qui ne participent pas au FIT en partagent l’essentiel des orientations politiques.

Le MST (lié au groupe français La Commune qui a participé à la fondation du NPA avant de le quitter en juin dernier) met aussi en avant le non paiement de la dette pour financer des investissements et des amortisseurs sociaux dans le cadre du capitalisme («Plata para trabajo, salud y educación: Ni un peso para la deuda», Alternativa socialista, 10 juillet 2014). Ce MST participe à «une alliance sur des bases anti-impérialistes et antilibérales» avec «celles et ceux qui ont choisi de rompre par la gauche avec le kirchnerisme sans pour autant s’affirmer comme anticapitalistes ou révolutionnaires» («Argentine: une alliance anti-impérialiste et antilibérale pour reprendre l’offensive», Tout est à nous!, 18 avril 2013), c’est-à-dire un cartel électoral avec des forces ouvertement bourgeoises comme les péronistes de gauche. Ce n’est pas étonnant, son programme étant 100% bourgeois: récupération des ressources naturelles, développement de l’industrie, contrôle du commerce extérieur, défense d’une monnaie nationale forte et «construction d’un État souverain et démocratique» («Le score de Pino Solanas et du MST aux élections à Buenos Aires ou comment faire tout un cinéma», ccr4.org, 24 juillet 2011). La construction d’un Etat bourgeois, dans un pays déjà capitaliste depuis plus d’un siècle, voilà la dernière renversante nouveauté chez les trotskystes!

Le nouveau MAS (lié au groupe Socialisme ou Barbarie, courant du NPA) revendique lui aussi le refus de payer la dette parmi ses mots d’ordre centraux. Il se contente de reprocher au FIT de proposer un référendum au lieu d’une mobilisation de rue (Socialismo o Barbarie, supplément, 26 juin 2014).

 

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A aucun moment, les multiples variétés du trotskisme argentin ne se placent sur le terrain de classe. La révolution, le renversement du capitalisme, la destruction de l’Etat bourgeois et la dictature du prolétariat sont des objectifs qui leur sont totalement étrangers.

Leur défense commune de l’économie nationale au nom de l’ «anti-impérialisme» et la volonté de mettre en place un capitalisme plus «social» font de ces courants des forces anticommunistes qui, inévitablement, s’opposeront au renversement du capitalisme et à la destruction de l’État bourgeois. Dès aujourd’hui ils représentent des impasses pour les militants et les prolétaires d’avant-garde à la recherche de positions authentiquement marxistes et ils sont autant d’obstacles sur la voie de la constitution du parti de classe.

Ce n’est pas l’endettement de l’Etat bourgeois que doivent combattre les prolétaires, c’est l’exploitation capitaliste. Cette exploitation s’accroît car la crise économique contraint toutes les bourgeoisies à restaurer leur taux de profit. Cette crise économique est une crise de surproduction dont la crise d’endettement des États n’est qu’une conséquence.

Que la bourgeoisie paie sa dette, qu’elle obtienne un moratoire, qu’elle mette en place un audit ou qu’elle refuse de payer, cela ne changera pas grand chose à la situation des prolétaires: ils seront toujours pressurés pour assurer les bénéfices des capitalistes en Argentine (que ce soit des capitalistes nationaux ou étrangers) et aider au rétablissement des finances de l’Etat.

Le paiement de la dette de l’Etat signifie qu’une partie des profits extorqués aux prolétaires va aux capitalistes financiers, nationaux ou étrangers, à qui l’Etat a emprunté, au lieu de rester dans les poches de celui-ci. La répartition entre les différents bandits capitalistes de ce qui leur a été extorqué est d’importance secondaire pour les prolétaires. Cependant la bourgeoisie et l’Etat essaieront de lui faire payer la part qu’ils sont obligés de rétrocéder aux capitalistes étrangers, les petits-bourgeois eux-mêmes étant touchés par les inévitables augmentations d’impôts et de taxes destinées à équilibrer les comptes étatiques.

C’est pourquoi les couches petites-bourgeoises, naturellement imprégnées jusqu’à la moelle de nationalisme et qui ne veulent évidemment absolument pas toucher aux fondements du capitalisme, mettent au premier plan la question de l’endettement étatique, en rêvant à un capitalisme équitable et démocratique, à un Etat juste et impartial. Les prolétaires, eux, n’ont qu’une réponse à avoir: lutte de classe contre les capitalistes et leur Etat!

Ce n’est qu’en rompant avec les orientations réformistes petites-bourgeoises et les partis qui les diffusent, à commencer par les Trotskystes, ce n’est qu’en rompant avec la collaboration de classes, qu’elle essaye de se justifier par la défense de la souveraineté nationale ou de la démocratie, ce n’est qu’en prenant la voie de la lutte pour leurs seuls intérêts de classe, que les prolétaires pourront constituer leur force révolutionnaire capable non seulement de résister aux attaques du capitalisme, national et international, mais, en collaboration avec leurs frères de classe du monde entier, de passer ensuite à l’offensive pour le renverser à jamais.

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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