Thèses de la Fraction Communiste Abstentionniste

( Extraits )

(«le prolétaire»; N° 515; Mars - Avril - Mai 2015)

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Nous publions ci-dessous la deuxième partie des Thèses de la Fraction Communiste Abstentionniste du Parti Socialiste Italien (1), adoptées lors de la Conférence nationale de la Fraction (Florence, 8-9/5/1920). Cette Fraction, dont le principal dirigeant était Amadeo Bordiga, avait été constituée pour la formation d’un véritable parti communiste en Italie:  le PSI, bien qu’il soit officiellement la section italienne de l’Internationale Communiste, était en réalité un parti de type social-démocrate classique. N’ayant rien de spécifiquement italien, tout en étant destinée à fixer les fondements programmatiques marxistes du futur Parti Communiste d’Italie, ces thèses ont été la seule contribution internationale coïncidant avec les principes communistes qui allaient quelques mois plus tard être définis pour le deuxième Congrès de l’Internationale Communiste (juillet-août 1920). Comme l’affirma Bordiga dans un discours à ce même Congrès: «à l’égard du programme, il n’existe pas de discipline. Ou on l’accepte ou on ne l’accepte pas; et dans ce dernier cas on quitte le parti. Le programme est une chose qui nous est commune à tous, ce n’est pas quelque chose qui est proposée par la majorité des camarades du parti». Le programme définit le parti, «réviser» le programme, c’est donc s’attaquer au parti lui-même! Près d’un siècle plus tard, après les vagues de révisionnisme qui ont détruit les partis et l’Internationale Communiste, la revendication de la défense du programme communiste est plus indispensable que jamais pour la reconstitution du parti de classe international.

 

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1. La critique communiste qui s’élabore sans trêve sur la base de ses méthodes fondamentales et la propagande des conclusions auxquelles elle aboutit, ont pour but d’extirper les influences qu’exercent sur les prolétaires les systèmes idéologiques propres aux autres classes et aux autres partis.

2. En premier lieu, le communisme déblaie le terrain des conceptions idéalistes, selon lesquelles les faits du monde de la pensée sont la base – et non le résultat – des rapports réels de la vie de l’humanité et de leur développement. Toutes les formulations religieuses et philosophiques de ce genre sont à considérer comme le bagage idéologique de classes dont la domination, qui précéda l’époque bourgeoise, reposait sur une organisation ecclésiastique, aristocratique ou dynastique, qui ne se justifiait que par une prétendue investiture supra-humaine. Un symptôme de décadence de la bourgeoisie moderne est la réapparition en son sein, sous des formes renouvelées, de ces vieilles idéologies qu’elle avait pourtant elle-même détruites.

Un communisme qui se fonderait sur des bases idéalistes serait une absurdité inacceptable.

3. De façon plus caractéristique encore, le communisme représente la démolition critique des conceptions du libéralisme et de la démocratie bourgeoise. L’affirmation juridique de la liberté de pensée et de l’égalité politique des citoyens, la conception selon laquelle les institutions fondées sur le droit de la majorité et sur le mécanisme de la représentation électorale universelle sont une base suffisante pour un progrès continuel et graduel de la société humaine, sont les idéologies qui correspondent au régime de l’économie privée et de la libre concurrence, et aux intérêts de classe des capitalistes.

4. C’est une des illusions de la démocratie bourgeoise que de croire que l’on peut parvenir à une amélioration des conditions de vie des masses au travers d’un développement de l’éducation et de l’instruction par les classes dirigeantes et leurs institutions. L’élévation du niveau intellectuel des grandes masses a, tout au contraire, comme condition un meilleur niveau de vie matérielle, incompatible avec le régime capitaliste; d’autre part, à travers ses écoles, la bourgeoisie tente de répandre justement les idéologies qui tendent à empêcher les masses de voir dans les institutions actuelles l’obstacle à leur émancipation.

5. Une autre des affirmations fondamentales de la démocratie bourgeoise est le principe de nationalité. La formation des États sur une base nationale correspond aux nécessités de classe de la bourgeoisie au moment où elle établit son propre pouvoir, car elle peut ainsi se prévaloir des idéologies nationales et patriotiques, correspondant à certains intérêts communs, dans la période initiale du capitalisme, aux hommes de même race, de même langue et de mêmes coutumes, pour retarder et atténuer l’antagonisme entre l’État capitaliste et les masses prolétariennes. Les irrédentismes nationaux naissent donc d’intérêts essentiellement bourgeois.

La bourgeoisie elle-même n’hésite pas à fouler aux pieds le principe de nationalité dès que le développement du capitalisme lui impose la conquête, souvent violente, de marchés extérieurs, entraînant ainsi des conflits entre les grands États qui se les disputent. Le communisme dépasse le principe de nationalité, en ce qu’il met en évidence l’analogie de situation dans laquelle se trouvent les travailleurs sans-réserves face aux employeurs, quelle que soit la nationalité des uns et des autres; il pose l’union internationale comme type de l’organisation politique que le prolétariat formera quand il accédera à son tour au pouvoir.

A la lumière donc de la critique communiste, la récente guerre mondiale a été engendrée par l’impérialisme capitaliste. Ceci met en pièces les diverses interprétations tendant à la présenter, du point de vue de l’un ou de l’autre État bourgeois, comme une revendication du droit national de certains peuples, ou comme un conflit d’États démocratiquement plus avancés contre des États organisés en des formes prébourgeoises, ou enfin comme une prétendue nécessité de se défendre contre l’agression ennemie.

6. Le communisme s’oppose également aux conceptions du pacifisme bourgeois et aux illusions wilsoniennes (1) sur la possibilité d’une association mondiale des États, fondée sur le désarmement et l’arbitrage et ayant pour condition l’utopie d’une subdivision des unités étatiques selon les nationalités. Pour les communistes, les guerres ne seront rendues impossibles et les questions nationales résolues que lorsque le régime capitaliste aura été remplacé par la République Internationale Communiste.

7. Sous un troisième aspect, le communisme se présente comme le dépassement des systèmes de socialisme utopique qui proposaient d’éliminer les défauts de l’organisation sociale au moyen de plans achevés de nouvelles constitutions de la société, dont la possibilité de réalisation n’était en aucune façon mise en rapport avec le développement réel de l’histoire et était confiée aux initiatives de potentats ou à l’apostolat de philanthropes.

8. L’élaboration par le prolétariat d’une interprétation théorique propre de la société et de l’histoire, capable de diriger son action contre les rapports sociaux du monde capitaliste, donne continuellement lieu à un foisonnement d’écoles ou de courants plus ou moins influencés par l’immaturité même des conditions de la lutte et par les préjugés bourgeois les plus divers. De tout cela découlent des erreurs et des échecs de l’action prolétarienne; mais c’est avec ce matériel d’expérience que le mouvement communiste parvient à préciser de plus en plus clairement les traits de sa doctrine et de sa tactique, en se différenciant nettement de tous les autres courants qui s’agitent au sein même du prolétariat et en les combattant ouvertement.

9. La constitution de coopératives de production, où le capital appartient aux ouvriers qui y travaillent, ne peut constituer une voie vers la suppression du système capitaliste, car l’acquisition des matières premières et la distribution des produits s’y effectuent selon les lois de l’économie privée, et le crédit, et donc le contrôle du capital privé, finissent par s’exercer sur le capital collectif de la coopérative elle-même.

10. Les organisations économiques professionnelles ne peuvent être considérées par les communistes, ni comme des organes suffisant à la lutte pour la révolution prolétariennes ni comme des organes fondamentaux de l’économie communiste.

L’organisation en syndicats professionnels sert à neutraliser la concurrence entre les ouvriers de même métier et elle empêche que les salaires ne tombent au niveau le plus bas; mais, pas plus qu’elle ne peut parvenir à éliminer le profit capitaliste, elle ne peut réaliser l’union des travailleurs de toutes les professions contre le privilège du pouvoir bourgeois. D’autre part, le simple transfert de la propriété des entreprises du patron privé au syndicat ouvrier ne saurait réaliser les postulats économiques du communisme, selon lequel la propriété doit être transférée à toute la collectivité prolétarienne, car c’est là le seul moyen d’éliminer les caractères de l’économie privée dans l’appropriation et la répartition des produits.

Les communistes considèrent le syndicat comme le lieu d’une première expérience prolétarienne, qui permet aux travailleurs d’aller plus loin, vers l’idée et la pratique de la lutte politique, dont l’organe est le parti de classe.

11. De façon générale, c’est une erreur de croire que la révolution est une question de forme d’organisation des prolétaires selon les regroupements qu’ils forment den raison de leur position et leurs intérêts dans le cadre du système capitaliste de production. Ce n’est donc pas une modification de la structure des organisations économiques qui peut donner au prolétariat le moyen efficace de son émancipation.

Les syndicats d’entreprise et les conseils d’usine surgissent comme organes de défense des intérêts des prolétaires des différentes entreprises, lorsque commence a apparaître la possibilité de limiter l’arbitraire capitaliste dans la gestion de celles-ci. Mais l’obtention par ces organisations d’un droit de contrôle plus ou moins large sur la production n’est pas incompatible avec le système capitaliste; il pourrait même être pour celui-ci un dernier recours pour sa conservation.

Même le transfert de la gestion des entreprises aux conseils d’usine ne constituerait pas (comme nous l’avons dit à propos des syndicats) l’avènement du système communiste. Selon la conception communiste véritable, le contrôle ouvrier sur la production ne se réalisera qu’après le renversement du pouvoir bourgeois et il sera le contrôle de tout le prolétariat unifié dans l’État des conseils sur la marche de chaque entreprise; la gestion communiste de la production sera la direction de toutes les branches et de toutes les unités productives par des organes collectifs rationnels qui représenteront les intérêts de tous les travailleurs associés dans l’œuvre de construction du communisme.

12. Les rapports capitalistes de production ne peuvent pas être modifiés par l’intervention des organes du pouvoir bourgeois.

C’est pourquoi le transfert des entreprises privées à l’État ou aux administrations locales ne correspond pas le moins du monde à la conception communiste. Un tel transfert s’accompagne toujours du paiement de la valeur capital des entreprises aux anciens possesseurs qui conservent ainsi intégralement leur droit d’exploitation; les entreprises elles-mêmes continuent de fonctionner comme entreprises privées dans le cadre de l’économie capitaliste elles deviennent souvent des moyens opportuns pour l’œuvre de conservation et de défense de classe développée par l’État bourgeois.

13. L’idée que l’exploitation capitaliste du prolétariat puisse être graduellement atténuée, puis éliminée par l’œuvre législatrice et réformatrice des institutions politiques actuelles, qu’elle soit sollicitée de l’intérieur par les représentants du parti prolétarien dans ces institutions ou même par l’agitation des masses, ne conduit qu’à se rendre complice de la défense des privilèges de la bourgeoisie, qui feint parfois d’en céder une part minime, pour tenter d’apaiser la colère des masses et dévier leurs efforts révolutionnaires dirigés contre les bases du régime capitaliste.

14. La conquête par le prolétariat du pouvoir politique, même considéré comme but fondamental de cette action, ne peut être réalisée à travers la conquête de la majorité au sein des organismes électifs bourgeois.

Grâce aux organes exécutifs de l’État, qui sont ses agents directs, la bourgeoisie assure très facilement la majorité dans les organes électifs à ses mandataires ou aux éléments qui, pour y accéder individuellement ou collectivement, sont tombés dans son jeu et sous son influence. En outre, la participation à de telles institutions comporte l’engagement de respecter les bases juridiques et politiques de la constitution bourgeoise. La valeur purement formelle de cet engagement est toutefois suffisante pour libérer la bourgeoisie même du léger embarras d’une accusation d’illégalité formelle, lorsqu’elle fera logiquement recours à ses moyens réels de défense armée plutôt que d’abandonner le pouvoir et de laisser le prolétariat briser sa machine bureaucratique et militaire de domination.

15. Reconnaître la nécessité de la lutte insurrectionnelle pour la prise du pouvoir, tout en proposant que le prolétariat exerce son pouvoir en concédant à la bourgeoisie une représentation dans les nouveaux organismes politiques (assemblées constituantes ou combinaisons de celles-ci avec le système des conseils ouvriers) est un programme inacceptable, en opposition avec la revendication centrale du communisme: la dictature du prolétariat. Le processus d’expropriation de la bourgeoisie serait aussitôt compromis s’il lui restait encore un moyen d’influencer en quelque manière la constitution des organismes représentatifs de l’État prolétarien expropriateur. Cela permettrait à la bourgeoisie d’utiliser les influences qu’elle conserve inévitablement en raison de son expérience et de sa formation technique et intellectuelle, pour y greffer son activité politique visant au rétablissement de son pouvoir par une contre-révolution. Les conséquences seraient les mêmes si on respectait le moindre préjugé démocratique sur l’égalité de traitement que le pouvoir prolétarien devrait appliquer aux bourgeois pour ce qui est de la liberté d’association, de propagande ou de presse.

16. Le programme d’une organisation de représentation politique fondée sur des délégués des catégories professionnelles de toutes les classes sociales, n’est pas, même formellement, une voie menant au système des conseils ouvriers, car celui-ci est caractérisé par l’exclusion des bourgeois du droit électoral, et son organisme central n’est pas désigné par professions, mais par circonscriptions territoriales. La forme de représentation en question représente plutôt un stade inférieur même par rapport à la démocratie parlementaire actuelle.

17. L’anarchisme s’oppose profondément aux conceptions communistes: il tend à l’instauration immédiate d’une société sans État et sans ordonnancement politique; et il prône dans l’économie future le fonctionnement autonome des unités de production, en niant tout centre d’organisateur et régulateur des activités humaines dans la production et dans la distribution. Une telle conception est proche de celle de l’économie privée bourgeoise, et elle est complètement étrangère au contenu essentiel du communisme. En outre, l’élimination immédiate de l’État comme appareil de pouvoir politique revient à ne pas opposer de résistance à la contre-révolution, ou bien présuppose l’abolition immédiate des classes, la fameuse expropriation révolutionnaire contemporaine de l’insurrection contre le pouvoir bourgeois.

Mais une telle possibilité n’existe pas le moins du monde, étant donné la complexité des tâches que le prolétariat a à remplir dans la substitution de l’économie communiste à l’économie actuelle, et en raison de la nécessité que ce processus soit dirigé par un organisme central représentant l’intérêt général du prolétariat, et subordonnant à ce dernier tous les intérêts locaux et particuliers dont le jeu est la force principale de conservation du capitalisme.

 


 

(1) Ces Thèses sont publiées in extenso dans la brochure «Défense de la continuité du Programme Communiste», Textes du P.C.International n°7, disponible à notre adresse.

(2) Le président américain Wilson avait présenté un programme démocratique et pacifiste censé éliminer les guerres et promouvoir le développement harmonieux des peuples, qui avait été encensé par les réformistes de tous les pays (NdlR).

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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