Turquie: ce ne sont pas les élections et les appels à la paix, mais la guerre de classe qui seule pourra mettre fin  à l’exploitation, à l’oppression et à la répression!

(«le prolétaire»; N° 517; Sept. - Oct. - Nov. 2015)

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Contrairement aux indications des sondages et aux prévisions de la plupart des analystes politiques, le parti gouvernemental AKP (Parti de la Justice et du Développement) a remporté une victoire éclatante aux élections du premier novembre, obtenant la majorité absolue des sièges qu’il recherchait. Les discours autoritaires de ses dirigeants et le climat de quasi-guerre civile contre le PKK entretenu par le gouvernement, lui a permis de capter des voix du parti ultra-nationaliste (et anti-kurde) MHP (Parti du Mouvement Nationaliste), mais aussi de la partie la plus réactionnaire et religieuse de l’électorat kurde. Quant au HDP (Parti Démocratique des Peuples), s’il conserve une écrasante majorité dans les régions kurdes (par exemple il obtient 73% des suffrages, contre 79% en juin, à Diyarbakir, la plus grande ville kurde: les prolétaires comme les bourgeois votent pour lui dans ces régions), il enregistre un net recul qui douche ses espoirs électoraux, même s’il dépasse, de peu, la barre des 10% au niveau national qui permet d’avoir des députés. Un autre trait de ses élections a été la forte participation au scrutin. Pourtant ce ne sont pas les urnes qui peuvent résoudre les problèmes des prolétaires et des masses laborieuses de Turquie.

 

Samedi 10 octobre, un terrible attentat a frappé la manifestation organisée, dans la cadre de la campagne électorale, par le parti «pro-kurde» d’opposition HDP et diverses formations de gauche (comme le syndicat DISK, un syndicat des Fonctionnaires, l’Union des Médecins, l’Union des Architectes, etc.), pour la démocratie, la sécurité des emplois et la «paix» – c’est-à-dire de la reprise des négociations entre le PKK (Parti des Travailleurs Kurdes, organisation nationaliste kurde engagée depuis des années dans des actions de guérilla au Kurdistan turc), et les autorités gouvernementales; on a relevé plus de cent morts et plus de 240 blessés. Les organisateurs ont dénoncé la responsabilité du gouvernement dans cet attentat.

Il s’inscrit en effet dans un climat de tension politique croissante; en juin dernier un attentat à Diyarbakir, au Kurdistan, contre un meeting électoral du HDP avait déjà eu lieu, faisant 4 morts et 400 blessés; le 20 juillet un attentat suicide commis par un jeune djihadiste kurde à Suruc, ville frontière avec la Syrie, avait fait 33 morts lors d’un rassemblement de jeunes maoïstes proches du HDP. Si la responsabilité de l’«Etat Islamique» semble avérée dans ces deux cas, le soutien longtemps accordé par le pouvoir à cette organisation et son hostilité aux combattants kurdes syriens de Kobané, laissent planer des soupçons sur l’implication des autorités.

L’AKP, le parti islamico-conservateur au gouvernement, et le président Erdogan, n’ont cessé d’accuser de «terrorisme» non seulement le PKK qui a mis fin à la trêve des combats après l’attentat de Suruc, mais le HDP lui-même et son leader Demirtas. Des dizaines de permanences de ce parti ont été attaquées et parfois incendiées par des nervis liés à l’AKP au cours des dernières semaines sans que la police les en empêche; au contraire c’est contre Demirtas qu’a été ouvert une information judiciaire pour «insulte au peuple turc, aux institutions et organes d’Etat, au président», «provocation à commettre des crimes et au terrorisme» après qu’il ait dénoncé dans une conférence de presse la passivité coupable des forces de police! Le gouvernement a également multiplié les mesures d’intimidation contre les médias et les journalistes d’opposition; le siège du grand quotidien d’opposition Hurryet a été attaqué par des manifestants qui avaient à leur tête un député de l’AKP, les chaînes de télé d’opposition ont été contraintes de fermer, etc.

Le premier novembre prochain des élections législatives vont avoir lieu en Turquie, à peine 5 mois après les précédentes qui en juin avaient vu l’AKP arriver nettement en tête (40,9% des voix). Bien que c’était sa quatrième victoire consécutive aux législatives, l’AKP, perdant près de 9% des suffrages, ratait la majorité absolue qui lui aurait permis d’atteindre son objectif de réformer la constitution pour instaurer un régime présidentiel. La poussée électorale du HDP, arrivant pour la première fois à passer la barre des 10% des suffrages au niveau national, est vue comme la cause de la défaite relative de l’AKP. Fin août, à la suite de l’échec des négociations pour former un gouvernement de coalition, l’assemblée était dissoute et le tenue de nouvelles élections annoncée. De nombreux analystes politiques attribuent le regain des affrontements avec les combattants du PKK et la campagne «anti-terroriste» à une manoeuvre du gouvernement pour susciter un réflexe de peur qui accroîtrait les chances électorales de l’AKP. Et en effet Erdogan et d’autres dignitaires officiels ne se sont pas privés de déclarer que si l’AKP avait obtenu 400 députés (c’est-à-dire la majorité absolue au parlement), il n’y aurait pas eu cette flambée de violence...

Cependant les événements turcs ne peuvent se réduire à de simples motifs électoraux et encore moins à l’ambition d’un homme se rêvant en nouveau sultan. La Turquie fait face à des contradictions et des problèmes grandissants; ce sont eux qui ont un effet de plus en plus déstabilisant sur l’équilibre politique existant dans le pays depuis le début des années 2000 sous l’hégémonie de l’AKP.

 

La Turquie de la démocratie à la dictature et vice-versa

 

A la fin des années soixante-dix, le capitalisme turc se débattait au milieu de graves difficultés économiques et financières: déficit chronique de sa balance des paiements et de sa balance commerciale, inflation de près de 100 %, endettement important, multiplication de fermetures d’entreprises provoquant une forte hausse du chômage (autour de 20%). Les prolétaires turcs répondaient aux attaques capitalistes par des luttes courageuses qui entraînaient une répression violente; par exemple à Izmir en février 1980, le gouvernement mobilisa près de 10 000 soldats et des blindés pour mettre fin à l’occupation d’une grande entreprise.

Pour s’opposer à la montée de l’agitation sociale et politique, les autorités démocratiques faisaient régulièrement appel à des bandes néo-fascistes («Loups Gris»), auteurs de nombreux assassinats et attentats. Dans le cadre d’une authentique «stratégie de la tension» sciemment organisée par les cercles bourgeois dirigeants, il s’agissait de briser les luttes ouvrières (évidemment qualifiées de «terroristes») et de préparer la voie au recours à une dictature ouverte.

A la fin de 1978, après le massacre perpétré sous l’instigation des services secrets d’une centaine de militants de gauche et de membres de la communauté Alévi (minorité religieuse discriminée qui était un vivier pour les groupes de gauche et d’extrême-gauche), la loi martiale fut décrétée dans plusieurs régions du pays; elle était encore vigueur lors du coup d’Etat de septembre 1980 lorsque de l’administration de certaines régions, les militaires passèrent au contrôle de tout le pays. Le passage de la «démocratie» à la «dictature» se réalisa «organiquement» pourrait-on dire, sans que des forces ou des institutions bourgeoises démocratiques y fassent obstacle: énième démonstration que bourgeoisie et dictature ne sont que deux formes de la domination bourgeoise que la classe dominante utilise tour à tour selon les situations.

Les militaires déclarèrent prendre le pouvoir pour «rétablir l’ordre», en finir avec les conflits sociaux et mettre fin à l’instabilité parlementaire; ils agissaient en accord avec les Etats-Unis dont les liens avec l’armée turque étaient très étroits, la Turquie étant un membre d’importance stratégique de l’OTAN, et l’approbation des pays européens (l’Allemagne par exemple s’empressa d’accorder des crédits au gouvernement militaire).

 La répression qui suivit le coup n’eut pas grand chose à envier à celle de Pinochet au Chili; en quelques semaines plusieurs centaines de milliers de personnes furent arrêtées et 250 000 inculpées; il y eut 500 condamnations à mort prononcées par des tribunaux d’exception (50 furent exécutées), plus de 20 000 condamnations à des peines de prison, des milliers de prisonniers torturés, des centaines de personnes tuées pendant leur détention, des dizaines de milliers chassées de leur emploi, etc. Les partis politiques et les syndicats furent interdits. Sur le plan économique, les militaires mirent en oeuvre avec zèle les recommandations faites par le FMI au gouvernement précédent, notamment le gel des salaires et l’ouverture économique aux investisseurs étrangers, etc.

Trois ans plus tard la junte, tout aussi «organiquement», après avoir rédigé une constitution encore en vigueur pour l’essentiel aujourd’hui, céda la place à un gouvernement civil; tout mouvement ouvrier ayant disparu, sa mission étant donc remplie, la dictature pouvait passer le relais à la démocratie (décembre 1983).

Cette dernière aura dès le début une connotation libérale sur le plan économique, autoritaire sur le plan politique et religieuse sur le plan culturel (instruction religieuse obligatoire à l’école, etc). En dépit de la laïcité affirmée depuis Atatürk qui combattit l’emprise de la religion parce que, comme dans l’Europe du dix-huitième siècle, elle était liée aux vieilles classes pré-capitalistes, les bourgeois turcs connaissent parfaitement le rôle irremplaçable de l’opium religieux pour le maintien de l’ordre social.

Dopée par l’afflux de capitaux étrangers qui y trouvaient des taux de profit élevés, l’économie turque va alors connaître une croissance soutenue (4% par an en moyenne), bien qu’interrompue par des récessions en 1994 et 1999.           

 

Le «miracle économique turc»

 

Alors qu’elle était retombée dans une phase de stagnation, marquée par une baisse de la production industrielle et une très forte inflation, la Turquie fut fortement touchée par la crise économique internationale de 2001. Frappé par ce qui était peut-être sa plus grave crise financière, le pays se retrouva au bord de la faillite, sa monnaie perdit 50% de sa valeur, son PIB recula de plus de 9% en un an. Il fut, une nouvelle fois, contraint de demander le secours du FMI.

La crise politique déclenchée par cette crise économique trouva sa solution dans l’arrivée au pouvoir du parti islamiste AKP en 2002; cela coïncida avec la reprise économique et marqua le début d’une décennie de forte croissance (plus de 5% en moyenne par an, avec des pointes à 8 et 10%) qui fit parler du «miracle économique turc». L’explication de cette croissance est à rechercher dans la baisse de moitié du «coût du travail» entre 2001 et 2007 qui a permis aux marchandises turques d’être compétitives sur le marché international, alors que le gouvernement accentuait la politique d’ouverture économique, d’appel aux investissements étrangers, et réorganisait les finances du pays.

Même la dernière crise économique mondiale, en 2008-2009, n’eut qu’un effet temporaire sur l’économie turque: après avoir chuté de 4,8% en 2009, le PIB connaissait une croissance «à la chinoise» de 9,2% en 2010 et 8,9% en 2011.

Peuplée de plus de 77 millions d’habitants et première économie du Moyen-Orient, la Turquie s’est hissée au 17e rang des puissances mondiales et au 7e rang des puissances du continent européen en 2012, selon le FMI. En une décennie le PIB par habitant a triplé, l’équipement en infrastructures s’est accru, de grandes entreprises turques se sont développées, conquérant des parts de marché à l’international, dans le secteur de la construction, des services et de l’industrie: au Moyen-Orient, au Maghreb, dans les anciennes républiques soviétiques, mais aussi en Europe.

Si l’agriculture emploie encore le quart de la population active, en grande partie sur de petites exploitations peu productives, un pourcentage équivalent (26%) travaille désormais dans l’industrie.

 La Turquie est ainsi devenue le dixième producteur mondial d’acier (nettement devant la France, la Grande-Bretagne ou l’Italie), le cinquième pays constructeur d’automobile européen, le deuxième constructeur européen de bus, le 6e producteur mondial de ciment, un grand producteur d’appareils électroménagers (6e exportateur mondial de machines à laver, le 8e de réfrigérateurs, le premier fabricant de télévisions en Europe, etc.).

La production textile et de l’habillement a résisté à la concurrence asiatique sur le marché international; elle n’est plus le premier secteur industriel du pays (place prise par la production automobile) mais elle reste encore le troisième poste à l’exportation (les produits agricoles étant le premier): la Turquie est le deuxième fournisseur de l’Europe en produits textiles, après la Chine. Dans le BTP de grosses entreprises turques ont conquis des marchés à l’international, notamment en Russie, au Kazakhstan, en Roumanie et dans les pays arabes.

Après l’invasion de Chypre en 1968, l’Etat turc a entrepris de développer une industrie militaire capable de lui assurer le maximum d’indépendance. Cette industrie s’est développée au point d’être capable d’exporter à l’étranger certaines de ses productions militaires; les industriels du secteur sont assurés du soutien du gouvernement qui a lancé de grands projets, comme celui d’un avion de chasse et celui d’un char d’assaut turcs.

L’armée turque est, en nombre de soldats, la deuxième de l’OTAN après celle des Etats-Unis. Elle est intervenue à plusieurs reprises par des coups d’Etat dans la vie politique du pays; après le coup d’Etat de 1960, une réforme de la constitution avait institutionnalisé son rôle dans la vie politique et culturelle du pays par la création du Conseil de la Sécurité Nationale; le rôle de ce CSN fût encore accru par la constitution décrétée par les militaires avant de rendre le pouvoir aux civils après leur coup d’Etat de 1980: les recommandations du CSN primaient sur les décisions du conseil des ministres. En 1992 le chef d’état-major pouvait ainsi tranquillement affirmer que la Turquie était «un Etat militaire»!

Les gouvernements de l’AKP se sont efforcés avec succès de restreindre son rôle politique, mais elle jouit toujours d’un poids économique non négligeable. Par l’intermédiaire du Fonds de pension des Forces Armées (OYAK), elle est présente dans une dizaine d’entreprises dans différents secteurs (OYAK est par exemple associé à Renault dans l’entreprise OYAK-RENAULT, la plus grande du pays et l’une des premières entreprises exportatrices) et elle possède l’une des plus grosses banques turques; en outre un conglomérat industriel des forces armées (TSKVG) regroupe plusieurs dizaines d’entreprises d’armement.

L’expansion économique du capitalisme turc s’est traduite également par une hausse spectaculaire de ses investissements à l’étranger: en dix ans, de 2002 à 2012, ils ont été multiplié par plus de dix! Mais les investissements étrangers en Turquie sont près de six fois plus élevés que les investissements turcs à l’étranger: la croissance économique turque dépend encore largement de l’afflux de capitaux extérieurs. Ce développement économique a fait la fortune de larges secteurs petit-bourgeois et bourgeois, comme les fameux «tigres d’Anatolie», patrons de petites et moyennes entreprises de province qui ont prospéré au cours des dernières années, y compris à l’international; il est donc naturel que ces secteurs, en outre traditionnellement conservateurs et religieux, aient été jusqu’ici les plus solides soutiens de l’AKP et de son chef.

Grâce aux ressources dégagées par la croissance économique les gouvernements successifs de l’AKP, tout en suivant une politique économique libérale, ont en même temps mené une politique de protection sociale, sans doute limitée mais néanmoins sans précédent en Turquie: couverture santé universelle, mesures d’assistance sociale diverses, souvent basées sur les municipalités et attribuées dans une optique religieuse et conservatrice (aides en nature aux plus pauvres lors du ramadan, etc.). Sur le plan de la politique intérieure, l’AKP a mis fin à toute une série de discriminations contre les Kurdes et les minorités religieuses et des négociations engagées avec le PKK avec l’objectif d’arriver à un accord de paix définitif avaient déjà abouti à l’arrêt des actions militaires de ce groupe. Tout cela explique la popularité persistante de ce parti, y compris parmi les couches déshéritées, et le fait qu’il avait réussi à devenir le parti électoralement majoritaire dans les régions kurdes, où les secteurs les plus réactionnaires de la population étaient en outre séduits par son discours religieux. En se basant sur l’importante participation aux élections, y compris des couches les plus pauvres de la population, l’OCDE pouvait se féliciter dans un récent rapport «qu’une forte cohésion sociale existe autour des institutions démocratiques turques»: l’AKP a bien servi l’ordre bourgeois!

Sur le plan de la politique étrangère les gouvernements de l’AKP, confrontés aux obstacles mis par les gouvernements européens à l’entrée de la Turquie dans l’U.E., ont en partie réorienté leur action en direction des pays arabes et de l’ancienne URSS. Les dits «printemps arabes», que ce soit l’arrivée au pouvoir en Egypte des Frères Musulmans, ou la chute espérée prochaine du régime baasiste en Syrie, ont un moment paru couronner de succès cette orientation: c’était l’époque où, dans les médias occidentaux, on présentait la Turquie comme le modèle à suivre par les Etats arabes d’un régime islamique démocratique...

Enivré par ces succès, Erdogan, après son élection à la présidence en 2014 n’avait pas hésité à fixer des objectifs très ambitieux à son programme «Vision 2023» (centième anniversaire de la république turque) d’une «nouvelle Turquie»: faire du pays à cette date la dixième puissance mondiale, avec triplement du PIB et réalisation de projets pharaoniques (comme l’édification du plus grand aéroport mondial, la construction de milliers de km de voies ferrées, etc.), le digne successeur de l’ancien empire ottoman. Bref une continuation du miracle économique!

 

L’envers du miracle

 

L’économie turque a cependant des faiblesses importantes qui font penser que la vision de l’AKP tient plus du mirage que de la réalité.

Le talon d’Achille de la croissance économique est qu’elle est basée en grande partie sur l’afflux de capitaux étrangers à la recherche d’investissements rentables; or depuis quelque temps les entrées de capitaux ont diminué et depuis quelques mois, comme dans d’autres pays émergents, on assiste même à une sortie des capitaux, accélérée par les menaces sur la stabilité politique dans le pays et dans la région, par la baisse des taux d’intérêts et la chute de la monnaie turque.

 Cette dernière a baissé de plus de 50% par rapport au dollar depuis 2 ans; si la baisse de la monnaie favorise les exportations, sa chute précipitée provoque une fuite des capitaux au point que les économistes évoquent de plus en plus de la possibilité d’une «crise financière» en Turquie.

D’ores et déjà elle a en tout cas provoqué un regain de l’inflation: plus de 8% en 2014 selon Eurostat qui signale qu’il s’agit du taux le plus élevé de tous les pays membres de l’Union Européenne ou «associés» à elle (la Turquie est dans ce dernier cas). Et ce sont les prix de la nourriture qui ont le plus augmenté: 10% en rythme annuel selon le dernier chiffre connu (août 2015).

A partir de 2012, le taux de croissance économique du pays s’est fortement réduit. Les dernières statistiques publiées (2e trimestre 2015) indiquent que le ralentissement se poursuit et elles laissent supposer que la Turquie pourrait entrer en récession d’ici la fin de l’année, alors que le gouvernement tablait sur un taux de croissance du PIB de 4% pour 2015. La politique extérieure d’Erdogan accumule échec sur échec, avec des conséquences inévitables sur le plan intérieur: il s’est brouillé avec l’Egypte, avec Israël, avec la Russie, ses relations avec les Etats-Unis sont difficiles, les Européens refusent toujours l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne, Bachar El Assad est encore à Damas alors que par contre pas loin de 2 millions de réfugiés syriens sont en Turquie...

 

Exploitation capitaliste et luttes prolétariennes

 

Paradis pour les capitalistes (Istanbul compte plus de milliardaires que Paris), la Turquie est un enfer pour les prolétaires. Elle se classe au deuxième rang des pays de l’OCDE pour les inégalités de revenu, juste devant le Mexique. Mais les inégalités sont aussi régionales: dans les régions kurdes, peu développées, le revenu familial moyen n’est que de 29% du revenu familial dans la capitale Ankara.

Le chômage est en augmentation, repassant au dessus des 10% dés la fin de l’année 2014. Ce chiffre peut ne paraître pas très élevé, mais il ne reflète pas la réalité car une bonne partie de la main d’oeuvre est employée dans le secteur «informel»: si ce secteur est surtout prédominant dans l’agriculture (90% des emplois y sont informels), il est répandu dans toutes les branches de l’économie; dans l’industrie, selon les statistiques officielles (Turkstat), près d’un tiers des emplois sont informels, et ce pourcentage est beaucoup plus élevé dans l’industrie textile.

Les prolétaires qui ont un emploi informel ne jouissent pratiquement d’aucune protection sociale, ils touchent des salaires plus bas et ils peuvent être licenciés du jour au lendemain. Employés le plus souvent dans de petites ou très petites entreprises qui constituent la majorité des entreprises du pays (55% des travailleurs sont employés dans des entreprises de moins de 10 employés), ils subissent de plein fouet tous les aléas économiques dont ces entreprises sont les premières victimes.

De façon générale les salaires turcs sont bas, y compris dans le secteur formel et dans les grandes entreprises. Le salaire moyen était estimé à 590 euros par mois en 2014 (2220 en France, 1700 en Espagne, 1260 en Grèce). Le salaire minimum a été fixé pour 2015 à 424 euros par mois (il est de 1458 en France, 757 en Espagne, 684 en Grèce), mais il s’agit du salaire brut; le salaire net est inférieur d’environ 30% en raison de la ponction des charges sociales; mais d’autre part une partie importante des travailleurs sont payés en dessous de ce salaire minimum: plus de 16% des hommes et plus de 25% des femmes accomplissant une journée de travail normale (au moins 8 heures par jour) touchent un salaire en moyenne inférieur de 30% au salaire minimum net!

Les horaires de travail sont élevés: la durée de travail légale est de 45 heures par semaines, mais en 2011 plus de 6 millions de personnes (soit plus de 40% de la main d’oeuvre) travaillaient de 50 à 70 heures ou plus. Bien que le travail des enfants de moins de 14 ans soit interdit, il y avait en 2012 près de 300 000 enfants de 6 à 14 ans dans ce cas, notamment dans l’agriculture où au moment de la cueillette des enfants d’une dizaine d’années travaillent jusqu’à 11 heures par jour. Mais jusque dans l’industrie les moins de 18 ans sont nombreux: la proportion des 14-18 ans y est même passée de 16 à 28% entre 1994 et 2006. Selon l’Organisation Internationale du Travail (OIT, organisation onusienne), le temps moyen des enfants qui travaillent serait parmi les plus élevés du monde: 51 heures par semaine en moyenne. Conséquence, le nombre d’enfants morts sur leu lieu du travail s’élevait à 38 en 2012.

Il faut dire que la Turquie est le premier pays d’Europe pour le nombre d’accidents du travail, le troisième au niveau mondial, après l’Algérie et la Salvador, selon l’OIT: en moyenne 3 travailleurs y perdent la vie et 172 sont blessés chaque jour. Les mineurs sont les plus nombreux parmi les victimes du capitalisme turc: de 1955 à 2012, plus de 3000 mineurs sont morts et plus de 360 000 ont été blessés.

 En mai 2014 une explosion dans une mine à Soma faisait 301 morts. A la suite de cette tragédie des affrontements se sont produits dans la ville, notamment lorsque 10 000 manifestants protestant contre le manque de moyens de sécurité dans la mine et scandant «Erdogan démission!» se heurtèrent aux forces de police; le ministère du travail avait affirmé qu’une récente tournée d’inspection avait trouvé que tout était en règle. Un an plus tard 9 des mineurs survivants sont inculpés par la justice pour avoir organisé une manifestation et le blocage d’une route en violation de la loi: ils risquent jusqu’à 6 ans de prison...

Au total en 2014 il y a eu 1886 morts dans les accidents du travail, et ces chiffres sont des chiffres officiels qui très probablement laissent de côté une bonne partie des accidents dans le secteur informel. En fait d’accidents, il s’agit plutôt d’une véritable guerre de classe sanglante que mènent les capitalistes contre les prolétaires!

Héritées du régime militaire, les lois anti-grèves sont toujours en application; elles ont permis de suspendre pour 60 jours une grève des sidérurgistes au début de cette année et une grève dans des usines de céramique en juin, au nom se la «sécurité nationale». ..

Mais cette législation anti-ouvrière n’a pas pu empêcher la vague de grèves sauvages qui a frappé l’industrie automobile au mois de mai et qui a pris naissance dans l’agglomération de Bursa. Le mouvement avait commencé à l’usine Renault par de l’agitation contre le contrat collectif signé par le syndicat officiel Turk Metal et pour l’alignement sur le contrat signé chez Bosch (20% d’augmentation des salaires) après quelques jours de grève; des nervis de ce syndicat jaune allèrent jusqu’à attaquer un rassemblement des ouvriers, provoquant la colère de l’ensemble des travailleurs.

Parti de Renault, le mouvement de grève s’étendit aux autres entreprises du secteur automobile et dans d’autres villes; chez Fiat, Ford, Tofas, Valeo, etc., plus de 15000 ouvriers entrèrent en lutte malgré l’opposition de Turk Metal et l’agitation gagna même d’autres secteurs. En dépit des menaces et de la répression (47 ouvriers arrêtés par la police et déférés devant la justice pour organisation d’une grève illégale), les ouvriers tinrent bon et finalement devant la menace d’une généralisation du conflit, les patrons et le gouvernement cédèrent. Au bout de 2 semaines de grève, les ouvriers de Renault obtinrent des augmentations de salaire, l’abandon des poursuites judiciaires et surtout le droit d’adhérer au syndicat de leur choix. Démonstration que la lutte ouvrière résolue est capable de faire reculer les capitalistes et leur Etat, aussi répressif soit-il!

Les difficultés économiques croissantes en Turquie ne sont pas ressenties uniquement par les prolétaires, mais aussi par de larges secteurs de la population, alors même que la spéculation immobilière bat son plein et que des scandales de corruption éclaboussent jusqu’à la famille du président. C’est ce qui explique l’importance prise en 2013 par les manifestations contre les projets de destruction du parc Gezi à Istanbul: ce mouvement d’orientation et de nature clairement petite-bourgeoise a pu rassembler des centaines de milliers de personnes dans tout le pays, à l’instar des mouvements d’ «indignés» qui ont eu lieu dans de nombreux pays. Le HDP a réussi indiscutablement à capitaliser électoralement une partie de ce mécontentement.

 

La question kurde

 

La question kurde est un facteur important de la politique intérieure, mais aussi extérieure turque. Toujours soupçonnés de séparatisme, soumis à des discriminations politiques et sociales renforcées par les militaires après le coup d’Etat de 1980, les Kurdes constituent de 15 à 20% de la population du pays selon les estimations. Les régions kurdes sont les plus pauvres et les moins développées économiquement de la Turquie, ce qui provoque une forte émigration vers les autres régions et l’étranger: une partie importante des prolétaires turcs, y compris dans l’émigration en Europe, sont kurdes. La «question kurde» est donc devenue une question centrale de la lutte prolétarienne: la lutte résolue contre toutes les discriminations et les répressions envers les kurdes, pour l’égalité complète des droits, est indispensable pour souder les rangs des prolétaires de Turquie. De leur côté les bourgeois attisent évidemment les divisions, suscitant et alimentant le nationalisme et le patriotisme turc et menant des campagnes répétées contre le «terrorisme», pour affaiblir la classe ouvrière en créant un fossé entre prolétaires kurdes et non kurdes.

Sur la base de la véritable oppression nationale subie par les Kurdes, le PKK entama en 1984 une guérilla pour obtenir l’indépendance de la région. Le conflit aurait fait des dizaines de milliers de morts; plus de 3000 villages ont été détruits par l’armée, causant, selon les chiffres officiels, le «déplacement» de plus de 375 000 personnes chassées de chez elles et réduites au statut de sans-abris. Cette brutalité et une répression constante des policiers, militaires et juges envers toute expression kurde, même la plus réformiste, poussèrent de nombreux Kurdes à sympathiser avec le PKK.

Bien qu’il se disait parti des travailleurs et qu’il se réclamait du socialisme, le PKK incarnait la réponse bourgeoise, nationaliste, à une oppression qui avait été aggravée par le coup d’Etat de 1980. Son «socialisme» n’était qu’une version du capitalisme d’Etat existant en Chine ou en URSS, et il lui servait à chercher un appui auprès de Moscou; d’ailleurs après la chute de l’URSS, le PKK abandonna aussitôt son discours pseudo-socialiste pour jurer de son respect envers les valeurs de l’Islam.

Puis il troqua la revendication d’indépendance pour celle d’une simple autonomie des régions kurdes au sein de la Turquie dans le cadre d’une organisation cantonale du pays: le «confédéralisme démocratique».

Rompant avec la politique habituelle des gouvernements turcs, et en dépit de l’hostilité des milieux nationalistes, des cercles militaires et même de quelques uns de ses partisans, l’AKP mit fin à certaines discriminations envers les Kurdes et aux harcèlements policiers et judiciaires qui étaient monnaie courante auparavant; il engagea des négociations avec le PKK qui, si elles n’avaient pas abouti à un accord définitif, avaient cependant conduit à la fin des actions de guérilla.

Mais depuis quelques mois le gouvernement Erdogan avait repris la rhétorique anti-kurde traditionnelle. Ce n’était pas pour des raisons électorales, car l’AKP a perdu dans l’affaire ses électeurs kurdes, sans gagner d’électeurs nationalistes.

En réalité la classe dominante turque redoute plus que tout la création d’une entité étatique kurde autonome à sa frontière syrienne car celle-ci risquerait d’alimenter des poussées séparatistes parmi les masses déshéritées kurdes de Turquie. Le maintien, sinon de l’unité du pays, du moins de la permanence indiscutée de l’ordre bourgeois non seulement dans les régions périphériques pauvres du sud, mais dans les grandes villes et les usines d’Anatolie ou du Bosphore, impose donc aux yeux des bourgeois que les Kurdes syriens ne réussissent pas à conquérir une indépendance de fait ou de droit.

C’est la raison pour laquelle le gouvernement turc a fait tout ce qu’il pouvait pour laisser isolés les combattants kurdes de l’YPG (liés au PKK) à Kobané face à ceux de l’Etat Islamique (EI), réprimant de façon sanglante les manifestations de solidarité en octobre 2014 (plus de 30 morts). Il a longtemps refusé de s’engager militairement contre l’EI, et lorsqu’il s’y est finalement officiellement résolu sous la pression américaine et qu’il a autorisé l’utilisation de ses terrains d’aviation par la coalition anti-EI, il a en réalité dirigé l’essentiel de ses bombardements contre des positions du PKK en Irak et en Turquie, voire en Syrie.

Selon les autorités turques le bilan de la reprise en juillet des combats avec le PKK était à la mi-octobre de plus 150 morts parmi les policiers et les militaires, alors que plus de 2000 «terroristes» auraient été tués.

 

Le HDP, Syriza turc

 

Le HDP, Parti Démocratique du Peuple, est un parti d’origine essentiellement kurde, proche du PKK, souvent décrit comme la vitrine légale de ce parti. Mais en fait il a réuni en son sein divers petits groupes et partis de gauche, écologistes, maoïstes, trotskystes, ce qui lui a permis d’avoir une audience nationale et le fait comparer au parti grec Syriza. Recueillant 13% des voix aux élections législatives de juin il a pour la première fois franchi la barrière des 10%, ce qui lui a permis d’obtenir des députés au parlement (80). La «gauche de la gauche» européenne a salué ce succès électoral avec presqu’autant d’enthousiasme qu’elle l’avait fait pour les victoires électorales de Syriza...

Le HDP pratique une stricte parité et une politique de quotas: il a 2 «co-présidents», un homme et une femme, ses candidats aux élections sont à 50% des hommes et 50% des femmes, et il réserve 10% des candidatures à des personnes LGBT (Lesbiennes, Gays, Bi- et Transsexuels). Il n’hésite pas à parler d’autogestion, de lutte contre l’exploitation des travailleurs et à tenir des discours parfois anticapitalistes, etc..

Mais c’est fondamentalement un parti interclassiste, réformiste. Officiellement associé au «Parti Socialiste Européen» (regroupement des députés européens sociaux-démocrates), il veut démocratiser la Turquie par l’instauration d’une nouvelle constitution qui garantirait les droits des minorités. Le HDP a servi d’intermédiaire dans les négociations qui ont eu lieu en 2013 entre le PKK et le gouvernement, et il a longtemps cru à la possibilité d’une reprise des ces négociations. C’est pourquoi, alors même que le gouvernement avait relancé la guerre avec le PKK, que l’AKP et Erdogan multipliaient les dénonciations du «terrorisme kurde», que le premier ministre l’accusait ouvertement le HDP de complicité, et que ce dernier dénonçait les «actions criminelles de l’AKP», il n’a pas hésité à entrer dans le gouvernement intérimaire formé par l’AKP pour diriger le pays jusqu’aux élections!

Cela ne lui a pas épargné les accusations des médias proches de l’AKP et de Erdogan lui-même de soutenir le terrorisme, ni évité les attaques contre ses permanences; ses ministres et députés ont été empêchés par la police de se rendre dans la ville de Cizre soumise à un blocus militaire, etc. Se trouvant dans une position de plus en plus intenable, le HDP a finalement été contraint de se retirer du gouvernement, à peine quelques semaines après sa formation.

Cette expérience en dit long sur ce que peuvent attendre de ce parti, non seulement les prolétaires, mais les masses pauvres en général, y compris kurdes: comme Syriza et comme tous les partis réformistes, le HDP ne peut en définitive que s’aplatir devant les exigences bourgeoises et défendre le capitalisme national.

 Les partis réformistes, collaborationnistes, qui n’ont que les mots paix et démocratie à la bouche, sont des adversaires de l’émancipation prolétarienne; ils ne sont pas du côté des travailleurs, mais du côté des exploiteurs, même quand ils sont la cible des forces bourgeoises réactionnaires comme hier au Chili ou aujourd’hui en Turquie. Les prolétaires ne peuvent pas compter pour se défendre sur ses faux amis qui les trahiront toujours. En Turquie comme partout, ils ne peuvent compter que sur leur propre lutte de classe, que sur leur organisation indépendante de classe, sur le plan de la lutte de défense immédiate comme sur le plan politique.

La situation des prolétaires turcs n’est pas facile, confrontés qu’ils sont à un Etat particulièrement brutal qui, pour assurer le bon fonctionnement du capitalisme, utilise tous les moyens, légaux et illégaux, qui passe alternativement et parallèlement de la méthode démocratique à la méthode dictatoriale de gouvernement.

L’horrible massacre d’Ankara, venant après les attentats et les attaques précédentes, démontre à nouveau que les appels à la paix ne sont que de la poudre aux yeux et le cirque électoral une mortelle impasse. Devant les contradictions qui déchirent la Turquie capitaliste et, à un degré encore plus élevé, les pays moyen-orientaux voisins, s’ils ne veulent pas rester les éternelles victimes des capitalistes et de leur Etat, les prolétaires n’ont pas d’autre choix que de lutter, et sur une base indépendante de classe.

Face à la guerre sociale que leur livre les bourgeois, il leur faudra s’engager, sous la direction de leur parti de classe internationaliste et international, dans la guerre de classe contre le capitalisme qui, surmontant toutes les divisions ethniques, religieuses et nationales, dépassera les frontières nationales pour embraser toute la région.

Le poids social que le développement même du capitalisme au cours de ces dernières années a conféré au prolétariat de Turquie est le gage qu’il possède la force potentielle d’accomplir cette tâche future grandiose, en liaison avec les prolétaires de tous les pays.

 

A bas le capitalisme!

Vive la guerre de classe!

Vive la révolution communiste internationale!

 

18/10/2015

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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