Brésil

La signification de l’élection de Bolsonaro et les tâches des prolétaires d’avant-garde

(«le prolétaire»; N° 531; Décembre 2018 - Janvier 2019)

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Le candidat d’extrême droite Jair Bolsonaro, un vieux routier du parlementarisme brésilien (député depuis 18 ans sous diverses étiquettes), dénoncé par une grande partie de la presse internationale (1) pour ses déclarations racistes, ses prises de positions outrancières sur différents sujets, ses diatribes violentes (2), a été élu le 28 octobre à la présidence de la République face à Haddad, candidat du Parti des Travailleurs (1). Quelques semaines auparavant, lors des élections législatives du 7 octobre, son parti, le PSL (Parti Social Libéral) était passé de 1 à 52 sièges au parlement.

 

1. L’élection de Bolsonaro n’est pas l’avènement du fascisme.

Bolsonaro est sans doute lui-même un admirateur du fascisme, un nostalgique de la dictature militaire (que le mouvement auquel il appartient trouve qu’elle a été trop douce), etc… Mais l’avènement du fascisme signifie une profonde modification, non seulement du régime politique (qui peut conserver des apparences démocratiques), mais surtout du rapport de force entre les classes : autrement dit l’écrasement brutal et sanglant d’un mouvement prolétarien et révolutionnaire qui constituait une menace réelle ou potentielle pour l’ordre bourgeois (même si le fascisme vient toujours consolider et accentuer une défaite déjà infligée au prolétariat par le système démocratique et les forces réformistes et opportunistes).

Rien de tel au Brésil : les cercles dirigeants bourgeois n’ont aucun besoin d’instaurer un régime fasciste pour assurer la permanence de leur pouvoir économique et social qui, malheureusement, n’était menacé par personne.

2. Certains se sont indignés qu’en dehors de Trump, les divers gouvernements d’Amérique Latine et du monde aient félicité le nouvel élu, en dépit des critiques des médias contre ce personnage, contre ses propos racistes, misogynes et homophobes, en dépit des menaces qu’il fait peser sur les populations amérindiennes et sur l’environnement. Même Maduro, le président du Venezuela dont la dénonciation a été un des thèmes récurrents de la campagne électorale de Bolsonaro (au point de nourrir des rumeurs d’intervention militaire contre ce pays en cas de son accession au pouvoir) a félicité « le peuple brésilien » pour avoir élu ce dernier!

Derrière les joutes électorales, le facteur fondamental en jeu au Brésil, c’est la «question sociale»; ou, pour parler clairement, la lutte de classes qui est menée par la bourgeoisie contre le prolétariat – et alors on comprend que tous les gouvernements bourgeois soient du même côté que Bolsonaro et qu’ils puissent trouver matière à satisfaction dans son élection.

La victoire de celui-ci (dont la campagne a été financée par les grands capitalistes, notamment du secteur de l’agrobusiness et soutenue par les grandes chaînes de médias) signifie que des secteurs décisifs de la bourgeoisie brésilienne jugent nécessaire la mise en place d’un gouvernement autoritaire pour résoudre les problèmes auxquels ils font face, tournant la page de la politique du Parti des Travailleurs (PT) ; celle-ci était une politique « réformiste » basée sur un accord avec des forces politiques de droite consistant à accorder des satisfactions à des couches « populaires » tout en menant une action fondamentalement pro-capitaliste. Cette politique a fonctionné pendant plus d’une dizaine d’années, années de croissance économique rapide du Brésil basée en particulier sur les prix élevés des matières premières dont le pays est riche et sur l’essor de l’industrie agro-alimentaire; les gouvernements du PT ont pu ainsi faire miroiter des perspectives de promotion sociale à certains secteurs et la mise en place de mesures sociales pour les plus pauvres. Mais comme elle ne s’est pas attaquée au privilège social bourgeois et qu’elle a défendu les intérêts capitalistes fondamentaux, cette politique n’a pas réduit les inégalités sociales; la persistance de la misère est la cause première de la criminalité qui ravage le pays (4). La politique PTiste s’est en outre accompagnée d’une généralisation de la corruption du monde politique.

Les difficultés économiques croissantes, puis la forte récession connues par le pays ont mis à mal cette politique, contraignant les gouvernements PT à prendre des mesures d’ «austérité», «antisociales»; celles-ci ont provoqué des réactions importantes dans la population, notamment les vastes mouvements de lutte sur la question des transports. Une des caractéristiques de ces manifestations a été qu’elles étaient dirigées par des courants petits bourgeois farouchement hostiles à tout ce qui évoquait le socialisme, etc.

De même les scandales de corruption ont suscité d’importantes manifestations populaires dirigées par des forces de droite, pour demander la destitution (qui a finalement été obtenue) de la présidente Dilma Roussef du PT, remplacée par son vice-président, de droite, Tremer (du PMDB) ; les dirigeants du PT parlèrent à ce propos de «coup d’Etat» institutionnel.  Les mesures anti-prolétariennes décidées et surtout prévues par le gouvernement Tremer provoquèrent le mécontentement des prolétaires au point d’obliger les syndicats à organiser des grèves générales. Mais les appareils syndicaux, et tout particulièrement le principal d’entre eux, la CUT, liée au PT, réussirent à contenir ces réactions en mettant notamment en avant la perspective d’une victoire de la gauche lors des élections de cette année.

Cependant le gouvernement Tremer se montra incapable d’utiliser le délai accordé par les syndicats, pour faire passer au parlement les  réformes» (c’est-à-dire les attaques anti-prolétariennes) jugées urgentes pour asseoir le redémarrage effectif de l’économie, non seulement par les capitalistes brésiliens, mais aussi par les institutions internationales comme le FMI : des mesures pour restaurer le taux profit moyen de l’économie en accentuant l’exploitation des prolétaires, notamment sur la question des retraites et aussi celle de la sécurité sociale, etc .; pour les capitalistes un nouveau gouvernement, «fort», et une nouvelle orientation, autoritaire, devenaient nécessaires.

3. Il est significatif que les partis bourgeois traditionnels se soient effondrés électoralement, alors que le PT ait somme toute relativement résisté (il a le plus grand groupe parlementaire, devant celui de Bolsonaro). Le clientélisme du PT lui a permis de maintenir une audience électorale, alors que les partis bourgeois traditionnels ont vu leurs financiers et leurs  médias se détourner d’eux pour propulser un outsider quasiment inconnu ; c’est la démonstration que les milieux bourgeois les plus influents jugeaient qu’il fallait tourner la page des années PT pour accroître l’exploitation capitaliste, mais aussi pour contenir (et non faire disparaître) la corruption indissolublement liée à la gestion PT qui a gonflé au point de devenir une gêne à la bonne marche de l’économie, pour privatiser les secteurs peu rentables, etc. Bolsonaro a été porté au pouvoir non pour instaurer le fascisme, mais pour attaquer davantage les prolétaires, non pour supprimer la « Nouvelle République » qui a succédé à la dictature, mais pour la réformer dans un sens autoritaire. Son discours réactionnaire, sécuritaire et répressif est dans ce contexte utile, les bourgeois éclairés se bouchant le nez devant ses outrances les plus grossières. 

4. Il est faux de croire que la victoire des « populistes » ou des partis d’extrême droite au Brésil ou ailleurs, se nourrirai de «l’échec des réformistes». C’est la réussite des réformistes qui ouvre la voie à des gouvernements de droite; réussite non pas par rapport à leur propagande et à leurs promesses électorales, qu’ils savaient ne pas pouvoir tenir, mais par rapport à leur fonction réelle sur la scène politique bourgeoise : faire passer les mesures requises par les capitalistes tout en empêchant ou en détournant les luttes prolétariennes de résistance. Lorsqu’ils ont accompli autant que cela leur est possible cette besogne, ils laissent la place à des gouvernements de droite qui accentuent leur politique (cas des démocraties bien huilées comme en Europe), ou ils sont carrément écartés par les bourgeois comme au Brésil où Roussef a été destituée et Lula emprisonné pour des faits de corruption afin de l’écarter de l’élection présidentielle (le fondateur du PT restant un des politiciens brésiliens les plus populaires).

5. Il est absurde de gémir que la démocratie soit menacée dans le monde par la survenue de régimes autoritaires ou d’extrême droite, etc. , comme si le monde  vivait jusqu’ici dans une situation satisfaisante qu’il faudrait défendre ou retrouver ; c’est là une position ouvertement conservatrice, anti-révolutionnaire et en outre, occidentalo-centriste : la « démocratie » n’est en réalité que le masque que se donne la dictature de la bourgeoisie pour maintenir la paix sociale dans les pays suffisamment riches. Ailleurs, ou lorsque les difficultés économiques s’accroissent trop fortement et que les tensions sociales deviennent trop aiguës, la dictature de la bourgeoisie devient plus ouverte et le voile démocratique s’estompe devant l’instauration de régimes autoritaires. L’évolution du capitalisme va inexorablement dans le sens de la fin de l’Etat providence et des concessions accordées par la classe dominante dans les pays capitalistes les plus développés pour anesthésier le prolétariat – en particulier à travers l’action des partis de gauche et des organisations collaborationnistes qui se nourrissent de ces concessions. Mais la classe dominante s’efforce et s’efforcera toujours dans la mesure du possible de maintenir une démocratie de façade et d’alimenter les illusions démocratiques si utiles pour la conservation sociale. Ce n’est pas par hasard si le « fasciste » Bolsonaro lui-même aime à se déclarer comme un «amoureux de la liberté et de la démocratie»…

L’avenir que réserve le capitalisme tenaillé par ses crises récurrentes, c’est l’aggravation de l’exploitation, de l’oppression et de la répression dont les régimes autoritaires ne sont que le moyen, l’aggravation des tensions inter-capitalistes et des guerres qui ravagent déjà le monde depuis longtemps en dehors des démocraties occidentales, et dont celles-ci sont responsables.

Combattre cette perspective est indispensable, mais pas en se fixant implicitement ou explicitement, l’objectif de revenir à un statu que ante, à une époque révolue d’un «bon» capitalisme et d’une démocratie «heureuse » – époque qui a été celle de la domination bourgeoise écrasante sur le prolétariat et les populations opprimées du monde.

6. Certains se sont lamentés qu’un «Front Républicain» (à l’image ce qui se pratique en France où partis de droite et de gauche se coalisent au nom de la défense de l’Etat démocratique contre le parti d’extrême droite Front National) ne se soit pas constitué pour empêcher la victoire électorale de Bolsonaro. Le PT a effectivement essayé de rallier à sa candidature dans le cadre d’un « Front démocratique » des personnalités et des partis bourgeois, mais sans grand succès : ses partenaires bourgeois habituels l’ont abandonné comme le PMDB ou l’ancien président Cardoso qui a déclaré ne pas choisir entre les deux candidats.

Cependant tous les partis d’ «extrême gauche», ceux qui ont formé un «front» avec le PT et le PC do B pour le second tour comme le PSOL, mais aussi ceux qui rappelaient que si le candidat du PT était élu, il se tournerait contre les prolétaires, comme les trotskystes du PSTU ou du MRT (qui se flattaient de ne jamais soutenir le PT), ont appelé à voter pour lui contre Bolsonaro; c’est également le cas du petit syndicat CSP-Conlutas appelant à «faire barrage à Bolsonaro dans les urnes et dans la rue». Faire croire qu’il soit possible de faire barrage aux attaques capitalistes – et non à un individu – dont cet individu se fait ouvertement le promoteur, en votant pour un parti pro-bourgeois responsable lui-même d’une série d’attaques antérieures et qui promet d’en faire d’autres, est une position opportuniste, absolument anti-prolétarienne. Ce n’est pas sur le terrain électoral et en soutenant des laquais de la bourgeoisie, mais sur le terrain de la lutte et sur des positions indépendantes de classe que l’on peut résister aux capitalistes et à leurs gouvernements, de droite ou de gauche. Tous ceux qui répandent des illusions sur le PT et sur le système démocratique électoral, sont des adversaires de la lutte de classe prolétarienne.

7. Après la défaite électorale, les partis et syndicats dits «ouvriers», «socialistes» ou «révolutionnaires» appellent, chacun à leur façon, à la formation de « fronts » les plus larges possibles contre le président élu et les mesures que prendra son futur gouvernement (Bolsonaro n’entrera en fonction qu’au début de l’année prochaine). Ils ont beau envelopper leurs propositions dans des discours radicaux, «anticapitalistes», leur attitude devant les élections montre déjà ce qu’il faut en penser : ces discours ne sont que de la poudre aux yeux pour camoufler leur aplatissement devant les forces de la collaboration de classe, comme le montre aussi leur nationalisme : on ne peut défendre en même temps la «souveraineté nationale» du Brésil (supposément menacée par Bolsonaro) et les intérêts des prolétaires brésiliens.

Le prolétariat du Brésil a une riche tradition de luttes ; nul doute qu’il luttera à nouveau contre les attaques capitalistes actuelles et futures. Mais ce qui lui a manqué jusqu’ici c’est une orientation politique de classe qui puisse lui permettre d’échapper à l’emprise de l’opportunisme collaborationniste. Cette orientation elle ne peut être donnée que par le parti de classe, internationaliste et international, fondé sur le programme communiste intégral et invariant. Faire les premiers pas vers la constitution de ce parti en rompant nettement avec les funestes orientations du PT et de ses satellites, telle est la tâche qui revient aux prolétaires d’avant-garde, tâche qui, dans la période qui s’ouvre deviendra de plus en plus impérieuse.

C’est la seule voie pour aller, non vers le mirage de l’instauration d’une démocratie idéale, mais vers le renversement de la bourgeoisie et de son Etat, et l’instauration de la dictature du prolétariat pour, en collaboration avec les prolétaires du monde entier, en finir avec le capitalisme.

4/11/2018

 


 

(1) La colistière de Haddad était Manuela d’Avila, membre du PC Brésilien (PC do B).

(2) Un exemple significatif : l’influent hebdomadaire conservateur britannique The Economist, organe international du libéralisme, n’a cessé de dénoncer Bolsonaro comme un «danger pour la démocratie» au Brésil.

(3) Lors de sa dernière réunion publique le 21 octobre, il a ainsi déclaré en parlant des partisans de son adversaire Haddad et des militants des gauche : «Le nettoyage qui vient sera beaucoup plus large. Cette bande, si elle veut rester ici, devra se soumettre à notre loi. Ou alors, quitter le pays, ou aller en prison. (…) cette patrie est la nôtre. Elle n’est pas celle de ce gang au drapeau rouge et au cerveau endoctriné. Ces déchets rouges seront bannis de notre patrie (…). Ce sera un nettoyage jamais vu dans l’histoire du Brésil. (…) Bandits du Mouvement des sans-terre (MST), voyous du mouvement des travailleurs sans toit (MTST), vos actions seront qualifiées de terrorisme. Vous n’exercerez plus la terreur à la campagne, ou à la ville. Et, vous Lula da Silva, si vous espérez que Haddad devienne président pour signer le décret de grâce, je vous dis une chose: vous allez pourrir en prison. Haddad vous rejoindra aussi. Mais ce ne sera pas pour vous rendre visite, non. Ce sera pour rester quelques années à vos côté». etc. Ces déclarations n’ont pas empêché le candidat du PT de le féliciter après son élection et de lui souhaiter bonne chance!

(4) Une ONG a recensé 64000 victimes de meurtres en 2017, tandis que la même année la police avait tué 5159 personnes (en augmentation de 20% sur l’année précédente!) : les forces de répression n’ont pas attendu Bolsonaro pour faire montre de brutalité! On comprend que la question de l’insécurité ait été un thème important des élections : le Brésil est l’un des pays du monde où la criminalité est la plus grande.

 Cf http://www. forumseguranca. org. br/publicacoes/anuario-brasileiro-de-seguranca-publica-2018/

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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