Il y a un siècle était fondée l’Internationale Communiste

(«le prolétaire»; N° 534; Septembre - Octobre 2019)

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En mars 1919 une nouvelle Internationale était fondée à Moscou. Elle succédait à la Deuxième Internationale qui avait sombré dans la trahison et le reniement: fondée pour concrétiser la formule du Manifeste Communiste: Prolétaires de tous les pays, unissez-vous!, celle-ci s’était rangée au moment décisif dans à peu près tous les pays (à l’exception de la Russie et, de façon bien moins tranchée, de la Serbie et de l’Italie) aux côtés de sa propre bourgeoisie dans une «union sacrée» pour appeler les prolétaires à s’entrégorger sur les champs de bataille. Cette trahison ne tombait bien sûr pas du ciel. On connaît la formule de son théoricien en chef, le socialiste allemand Kautsky, pour excuser l’attitude de la Deuxième Internationale: «l’Internationale n’est pas une arme efficace en temps de guerre».

Cette affirmation que la Deuxième Internationale ne pouvait fonctionner que dans les périodes calmes, pacifiques, était la reconnaissance qu’au fond elle n’était pas une Internationale révolutionnaire et qu’au-delà des discours, son activité ne dépassait pas la lutte pour les réformes du capitalisme.

Le socialiste allemand Bernstein avait fait scandale au tournant du siècle en affirmant que la social-démocratie (c’était le nom officiel des partis socialistes) n’était en fait qu’un parti réformiste et qu’elle devait donc «réviser» son programme en abandonnant ses proclamations révolutionnaires. Elle devait rompre avec l’anti-démoratisme, le révolutionnarisme et le catastrophisme «quarante-huitards» de Marx et Engels car, soutenait Bernstein, le capitalisme moderne avait dépassé son époque primitive de crises et de guerres pour entrer dans une période d’expansion économique et de progrès social continu. Kautsky fit partie de ceux qui combattirent le «révisionnisme» de Bernstein et réaffirmèrent le caractère révolutionnaire de la social-démocratie et la validité des thèses marxistes.

Mais battu dans les Congrès socialistes, Bernstein triomphait en fait dans la pratique (et il est ironique qu’il fit partie des opposants – timides! – à la guerre, alors que Kautsky la justifia). La perspective révolutionnaire, ce qu’on appelait le «programme maximum» était relégué aux grands discours des Congrès, tandis que le «programme minimum» (les réformes, la lutte syndicale élémentaire, la lutte électorale) constituait la réalité quotidienne de l’activité des partis.

Le courant de droite dans le mouvement socialiste, dit «opportuniste» parce qu’il abandonnait les principes et le programme pour obtenir des succès immédiats en s’adaptant à la pression de la société bourgeoise, devenait le véritable maître de la politique socialiste. En particulier la Deuxième Internationale avait organisé contre la guerre de grandes manifestations et multiplié les déclarations internationalistes; mais elle n’avait préparé aucune action pratique pour s’opposer concrètement aux préparatifs guerriers, aucun sabotage de l’effort de guerre; la seule perspective d’action envisagée se situait sur le plan parlementaire: le refus éventuel de voter les crédits de guerre comme le stipulait son programme – et elle n’eut même pas la force de le faire face à la pression bourgeoise qui s’exprima dans toute sa force par le canal du courant opportuniste!

 

Le parti mondial de la révolution communiste

 

La nouvelle Internationale devait être radicalement différente de la vieille Internationale dégénérée; ce devait être une Internationale d’action révolutionnaire, abolissant la coupure entre programme minimum et programme maximum et renouant sur les plans programmatique et politique avec les positions marxistes authentiques; sur le plan organisationnel, à l’opposé du vague fédéralisme de la Deuxième Internationale, elle devait se donner l’objectif d’arriver à la plus grande centralisation et unité d’action possibles, pour devenir effectivement le parti mondial de la révolution communiste.

Cette ligne était dès le début celle du parti bolchevik; trempé dans une lutte acharnée contre l’opportunisme et le réformisme, il avait déjà une expérience de lutte réelle contre la guerre et contre «l’union sacrée», au moment de la guerre russo-japonaise en 1904-1905.

Mais il lui fut difficile de convaincre les socialistes internationalistes des autres pays, réticents malgré tout à rompre définitivement avec la Deuxième Internationale. En septembre 1915, lors de la conférence dans la ville suisse de Zimmerwald – conférence dont l’importance politique tient au fait que ce fut la première manifestation publique de l’internationalisme prolétarien après la catastrophe de la trahison du socialisme officiel – la gauche était très minoritaire; même les partisans de Rosa Luxemburg préférèrent rester avec les «centristes» (dont faisait partie Kautsky). A la réunion suivante, à Kienthal (avril 1916), elle le fut encore, quoique dans une moindre mesure, d’autres groupes se ralliant aux bolcheviks, tandis que les luxemburgistes se rapprochaient d’eux lors de certains votes.

Mais cette polarisation se faisait lentement et l’influence centriste, non révolutionnaire, restait encore largement présente dans le «mouvement de Zimmerwald» – un «bourbier», selon Lénine qui consacrait en avril 1917 écrivait dans son «projet de plate-forme pour le parti du prolétariat» un chapitre intitulé :«L’Internationale de Zimmerwald a fait faillite. Il faut fonder la Troisième Internationale» (1):

«L’Internationale de Zimmerwald a adopté dès le début une attitude hésitante, «kautskiste», «centriste», ce qui a obligé aussitôt la gauche zimmerwaldienne à s’en désolidariser, à s’en séparer, et à lancer son propre manifeste (...). Le principal défaut de l’Internationale de Zimmerwald, la cause de sa faillite (car elle a déjà fait faillite idéologiquement et politiquement), ce sont ses flottements, son indécision dans la question essentielle, qui détermine toutes les autres: celle de la rupture totale avec le social-chauvinisme et la vieille Internationale social-chauvine. (...) On ne peut tolérer plus longtemps le bourbier de Zimmerwald (...). Notre parti ne doit pas “attendre”; il doit fonder tout de suite la III° Internationale».

II fallut pourtant attendre encore la révolution d’octobre17 pour que se dissipent les équivoques, et la vague révolutionnaire qui suivit la fin de la guerre en 1918 pour que la fondation de l’Internationale communiste devienne un fait, même si Rosa Luxemburg, parfaitement consciente de sa nécessité, avait cependant expressément mandaté le délégué allemand pour que cette fondation soit retardée jusqu’à la victoire de la révolution dans d’autres pays – ce qu’elle estimait proche. On sait que c’est la contre-révolution dont elle fut la victime avec Liebknecht et un nombre indéterminé de prolétaires, qui était sur le point de triompher en Allemagne

Nous publions plus loin la plate-forme qui fut adoptée lors du Congrès de fondation, un texte qui reste fondamental. Pour l’introduire, nous ne pouvons mieux faire que de citer quelques passages du rapport tenu alors par Boukharine pour présenter le texte; nous avons choisi la question de la dictature du prolétariat.

 

Démocratie bourgeoise ou dictature du prolétariat

 

(...) Lorsque nous considérons la question de la démocratie bourgeoise ou de la dictature du prolétariat, le plus important est de mentionner, premièrement que la démocratie bourgeoise n’est en réalité que la dictature de la bourgeoisie et, deuxièmement, qu’elle repose sur une fiction, à savoir la fiction de la prétendue «volonté du peuple». Ce fétiche, ce faux concept de la «volonté du peuple» est un mot d’ordre pour tous les partis. Prenons n’importe quel tract ou brochure du vieux parti social-démocrate et nous y trouverons dans d’innombrables phrases ce mot sacramentel de «volonté du peuple».

En réalité, cependant, cette volonté du peuple est un non-sens. La société capitaliste n’est pas une quelconque totalité fermée. Il y a en effet, dans la société capitaliste, non pas une société mais deux. A la volonté de la minorité exploiteuse s’oppose diamétralement la volonté de la majorité exploitée et c’est pourquoi il ne peut pas exister une «volonté du peuple» unitaire qui engloberait toutes les classes. On ne peut même pas dire qu’il pourrait y avoir malgré tout une résultante issue de la volonté des différentes classes; une telle résultante est, en réalité, impossible car une classe cherche à imposer par divers moyens, par la violence brutale ou par le mensonge idéologique, sa volonté; en réalité il n’y a qu’une seule volonté dominante et ce n’est pas un hasard si dans la démocratie bourgeoise précisément la fiction de la volonté du peuple est particulièrement mise en avant. II est clair que, dans la démocratie bourgeoise précisément, se réalise seulement la volonté de la bourgeoisie, non celle du prolétariat qui est au contraire totalement opprimée dans la démocratie bourgeoise.

La deuxième idée fondamentale de cette plate-forme est l’antithèse entre la liberté formelle de la démocratie bourgeoise et la «réalisation matérielle» de la liberté par la dictature du prolétariat. La démocratie bourgeoise a proclamé différentes libertés pour tout le peuple, par conséquent aussi pour les classes travailleuses; mais tant que la base matérielle est concentrée entre les mains des classes capitalistes, ces libertés sont inaccessibles à la classe ouvrière. La situation est analogue en ce qui concerne la liberté de la presse aux Etats-Unis: la censure américaine n’interdit pas les journaux prolétariens, mais elle refuse de les diffuser par la poste. L’existence formelle de cette liberté de presse n’a donc pas de signification pour le prolétariat. Il en va de même pour toutes les autres libertés dans la démocratie bourgeoise. Etant donné que la bourgeoisie possède les immeubles, le papier, les imprimeries, bref possède tout, le prolétariat peut bien disposer de différentes libertés formelles, mais il est incapable de les réaliser. Il en va tout autrement dans la dictature du prolétariat. Nous ne tenons pas de grands discours sur les différentes libertés. Nous garantissons la réalisation de ces libertés par le fait que nous enlevons la base matérielle de la société capitaliste, la propriété, les moyens matériels à la bourgeoisie afin de les remettre aux ouvriers, aux paysans pauvres, c’est-à-dire au peuple réel.

Troisièmement, notre plate-forme contient encore l’antithèse entre la dictature bourgeoise et la dictature prolétarienne dans la mesure où il s’agit de la participation au pouvoir d’Etat. Bien que dans la démocratie bourgeoise on fasse beaucoup de discours sur le fait que c’est le peuple lui-même qui gouverne (le terme même de démocratie signifiant en effet «auto-gouvernement du peuple»), le peuple proprement dit, c’est-à-dire en premier lieu le prolétariat, reste totalement isolé de l’appareil d’Etat dans la démocratie bourgeoise.

Dans les républiques démocratiques bourgeoises de Suisse ou des Etats-Unis, la «participation» du prolétariat à l’administration d’Etat consiste seulement en ceci qu’il a le droit de déposer tous les quatre ans un petit bulletin de vote dans l’urne en remplissant ainsi son «devoir» de citoyen. Tout le travail est confié à un député, très souvent à un député bourgeois et l’ouvrier ne sait absolument pas du tout comment «travaillent» à vrai dire ces députés. L’ouvrier est totalement exclu de l’appareil d’Etat.

 Les choses sont tout à fait différentes dans la dictature du prolétariat. Le prolétariat ne participe pas seulement aux élections, mais il est bien plutôt le membre actif de tout l’appareil d’Etat, de ce grand mécanisme qui s’étend sur tout le pays et qui le tient entre ses mains. Toutes les organisations de masses du prolétariat se transforment ici en auxiliaires du pouvoir d’Etat prolétarien et c’est ce qui garantit la participation constante du prolétariat à l’administration d’Etat.

Maintenant, camarades, vient le point qui concerne l’expropriation de la bourgeoisie, c’est-à-dire l’aspect économique de la dictature du prolétariat. Cet aspect de la dictature du prolétariat est aussi important que la prise du pouvoir politique. La dictature politique, la dictature du prolétariat est pour nous simplement un moyen de réaliser la transformation économique. La transformation de la société capitaliste en société communiste s’accomplit sur le terrain de la transformation de la structure économique de la société moderne, et la transformation des rapports de production est l’objectif principal de la dictature du prolétariat (...) (2).

 


 

(1) cf. Lénine, Oeuvres, tome 24, p. 73, 75. Ecrite en avril 1917 pour expliciter les fameuses «Thèses d’avril» consacrées à remettre le parti bolchévik sur les rails de la lutte pour la prise du pouvoir, cette brochure, intitulée «Les tâches du prolétariat dans notre révolution», ne parut qu’en septembre.

On peut y lire aussi ce passage: «C’est précisément à nous, et précisément à l’heure actuelle, qu’il appartient de fonder sans retard une nouvelle Internationale, une Internationale révolutionnaire, prolétarienne; plus exactement, nous ne devons pas craindre de proclamer hautement qu’elle est déjà fondée et qu’elle agit. C’est l’Internationale des “véritables internationalistes” que j’ai dénombrés plus haut. Eux, et eux seuls, sont les représentants, et non les corrupteurs, des masses internationalistes révolutionnaires. Ces socialistes sont peu nombreux. (...) Ce n’est pas le nombre qui importe, mais l’expression fidèle des idées et de la politique du prolétariat véritablement révolutionnaire. L’essentiel n’est pas de “proclamer” l’internationalisme; c’est de savoir être, même aux moments les plus difficiles, de véritables internationalistes».

(2) Rapport de Boukharine sur la Plate-forme, 3/3/1919. cf. http: // archives autonomies. org/spip.php?article3675

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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