Amadeo Bordiga sur le chemin de la révolution

(«le prolétaire»; N° 541; Juin-Juillet-Août 2021)

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(Nous publions ci-dessous la présentation de la brochure publiée en italien à l’occasion du cinquantième anniversaire de la mort d’Amadeo Bordiga  -  Voir présentation de la brochure)

 

 

Les décharges à haute tension qui ont jailli des pôles de notre dialectique nous ont appris que le camarade, le militant communiste et révolutionnaire, est celui qui a su oublier, renier, s’arracher de l’esprit et du cœur la classification dans laquelle l’a rangé l’état civil de cette société en putréfaction, celui qui se voit et s’intègre dans la perspective millénaire qui unit nos ancêtres des tribus en lutte contre les bêtes féroces aux membres de la communauté future, vivant dans la fraternité et la joyeuse harmonie de l’homme social

«Considérations sur l’activité organique du parti quand la situation générale est historiquement défavorable» (1965) (Défense de la Continuité... Texte du PCInt n°7)

 

Ce travail se relie aux nombreux travaux précédents du parti en défense de ce que l’œuvre de la Gauche Communiste Italienne et le militantisme révolutionnaire du camarade Amadeo Bordiga ont représenté et représentent, en développant les parties qui, pour différentes raisons pratiques, étaient restées incomplètes (1).

Le 23 juillet 1970, le camarade Amadeo s’éteignait à Formia, dans la province du Latium ; son corps, usé par une longue maladie, ne pouvait plus soutenir cette formidable machine de guerre de classe qu’il avait était pendant presque soixante ans, depuis qu’il avait commencé à militer en 1912 dans les rangs de la Jeunesse Socialiste. Depuis lors, il faisait partie de cette avant-garde marxiste qui donna naissance au courant de la Gauche Communiste et qui, à l’époque de Lénine, en parfaite concordance avec les thèses bolcheviques, fonda en janvier 1921, le Parti Communiste d’Italie, section de l’Internationale Communiste.

Le communisme en Italie est adulte (2) : sur la base inflexible du marxisme, mais de manière indépendante du vaste travail de restauration marxiste de Lénine, les forces qui le constituaient réalisèrent la formation théorique, programmatique, politique, tactique et organisationnelle du parti qui fut le seul dans l’Occident capitaliste développé à apporter au mouvement communiste international une contribution à la hauteur du bolchevisme. C’est grâce à ces origines et à la continuité théorique et pratique avec celles-ci qu’après le terrible effondrement du mouvement communiste international sous les coups convergents de la contre-révolution bourgeoise (démocratique et fasciste en même temps) et du stalinisme, la Gauche communiste d’Italie a pu tirer toutes les leçons de celle-ci et s’atteler à la restauration de la doctrine marxiste et de l’organe révolutionnaire par excellence – le parti de classe.

Le bolchevisme est « une plante de tous les climats » – affirmait Amadeo en 1919 dans l’un de ses articles les plus célèbres (3) – car « bolchevisme et socialisme sont la même chose ». Le bolchevisme ne devait pas être considéré comme une sorte de nouveauté qui, après la victoire de la révolution prolétarienne en Russie, attirait de nombreux intellectuels et politiciens, ni comme une version « russe » du socialisme, mais comme l’expression vivante et vitale du socialisme scientifique de Marx et Engels appliqué aux conditions sociales et historiques de la Russie de l’époque, mûre non seulement pour la révolution bourgeoise ayant pour tâche de détruire la superstructure tsariste, mais – étant donné les luttes des paysans qui avaient déjà fait leurs preuves en 1905 et les luttes d’un prolétariat combatif en présence du parti de classe représenté par le parti bolchevique – d’y greffer au cours du même processus révolutionnaire qui s’était développé avec la guerre impérialiste, la révolution prolétarienne.

Les tâches particulières que le bolchevisme devait accomplir en Russie n’étaient pas dictées par une version nationale et spécifiquement russe du marxisme ; c’étaient les tâches que le marxisme avait déjà définies depuis 1848-49 dans la révolution prolétarienne en Europe. En vertu du développement du capitalisme aux États-Unis et en Russie, les deux pays étaient selon cette analyse marxiste, des « piliers de l’ordre social existant en Europe », mais avec des rôles différents ; si tous deux « fournissaient à l’Europe des matières premières et servaient en même temps de marché à ses produits industriels », les États-Unis absorbaient les forces surnuméraires du prolétariat européen, alors que la Russie constituait la réserve ultime de la réaction européenne, une garantie pour l’ordre bourgeois en Europe et dans le monde. Cependant dès la préface de 1882 à l’édition russe du Manifeste du Parti Communiste, Marx et Engels ne pouvaient pas ne pas tenir compte de la modification de la situation historique : après les défaites des révolutions européennes de 1848-49 et de la Commune de Paris de 1871, c’était la Russie qui désormais  représentait « l’avant-garde du mouvement révolutionnaire en Europe ».

Lénine et le bolchevisme n’ont rien découvert de nouveau ou d’inattendu ; ils ont appliqué avec la plus grande rigueur les préceptes programmatico-politiques que le marxisme avait définis non seulement pour les pays au capitalisme développé mais aussi pour ceux au capitalisme retardataire. En Russie le renversement du tsarisme en tant que réserve de la réaction européenne était un objectif qui s’ajoutait historiquement au progrès économique que seule une société bourgeoise développée, en détruisant les anciennes formes de propriété, notamment dans le domaine foncier, et les rapports de production correspondants, pouvait initier. C’était un objectif qui intéressait le prolétariat pas seulement en Russie mais à l’échelle internationale.

Après l’éclatement de la guerre mondiale, le prolétariat russe, riche de l’expérience du mouvement révolutionnaire de 1905 démontra par ses luttes à l’intérieur et sur les fronts de guerre, en liaison avec les luttes de la paysannerie pauvre, qu’il était effectivement l’avant-garde du mouvement révolutionnaire en Europe, comme l’avait annoncé la Préface de 1882. 

Avec sa révolution en 1917 il donna le signal de la « révolution ouvrière en Occident », ce que Lénine répéta mille fois avant, pendant et après la victoire d’Octobre. Et pour que la révolution en Occident devienne une réalité, la dictature prolétarienne instaurée en Russie devait non seulement réaliser ses aspirations, tendre toutes ses forces pour appliquer le programme politique et économique nécessaire dans les conditions existantes mais, en même temps, au milieu de la guerre civile contre les bandes blanches et des attaques des impérialismes occidentaux, jeter les bases du Parti Communiste Mondial avec l’organisation de la Troisième Internationale, non par hasard appelée communiste. Tous les textes de la Gauche marxiste italienne, avant et durant la guerre, sont parfaitement en ligne avec les positions de Lénine et du parti bolchevique, même s’il n’y avait aucun contact entre eux. Cela démontre de manière indiscutable l’adhésion totale et la pleine cohérence avec le marxisme de la Gauche marxiste italienne le seul courant politique qui, dans l’Occident capitaliste développé, a représenté le marxisme révolutionnaire tant sur le plan théorique et programmatique que sur le plan politique, tant sur le plan tactique que sur le plan organisationnel, au point d’être le noyau central vital sur lequel se constituera en janvier 1921 le Parti Communiste d’Italie, section de l’Internationale Communiste

La révolution socialiste en Russie ouvrit «l’ère des révolutions», que le bouleversement mondial provoqué par la première guerre impérialiste mondiale, avait contribué à lancer. Comme c’est toujours le cas dans les périodes de crise sociale, de guerre et de révolution, le parti de classe avait non seulement la tâche de guider le mouvement prolétarien en l’orientant vers des objectifs révolutionnaires, mais aussi celle de lutter énergiquement contre toutes les tendances opportunistes et révisionnistes susceptibles de dévier le mouvement prolétarien de sa voie historique.

L’histoire des mouvements de classe et des révolutions, ou des tentatives révolutionnaires pour la conquête du pouvoir politique et l’établissement de la dictature prolétarienne, a démontré que la lutte contre les tendances opportunistes a été indispensable et vitale pour que le mouvement du prolétariat révolutionnaire soit victorieux ; une lutte que le parti de classe ne peut et ne doit jamais suspendre et qui doit respecter, dans tous les domaines d’activité du parti, une cohérence totale avec les préceptes de la théorie marxiste.

Dès que la théorie du communisme révolutionnaire, dès que le socialisme est passé « de l’utopie à la science » – que nous résumons habituellement en l’appelant théorie marxiste – a été formulée et définie au milieu du XIXe siècle, Marx et Engels ont dû lutter contre les différentes interprétations du socialisme, au point de devoir les critiquer en profondeur dans la rédaction même du Manifeste du Parti Communiste. Et c’est une tâche qui a été accomplie par tous les grands marxistes parmi lesquels au 20me siècle Lénine s’est distingué par sa ténacité, sa capacité et sa cohérence pendant plus de vingt ans, dans les années de la deuxième vague opportuniste à la Kautsky et de la faillite de la Deuxième Internationale, de la tragédie de la première guerre impérialiste mondiale et des années glorieuses de la première révolution prolétarienne et socialiste victorieuse ; et Bordiga, dans les années marquées par la lente mais inexorable soumission de l’Internationale communiste aux mirages des expédients tactiques censés accélérer le processus révolutionnaire en Occident, dans les années de la troisième vague opportuniste meurtrière qui répondait au fascisme par l’antifascisme démocratique, à la préparation révolutionnaire, par la préparation électorale et la corruption démocratique ; à l’internationalisme communiste, par la théorie du socialisme dans un seul pays ; à la défense du marxisme et du programme internationaliste du communisme révolutionnaire, par le stalinisme, le national-communisme et la contre-révolution.

Répétant ce que disait Amadeo en 1924 dans son discours sur la mort de Lénine, nous ne suivrons pas la voie des commémorations officielles ; nous ne ferons pas une biographie de l’individu Bordiga, nous ne nous consacrerons pas non plus à la collecte d’anecdotes et de ragots sur sa vie publique ou privée ; nous ne nous livrerons encore moins au découpage de ses contributions à la restauration théorique du marxisme et à la reconstitution du parti de classe, en parties où les uns voient des « mises à jour » du marxisme et en parties que les autres veulent « abandonner » sous prétexte que le développement du capitalisme et la persistance de la défaite prolétarienne et communiste auraient présenté des nouveautés historiques impossibles à comprendre avec la vieille méthode marxiste intransigeante.

Nous retracerons les points de référence essentiels à travers lesquels se dessinent les traits fondamentaux de l’activité d’une organisation politique digne de se dire communiste et de revendiquer ses origines dans la trajectoire historique de la gauche marxiste internationale. Voici les thèmes de notre travail :

La Théorie marxiste, corpus unique et indivisible – Le Programme du parti, son action et son organisation – La continuité entre le bolchevisme de Lénine et la Gauche Communiste d’Italie, boussole pour toutes les tempêtes – Sur le fil du temps des batailles de classe, contre l’opportunisme dans ses mille variantes - Le Parti Communiste International, hier, aujourd’hui et demain.

La grandeur du militant révolutionnaire Amadeo réside dans sa cohérence théorique et pratique irréprochable, dans sa rectitude morale et de comportement, dans le fait de n’avoir jamais cédé aux suggestions de la politique personnelle et électorale. Et lorsque, à la fin de sa vie, il finit par accepter de répondre à une interview pour une émission de télévision sur la dictature fasciste, il ne se laissa pas entraîner sur le terrain personnel et du « personnage » en quête de célébrité. 

Nous avons toujours combattu, dans le parti d’hier et dans l’organisation d’aujourd’hui, la transformation du militant communiste révolutionnaire le plus cohérent et le plus droit que nous ayons connu depuis le début des années 60 du siècle dernier, en un mythe, en une « icône inoffensive », contrairement à ce qu’ont fait de nombreux anciens militants du vieux parti communiste international, comme, par exemple, ceux qui ont participé directement à la constitution de la Fondation Amadeo Bordiga, qui est le condensé de tout ce qu’Amadeo détestait le plus : l’élévation de l’individu au rang de personnage historique !

Nous avons appris de lui que la « propriété intellectuelle » est l’une des propriétés commerciales les plus insidieuses que le capitalisme utilise pour river les individus au régime de la propriété privée, et pour faire la propagande des délices du capitalisme en faisant passer le « droit de propriété privée » pour un « droit naturel ». L’individu avec sa « conscience personnelle » et sa « liberté de choix », n’est-il pas l’alpha et l’oméga de l’idéologie bourgeoise et, par conséquent, aussi de la démocratie bourgeoise ?

La prétention que l’histoire, faite par le mouvement des grandes forces sociales et matérielles dans leur détermination anonyme, peut être modifiée, déviée ou même dirigée par l’intervention de soi-disant grands hommes, est l’une des mystifications utilisées par les classes dominantes pour maintenir leur domination par la négation de l’action collective. Lutter contre cette prétention, non seulement du point de vue des principes mais aussi dans la pratique fait partie intégrante de la lutte de classe des communistes révolutionnaires qui savent que «le communisme n’est pas un état de choses qu’il faut établir, un idéal auquel la réalité doit se conformer » mais « le mouvement réel qui abolit l’état des choses existant », le mouvement réel des classes sociales qui luttent les unes contre les autres : d’une part, la classe bourgeoise dirigeante pour conserver le plus longtemps possible le pouvoir politique et l’ancien mode de production et, d’autre part, la classe prolétarienne pour renverser le pouvoir politique représentant l’ancien mode de production et  pour établir le nouveau pouvoir politique – la dictature du prolétariat exercée par le parti de classe – qui dirige l’ensemble de la collectivité humaine vers le mode de production supérieur, le mode de production communiste.

 D’autre part, comme l’indique le Manifeste de 1848 :

 «Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne sont que l'expression générale des conditions réelles d'une lutte de classes existante, d'un mouvement historique qui s'opère sous nos yeux» (4).

 


 

 (1) Cf. « A 40 ans de la mort d’Amadeo Bordiga - Amadeo sur le chemin de la révolution », Il Conunista n°117, juin 2010.

(2) Voir la série d’articles publiés sous le titre « Questions historiques de l’Internationale communiste », en particulier la chapitre intitulé « Le communisme en Italie est né adulte », Il Comunista n.51, août 1996.

(3) Cf. « Bolchevisme, plante de tous les climats », Il Soviet n.10, 23 février 1919

(4) Cf Marx-Engels, « Manifeste du parti communiste », 1848, ch. II «Prolétaires et communistes»

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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