Instabilité politique et «aspirations démocratiques»
(«le prolétaire»; N° 557; Avril-Mai-Juin 2025 )
Nous n’allons pas faire la chronique du cirque parlementaire en France au cours des derniers mois avec ses motions de censure, ses négociations en coulisse, la formation d’un nouveau gouvernement à la durée de vie incertaine. Cette « instabilité » parlementaire a alimenté les discussions parmi les politiciens bourgeois sur la capacité de la constitution de la Vème République à fonctionner correctement dans une situation où il n’existe pas de majorité absolue au parlement capable de soutenir sans broncher l’action gouvernementale; certains préconisent des réformes plus ou moins grandes (instauration par exemple du scrutin proportionnel), tandis que d’autres jugent inutiles de telles réformes; enfin de son côté La France Insoumise promeut depuis longtemps le passage à une VIème République, de type parlementaire, au travers d’un « processus constituant ».
Changer la Constitution ?
Il faut se souvenir que la Vème République est née de la crise provoquée par la guerre en Algérie. Sous l’influence déterminante des Américains, la France avait adopté après la deuxième guerre mondiale une constitution de type parlementaire dotée d’un exécutif faible. L’impérialisme américain avait alors fait adopter le même type de constitution en Allemagne, en Italie, au Japon, bref dans tous les pays qui avaient combattu l’Alliance anglo-américaine (la France pétainiste ayant fait partie du lot) : il s’agissait d’empêcher la mise en place d’un pouvoir exécutif fort risquant de s’opposer aux intérêts américains ou, à tout le moins, de gêner l’influence politique de Washington qui s’exerçait par l’intermédiaire des grands partis parlementaires vendus à l’ « Oncle Sam » (Démocratie Chrétienne, Social-Démocratie, Conservateurs, etc.).
La guerre d’Algérie déboucha sur une crise politique avec la rébellion des militaires qui formèrent le 13 mai 1958 un « Comité de salut public » à Alger demandant le retour de de Gaulle au pouvoir. Craignant un véritable coup d’Etat et ne sachant comment s’y opposer, les autorités étatiques et les principaux partis se résignèrent à investir de Gaulle à la Présidence du Conseil. Les gaullistes élaborèrent alors une nouvelle constitution qui restreignait les pouvoirs du Parlement au profit de l’Exécutif; en syntonie avec les intérêts des grands groupes capitalistes, la Vème République nouvelle-née, tout en essayant de résoudre la question coloniale de la meilleure façon possible pour l’impérialisme français (création de la « communauté française »), voulait en finir avec le « régime des partis » qui permettait trop facilement aux lobbys de secteurs bourgeois retardataires ou peu productifs de peser sur les décisions politiques.
Cette constitution a globalement donné satisfaction à la classe dominante dans son ensemble (en dépit des oppositions critiquant le « pouvoir personnel », c’est-à-dire la prééminence des secteurs grands capitalistes), y compris dans des périodes de fortes tensions sociales : le mécanisme électoral a joué en plein son rôle de défense de l’ordre établi. Toutefois la stabilité politique reposait en définitive pendant toute cette période sur l’existence de deux grandes forces politiques, de droite et de gauche, qui canalisaient les aspirations des différentes couches sociales, et qui se succédaient alternativement au pouvoir. L’entrée du capitalisme dans une période économique difficile, marquée par des crises à répétition, une aggravation de la concurrence internationale, l’abandon de secteurs économiques devenus trop peu rentables, la délocalisation de nombre d’entreprises, etc., entraîna inévitablement une dégradation, organisée y compris par les divers gouvernements, des conditions de vie et de travail des prolétaires, mais aussi de larges couches petites bourgeoises; cela ne pouvait pas ne pas entraîner une usure des partis traditionnels : c’est un phénomène qu’on a observé dans tous les pays et qui ne peut être résolu par des changements constitutionnels.
En France l’usure accentuée des piliers traditionnels du système politique (Parti Socialiste, Parti Les Républicains) a donné naissance au macronisme, une force politique centriste associant « en même temps » des politiciens bourgeois « et de gauche et de droite ». L’usure inévitable du macronisme, qui n’a pas réussi à s’implanter durablement et à se structurer politiquement, tend à déboucher sur la reconstitution d’un duo droite - gauche qui a servi pendant toutes les dernières décennies à la stabilité de l’ordre établi : d’un côté un bloc de droite autour du Rassemblement National, et de l’autre d’un bloc de gauche autour de LFI. La différence est qu’en raison de la situation du capitalisme, le bloc autour du RN est beaucoup plus agressivement anti-prolétarien que la droite d’autrefois (qui pouvait se permettre de redistribuer des miettes) et que le bloc autour de LFI est beaucoup plus faible que les anciens réformistes (PCF puis PS) dont la force reposait sur leur capacité de gérer cette redistribution : il est donc moins capable de contenir ou de détourner les poussées de lutte. Des modifications constitutionnelles pourraient éventuellement fluidifier le fonctionnement du cirque parlementaire, elles ne changeraient pas l’accentuation prononcée des politiques anti-prolétariennes dictée par les besoins du capitalisme; elles pourraient cependant redonner un peu de la crédibilité perdue aux institutions démocratiques : c’est le sens des propositions qui fleurissent pour résoudre la « crise de la démocratie », c’est-à-dire la défiance envers les institutions qui constitue une menace potentielle pour l’ordre établi.
Des organisations qui se disent « révolutionnaires » ont repris ce thème. Le NPA-Anticapitaliste a publié sous la signature de Besancenot ses propositions (1). Selon lui il faut s’inspirer de la constitution de 1793, 1a « constitution la plus démocratique que la France ait jamais eue » : c’est « une proposition d’ensemble qui se situe aux antipodes du fonctionnement présidentiel. La souveraineté politique y est en effet consacrée tout entière au peuple et repose sur un régime d’assemblée, reliées entre elles par le fil d’une logique démocratique ascendante ». Contre l’ancien régime aristocratique qui unissait toutes les couches du peuple, cette constitution était éminemment révolutionnaire – dans le cadre de la révolution bourgeoise. Elle se fondait sur une « déclaration des droits de l’homme » qui citait le droit de propriété comme l’un des droits fondamentaux et qui excluait la moitié de la population – les femmes. Le modèle n’est donc pas très bien choisi !
Mais le NPA-A n’y veut voir que le refus du présidentialisme. En effet il existerait d’après lui un risque que la crise politique actuelle incite les classes dominantes à promouvoir un régime autoritaire pour succéder à la Vème République. Pour s’opposer à cette menace, il faut « extraire de notre démocratie la fonction monarchiste inhérente au présidentialisme, ce règne sans partage du président sur la vie politique » : plus de président et « notre » démocratie redeviendra vraiment démocratique, la vie politique sera vraiment libre, sans craindre l’autoritarisme !!! Nous n’allons pas infliger au lecteur les détails de l’argumentation qui se conclue par l’éternelle revendication trotskyste d’une assemblée constituante; à la différence près qu’elle n’est plus présentée comme un pas vers la révolution (restons démocrates !), mais comme une « expérience grandeur nature pour qu’une collectivité humaine solidaire s’exprime en actes et qu’elle libère les germes d’égalités nouvelles qui sommeillent dans les flancs de la vieille société ». Amen...
« Révolution Permanente », les revendications démocratiques, Trotsky, Gramsci et Bordiga
« Révolution Permanente » trouve cet écœurant brouet social-démocrate « nettement plus radical » que le projet de VI République de LFI; mais elle lui reproche une stratégie électorale qui « n’est pas à la hauteur de l’enjeu » (2). En mars dernier RP a ainsi lancé « une campagne contre la Vème république » sur le thème : « Contre Macron et la Ve République, il faut une réponse démocratique radicale par en bas » (3). Car « en l’absence de réponse sérieuse aux aspirations démocratiques des travailleurs et des classes populaires, la démoralisation et le dégoût de la politique institutionnelle finissent par alimenter l’aspiration à des réponses césaristes ». Les travailleurs seraient donc mus par des aspirations démocratiques qui, si elles n’étaient pas satisfaites se transformeraient en leur contraire !
Selon RP les masses devraient « prendre à bras le corps les questions démocratiques » : la solution est une « grève générale politique qui lutte pour la démission de Macron, contre la Vème République et pour un programme ouvrier face à la crise ». Bien sûr RP assure que tout en mettant « toute son énergie » dans ce combat, elle ne cessera pas d’afficher que son but est d’exproprier les capitalistes par une révolution ouvrière.
Et elle va chercher la justification de l’utilisation des mots d’ordre démocratiques radicaux chez Gramsci, plus particulièrement dans ses Thèses de Lyon qui sont un « outil contre la tendance gauchiste d’Amadeo Bordiga » (4) : « un aspect essentiel du combat politique de Gramsci contre les tendances gauchistes du communisme italien est le développement du programme démocratique radical ». Notamment la revendication de l’Assemblée constituante, « la défense de la démocratie bourgeoise contre les attaques de la bourgeoisie, dans la continuité du front unique ». RP multiplie les citations de Trotsky pour prouver son accord avec ces Thèses, mais elle « oublie » de dire que Trotsky jugeait en 1929 que les Thèses présentées à Lyon contre celles de Gramsci par le « gauchiste » Bordiga étaient « l’un des meilleurs documents émanant de l’opposition internationale et que sous de nombreux aspects elle conserve aujourd’hui toute son importance ». (5). Malheureusement Trotsky se mettra lui aussi quelques années plus tard à préconiser la défense « tactique » de la démocratie bourgeoise et du parlement (Allemagne...) rejoignant en partie les positions de Gramsci et de l’Internationale stalinisée : les résultats de cet abandon des positions de classe seront désastreux, ne faisant que renforcer la profondeur de la défaite prolétarienne.
Il ne faut pas oublier que ce congrès de Lyon a toujours été considéré, avec raison, par le mouvement stalinien et post-stalinien comme la naissance du parti communiste en tant que véritable parti démocratique national italien. En se revendiquant ainsi de Gramsci, la trotskyste RP démontre sur le plan théorique sa proximité réelle avec le mouvement stalinien, derrière ses proclamations révolutionnaires. Sur le plan pratique ses perspectives démocratiques comme celles du NPA-A, ne sont rien d’autre qu’une diversion, une impasse pour les luttes ouvrières. Il n’est pas inutile de rappeler que lors de la grève générale de mai-juin 1968, une partie de la gauche, croyant à une vacance du pouvoir après le rejet des accords de Matignon, esquissait l’éventualité d’un gouvernement provisoire pour empêcher que le mouvement devienne incontrôlable...
Les prolétaires sont poussés à la lutte non par des aspirations démocratiques, mais par le besoin de se défendre contre les attaques capitalistes et bourgeoises. La perspective que doivent en permanence défendre les communistes véritables n’est pas celle de réformes démocratiques, même radicales, de l’Etat bourgeois, mais celle de la lutte frontale contre lui, dans la perspective de la révolution instaurant le pouvoir dictatorial du prolétariat.
(1) cf. O. Besancenot, « En finir avec les présidents », Seuil.
(2) https://www.revolutionpermanente.fr/En-finir-avec-les-presidents-discussion-avec-Olivier-Besan cenot
(3) https://www.revolutionpermanente.fr/Contre-Macron-et-la-Ve-Re publique-il-faut-une-reponse-democratique-radicale-par-en-bas
(4) https://www.revolutionpermanente.fr/Trotsky-Gramsci-et-les-mots-d-ordre-democratiques-radicaux. Ces thèses ont été adoptées lors du troisième congrès du parti qui s’est tenu en janvier 1926 dans cette ville à cause de la dictature fasciste en Italie, contre les thèses présentées par Bordiga.
(5) https://www.marxists.org/fran cais/trotsky/oeuvres/1929/09/lt192 90925.htm
Parti Communiste International
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