Histoire de la Gauche communiste

(«programme communiste»; N° 100; Décembre 2009)

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Après sa naissance et ses premières activités, nous publions ici le chapitre du volume III de la Storia della Sinistra Comunista consacré aux conséquences internationales de la fondation du Parti Communiste d’Italie.

 

La scission en Italie et le mouvement communiste international

 

Le caractère internationalement emblématique de la scission en Italie en tant que contribution théorique et pratique à ce qui aurait pu être (mais qui malheureusement ne fut pas) une «systématisation internationale définitive du mouvement communiste» (1) trouva immédiatement sa démonstration par l’accélération qu’elle provoqua de la crise jusque là latente du parti allemand et dans les critiques, à peine voilées par la sournoiserie des «hautes sphères» respectives, que lui adressèrent les représentants des ailes les plus droitières des parti français et tchécoslovaque.

Puisque le Parti Communiste Unifié d’Allemagne (VKPD) était destiné à anticiper avec une régularité déconcertante les «manoeuvres tactiques» les plus discutables de l’Internationale avant sa chute dans la contre-révolution stalinienne et que les deux autres partis, nés constitutionnellement pourris, suivirent cette évolution avec la précision d’un baromètre, les répercussions de Livourne en leur sein aident à comprendre pourquoi les étapes ultérieures du déclin de l’Internationale s’accompagneront toujours de la remise en cause des critères de principe, codifiés dans les Thèses du IIe Congrès qui avaient présidé à la scission italienne; donc de la remise en cause de cette scission.

 

Une crise latente

 

La fusion entre le Parti communiste allemand (Ligue Spartacus) et l’aile gauche du Parti socialiste indépendant s’était réalisée à la fin 1920, au moment où à l’issue d’une longue maturation souterraine, une tendance de droite s’accentuait dans le premier; c’était la manifestation locale d’un phénomène de nature internationale, dénoncé à plusieurs reprises dans les mois suivants par Zinoviev.

Comme l’écrira plus tard Radek (qui était pourtant sujet de façon répétée à des flirts avec certaines versions de cette tendance), cette dernière se faisait jour dans les réticences - qui n’étaient qu’en partie explicables par l’instinct de survie du parti après les terribles hémorragies de l’hiver 1919 - à s’engager dans des luttes dont la victoire n’était pas «garantie par acte notarié» - c’est-à-dire dans la difficulté à passer de la propagande relativement tranquille aux risques de l’action pratique; ainsi que dans la crainte obsessionnelle du putsch déclenché par des minorités incontrôlables, et surtout par ce lumpenproletariat, inculte et enclin à n’écouter que son instinct, que Paul Levi voyait dans les masses toujours plus nombreuses de chômeurs.

 Cela empêchait la Spartakusbund d’apprendre l’art d’ «appliquer le levier de l’action révolutionnaire» aux foules qui même en Occident - et pas seulement «dans les déserts asiatiques» - «ne savent rien ou même ne veulent rien savoir du marxisme, mais qui auront un grand rôle à jouer dans la révolution prolétarienne».

La dure épreuve d’une longue bataille isolée contre tout le front de la réaction capitaliste alimentait en même temps parmi les leaders spartakistes un réflexe que nous pourrions appeler majoritaire: le rêve de redonner vie au parti de masse en utilisant des méthodes politiques et des moyens organisationnels moins rigides, moins intransigeants, moins «mécaniques», qui auraient permis de cicatriser dans le mouvement ouvrier les blessures des années de l’union sacrée; le rêve d’un parti qui serait immédiatement majoritaire et, comme l’auraient voulu les champions de la révolution «propre» et préparée sur les bancs de l’école (Parteischule, école du parti, sans doute, mais Schule quand même), d’une majorité consciente.

En s’unifiant non dans le feu de la lutte, mais après avoir fait l’amère expérience de «comment on ne prend pas le pouvoir» et avant d’avoir seulement commencé à apprendre «comment on combat pour le conquérir», le vieux noyau spartakiste et la gauche indépendante avaient mis en commun les inerties de leur passé au lieu de s’aider à les surmonter: la nouvelle organisation ne pouvait se mettre en mouvement sans se déchirer à nouveau dans de dures luttes de tendances (2).

Depuis le Deuxième Congrès, l’Exécutif de l’Internationale était conscient du risque d’un tournant à droite dans le parti allemand, risque d’autant plus dangereux qu’il exprimait une tendance internationale et qu’en l’absence d’une solide opposition interne, il laissait présager un tournant successif à gauche de type «infantile»; en témoignait l’arrogance de la délégation allemande envers l’ensemble du KAPD - écarté par elle d’un bloc comme extra-ou anticommuniste, et les conseils de tolérance (au moins sur le plan organisationnel) envers les Indépendants dont elle était prodigue.

 De 1920 à 1921 en Allemagne d’autres symptômes préoccupants s’ajoutaient à ceux qui s’étaient manifestés après le mois d’août, suscitant, surtout à Berlin, des réactions de gauche vives mais pas toujours bien argumentées.

D’un côté, la préoccupation correcte et partagée par l’Internationale de se démarquer du kaapédisme sur le plan de la théorie et du programme, ne s’accompagnaient d’aucun effort pour proposer à ses militants des actions communes sur le terrain des luttes immédiates. Au contraire elle se traduisait par une attitude distante et dans les faits a priori négative envers les éléments ouvriers qui gravitaient dans l’orbite du KAPD parce qu’ils n’avaient pas trouvé d’organisation qui puisse les diriger dans une lutte qui ne soit pas seulement défensive, ni seulement syndicale, voire seulement parlementaire.

D’un autre côté, à la phobie «en partie justifiée» (3) envers le spontanéisme kaapédiste, correspondait dans les hautes sphères du VKPD une «ouverture» en rien dissimulée envers les couches petites-bourgeoises sensibles à des mots d’ordre comme l’alliance avec la Russie soviétique «seule voie pour sauver la nation», «contre les blessures infligées à l’Allemagne» et à l’ «économie nationale allemande» par la piraterie des puissances alliées (demandes de réparations, occupation de villes rhénanes comme gage de leurs paiements, etc.).

Ces mots d’ordre avaient été lancés par la direction sans spécifier quel en était le sujet (le prolétariat après la prise révolutionnaire du pouvoir, ou la bourgeoisie solidement accrochée au pouvoir?) et donc quel était le contenu d’une telle alliance. Les éléments droitiers dans le parti, surtout en Bavière, les avaient repris au vol pour appeler les étudiants à s’unir aux ouvriers «dans un nouveau sentiment national» et même dans un «front unique» de défense et peut-être de guerre (4).

Une autre phobie présente dans les sphères dirigeantes allemandes accroissait encore la méfiance des dirigeants de l’Internationale: la phobie envers les émissaires de l’Exécutif, surnommés les Turkestaner, soupçonnés de venir chercher des lauriers dans une Europe encore riche de possibilités révolutionnaires après une série d’échecs personnels et de malheurs collectifs, et accusés de ne réussir qu’à rendre plus difficiles les rapports déjà compliqués entre le communisme occidental et ce qu’on appelait avec une pointe de mépris le «communisme oriental».

Politique hargneuse envers le KAPD, utilisation avec une coloration nationaliste du mot d’ordre «alliance avec la Russie soviétique»: c’est contre ces deux cibles que se dressera en février 1921 la gauche du parti à Berlin, soulevant également le problème du «bureaucratisme» instauré par la direction pour couvrir les manoeuvres tactiques qui tombaient à l’improviste sur les militants de base désorientés et privés de tout moyen d’expression (5). «Grattez un peu le communiste occidental, dira un mois plus tard Zinoviev, et vous arriverez à trouver quelque chose de semblable au menchevik de gauche de chez nous» (6). Une impression analogue se répandait dans le VKPD.

Nous n’avons pas la place ici de dire quelques mots sur une initiative du parti allemand au début de l’année 1921 qui souleva des discussions jusque parmi les dirigeants russes: l’envoi d’une «lettre ouverte» aux partis «ouvriers» (SPD, USPD, KAPD) proposant des actions communes pour une série de revendications ouvrières.

 Cette initiative fut sévèrement critiquée par Zinoviev et Boukharine, alarmés par l’évolution droitière de la direction du parti allemand, alors qu’elle fut approuvée par Lénine (en accord avec Trotsky) davantage soucieux de combattre l’ «infantilisme de gauche» qui lui paraissait beaucoup plus menaçant.

Quelques semaines plus tard l’éclatement de la crise dans le parti allemand à propos de la scission de Livourne, allait clarifier les choses.

 

 

Le VKPD devant la scission de Livourne

 

 

Avant l’ouverture du XVIIème Congrès du Parti Socialiste Italien, Paul Lévi n’était pas le seul en Allemagne à s’attendre à ce que l’expulsion des réformistes de Turati s’accompagne du maintien dans le parti de la grande majorité du courant centriste (les dits maximalistes). Clara Zetkin lui avait exprimé, le 10 janvier, sa ferme conviction qu’«un faux pas avait été effectué en créant une fraction dans le Parti au lieu d’attendre le Congrès et de profiter du temps qui restait pour clarifier à fond la situation»; erreur dont étaient responsables pour moitié, écrivait-elle, «nos camarades de Moscou» qui «ont eu leur part en heurtant l’amour de Serrati pour le parti, en le poussant à droite au lieu de l’attirer à gauche. Le poing de fer est sans doute indispensable – ajoutait-elle – mais en Occident, depuis le Moyen-Âge, il ne faut pas attaquer les gens de front, mais savoir les caresser dans le sens du poil» (7)...

Cette même Zetkin – qui tout au long des quatre mois suivants agira pratiquement toujours de conserve avec Lévi sur le plan politique sinon sur le plan disciplinaire, mais servira ensuite de marraine omniprésente aux virages tactiques et organisationnels les plus désastreux de l’Internationale – justifiera, lors du IIIème Congrès de l’IC, son désaccord avec la scission de Livourne et son attention aux lamentations de Serrati lors d’une rencontre privée tenue après le Congrès du PSI (8); son argumentation, semblable à celle des Lévi et cie, était que si la position centriste prise par les «unitaires» italiens constituait sans doute un obstacle, ils avaient derrière eux «de grandes masses prolétariennes qui avaient démontré dans le passé et qui démontraient actuellement qu’elles cherchaient loyalement le chemin de la IIIème Internationale». Il fallait donc «pour attirer dans les rangs du Parti communiste des milliers et des centaines de milliers d’ouvriers, se mettre d’accord avec les amis de la gauche socialiste et peut-être même avec Serrati». La scission, voulue pour obtenir «un parti petit mais pur» aurait au contraire poussé «pratiquement de force» les unitaires dans les bras des partisans de Serrati; il fallait maintenant d’agir afin que «même le dernier prolétaire [n’ait plus] aucun doute sur Serrati» (9) et en conséquence sur l’opportunité et la nécessité de la scission.

 Lévi affirma qu’à la veille de son départ pour le Congrès de Livourne, Radek était lui aussi de cet avis (10); il est sûr que c’était le cas d’une bonne partie des dirigeants communistes allemands issus de la «gauche» des Indépendants.

C’est peut-être pour cela que Lévi ne resta à Livourne que le temps de transmettre les salutations du VKPD, suivre le débat de manière critique et rencontrer discrètement Serrati (avec l’illusion de pouvoir le convaincre de renoncer à sa décision de ne pas rompre avec les réformistes, en attendant que ceux-ci, accomplissant un dernier acte de compromission, permettent aux ouvriers de... comprendre la nécessité de la scission), avec Graziadei et Marabini (ses confrères en amour des «passerelles», pourtant désormais convaincus que tergiverser envers les unitaires était désormais non seulement vain mais contre-productif), avec Kabaktchiev-Rakosi d’un côté et Bordiga-Bombacci de l’autre, avec l’espoir tout aussi illusoire de les convaincre d’«assouplir» la motion d’Imola.

Après l’échec de cette tentative, il était rentré à Berlin sans participer à l’assemblée de fondation du Part Communiste d’Italie pour rédiger au calme, le 20 janvier, un rapport circonstancié à l’EKKI (le Comité exécutif de l’Internationale Communiste) (11). Les points principaux de ce rapport sont les suivants:

1) le groupe Serrati, équivalent aux ex-Indépendants de gauche allemands, représente une force dont il faut tenir compte (il disposait - tout de même! - de 2500 municipalités sur 8000, qui assuraient des «fonctions de police» (!), donnant la possibilité de se fournir en armes et d’accomplir un travail clandestin);

2) en se privant de son apport pas seulement numérique, le nouveau parti (même si Bordiga «semblait être extrêmement énergique et décidé») se serait privé d’un noyau de prolétaires sincèrement dévoués à la IIIème Internationale;

3) le danger était d’autant plus sérieux que le PC d’I nouveau né était un mélange de tendances hétérogènes (12);

4) si les camarades italiens et les deux délégués russes avaient montré un peu plus de tact, il aurait été possible d’obtenir à la fois l’expulsion de la droite et la récupération de la grande masse de la fraction unitaire. Il fallait donc que l’EKKI rouvre la «question italienne».

Jusque là Lévi était resté dans les limites d’une initiative personnelle sur le plan de l’intervention pratique comme sur celui de l’échange d’idées. Mais le 23 janvier la «Rote Fahne» publia son article sur le Congrès du parti italien (Der Parteitag des italienischen Partei) où il répétait en grande partie ses appréciations et où il déplorait l’absurdité d’une situation où deux groupes revendiquaient avec la même (!) légitimité l’appartenance au Komintern, étaient également (!!) opposés au réformisme et divergeaient uniquement (!!!) sur la «date de la scission». Le désaccord avec l’Exécutif de Moscou et les camarades italiens était ainsi rendues public, et, compte-tenu de la personnalité de l’auteur, officiel.

Mais la vraie bombe éclata lorsque l’organe du parti socialiste allemand, «Die Freiheit», publia le 30 janvier le texte d’une lettre personnelle coléreuse de Paul Lévi au représentant de l’EKKI en Allemagne (dont on ne donnait pas le nom, mais qui était Rakosi) après une violente querelle sur la scission de Livourne (13). Dans cette lettre, le président du VKPD revendiquait le droit, et, si nécessaire, le devoir, de formuler des critiques et de suggérer au CE de l’IC des corrections aux erreurs, étant entendu qu’il revenait à Moscou de les mettre en pratique. Faisant allusion à d’obscures menaces qui lui auraient été adressées, il demandait qu’on lui réponde «non pas à la Serrati, mais ouvertement» si l’Internationale et son représentant jugeaient «nécessaire ou même seulement désirable son éloignement de la présidence du parti». Il se permettait enfin de rappeler au destinataire que peu avant son départ pour Livourne, la consigne télégraphique de Moscou n’étant pas encore arrivée, il avait démontré avoir sur la scission des positions semblables aux siennes (14).

Réunie le 28 janvier 1921 sous le double choc, la Zentrale (un organe plus restreint que le Comité Central, intermédiaire entre celui-ci et le Secrétariat; l’analogue, en quelque sorte, du Comité Exécutif du parti italien, mais moins souple: 14 membres, sept pour chacun des deux fractions du VKPD) repoussa les motions de Lévi et de Radek (15); le premier février elle vota à l’unanimité une motion contenant les amendements suggérés par Zetkin et parus le lendemain dans la «Rote Fahne» (16).

Cette motion reconnaissait sans doute (Point I) que «les Partis Communistes ne peuvent ni préparer la révolution ni diriger les masses prolétariennes si ils conservent dans leurs propres rangs, aux postes de responsabilités, des adversaires de la révolution communiste» (les partisans de Turati); qu’«en exigeant de manière définitive l’expulsion des réformistes, l’Exécutif de l’IC a agi non seulement en conformité avec les décisions du IIe Congrès mondial, mais aussi en plein accord avec les partis qui y adhèrent» (Point II); que les maximalistes, préférant «la scission et la rupture avec le Komintern plutôt que la séparation d’avec les réformistes» ont «démontré qu’ils avaient dans leurs rangs des éléments centristes oscillant entre communisme et réformisme» (Points III et IV); et qu’en conséquence «le PC d’I (groupe Bordiga-Bombacci) est en Italie le seul parti que les partis frères des autres pays doivent considérer comme membre légitime et de plein droit de l’IC, en l’appuyant avec la plus ferme détermination» (Point IV).

La motion se déclarait cependant convaincue qu’il était «possible d’unifier le PC d’I et la partie du groupe scissionniste de Serrati qui a sérieusement décidé de constituer un détachement de combat de l’IC, se séparant nettement de tous les éléments et les tendances centristes» et elle demande à l’EKKI de s’employer «à réaliser une entente et une unification entre les deux groupes (17), avec comme première condition l’exécution des délibérations de II Congrès de l’IC» (Point V).

La résolution portait un coup à droite avant d’en porter un à gauche. C’était le reflet de l’incapacité, commune à tous les dirigeants du parti, de comprendre le rôle historique du maximalisme, et donc de comprendre le problème de la conquête d’au moins une partie des grandes masses restant sous son influence à la direction du parti communiste autrement que comme une «négociation» entre «partis souverains» ayant le même droit d’être accueillis au sein de la IIIème Internationale. Poser ainsi la question équivalait à considérer que le processus de formation du parti était encore ouvert, non seulement en Italie mais partout ailleurs (comme le pensait de fait Lévi); cela excluait en conséquence la seule manière, naturelle et organique, valable désormais pour tous – simple militant, groupe ou courant, d’entrer dans l’organisation internationale communiste: l’adhésion aux sections du Komintern existantes, constituées sur la base de principes théorico-programmatiques et de critères organisationnels fixes et en aucune manière négociables.

Il était donc naturel que, pour ces deux raisons, les dirigeants du PC d’I aient jugé la résolution pour le moins insuffisante.

Etant donné l’enchevêtrement de nombreuses questions dans l’éclatement de la crise du VKPD, deux autres paragraphes suivaient dans la résolution. Le premier, tout en répétant son jugement négatif sur l’acceptation par l’Internationale du KAPD comme parti sympathisant, en prenait acte de manière disciplinée; il dénonçait les violations répétées par les kaapédistes des accords conclus à Moscou en décembre et demandait à l’EKKI de condamner ces manœuvres «qui vont dans un sens contraire aux aspirations du prolétariat allemand à l’unité face à l’ignoble comportement des Scheidemann, des Dittman et des bureaucrates syndicaux». Le second suggérait une série de mesures pratiques pour favoriser une plus stricte centralisation de l’Internationale sous la direction de l’EKKI et pour que les sections donnent à ce dernier une collaboration plus active grâce à l’organisation de rapports réciproques plus réguliers.

L’unanimité du vote ne pouvait cependant pas clore un incident qui, à partir de l’appréciation de Livourne, touchait le problème bien plus large du mode de constitution des partis communistes, du fonctionnement de l’Exécutif et de ses rapports avec les sections nationales du Komintern. Lévi était le dernier dont on pouvait attendre qu’une fois la pierre lancée il se dispose à l’arrêter; et effectivement il revint à la charge dans une série d’articles, interventions et discours (18) dénonçant ce qu’il considérait constituer de la part de l’IC une méthode standard de formation des partis communistes – une méthode de scissions «mécaniques», «artificielles», imposées d’en haut et de l’extérieur, sans s’occuper de la plus ou moins grande compréhension de leurs causes par les larges masses – et demandant à l’Exécutif d’offrir «à l’aile gauche des partisans de Serrati la possibilité de rentrer dans l’Internationale», non pas par l’adhésion individuelle aux partis existant de fait et de droit, ce que personne ne voulait empêcher (et ce qui était au contraire encouragé) mais par la fusion entre organisation considérées comme égales.

Entre temps, le malaise causé par l’attitude de la centrale (pas seulement sur la question de la scission en Italie) avait gagné certains de ses membres les plus influents comme Brandler et Thalheimer; et elle était alimentée par les articles de Radek et de Kabaktchiev dans la presse du parti (19) ainsi que par la campagne développée par l’«opposition de gauche» organisée en Comité d’action sous la direction du trio Friesland-Fischer-Maslow (20). La demande d’une correction de la résolution du 1er février se faisait donc toujours plus insistante.

Les tensions accumulées explosèrent lors de la réunion du Comité Central les 22-23-24 à Berlin après que les alignements, restés jusqu’alors vagues et confus, se soient précisés (21). De son côté, Lévi attaqua la méthode, attribuée à l’IC, qui consistait à «consolider et renforcer les partis» nés de la scission des partis réformistes (22) en «les scindant à nouveau afin d’obtenir un noyau plus solide et plus pur» (la méthode des «scissions à répétition»), au lieu d’arriver à ce but au moyen des luttes et des expériences communes; ainsi que l’intention après avoir expérimenté cette méthode en Italie, de l’étendre à d’autres pays, y compris peut-être l’Allemagne.

 Rakosi répliqua que lorsque des exigences de clarification politique exigeaient une scission, il ne fallait pas hésiter à la faire, et même autant de fois que nécessaire, que ce soit en France, en Italie ou en Allemagne (23), tandis que Stocker revendiquait la nécessité de la scission tel qu’elle avait eue lieu à Livourne, et concluait: «La tactique de l’Internationale doit désormais s’employer à renforcer, en Italie, le parti communiste, et à détacher du groupe de Serrati les masses travailleuses qui le suivent encore».

La motion Thalheimer-Stocker, repoussée par la Zentrale mais présentée à nouveau à la réunion du CC, fut finalement approuvée par 28 voix contre 25 et rendue publique dans la «Rote Fahne» du 27 février. Reprenant tels quels les points I-III de la résolution du 19, elle énumérait ensuite une liste de questions de principe avec lesquelles divergeaient les maximalistes, s’opposant ainsi aux thèses programmatiques et aux directives tactiques du Komintern (expulsion des réformistes, questions agraire et nationale, rapports entre syndicats et parti, réaction face aux attaques armées des contre-révolutionnaires, centralisme de l’IC en opposition à l’autonomie des sections nationales); et elle affirmait:

1) le PC né à Livourne est le seul représentant de l’IC en Italie, et son renforcement n’est possible qu’au moyen d’«une position ferme de lutte contre la direction réformiste du groupe Serrati»; 2) «les masses prolétariennes restées sous l’influence de la direction de Serrati ne pourront être conquises à une claire politique communiste que si l’IC prive définitivement le groupe Serrati de la possibilité de camoufler sa politique opportuniste sous le drapeau de la IIIème Internationale, que si elle assume une position de lutte ferme et décidée contre ce groupe dirigeant (...) et enfin reconnaît et appuie fermement le PC d’I comme étant le seul membre légitime et de plein droit de l’IC» (24).

Coup de théâtre classique: face à ce désaveu ouvert, Lévi démissionne de la Zentrale en l’accusant d’obéissance passive aux représentants de l’EKKI («Le Comité Central – écrit-il sur la «Rote Fahne» le premier mars – est allé devant l’oracle de Delphes pour apprendre de la bouche de la Pythie la véritable signification de ce qui est arrivé en Italie»). Démissionnent également, par solidarité, Däumig, Zetkin, Brass et Hoffmann en déclarant que si, en Italie, il était juste de se séparer des réformistes, la méthode suivie avait cependant «exclu de l’Internationale des masses ouvrières qui, de par leur passé et leur volonté révolutionnaire, pouvaient parfaitement continuer à appartenir à un Parti communiste» (25); que l’on assistait à une tentative de «créer des partis plus solides et plus purs à travers le processus mécanique de la scission»; au lieu de former des partis de masse, on risquait ainsi de créer de minuscules groupes privés d’influence.

Le CC accepta les démissions, remplaçant les deux présidents démissionnaires par Brandler pour les spartakistes et Stocker pour les indépendants, et il confia le secrétariat du parti à Frolich, Meyer, Bottcher et Sievers; dans une Déclaration ultérieure (26) il affirmait qu’en donnant son accord pour la scission y compris avec les partisans de Serrati, l’Exécutif de l’IC n’avait introduit aucun principe nouveau par rapport aux Thèses et Conditions du IIe Congrès ni n’avait désavoué la thèse sur la nécessité de créer des partis communistes de masse, et qu’aucune nouvelle scission n’était prévue ni en Allemagne ni en France (27).

Mais Lévi n’entendait pas capituler pour autant; le premier mars, dans un article intitulé «Nous autres» («Wir anderen»), il réaffirmait son jugement selon lequel Livourne avait été «une tentative d’expulser l’opportunisme de façon mécanique» sans hésiter «à couper une jambe à cause d’un orteil malade». Faisant allusion à une menace d’extension de cette pratique à la France et à l’Allemagne, il justifiait la protestation des cinq par la nécessité d’«éteindre un incendie dès que brûle la première maison, sans attendre qu’il s’étende à d’autres».

Lors d’une nouvelle réunion de permanents du parti à Berlin (28), il répéta l’accusation que l’IC cherchait le renforcement des partis communistes à travers une série de «scissions mécaniques», au lieu de le réaliser par l’éducation des masses sur la base de la lutte, en contact constant avec elles; et il faisait remonter cette méthode à la conception du parti de classe «fermé» qu’avait défendue Lénine contre Rosa Luxembourg en 1902-1904: la polémique sur Livourne était donc ainsi élevée au niveau d’un désaccord sur des questions de principe. Le 15 mars, dans l’article «Meine replik», il réaffirmait une de ses thèses préférées: «Les masses jugent sur la base de leur propre expérience, et, à l’époque de Livourne, elles n’étaient pas encore convaincues que Serrati était un traître». Sa conclusion était que, puisque nous avons à faire à un opportunisme masqué, «il n’y a qu’à lui arracher le masque par la praxis révolutionnaire». Curieuse façon de démasquer l’opportunisme en le maintenant au sein du parti tant que les masses ne se sont pas convaincues - au prix de leur sang - de sa trahison, au lieu de commencer par l’empêcher de mener son travail capillaire de sabotage dans le parti en confiant à la «praxis révolutionnaire» la tâche de persuader les prolétaires qui le suivent de retrouver le chemin vers le parti!

Mais de nouveaux évènements mirent alors fin à la polémique sur la scission de Livourne et donnèrent la preuve définitive que la crise ouverte en Allemagne allait bien au-delà d’une simple querelle de circonstance.

Avant de passer à la réponse du parti italien, il est nécessaire de faire deux observations. La première est que Lévi et ses plus proches collaborateurs avaient raison au moins sur un point, à savoir la versatilité de la Centrale allemande, et, en particulier, de ses éléments de «gauche». L’histoire du VKPD sera celle d’une série continuelle d’oscillations d’un extrême à l’autre, d’une «gauche» qui en quelques mois ou même quelques jours se transforme en droite, d’«offensistes» qui se transforment en «défensistes», d’adversaires du «national-bolchevisme» qui en deviennent les hérauts, de critiques de Moscou qui se transforment en partisans à tout prix, selon les hauts et les bas des situations contingentes (29).

Il y a en fait un rapport de dépendance constant entre les oscillations tactiques et organisationnelles du VKPD et les zigzags tactiques et organisationnels de l’Internationale au cours de sa brève existence; le parti qui aurait dû constituer la colonne vertébrale de l’ensemble du mouvement communiste démontrera qu’au contraire il était non seulement son maillon faible mais également le foyer du processus, d’abord tendanciellement puis ensuite pleinement dégénératif dont tout le mouvement sera victime.

La seconde observation est que cette versatilité n’était que l’autre face de l’empirisme dont Lévi représentait précisément l’expression la plus nette – la tendance à se laisser dicter par la situation immédiate les orientations en matière de tactique et d’organisation ainsi que l’analyse des évènements. De là, en dehors de sa manière à la fois gradualiste et idéaliste de comprendre le processus révolutionnaire, l’incapacité chez Lévi à voir dans le maximalisme italien et dans le centrisme international autre chose qu’un «accident de parcours», qu’un fait occasionnel dépendant principalement la trajectoire à des erreurs d’analyse plus ou moins liées à un infantilisme de gauche; et en conséquence son inclinaison à faire dépendre la résolution de ce problème de l’habilité manœuvrière et de la capacité aux compromis d’un «communisme adulte».

De là, la méfiance poussée jusqu’à la phobie envers les «scissions incompréhensibles pour les grandes masses» y compris face au fait évident que les «grandes masses» comprennent d’autant moins les causes profondes des scissions, que le parti de classe n’a pas le courage de les clarifier et d’en tirer les conséquences nécessaires.

De là, pire encore, la manie de préférer aux résultats positifs et aux enseignements durables d’un acte sans doute douloureux dans l’immédiat mais politiquement salutaire, comme la rupture avec l’équivoque centriste, les effets temporairement négatifs (surtout si l’on juge en termes numériques) que celui-ci ne manque pas d’avoir sur l’ensemble de l’organisation; ainsi que la tout aussi déplorable manie de remettre en question, à chaque contrecoup des actions tactiques ou des mesures organisationnelles, les critères dont celles-ci s’inspiraient, y compris les Thèses et les Conditions d’admission qui méritaient ce nom précisément dans la mesure où elles ne pouvaient pas être remises en cause. L’Internationale communiste elle-même subira les conséquences de cet empirisme dans les années où notre courant l’accusera (la pire insulte possible pour ceux qui étaient à sa tête) d’éclectisme.

Comme devant les mêmes problèmes la Gauche prit en Italie une position opposée, il est important d’illustrer la façon dont elle réagit notamment face aux jugements allemands sur la scission de Livourne, sans hésiter à multiplier les citations même si les extraits que nous reproduisons peuvent sembler ne pas toujours le mériter. Cette ample documentation a en effet aussi pour objet de répondre au déluge de critiques et d’attaques contre la scission de Livourne qui prolifèrent aujourd’hui plus que jamais et qui ne peuvent pas ne pas désorienter les jeunes militants; la «mise au point» y est faite de façon plus qu’exhaustive.

 

 

La réplique de la «Gauche italienne»

 

 

La première réaction se trouve dans une lettre d’Amadeo Bordiga adressée le 28 janvier 1921 à la «Rote Fahne» (publiée le 3 février sur «Il Comunista» et le 8 sur «L’Ordine Nuovo»). L’auteur se réfère à un article de Lévi sur le congrès de Livourne publié par ce quotidien le 22 janvier et dont un résumé avait paru sur l’ «Avanti!». Il commente ainsi les positions du dirigeant allemand:

«Selon [cet article] vous ne partageriez pas l’attitude intransigeante adoptée à Livourne par la fraction communiste envers les soi-disant “Communistes unitaires” et vous seriez de l’opinion qu’avec un peu de bonne volonté de notre part, il aurait été possible d’arriver au résultat, que vous pensez souhaitable, de n’éliminer du Parti et de la Troisième Internationale que la seule fraction réformiste de droite.

Nous ne pouvons pas accepter un tel jugement, d’une gravité évidente. Il vous semble qu’il existait une possibilité de pousser les communistes unitaires dirigés par Serrati à abandonner immédiatement des réformistes, par un vote au Congrès en application des décisions de Moscou. Nous sommes au contraire totalement convaincus, sur la base de mille faits, qu’il était impossible d’arriver à ce résultat; et ceci sans compter que la sortie de toute la fraction Serrati de la Troisième Internationale doit être considéré comme un événement utile et vraiment exemplaire pour la tactique communiste, plutôt que comme une conséquence malheureuse de la situation créée à Livourne. Il va de soi que nous parlons des chefs; mais pour arracher à ceux-ci les masses qui les suivaient et qu’ils trompaient sur les termes de la question, il n’y avait pas d’autre moyen que la scission complète, après laquelle nous avons entrepris une vive campagne pour attirer à nous le prolétariat italien.

Mais pour revenir à l’éventualité de la solution que vous envisagez, à savoir la sortie du parti de la petite minorité de droite, voici, sans entrer dans trop de détails les raisons qui démontrent qu’elle était dans les faits impossible à réaliser.

Durant la campagne de préparation du Congrès les unitaires affirmaient pour recueillir des suffrages qu’ils étaient disposés à l’épuration du parti, c’est-à-dire à l’élimination sinon d’un fraction ou de groupes, du moins des hommes les plus compromis par leurs positions réformistes bien connues. Eh bien, cette proposition disparut lors des journées de Livourne; et les unitaires démentirent lors de leur réunion de fraction la rumeur selon laquelle ils voulaient proposer l’exclusion des députés Turati et Ciccotti, les deux personnages que Serrati était le moins opposé à sacrifier. Les positions unitaires, bien loin de se rapprocher des nôtres - vote par le Congrès de l’exclusion de toute la fraction réformiste, dite de “concentration socialiste” - s’en sont éloignées toujours davantage en s’orientant de plus en plus à droite. La même chose s’est produite sur la question collatérale du nom du parti: dans leur motion de Florence les unitaires proposaient le nom de socialiste-communiste; à Livourne ils décidèrent de revenir au nom de socialiste, évidemment pour se placer sur le terrain de la fraction de droite, absolument opposée au changement de nom.

Il y a plus. Il existait un courant, celui du camarade Graziadei, qui s’était fixé précisément le but que vous évoquez de la dite Unité communiste. Mais, surtout après les déclarations impudentes des réformistes affirmant accepter les vingt-et-un points et toutes les positions communistes au même moment où ils injuriaient et diffamaient la Troisième Internationale, et devant la conduite révoltante des partisans de Serrati, Graziadei et ses amis déclarèrent que leur objectif était impossible à atteindre; ils votèrent pour notre motion et ils sont aujourd’hui parmi nous dans le parti communiste.

La même opinion a été exprimée par les camarades qui représentaient l’Internationale; ainsi que de tous les communistes étrangers qui assistaient au Congrès. Ceux qui connaissent l’action politique ancienne et surtout récente des unitaires, qui ont entendu leurs discours au Congrès, leurs invectives contre les représentants de l’Internationale, pour ne pas dire contre les communistes italiens, savent que s’ils ne sont pas des réformistes, ils ne s’en différencient que dans la mesure où ils sont encore plus dangereux que ces derniers pour le succès de la révolution prolétarienne en Italie.

Enfin, selon la version de l’«Avanti!», vous diriez en outre dans votre article qu’une situation défavorable se serait créée parce que la fraction communiste italienne ne constitue pas un groupe clair et solide. Nous ne voulons pas nous arrêter sur ce point. Nous espérons seulement que le développement du travail et de l’organisation de notre parti communiste, constitué depuis quelques jours à peine mais déjà en pleine et magnifique activité, démontrera qu’il faut parler au contraire d’un parti clair, solide et puissant, digne représentant de l’Internationale communiste en Italie».

Une brève note titrée «Notre scission et le Parti Communiste Allemand» sur «Il Communista» du 13/2/1921 prend acte de l’ordre du jour de la Zentrale du VKPD du premier février «arrivé bien à propos pour réfuter les opinions du camarade Levi sur une trop grande dureté de notre scission» et pour «donner l’approbation de ce parti au travail de la IIIe Internationale en Italie et à la fraction communiste maintenant constituée en PC d’I». Mais comme cet ordre du jour «juge possible l’union du Parti communiste avec la partie de la fraction Serrati qui se placerait éventuellement sur le terrain de la IIIe Internationale», la note s’empresse d’ajouter (souligné par nous):

«Nous prions les camarades allemands de renoncer à cette ultime illusion. Peut-être raisonnent-ils par analogie avec ce qui s’est passé en Allemagne il y a quelques temps, lors de la désintégration des Indépendants et l’union de leur aile gauche avec les communistes allemands. Nous croyons à l’inverse que le processus de constitution du parti en Italie est achevé et qu’une grande partie de notre activité sera consacrée à la lutte contre les réformistes et les centristes et opportunistes de la fraction Serrati», étant entendu que «nous ne mettons aucun obstacle au passage dans les rangs du Parti communiste d’éventuels ouvriers communistes restés dans le PSI.»

La deuxième partie de l’article «Wir und die Exekutive», résumé à sa façon par l’ «Avanti!» parut le 20 février. Elle donne l’occasion à a.b. revenir sur la question, dans l’article «Paul Levi et les communistes allemands» («Il Comunista», 24/2/21). Bien loin de toute vaine lamentation pour ce que l’histoire a voulu, son attitude est marquée par l’acceptation franche de sa nécessité et par l’engagement à travailler de façon énergique sur tous les éléments positifs qui existent. Après une brève réplique polémique à l’ «Avanti!» qui prétendait faussement que toute la direction du VKPD partageait les positions de Levi par rapport à Moscou, l’article poursuit:

«Nous réservant de répondre dans les journaux des camarades communistes allemands sur ce qui s’écrit à notre sujet en Allemagne, rappelons que le texte des décisions de la Centrale sur la scission en Italie est celui qui a été publié sur l’«Ordine Nuovo» du 5 courant, et dont nous avons déjà parlé sur «Il Comunista» en relevant que dans cette résolution on approuve pleinement tant l’oeuvre du C.E. de Moscou que celle de la fraction communiste italienne au Congrès de Livourne.

Nous avons exprimé un désaccord avec les camarades allemands seulement sur l’éventualité d’une unification de la gauche du parti socialiste avec notre parti; nous voulions signifier que si nous espérons et demandons la venue dans nos rangs des bons militants, particulièrement ouvriers, qui ont compris les dangers de la confusion politique des unitaires du PSI, nous croyons qu’il n’est pas possible d’envisager une possibilité d’unification du genre de la Halle, une agrégation à notre parti communiste de blocs qui se détacheraient de l’autre parti; et cela tant pour des raisons internationales d’organisation du mouvement communiste que pour notre conception de la formation du parti communiste en Italie.

Ceci clarifié, il reste évident que toutes les autres opinions contenues dans le texte de Lévi résumé par l’ «Avanti!» sont ses opinions personnelles et non celles des communistes allemands ou de la Centrale de leur parti. Nous ne voulons pas approfondir ici la polémique avec Levi; il dit que la scission aurait du avoir lieu non entre nous et le groupe de Serrati, mais entre celui-ci et la droite réformiste. Mais c’était précisément ce qui était écrit dans la motion de la fraction communiste. Levi dit que nous avons eu tort de vouloir imposer cette motion sans en changer une virgule, mais l’étrange est qu’il exprime précisément la pensée formulée dans la motion elle-même. Si celle-ci ne fut pas appliquée, la faute en revient simplement à la majorité qui la repoussa et lui opposa son refus obstiné d’expulser ne serait-ce qu’un seul réformiste. Si la scission s’est accomplie de la manière dont elle a eu lieu, ce n’est pas à cause d’un refus de vouloir atténuer la motion, mais au fait que le seul moyen pour obtenir l’accord des Serratistes aurait été de la désavouer de la première à la dernière lettre. Nous ne faisons pas au camarade Levi l’injure de supposer que c’est ce qu’il nous aurait conseillé de faire, d’autant plus qu’il a défendu à Livourne et qu’il défend encore aujourd’hui la thèse de l’exclusion de tous les réformistes qui se trouvait dans notre motion.

Le camarade Levi a-t-il des éléments concrets pour appuyer son affirmation selon laquelle il aurait été possible de trouver un point d’accord avec les Serratistes qui ne soit pas le maintien intact de l’unité du parti jusqu’à Turati lui-même? Nous lui posons cette question afin de démontrer que ses impressions ne sont pas exactes; et nous ajoutons immédiatement, encore une fois, que de même qu’il est vrai que les choses ne pouvaient se dérouler autrement que comme elles ont eu lieu, il est pour nous tout aussi indiscutable que c’est un bien pour la cause communiste qu’elles se soient déroulées ainsi».

 «Il Comunista» publie le 6 mars un article très intéressant: «La crise dans le parti communiste allemand».

Amadeo Bordiga s’y moque de l’«Avanti!» qui, le 27 février, s’était précipité pour annoncer «la démission de toute la Centrale (...) en solidarité avec les unitaires italiens» («comme si la centrale, dans l’hypothèse gratuite où elle aurait été unanime dans une telle solidarité, aurait eu besoin de démissionner pour cela!»); puis après avoir exposé les points centraux de la motion Stocker-Thalheimer, il explique la valeur internationale de Livourne que ce soit comme épisode de la lutte contre l’équivoque réformiste ou comme contribution à la liquidation de situations confuses subsistant dans des partis formés à travers un processus de clarifications théorique et politique insuffisantes (souligné par nous):

«Les démissionnaires ont (...) déclaré qu’ils partageaient la demande de l’Internationale de l’élimination des droitiers du parti italien; mais que leur opposition découlait de la crainte que la politique intransigeante initiée en Italie d’élimination rigoureuse des opportunistes, même déguisés en révolutionnaires, doive, selon les déclarations des représentants de Moscou à Livourne, s’étendre à d’autres pays, parmi lesquels la France et l’Allemagne.

Cette dernière considération est si intéressante qu’elle dépasse la polémique avec l’«Avanti!» et touche les problèmes internationaux vitaux du mouvement communiste. Nous pensons que la signification de la conclusion du Congrès (...) réside précisément en ceci qu’elle a fourni à la pratique internationale du mouvement communiste des éléments permettant de perfectionner les moyens pour identifier les dangers de corruption du mouvement. Ce n’est pas par hasard, nous l’avons dit plusieurs fois, si en Italie où le parti avait connu dans le passé moins de déviations opportunistes, le processus de sélection des facteurs politiques communistes s’est présenté de la manière dont il a eu lieu, en indiquant comme éléments à écarter y compris certains qui semblaient par leur passé les moins suspects. Ces valeurs dialectiques dans l’étude de la crise des partis prolétariens devront influer et influeront sur la systématisation internationale définitive de l’organisation communiste; et nous pensons que les organes suprêmes doivent reprendre ce que craignent Lévi et ses camarades démissionnaires, c’est-à-dire l’application du maximum de sévérité aux autres partis, parmi lesquels se trouve sans l’ombre d’un doute le parti français, et peut-être sous certains aspects le parti allemand lui-même dont la grande unification de Halle n’a certainement pas apporté que des éléments purs et où subsistent encore des scories. L’alarme n’est donc pas injustifiée; mais nous trouvons qu’elle fait du tort aux camarades démissionnaires qui se donnent ainsi le rôle de protecteurs des résidus opportunistes dont il faudra peut-être demain faire place nette.

C’était ce qu’il nous fallait dire afin de réaffirmer que pour nous la lutte contre l’équivoque opportuniste est une lutte internationale; que ce qui s’est fait en Italie est un excellent précédent pour liquider des situations troubles qui survivent dans d’autres partis; que c’est la raison pour laquelle les communistes croient que des rapports toujours plus solides d’information et de critique réciproques doivent relier les partis des divers pays, à la grande différence des méthodes obliques qu’on voulait utiliser en Italie pour exploiter les défauts des autres partis afin de conserver dans le nôtre la maladie à laquelle nous sommes fiers d’avoir appliqué des remèdes héroïques».

Mais la question des Débats entre le Parti communiste unifié d’Allemagne et le Comité exécutif de l’Internationale surtout à propos de la scission du Parti italien était trop importante pour que le premier numéro de la revue théorique du parti, «Rassegna communista» (Revue communiste) n’y consacre pas le 30 mars 1921 un long article de Bordiga sous ce titre et sous-titre.

Pour répondre au discours de Levi à la réunion des 22-24 février, le texte se maintient sur le terrain des faits, en contestant que seul un cinquième du vieux parti soit passé dans le nouveau; à propos de la comparaison entre «la position de Serrati qui trois mois avant d’être mis à l’index, était président d’un congrès international» et celle des Indépendants allemands et de la question «comment aurait-il été possible de se défaire de Dittman si celui-ci avait été à Moscou président du Congrès?», il observe, en approfondissant la question de fait et en répondant aux objections éculées de l’opportunisme international:

«En voilà en vérité un raisonnement spécieux! Il n’est pas possible de dresser un parallèle entre la scission du parti indépendant allemand et celle du parti italien: en Allemagne la scission avait déjà eu lieu et à Halle, du point de vue de l’organisation de l’Internationale, il n’y a pas eu scission, mais agrégation d’un groupe proche» ayant rompu avec d’autres «qui n’avaient jamais fait partie de l’organisation internationale.

La comparaison ne peut pas davantage être utilisée pour envisager l’union avec notre parti d’un bloc de la gauche serratiste, si l’on ne veut pas réduire l’homogénéité et la discipline de l’Internationale que le camarade Levi désire autant que nous, à un état de chose où l’on renforcerait et rafistolerait continuellement l’organisation en y cousant des pièces... d’autres couleurs, comme font les fripiers avec les habits usés».

A propos de «l’opinion du camarade Levi sur l’impression que font en général les scissions sur les masses ouvrières», l’article rétorque:

«Il donne, à notre avis, une importance excessive à l’évaluation d’un facteur d’ordre psychologique, qui peut d’ailleurs jouer dans un sens opposé à celui qu’il envisage. Il nous semble que les préjugés contre les scissions et la crainte de l’hostilité envers qui s’en fait le défenseur, est plutôt caractéristique de la couche traditionnellement la plus passive et inerte des dirigeants et semi-dirigeants dans les partis».

Un bref interlude dans cette polémique est donné par la seule voie qui s’exprima officiellement dans le parti français pour mettre en doute la validité des principes et des méthodes à la base de la scission de Livourne; et nous disons officiellement, parce qu’il est difficile de croire que les dirigeants d’un parti bien plus hybride que celui sorti de l’unification de Halle et en désaccord dès le début avec l’EKKI sur les problèmes vitaux de tactique et d’organisation, ne partageaient pas la substance des critiques d’un Jacques Mesnil publiées sur «l’Humanité» du 25 janvier ( reprises sur l’ «Avanti!» des 29 et 30 janvier dont il avait été autrefois le correspondant en France).

Mesnil se demandait si «la situation aujourd’hui est vraiment “révolutionnaire” comme [les bolcheviks] pensent qu’elle l’est» et si «étant donné la situation existante, la meilleure tactique consiste vraiment à provoquer [!] une scission qui coupe de la masse du parti les éléments les plus jeunes et les plus combatifs[!]». Dans les pages de la «Revue communiste», cet ancien élève d’Elysée Reclus resté foncièrement libertaire, accusait les délégués de l’Internationale de commettre comme tous les bolcheviks «une erreur fondamentale: la foi aveugle dans les vertus de la centralisation».

L’épisode est doublement significatif: 1) comme exemple de la pratique selon laquelle tout militant ou groupe de militant du PCF se sentait autorisé à prendre publiquement position sur les problèmes intéressant le mouvement communiste en général et le Komintern en particulier, suivant la tradition non seulement fédéraliste mais aussi individualiste qui avait en France de vieilles et profondes racines; 2) comme manifestation de la même maladie contingentiste dont étaient affligés les dirigeants du parti allemand et qui faisait dépendre le jugement sur la valeur ou l’opportunité de l’application des Thèses et Conditions d’admission, de l’appréciation du caractère plus ou moins «révolutionnaire» de la situation tel mois de telle année (31).

Selon Mesnil, la solution de la contradiction apparente entre l’acceptation de Cachin en France et l’exclusion de Serrati en Italie, consistait en ce que pour les Russes tout était question de tactique sans règle fixe: si en Italie ils avaient été plus sévères, c’est parce qu’ils croyaient que la révolution y était plus proche qu’ailleurs. Un article d’ «Il Comunista», «Les jugements à l’étranger sur le Congrès de Livourne» répondait le 6 février::

«La solution arrêtée, non par les Russes, mais par le Congrès international, pour la question italienne, était la séparation entre Serrati et Turati. Si les choses sont allées différemment, sans étonnement mais avec l’accord complet des organes internationaux envers les résultats du Congrès, cela montre que la signification historique du Congrès de Livourne va bien au delà de l’application volontariste d’une petite formule tactique; que sa solution n’est pas la conséquence d’erreurs de Bombacci, de Kabaktchiev ou de Lénine sans les quelles les choses auraient été complètement différentes, mais qu’elle est le signe d’un processus historique intéressant et complexe dans la formation des partis communistes; processus qui fournit des enseignements aux communistes et à l’Internationale elle-même dans son effort continu de baser la plus grande efficacité de son action révolutionnaire sur une compréhension toujours plus précise de l’histoire (...) alors qu’il n’apprendra jamais rien à ceux qui sont incapables d’aller plus loin que les banalités habituelles et les questions de personnes».

Close par l’article du premier numéro de la revue théorique, la polémique rebondit cependant à un niveau plus élevé, en se déplaçant de Berlin à Moscou. Dans sa séance du 4 mars, l’Exécutif de l’Internationale décida, sans avoir consulté le parti italien de mettre à l’ordre du jour du Troisième Congrès la question du recours du PSI (la fameuse «motion Bentivoglio») (32) et dans ce cadre de l’inviter à y participer avec sa délégation, s’il s’engageait à déclarer par écrit qu’il entendait rompre définitivement avec les réformistes à la Turati-Modigliani.

L’Exécutif, qui profitait de «l’occasion pour envoyer au PC d’I. son salut fraternel» n’entendait revenir ni sur son analyse du «groupe Serrati» ni sur la nécessité irréversible de la scission. La réunion dont nous avons parlé plus haut des 22-23 février, où Radek avait déclaré que «le groupe Serrati ne contient pas seulement des éléments centristes, il est lui-même le centre», s’était terminée par le vote d’une résolution (approuvée à l’unanimité) de soutien total au PC d’I., de condamnation de l’attitude de Levi à Livourne (approuvée avec la seule opposition de Geyer) et de solidarité avec la résolution de la Centrale allemande du premier février (approuvée avec une seule abstention). Par la suite Radek avait soutenu dans l’article sur «La crise du parti communiste d’Allemagne» daté du 15 mars (paru sur «Die Internationale» n°1, 3e année) que la reconquête des masses ouvrières encore liées au centrisme ne pouvait être que le fruit d’une lutte politique ouverte avec celui-ci; quant à Zinoviev il n’avait pas hésité à écrire qu’en la personne de Serrati, «nous combattons les derniers Mohicans du centrisme modernisé et rendu “révolutionnaire”». En démenti d’un argument cher à Zetkin et Levi il affirmait:

«Si Serrati s’est uni aux réformistes contre les communistes, c’est pour la simple raison qu’il se sent attiré, qu’il a plus d’affinités avec eux qu’avec nous. Devant ce fait gravissime, toutes les phrases invoquant de prétendues erreurs des communistes italiens et du Comité exécutif de l’I.C. qui, paraît-il auraient poussé Serrati vers les opportunistes, tombent misérablement. En réalité il a été poussé vers les réformistes, non par la faute de l’Internationale, mais parce que c’était ce qu’il voulait» (33).

En Italie, ajoutait-il, dans le pays le plus proche de la révolution, «tous les partis semblent être plus qu’à gauche qu’ils ne le sont en réalité (...) le jaune semble être rose pâle, le rose pâle semble être rouge; à les écouter les réformistes italiens seraient révolutionnaires et les centristes presque communistes». Céder à Serrati (ou à Levi qui le protégeait) aurait donc signifié «céder à l’Internationale Deux et demi, donc faire le jeu de la Deuxième». Lénine lui-même, s’il était disposé à écouter les éventuelles bonnes raisons y compris d’un ennemi, n’était pas prêt à transiger sur la question de l’attitude des serratistes à Livourne ou de l’appui que leur offrait Levi.

Une résolution de l’EKKI, dont la presse des partis ouest-européens ne se fit l’écho qu’en mars (28) avait en conséquence confirmé sans réserve la décision sur la question italienne; et protestant «avec la dernière énergie» contre le soutien de Levi au groupe Serrati, elle approuvait non seulement la motion de la Zentrale allemande, mais lui demandait de ne permettre «aucune interprétation [de cette motion] qui reviendrait à un appui [à ce groupe] et causerait des difficultés aux communistes italiens».

Une autre résolution de ce même 4 avril condamnait sévèrement la démission des cinq membres de la Zentrale en tant que démonstration du «manque de discipline dans le groupe dirigeant du VKPD» et signe de l’apparition en Allemagne (et ailleurs) d’une «aile droite», ce qui imposait aux communistes de «serrer les rangs et d’étouffer dés le début de telles tendances» (34).

Cependant, l’acceptation du recours du PSI et son invitation à Moscou constituaient en soi d’un côté une dérogation de principe aux critères de constitution de l’Internationale communiste et plus particulièrement aux Conditions d’admission; et de l’autre un recul par rapport à l’appréciation, qui avait été partagée par les bolcheviks comme par notre courant, du phénomène international constitué par le centrisme en général et le maximalisme italien en particulier.

 En agissant ainsi on replaçait de fait le PSI dans la situation d’avant Livourne, comme si les débats au congrès n’avaient pas fourni la preuve irréfutable que les divergences allaient bien au delà de la seule question d’une rupture avec la «droite»: qu’on le veuille ou non, cela signifiait tenir pour nul et on advenu le congrès, et par conséquent la scission.

Ce deuxième point fut développé de façon à notre avis irréfutable dans deux articles de Bordiga intitulés «Moscou et la question italienne» et «Pour clore la question italienne» parus sur «Rassegna comunista» (n°5, 30/6/21 et n°13, 15/11/21).

L’auteur démontre en premier lieu, sur le plan des faits: 1) que la revendication des soi-disant mérites du PSI pendant et après la guerre masquait une réalité bien différente: l’aile révolutionnaire y avait toujours été une petite minorité, notamment lors des moments décisifs; 2) que «le serratisme n’est pas le communisme», «la question de l’exclusion des réformistes devait en être que l’une des nombreuses preuves: il était lui-même le centrisme; il ne pouvait donc en être le liquidateur» 3) que «la condition négative, la condition qui suffit à marquer l’incompatibilité avec l’Internationale, ce n’est pas le collaborationnisme, mais une attitude qui est plus à gauche que le collaborationnisme», celle qui avait caractérisé la variante italienne du phénomène international du centrisme.

Bordiga affirme en second lieu que l’erreur de principe n’est pas tant de ne pas saisir la nature réelle du centrisme, que de supposer qu’elle n’est pas déterminée de façon matérialiste, qu’elle n’a pas d’existence objective, qu’elle n’obéit pas à des lois; donc que le centrisme peut être différent de ce qu’il est et qu’il revient à notre habileté tactique ou à notre science de l’organisation de le modifier:

«Tout mécanisme a sa loi de fonctionnement qui n’admet pas de violations. Une thèse semblable à celle qui démontre l’impossibilité de s’emparer de l’appareil d’Etat bourgeois et de le faire agir pour les objectifs de la classe prolétarienne et la construction socialiste, est celle qui prouve, à travers les multiples confirmations de l’histoire, que la structure des partis sociaux-démocrates d’avant-guerre, avec leurs fonctionnalités parlementaristes et syndicalistes, ne peut se transformer en structure du parti révolutionnaire de classe, organe de la conquête du pouvoir. La conclusion est que la scission de Livourne a été l’épilogue d’un développement qui dans ses causes et son processus va non seulement au delà de tous les Serrati du monde, mais même de la volonté de l’Internationale communiste et des hommes responsables de son organe dirigeant. Les Conditions de Moscou ont eu comme confirmation la scission telle qu’elle s’est déroulée à Livourne, dans la mesure où elles sont une réglementation non pas imposée arbitrairement par des dirigeants, mais écrite avec des notions découlant de toute l’action prolétarienne mondiale, y compris en Italie. Rien donc d’artificiel dans la rupture avec le PSI. S’il y a eu quelque chose d’artificiel, c’est son retard, mais cela doit être accepté comme une de ces erreurs dont nous tirons des orientations tactiques meilleures, c’est-à-dire dans ce cas particulier la “guerre contre le centrisme”.

S’il pouvait arriver quelque chose d’artificiel, ce serait une éventuelle décision du Troisième Congrès (...) de revenir sur la rupture accomplie par l’histoire à Livourne, par le biais de décisions qui satisferaient aux demandes du PSI. Mais cette erreur-là serait inféconde, car il y a déjà suffisamment d’expériences pour démontrer que nous devrions rapidement nous en repentir» (souligné par nous).

Rien donc à regretter ou à corriger, comme le réaffirmera encore avec vigueur l’article «Le Parti Communiste» du premier mai. Mais entre-temps était survenue la Märzaktion, l’ «action de mars» en Allemagne. Les polémiques qu’elle suscita dans l’Internationale s’entrecroisèrent avec celles suscitées par la scission de Livourne, rendant nécessaires de nouvelles clarifications de la part du PC d’I. Nous consacrerons donc le prochain chapitre à ce sujet.

On verra comment l’exigence indiscutable d’aider les jeunes sections de l’Internationale à dépasser les conceptions «infantiles» du parti-élite, capable par sa seule force de faire abstraction des conditions objectives et notamment de son influence réelle sur les masses, et la préoccupation également légitime que les nouveaux partis évitent l’écueil de se réduire à des sectes conspiratives, entraîna par contrecoup dans la direction de l’IC, d’abord de façon confuse, puis de plus en plus clairement, une vision déformée, parce que fondamentalement quantitative, des conditions du parti de classe; et comment, sur cette base, les dirigeants de l’Internationale furent de plus en plus conduits à juger de la capacité des partis à la lutte révolutionnaire d’après des critères extérieurs et en grande partie aléatoires, plutôt que d’après les coefficients internes de continuité programmatique et organisative, de fidélité aux principes, de rigueur dans l’application de la théorie à l’analyse des situations, de capacité à polariser autour de soi dans le vif de l’action des couches toujours plus larges de travailleurs.

Pour nos camardes, il s’agira alors de défendre les raisons non plus seulement de leur naissance par rupture avec l’opportunisme, mais aussi de leur façon d’agir, de croître et de se développer sur leurs propres bases d’existence organisée - et non sur d’autres.

 

(A suivre)

 


 

(1) cf «La scission italienne et la politique internationale: la crise dans la centrale du Parti Communiste Allemand», «Il Comunista», 6/3/1921

(2) Voir en particulier K. Radek «Die Krise in der VKPD», 15/3/21 sur le n°3 de «Die Internationale».

(3) Selon l’article «La nostra scissione e il Partito comunista tedesco», «Il Comunista», 13/2/21.

(4) Voir à ce sujet l’article de G. Sanna, «La tragica liquidazione della guerra mondiale e il movimento comunista in Germania», «Rassegna comunista» n°1, 30/3/21.

(5) Les dirigeants allemands étaient ainsi accusés de faire dans le parti ce qu’ils reprochaient à Moscou: eux qui demandaient plus de «démocratie» se voyaient accusés d’être des bureaucrates «autoritaires».

(6) Dans son discours au Xe Congrès du PC (b) R: «La situation dans l’Internationale communiste», publié sur le n°16 de «Die Kommunistische Internationale».

(7) Cf. «Une lettre inédite de Clara Zetkin», «La critica sociale» n° 7 du 5/4/71.

(8) Sur les voyages de Serrati en Allemagne à la recherche d’alliés ou au moins de juges compréhensifs, cf. T. Detti, «Serrati et la formation du PC d’I», Rome, 1972, pp. 56-60.

(9) Etranges, ces partisans de l’accord indispensables des grandes masses à toute décision du parti! D’un côté ils sont prêts à prendre tout le temps nécessaire pour que chaque prolétaire se rende compte librement de la justesse de l’action du parti; de l’autre, pour réfuter les critiques faites aux centristes, par exemple sur leur comportement durant l’occupation des usines, ils résolvent le problème d’un trait de plume en disant comme Clara Zetkin: «si les masses avaient été véritablement animées de volonté révolutionnaire, elles se seraient moquées dans cette situation, des décisions prises par leurs leaders politiques et syndicaux vacillants et elles se seraient lancées dans la lutte politique par dessus leurs têtes». (Cf Protokoll des III Kongresses etc., Hambourg, 1921, pp. 278 et suivantes, 282 et suivantes).

De même, en dépit de tout leur attachement proclamé aux masses, ils sont incapables de concevoir d’autre façon de maintenir le contact avec elles que les manoeuvres de couloir, les combines entre les dirigeants et le léchage des bottes.

(10) Cf. Paul Lévi, «Wir und die Exekutive», (II), du n° du 6/2/1921 de la «Rote Fahne».

(11) On peut lire la version intégrale en anglais du rapport dans «The Comintern: Historical Highlights», New York 1966, pp. 275-282.

(12) Une appréciation assez voisine sera formulée par le toujours imprévisible Radek lors d’une des réunions suivantes de la Zentrale: il s’exclamera que ce serait une illusion que de croire qu’il y aurait désormais des partis vraiment communistes en Allemagne et en Italie. Voir les procès-verbaux de cette réunion dans «The Comintern...», op. cit.

(13) On n’a jamais su comment cette lettre était tombée entre ces mains. Mais dans les milieux allemands «de gauche», ce genre de «fuites» était davantage la règle que l’exception: elles semblaient presque toujours voulues, ou au minimum permises, par leurs «victimes».

(14) La lettre fut ensuite reproduite dans la «Rote Fahne» du 2/2.

(15) Radek déclara au cours de la discussion: «Nous devrons passer sur le cadavre politique de Serrati pour avoir le scalp de Turati» Cf. Historical Highlights, op. cit. p. 290, conception reprise dans sa motion.

(16) Paragraphe I (Sur la scission en Italie) de la résolution «Sur l’action et l’organisation de l’Internationale Communiste». Voir plus loin un aperçu sur les deux autres paragraphes.

(17) Il faut noter que les deux sont placés sur le même plan, celui de «groupes», et non l’un en tant que parti et l’autre en tant que groupe ou fraction.

(18) Il suffit de citer deux extraits de «Wir und die Exekutive», paru dans la «Rote Fahne» des 5 et 6/2, et, parmi ses interventions, celle effectuée lors d’une réunion de permanents du parti à Berlin le 6/2 («Rote Fahne» du 10/2); il y répétait la thèse déjà soutenue au Reichstag le 2 février selon laquelle: «aujourd’hui les puissances impérialistes n’affrontent plus les puissances impérialistes, ce sont les nations opprimées du monde entier qui affrontent les oppresseurs menés par les Etats de l’Entente». Soulevant une vive opposition, il affirma qu’«il était temps que les oppresseurs de tous les pays» (y compris les nations opprimées par les vainqueurs, comme l’Allemagne) «affrontent par la lutte leurs propres oppresseurs». C’était une anticipation de ce qui sera en 1923, pendant l’occupation de la Ruhr par la France, le mot d’ordre «national-bolchevique» du VKPD au moment d’un de ses tournants à droite. Dans l’article des 5 et 6 cité plus haut, il écrivait qu’en Italie il aurait fallu scissionner avec le groupe de Turati, mais pas avec les partisans de Serrati qu’il aurait été possible de conserver en introduisant dans la motion d’Imola quelques «concessions de pure forme». Une vaste documentation sur la polémique interne du VKPD se trouve dans l’article d’Amadeo Bordiga «Les débats entre le PC unifié d’Allemagne et le Comité exécutif de la IIIème Internationale», paru dans le n°1 du 30/3/1921 de «Rassegna Comunista» dont nous parlons un peu plus loin.

(19) De Radek, voir surtout «Die Spaltung der italianischen sozialistischen Partei» (signé P.B.) dans la «Rote Fahne» des 26 et 27/1; de Kabaktchiev, «Die Spaltung in der italianischen sozialistischen Partei», dans «Die Internationale», année III, n° 1, 31/1/1921, et «Die Lage in Italien», dans les n° des 26-27-28 février de la «Rote Fahne». Voir aussi l’article de A. Thalheimer, «Neue Aufgaben der Partei», dans la «Rote Fahne» des 18-19-20/2 qui passe en revue toutes les questions débattues dans le parti allemand et soutient la nécessité de rectifier la résolution du premier février sur la scission italienne.

(20) Voir la résolution – très critique envers la Zentrale – de cet Aktionsauschuss dans le n° du 16/2 de la «Rote Fahne».

(21) Voir le compte-rendu dans la «Rote Fahne» du 26/2/21.

(22) Selon lui, on avait «scindé» à Livourne un parti non seulement «déjà adhérent à la IIIème Internationale», mais qui s’était déjà séparé des réformistes; sinon pourquoi avoir nommé six mois plus tôt Serrati à la présidence du IIe Congrès? Nous verrons plus loin ce qu’en pensait notre courant. Stocker, en Allemagne, observa avec justesse qu’en Italie «il ne s’agissait pas d’effectuer une scission au sein d’un parti communiste existant, mais de le créer ex-novo». Lors de l’assemblée des permanents du parti à Berlin dont nous venons de parler, Lévi avait soutenu également que «les scissions sont nécessaires et peuvent être utiles à la cause. Mais il ne faut pas que leur caractère odieux retombe sur nous»; à son avis, les ouvriers italiens, profondément attachés à l’unité, ne verraient en Livourne «que la scission», et «la responsabilité de l’avoir provoquée» serait retombée sur l’Internationale Communiste. Nous verrons plus loin comment le PC d’I répondit à cet argument classique.

Des extraits de l’intervention de Lévi ont été publiés en anglais dans H. Gruber, «International Communism in the era of Lenin. A Documentary History», New York 1972, p. 258 et suivantes.

(23) Zetkin affirma dans son discours au IIIème Congrès que Rakosi, en revenant de Livourne, avait ouvertement déclaré à Berlin que le parti français et le parti allemand s’étaient «trop élargis» et qu’il fallait d’urgence «les diminuer» (Protokoll, cit., p. 289). Que cela ait été dit sous cette forme ou non, c’était une vérité indéniable que les faits n’allaient pas tarder à confirmer.

(24) Le salut de la nouvelle Zentrale (du 27/2) aux camarades italiens, reproduit dans l’«Ordine Nuovo» du 4 mars, dit notamment: «La centrale du VKPD reconnaît dans l’attitude de la fraction communiste au Congrès de Livourne la seule voie possible pour réaliser en Italie les postulats de l’Internationale communiste. Les prolétaires qui suivent encore Serrati aujourd’hui devront rapidement reconnaître que seul le PC d’Italie est le représentant de la partie du prolétariat italien consciemment communiste. Nous invitons ces camarades de classe à se séparer de leurs chefs qui préfèrent marcher avec les réformistes et se séparer de l’Internationale communiste».

(25) Cf. «Die Rote Fahne» du 28/2/21.

(26) Paru dans la «Rote Fahne» du 1/3/21.

(27) Il est caractéristique qu’il ait fallu attendre la nomination de la nouvelle Zentrale pour clarifier la question du mot d’ordre d’«Alliance avec la Russie soviétique» en excluant les bavarois Graf et Wolff sous le motif que le VKPD se refusait d’indiquer à la bourgeoisie allemande en banqueroute une issue «y compris celle d’une alliance politique ou militaire avec la Russie des Soviets», et qu’une telle alliance ne serait possible «que lorsque le prolétariat allemand se sera emparé du pouvoir». Cf. l’«Ordine Nuovo» du 7/3/1921.

(28) ibidem, 2/3/1921.

(29) Cela explique aussi pourquoi il n’a jamais été possible d’établir sinon une entente, mais même une convergence temporaire entre la «gauche» du parti allemand et celle du parti italien.

(30) Significativement, le Rapport du CE du PC d’I. envoyé le 20/5/1921 au CE de l’Internationale communiste indiquait au point 9 (Rapports Internationaux): «Notre Parti a suivi avec intérêt le développement de la lutte internationale révolutionnaire et les débats sur la tactique communistes, suscités en large mesure par la scission en Italie. Les communistes italiens pensent que l’expérience de la faillite révolutionnaire du parti socialiste en Italie doit être acceptée comme une leçon de portée internationale; ils n’ont pas regretté que la “question italienne” ait servi à démasquer, après les opportunistes de Serrati, les faux communistes des autres pays tels que Lévi et cie».

(31) Des critiques à la scission de Livourne se firent également jour dans le Parti Communiste de Tchécoslovaquie nouveau-né; il y en eut un fugace écho lors du Troisième Congrès de l’IC, où les tendances centristes dans ce parti furent dénoncées et durement combattues. Mais il ne semble pas que ces critiques aient été connues en Italie.

(32) Cette motion fut publiée par la «Rote Fahne» le 15 avril. Le Petit bureau de l’EKKI était chargé d’adresser aux membres du PSI une Lettre Ouverte qui la critiquait et de traduire en quatre langues les rapports de Kabaktchev et Niccolini pour les distribuer avant le Congrès aux délégués des partis frères.

(33) cf «Die Kommunistische Internationale» n°16, mars 1921.

(34) cf «Die Rote Fahne», 15 avril 1921.

 

 

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