Thèses supplémentaires sur la question nationale et coloniale

Adoptées au Second Congrès de l’Internationale Communiste (juillet 1920)

(«programme communiste»; N° 100; Décembre 2009)

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Le texte officiel des Thèses du Second Congrès a été publié en allemand à Hambourg en 1921 avant d’être ensuite traduit de l’allemand dans les autres langues (y compris russe). Or cette version allemande reprise internationalement est gravement fautive en ce qui concerne les Thèses supplémentaires sur la question nationale: outre quelques erreurs de traduction, il y manque une bonne partie des amendements discutés et votés en commission! Proposées par Roy, ces thèses avaient été écrites en anglais; il en fut de même pour le texte final rédigé après le travail de la commission: peut-être est-ce là une des raisons de la confusion, l’anglais étant alors peu pratiqué parmi les militants révolutionnaires (le russe et l’allemand étaient les deux langues officielles de fait dans l’Internationale) (1)?

 En tout cas, ce n’est qu’en 1934 que fut publiée à Moscou en russe une version corrigée du texte. Mais malgré cela, la version erronée de Hambourg a continué dans les décennies suivantes à être utilisée pour les publications dans la plupart des différentes langues: c’est le cas par exemple du recueil anglais des textes du IIe Congrès («The Second Congress of the Communist International», New Park Publications, Londres 1977) ou de celui italien (A. Agosti, «La Terza Internazionale. Storia documentaria», Editori Riuniti, Rome 1974).

En français, si une version correcte a été publiée dans le recueil de Carrère d’Encausse et Schram, «Le Marxisme et l’Asie. 1853-1964» (Armand Colin, Paris 1964), l’ouvrage qui est aujourd’hui le seul disponible est «Manifestes, Thèses et résolutions des quatre premiers congrès mondiaux de l’Internationale Communiste». Il s’agit d’une réédition en fac-similé d’un ouvrage de 1934 de la Librairie du Travail. Pour ce qui est du IIe Congrès, celui-ci reprenait telles quelles les traductions publiées en octobre 1920 par le «Bulletin Communiste», «Organe du comité de la IIIe Internationale» (2). Les éditeurs de cet ouvrage signalaient que beaucoup de traductions faites à l’époque, étaient défectueuses, mais que, pressés par le temps, ils les publiaient quand même. Cette brochure a été rééditée à plusieurs reprises depuis 1971 (première réédition Maspéro), sans que personne ne prenne le temps de corriger ces traductions... Pour donner un exemple significatif de limites de cet ouvrage, on peut signaler que l’une des thèses du IIe Congrès, celle sur les Soviets, a été carrément oubliée! En ce qui concerne sa version des Thèses supplémentaires..., elle comporte la plupart des amendements mais elle fourmille d’erreurs qui lui sont propres (comme le fait d’affirmer qu’une classe prolétarienne n’a pas pu surgir dans les colonies, là où le texte original affirme qu’elle n’a surgi que récemment). Nous avons mis en italique un amendement qu’elle ne contient pas, mais qui se trouve dans la version russe de 1934.

Nous avons choisi de traduire la version anglaise publiée dans les Oeuvres choisies de Roy (3), qui corrige quelques petites erreurs de la version de Carrère d’Encausse.

 

 

 

1.--Déterminer de façon plus précise les relations de l’Internationale Communiste avec les mouvements révolutionnaires des pays dominés par l’impérialisme capitaliste, comme par exemple, la Chine, l’Inde, etc., est l’une des questions les plus importantes qui se posent au deuxième Congrès de la Troisième Internationale. L’histoire de la Révolution Mondiale en est arrivée au point où une compréhension correcte de ces relations est indispensable. La grande Guerre Européenne et ses conséquences ont clairement montré que les masses des pays dominés non européens sont indissolublement liées au mouvement prolétarien en Europe, en conséquence de la centralisation du capitalisme mondial (par exemple, l’envoi pendant la guerre de troupes coloniales et d’énormes armées de travailleurs aux fronts, etc.).

2.--L’une des principales sources dont le capitalisme européen tire sa force se trouve dans les possessions et dépendances coloniales.

Sans le contrôle du vaste marché et du large champ d’exploitation des colonies, les puissances capitalistes d’Europe ne pourraient se maintenir, même pour une courte période. L’Angleterre, bastion de l’impérialisme, souffre de surproduction depuis plus d’un siècle. Sans les vastes possessions coloniales acquises pour l’écoulement de ses productions en surplus et comme source de matières premières pour ses industries sans cesse croissantes, le système capitaliste se serait écroulé sous son propres poids depuis longtemps. C’est en réduisant en esclavage les centaines de millions d’habitants d’Afrique et d’Asie que l’impérialisme anglais a jusqu’ici réussi à maintenir le prolétariat britannique sous la domination de la bourgeoisie.

3.--Les surprofits obtenus dans les colonies sont le soutien du capitalisme moderne, et tant que ce dernier ne sera pas privé de cette source de surprofit, il ne sera pas facile pour la classe ouvrière européenne de renverser l’ordre capitaliste. Grâce à la possibilité d’une exploitation intensive et extensive du travail humain et des ressources naturelles des colonies, les nations capitalistes d’Europe s’efforcent non sans succès de se relever de leur banqueroute actuelle. Par l’exploitation des masses des colonies, l’impérialisme européen est en mesure d’accorder concession sur concession à son aristocratie ouvrière. Alors que l’impérialisme européen cherche d’un côté à abaisser le niveau de vie de son prolétariat par la concurrence avec les produits des travailleurs sous-payés des pays dominés, d’un autre côté il n’hésitera pas à aller jusqu’à sacrifier toute la plus-value de son propre pays, aussi longtemps qu’il pourra continuer à obtenir d’énormes surprofits dans les colonies.

4.--La destruction de l’empire colonial en même temps que la révolution prolétarienne, renversera le système capitaliste en Europe. L’Internationale Communiste doit par conséquent élargir son domaine d’activité. Elle doit nouer des liens avec les forces révolutionnaires qui oeuvrent au renversement de l’impérialisme dans les pays économiquement et politiquement dominés. Ces deux forces doivent être coordonnées pour que la victoire finale de la révolution mondiale soit garantie.

5.--L’Internationale Communiste représente la volonté concentrée du prolétariat révolutionnaire mondial. Sa mission est l’organisation de la classe ouvrière du monde entier pour la renversement de l’ordre capitaliste et l’instauration du communisme. La Troisième Internationale est un organe de combat qui doit assumer la tâche de regrouper les forces révolutionnaires de tous les pays du monde.

Dominée comme elle l’était par un groupe de politiciens et imprégnée de culture bourgeoise, la Deuxième Internationale n’a pas compris l’importance de la question coloniale. Pour eux le monde en dehors de l’Europe n’existait pas. Ils ne pouvaient pas voir la nécessité de coordonner les mouvements révolutionnaires en Europe avec ceux des pays non-européens. Au lieu de fournir une aide morale et matérielle aux mouvements révolutionnaires des colonies, les membres de la Deuxième Internationale devinrent eux-mêmes impérialistes.

6.--L’impérialisme étranger imposé aux peuples d’Orient, les a empêché de se développer socialement et économiquement de pair avec leurs camarades d’Europe et d’Amérique. A cause de la politique impérialiste d’empêcher le développement industriel dans les colonies, une classe prolétarienne, au sens strict du mot, n’a pu y apparaître que récemment. L’industrie artisanale indigène a été détruite pour laisser la place aux produits de l’industrie centralisée des pays impérialistes et en conséquence la majorité de la population a été poussée à retourner à la terre pour produire des céréales, du fourrage et des matières premières pour l’exportation vers les pays étrangers. D’autre part, il s’en est suivi une rapide concentration de la terre entre les mains de grands propriétaires, de capitalistes financiers et de l’Etat, créant ainsi une énorme paysannerie sans-terre. La plus grosse partie de la population a été maintenue dans un état d’analphabétisme. Le résultat de cette politique est que le sentiments de révolte, toujours latents dans tout peuple opprimé, ne s’est exprimé qu’au travers de la petite classe moyenne cultivée.

La domination étrangère a bloqué le libre développement des forces sociales; c’est pourquoi son renversement est le premier pas vers une révolution dans les colonies. Aider à renverser la domination étrangère n’est donc pas soutenir les aspirations nationalistes de la bourgeoisie indigène, mais ouvrir la voie au prolétariat qui y est étouffé.

7.--On trouve dans les pays dominés deux mouvements distincts qui chaque jour se séparent davantage l’un de l’autre. Le premier est celui du mouvement national démocratique bourgeois, avec un programme d’indépendance politique sous le système bourgeois; l’autre est celui de l’action de masse des ouvriers et des paysans pauvres et ignorants pour leur libération de toute forme d’exploitation. Le premier aspire à contrôler le second, et il y arrive souvent dans une certaine mesure. Mais l’Internationale Communiste et les partis adhérents doivent lutter contre ce contrôle et aider au développement de la conscience de classe parmi les masses laborieuses des colonies. Pour le renversement du capitalisme étranger, premier pas vers la révolution dans les colonies, la coopération des éléments nationalistes révolutionnaires bourgeois est utile.

Mais la tâche nécessaire et primordiale est la formation de Partis Communistes qui organiseront les paysans et les ouvriers pour les conduire vers la révolution et l’établissement de Républiques Soviétiques. De cette façon, les masses des pays arriérés pourront arriver au communisme non pas à travers le développement capitaliste, mais guidées par le prolétariat des pays capitalistes avancés possédant une conscience de classe.

8.--Les forces réelles du mouvement de libération dans les colonies ne sont désormais plus limitées au cercle étroit des nationalistes démocrates bourgeois. Dans la plupart des colonies, il y a déjà des partis révolutionnaires organisés qui s’efforcent d’être en liaison étroite avec les masses laborieuses. La liaison de l’Internationale Communiste avec le mouvement révolutionnaire dans les colonies devrait se réaliser par l’intermédiaire de ces partis ou groupes, car ils constituent l’avant-garde de la classe ouvrière dans leurs pays respectifs. Ils ne sont pas très grands aujourd’hui, mais ils reflètent les aspirations des masses, et celles-ci les suivront vers la révolution. Les Partis Communistes des différents pays impérialistes doivent travailler en coopération avec ces partis prolétariens des colonies, et fournir par leur intermédiaire un soutien moral et matériel aux mouvements révolutionnaires en général.

9.--Dans sa première phase, la révolution dans les colonies ne sera pas une révolution communiste. Mais si dès le départ la direction est entre les mains de l’avant-garde communiste, les masses révolutionnaires ne seront pas égarées, mais pourront aller de l’avant à travers les périodes ultérieures de développement de l’expérience révolutionnaire. En effet dans beaucoup de pays d’Orient, il serait extrêmement dangereux d’essayer de résoudre le problème agraire selon des principes purement communistes. Dans ses premières phases la révolution dans les colonies doit être menée selon un programme comprenant beaucoup de réformes petites-bourgeoises, comme la répartition des terres, etc.

Mais cela ne signifie pas du tout que la direction de la révolution doit être abandonnée aux démocrates bourgeois. Au contraire, les partis prolétariens doivent mener une propagande vigoureuse et systématique de la perspective des soviets, et organiser des soviets d’ouvriers et de paysans dès que c’est possible. Ces soviets travailleront en coopération avec les républiques soviétiques des pays capitalistes avancés pour le renversement final de l’ordre capitaliste dans le monde entier.

 

 


 

(1) cf «Bulletin Communiste» n° 38-39, 28/10/1920. Le Parti Communiste Français n’existant pas encore, le «Comité de la Troisième Internationale» regroupait ceux qui militaient au sein du Parti Socialiste ou en dehors de lui en faveur de sa constitution et en faveur de l’adhésion à l’Internationale Communiste.

(2) cf E. H Carr, «The Bolshevik Revolution» (Londres 1993), vol. III, p252.

(3) cf «Selected Works of M. N. Roy» (Oxford University Press, New Dehli 1987).Vol. I, p. 174,175,176. Si ce texte est la reproduction de l’édition russe de 1934, l’ouvrage contient la version originale soumise à la discussion par Roy.

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

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