Notes de lecture

Robert Camoin

La doctrine économique de Sismondi et le marxisme (*)

(«programme communiste»; N° 101; Août 2011)

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«Les banques d’Amérique (...) prêtent sous diverses formes le capital qu’elles acquièrent par la confiance publique; elles intéressent ainsi leurs débiteurs à soutenir leur crédit; à leur tour elles les excitent par des capitaux si facilement obtenus à des entreprises hasardeuses pour lesquels ils auraient hésité, s’ils avaient dû exposer leurs propres fonds. Cet esprit imprudent d’entreprise, cette surabondance de toute espèce de commerce, qui multiplie si fort les faillites aux Etats-Unis est due sans aucun doute à la multiplication des banques et à la facilité avec laquelle un crédit trompeur est mis à la place d’une fortune réelle» (1).

Cette critique des banques américaines n’est pas due à la plume d’un dirigeant d’ATTAC voulant expliquer la crise des sub-primes; elles ont été écrites il y a presque deux cent ans par Jean Charles Sismonde de Sismondi. Sismondi était un économiste suisse du début du dix-neuvième siècle, aujourd’hui bien oublié. Mais à son époque il se rendit célèbre par ses dénonciations des méfaits du capitalisme et les critiques qu’il adressait aux théories qui en faisait l’apologie et, en particulier, au grand théoricien classique de l’économie capitaliste, Ricardo, dont il était le contemporain.

Robert Camoin a eu la bonne idée de lui consacrer une brochure; malheureusement elle ne répond pas aux attentes suscitées par son titre, l’auteur ayant privilégié les aspects purement biographiques, nous en apprenons plus sur la vie sentimentale de Sismondi que sur les rapports du marxisme avec sa doctrine économique. C’est d’autant plus dommage que certains ont voulu voir dans Sismondi le précurseur de Marx (ou dans Marx un adepte du sismondisme) (2); des décennies après sa mort, l’analyse des positions économiques de Sismondi fit partie des importantes divergences entre deux théoriciens aussi importants du marxisme que furent Rosa Luxemburg et Lénine.

Marx lui-même n’a pas consacré d’étude particulière à cette doctrine (3); mais dans divers passages, il affirme que la supériorité de Sismondi sur les économistes bourgeois classiques tient à ce qu’il a compris que le capitalisme est sujet à des contradictions internes qui ne font que s’accroître avec son développement:

«Sismondi a le sentiment profond que la production capitaliste se contredit (...). Il ressent notamment la contradiction fondamentale: d’une part le développement sans entraves des forces productives et de la richesse, qui, formée de marchandises, doit être nécessairement transformée en argent, d’autre part, comme fondement, la limitation de la masse des producteurs aux subsistances nécessaires. C’est pourquoi les crises ne sont pas chez lui fortuites, comme chez Ricardo, mais sont à grandes échelle et à des périodes déterminées, des explosions essentielles des contradictions immanentes».

Mais: «il hésite constamment: faut-il entraver les forces productives pour les rendre adéquates aux rapports de production, ou au contraire entraver les rapports de production pour les rendre adéquats aux forces productives? Alors il se réfugie souvent dans le passé; devient le panégyriste des temps passés ou aimerait également dompter les contradictions par une organisation autre du revenu par rapport au capital; ou de la distribution par rapport à la production, sans comprendre que les rapports de distribution ne sont que les rapports de production sous une autre forme. Il juge pertinemment les contradictions de la production bourgeoise, mais il ne les comprend pas et, ainsi, ne comprend pas le procès de leur résolution» (4).

Cependant, la caractérisation politique définitive de Sismondi, nous la trouvons dans le Manifeste Communiste, dans le chapitre sur le «socialisme petit-bourgeois»:

«Dans les pays comme la France, où les paysans forment bien plus de la moitié de la population, il est naturel que les écrivains qui prenaient fait et cause pour le prolétariat contre la bourgeoisie aient appliqué à leur critique du régime bourgeois des critères petits bourgeois et paysans et qu’ils aient pris parti pour les ouvriers du point de vue de la petite bourgeoisie. Sismondi est le chef de file de cette littérature non seulement en France, mais en Angleterre aussi. Ce socialisme a analysé avec beaucoup de sagacité les contradictions inhérentes au régime de la production moderne. Il a mis à nu les hypocrites apologies des économistes (...).

Dans sa partie positive, ce socialisme entend rétablir les anciens moyens de production et d’échange, et, avec eux, l’ancien régime de propriété et toute l’ancienne société, ou bien il entend faire entrer de force les moyens de production et d’échange dans le cadre étroit de l’ancien régime de propriété qui a été brisé, et fatalement brisé, par eux. Dans l’un et l’autre cas, ce socialisme est à la fois réactionnaire et utopique» (5).

Sismondi, témoin en Grande Bretagne des ravages de la première grande crise économique, y avait trouvé matière à la publication de son ouvrage d’économie politique:

«C’est en Angleterre que je me suis acquitté de cette tâche. (...) La concurrence universelle, ou l’effort pour produire toujours plus, et toujours à plus bas prix, est depuis longtemps le système de l’Angleterre, système que j’ai attaqué comme dangereux: ce système a fait faire à l’industrie anglaise des pas gigantesques, mais il a à deux reprises, précipité les manufactures dans une détresse effrayante. (...) Le peuple en Angleterre est en même temps privé et d’aisance dans le moment présent, et de sécurité pour l’avenir. Il n’y a plus de paysans dans les campagnes; on les a forcés de faire place aux journaliers; il n’y a presque plus d’artisans dans les villes, ou de chefs indépendants d’une petite industrie, mais seulement des manufacturiers. L’ [ouvrier] industriel, pour employer un mot que ce système même a mis à la mode, ne sait plus ce que c’est que d’avoir un état; il gagne seulement un salaire, et comme ce salaire ne saurait lui suffire également dans toutes les saisons, il est presque, chaque année, réduit à demander l’aumône à la bourse des pauvres» (6)

Sismondi écrivait que le développement sans frein du capitalisme entraîne l’appauvrissement de la société: d’un côté les artisans deviennent des ouvriers salariés réduits à la misère par leurs patrons, les petits et moyens paysans, ruinés, sont remplacés par des ouvriers agricoles tandis que de l’autre côté s’enrichissent une poignée de gros paysans, de banquiers et d’industriels. Sur le plan économique le résultat est qu’au fur et à mesure que se développe la capitalisme, le marché national intérieur se réduit alors même que croît la production de marchandises.

Pour échapper à l’engorgement du marché et à la crise qui en est la conséquence, la seule solution est l’exportation des marchandises. Mais cette solution ne fonctionne qu’aussi longtemps que les autres pays ne se mettent pas eux aussi à exporter pour trouver un débouché à leur propres marchandises: la crise économique de surproduction éclate alors inévitablement: «Ainsi donc, par la concentration des fortunes entre un petit nombre de propriétaires, le marché intérieur se resserre toujours plus, et l’industrie est toujours plus réduite à chercher ses débouchés dans les marchés étrangers, où de plus grandes révolutions la menacent».

Sismondi n’était pas un révolutionnaire. R. Camoin nous dit qu’il était proche des milieux orléanistes à Paris, admirant, au moment de la première Restauration, le modérantisme libéral du «seul des Princes qui ait encore des sentiments français (...), qui connaisse le progrès des idées» (7). Son idéal était l’économie paysanne patriarcale, dans laquelle selon lui, le propriétaire paysan jouissant d’une «honnête aisance», travaillait lui-même la terre et faisait manger ses domestiques à sa table, les traitant comme ses égaux. Regrettant le trop grand nombre d’enfants qui entraîne le morcellement de la propriété et le manque de proportion «entre la population et ses moyens d’exister», il en arrivait à accuser la religion de ne pas assez prêcher la chasteté!

Sismondi ne préconise sans doute pas le retour aux formes économiques précapitalistes, mais une sorte de régulation économique par le législateur afin de maintenir la petite production, maintenir un juste équilibre entre l’industrie, le commerce et l’agriculture, une proportionnalité exacte entre la production et la consommation, empêcher en un mot une croissance incontrôlée du capitalisme avec ses conséquences néfastes sur le plan économique comme sur le plan social.

 «Les Américains, écrit-il, se sont attachés au principe nouveau, de travailler à produire sans calculer le marché, et à produire toujours plus»; et donc «le trait caractéristique des Etats-unis, d’une extrémité du pays jusqu’à l’autre, c’est la surabondance des marchandises de tout genre sur les besoins de la consommation (...) des faillites journalières sont la conséquence de cette surabondance de capitaux mercantiles qu’on ne peut échanger contre un revenu».

Dans «Misère de la Philosophie», Marx affirme: «Ceux qui comme Sismondi, veulent revenir à la juste proportionnalité de la production, tout en conservant les bases actuelles de la société, sont réactionnaires, puisque, pour être conséquents, ils doivent aussi vouloir ramener toutes autres conditions de l’industrie au temps passé. Qu’est-ce qui maintenait la production dans des proportions justes ou à peu près? C’était la demande, qui commandait à l’offre, qui la précédait. La production suivait pas à pas la consommation. La grande industrie, forcée par les instruments dont elle dispose à produire sur une échelle toujours plus large, ne peut plus attendre la demande. La production précède la consommation, l’offre force la demande».

Nous avons vu que le Manifeste caractérise Sismondi comme un représentant typique de la critique petite-bourgeoise du capitalisme.

50 ans plus tard, Lénine se livre à une critique serrée de Sismondi dans une longue étude intitulée: «Pour caractériser le romantisme économique» (8).

Les marxistes russes devaient alors combattre le courant dit «populiste» qui reprenait les analyses de Sismondi pour soutenir ses positions. Selon les populistes le développement du capitalisme conduit la Russie à une impasse funeste d’une part parce qu’il aggrave la fracture sociale par la ruine de la petite production; et d’autre part parce qu’il entraîne le rétrécissement du marché intérieur; le capitalisme russe ne peut écouler ses produits qu’en se tournant vers les marchés extérieurs, où il se heurte à la concurrence insurmontable de concurrents capitalistes plus puissants. Il faut donc que la Russie renonce à la voie capitaliste pour se tourner vers la «production populaire» fondée sur la commune rurale et sur la petite production qui serait capable d’assurer le «bonheur de la majorité de la population».

Lénine explique que cette idéalisation de la petite production révèle le caractère petit-bourgeois du populisme. Pour ceux qui s’indigneraient d’un tel qualificatif en n’y voyant qu’un moyen polémique de discréditer les populistes, il cite un célèbre passage du 18 Brumaire de Marx, que nous reproduisons à notre tour:

«Il ne faudrait pas partager cette conception étriquée que la petite bourgeoisie a pour principe de vouloir faire triompher un intérêt égoïste de classe. Elle croit au contraire que les conditions particulières de sa libération sont les conditions générales en dehors desquelles la société moderne ne peut être sauvée et la lutte des classes évitée. Il ne faut pas s’imaginer non plus que les représentants démocrates sont tous des boutiquiers ou qu’ils s’enthousiasment pour ces derniers. Ils peuvent par leur culture et leur situation personnelle, être séparés d’eux par un abîme. Ce qui en fait les représentants de la petite bourgeoisie, c’est que leur cerveau ne peut dépasser les limites que le petit-bourgeois ne dépasse pas lui-même dans la vie, et que, par conséquent, ils sont théoriquement poussés aux mêmes problèmes et aux mêmes solutions auxquelles leur intérêt matériel et leur situation sociale poussent pratiquement les petits-bourgeois. Tel est, d’une façon générale, le rapport qui existe entre les représentants politiques et littéraires d’une classe et la classe qu’ils représentent».

Ce n’est évidemment pas par hasard qu’un courant politiquement petit-bourgeois s’appuyait sur une critique petite-bourgeoise du capitalisme!

Nous n’avons pas ici la place de suivre le très riche texte où Lénine réfute les théories de Sismondi et sa «critique sentimentale» du capitalisme. Il affirme que le capitalisme peut se développer en Russie et qu’il crée son propre marché. R. Camoin juge que Lénine s’est mis du côté de Ricardo et qu’il s’est laissé emporter par sa polémique, reprenant «les plates théories économiques, principalement de Say (apologiste du capitalisme selon qui, il ne pouvait y avoir de crise de surproduction) pour qui on ne saurait fabriquer trop de tables».

De façon générale, après les coups de griffe que lui donna Rosa Luxemburg, tous les disciples de cette dernière ont sévèrement critiqué ce texte. C’est ainsi qu’un luxemburgiste moderne, professeur d’économie dans une université new-yorkaise, prétend que Lénine dirige ses critiques contre Sismondi et épargne Ricardo, parce que, sur le plan de la théorie économique, il est redescendu du marxisme au niveau de ce dernier; et il le baptise «économiste de la production» (9). Il y a là un point à clarifier. Dans un texte de parti, Bordiga parle ainsi dune «alliance Ricardo - Marx» (10): 

«Au début de l’histoire de la société bourgeoise moderne, une alliance “scientifique” (ou, si l’on préfère, idéologique) temporaire se noua entre la science économique bourgeoise alors nouvelle, vierge, révolutionnaire, et l’économie théorique embryonnaire liée à la nouvelle classe prolétarienne qui à la suite de la bourgeoisie faisait son entrée dans l’histoire. A ce moment de l’histoire, les deux idéologies avaient un ennemi commun, à savoir l’idéologie sociale des “anciens régimes”  issus des stades de production qui avaient précédé la manufacture capitaliste et sa forme suprême, l’industrie mécanisée». Il s’agissait des physiocrates qui rangeaient industriels et ouvriers dans la classe improductive (la classe productive étant constituée par les paysans) et des mercantilistes qui soutenaient que l’accroissement de la richesse avait sa source non dans la production, mais dans la distribution et le commerce, surtout international.

«Comme dans l’histoire des luttes de classes, la guerre doctrinale entre l’économie classique bourgeoise et l’économie marxiste naît dialectiquement comme une alliance: du côté capitaliste, on pensait rendre éternelle la solidarité des salariés avec le capital d’entreprise; du côté marxiste, on savait dès le début que cette solidarité n’était que contingente et l’antagonisme était défini, dès ce moment dans son cours historique inéluctable. Marx a défendu les thèses et les lois de Ricardo: valeur provenant uniquement du travail, accroissement de valeur, de richesse et de capital provenant de la plus-value, équivalence de toutes les marchandises dans l’échange général. Mais Ricardo, en homme des Lumières du XVIIIème siècle, soutenait que ces lois étaient l’“ordre naturel de la société humaine” finalement atteint; Marx, lui, savait parfaitement, et il le démontra une fois pour toutes, qu’il s’agissait des lois d’une grande phase historique transitoire, celle du mode de production capitaliste, qui avait eu un début et qui aurait une fin, et que les lois de l’économie future seraient complètement différentes.

Marx défendait contre les thèses réactionnaires les caractères réels de la société capitaliste industrielle dans ses “différences spécifiques”. Ricardo les défendait en tant qu’idéal humain permanent de l’ordre économique; il ne pouvait apercevoir l’apparition d’un nouvel alignement de forces, de l’alignement futur entre bourgeois et prolétaires, entre capitalistes et communistes.

Il est vain de se dire marxiste si l’on ne comprend pas cette double position suivant laquelle le fait de bien lier les lois de l’échange, de la valeur et de la plus-value aux phénomènes de l’époque et du monde bourgeois, signifie directement faire coïncider la victoire du programme prolétarien et communiste avec la chute de ces lois propres à un monde transitoire de la production et l’économie».

  Marx comme Lénine, s’«alliaient» donc théoriquement à Ricardo contre la critique petite-bourgeoise sentimentale du capitalisme, non parce qu’ils étaient des partisans du capitalisme, mais parce qu’ils savaient que la victoire du capitalisme sur le mode de production antérieur était une nécessité incontournable pour que puisse se déployer sans entraves la lutte des classes entre bourgeois et prolétaires et que devienne objectivement possible le «passage» révolutionnaire au socialisme. Les courants petits-bourgeois voulaient arrêter, freiner ou réguler la progression du capitalisme: ils ne pouvaient en réalité arriver qu’à dévier ou détourner la lutte politique des militants prolétariens d’avant-garde.

 

*   *   *

 

Au début du vingtième siècle, un professeur russe (d’origine ukrainienne), Tougan-Baranowski, qui faisait partie du courant que Lénine appelait par dérision le «marxisme légal», publia des études sur les crises économiques (11). Il y accusait entre autres les disciples de Marx de «Sismondisme» parce que, selon lui, ils expliquaient comme Sismondi les crises par la surproduction. Dans le deuxième Livre du Capital, Marx élabore des «schémas» où la production capitaliste est divisée en deux secteurs: le secteur des moyens de production et le secteur des moyens de consommation. Cette analyse lui permet d’expliquer l’évolution du mode de production capitalisme: historiquement le premier secteur croît plus vite que le second, à mesure que tend à se développer de façon illimitée le capitalisme. «La production du capitaliste normal, du capitaliste industriel tel qu’il doit être, est la production pour la production», écrit-il ailleurs (12)

Prétendant corriger et compléter Marx, Tougan-Baranowski repoussait la loi de la baisse tendancielle du profit; il affirmait aussi qu’il ne pouvait y avoir de limite à la capacité du marché à absorber une production toujours croissante, parce que sous le capitalisme la production devient complètement indépendante de la consommation finale: si les capitalistes licencient des ouvriers pour les remplacer par des machines, le marché de la consommation de ces ouvriers est remplacée par celui de «consommation» des machines: la demande de pain ou de vêtements aura diminué, mais à sa place celle d’huile, d’énergie ou de pièces de rechanges aura augmenté. La cause des crises économiques est due à l’insurmontable anarchie de la production qui caractérise le capitalisme, la surproduction n’étant plus le résultat cycliquement inévitable de la production capitaliste, mais la conséquence de l’absence d’une juste proportion entre les différentes branches productives (il est bien entendu qu’on ne parle que de surproduction «relative», c’est-à-dire par rapport au marché, et non de surproduction «absolue», c’est-à-dire par rapport aux besoins: pour le capitalisme, seuls comptent les besoins solvables). Cette théorie justifiait la thèse réformiste sur la possibilité d’éliminer les crises par la régulation ou le contrôle du capitalisme par un accroissement de l’intervention de l’Etat dans l’économie, voire par l’instauration d’un capitalisme d’Etat.

 Marx, lui, avait écrit que «la raison ultime de toute véritable crise demeure toujours la pauvreté et la limitation de consommation des masses, en face de la tendance de la production capitaliste à développer les forces productives comme si elles n’avaient pour limite que la capacité de consommation absolue de la société» (13): à l’évidence, la production ne peut jamais être indépendante de la consommation (14); les nouvelles machines remplaçant les ouvriers servent à produire davantage de produits finaux (et pas seulement d’autres machines) qui doivent nécessairement trouver des consommateurs.

 A la veille de la première guerre mondiale, Rosa Luxemburg publia «L’accumulation du capital», un ouvrage où elle critiquait les analyses de Marx sur l’accumulation capitaliste; d’après elle, ses schémas  du Deuxième Livre ne permettaient pas de comprendre comment l’accumulation et  la croissance capitaliste («reproduction élargie») étaient possibles: où les capitalistes peuvent-ils trouver de nouveaux consommateurs pour leur production supplémentaire, sachant que la consommation des prolétaires est sous le capitalisme strictement limitée pour ne pas entamer les profits et que celle des capitalistes est limitée par leur faible nombre? Revenant sur Sismondi, elle écrivait qu’il avait eu en substance raison, en dépit de la confusion et des limites de son analyse, lorsqu’il indiquait l’impossibilité de cette croissance sans le recours aux marchés extérieurs.

En effet Rosa Luxemburg affirmait que les marchés non-capitalistes étaient indispensables au capitalisme car celui-ci devait trouver en dehors de la société capitaliste des débouchés pour ne pas étouffer sous la surproduction; cette recherche de marchés extérieurs était selon elle la raison matérielle du phénomène de l’impérialisme. Lorsque les marchés non-capitalistes auraient disparu à la suite de l’expansion du mode de production capitaliste au monde entier, l’heure sonnerait de l’effondrement du capitalisme, même si la révolution n’avait pas éclaté avant.

Divers auteurs, authentiques marxistes ou non, lui répondirent, comme Nicolas Boukharine (15). Ce dernier soutient que le capitalisme peut continuer à se développer indéfiniment, même si on envisage une société composée uniquement de prolétaires et de capitalistes. Ne pouvant traiter ici cette question, nous nous contenterons de dire que les schémas de Marx se rapportent à un modèle abstrait de société qui ne comprend que des capitalistes et des travailleurs salariés; une telle société n’existe pas ni n’existera jamais; cependant les lois que ce modèle met en évidence permettent d’expliquer le fonctionnement réel de la société actuelle (16): sous le capitalisme, il existe une contradiction insoluble entre le volcan de la production et le marais du marché, contradiction qui se manifeste périodiquement par des crises économiques; alors «une épidémie qui, à toute autre époque, eût semblé une absurdité, s’abat sur la société - l’épidémie de surproduction. (...). Et pourquoi? Parce que la société a trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop d’industrie, trop de commerce. (...) Le système bourgeois est devenu trop étroit pour contenir les richesses créées dans son sein» (Le Manifeste du Parti Communiste).

 

*   *   *

 

Pourquoi s’intéresser aujourd’hui au vieux Sismondi? Parce qu’il est en fait l’expression d’un courant politique qui existe de nos jours. Très nombreux sont aujourd’hui ceux qui ont vis-à-vis du capitalisme la même position que Sismondi, sans avoir lu une ligne de ce dernier; ils voudraient le réguler, le discipliner voire même parfois le faire décroître, pour éliminer les crises et les catastrophes diverses qu’il provoque. Ce courant, que nous pourrions appeler avec Marx et Engels «socialisme petit-bourgeois», est, comme Sismondi à son époque, capable de porter des critiques pénétrantes du capitalisme (même s’il préfère utiliser le terme «ultra-libéralisme» pour bien marquer qu’il n’est pas un adversaire du système capitaliste, mais seulement de ses prétendus «excès») et de dénoncer avec indignation nombre de ses tares. Mais politiquement il est réactionnaire parce qu’il s’oppose à la seule solution pour résoudre les problèmes posés par le capitalisme: la lutte de classe et la révolution prolétarienne.

Le combat théorique et politique contre les sismondistes est donc une tâche aussi nécessaire aujourd’hui qu’hier.

 


 

(1) J.-L. Sismonde de Sismondi, «Nouveaux principes de l’économie politique», première édition, 1819, Tome II, p. 112. Consultable en accès libre sur le site internet de la Bibliothèque Nationale de France, www.gallica.fr. Mais Lénine comme Rosa Luxemburg citent la deuxième édition.

(2) C’est le cas par exemple de Charles Andler qui fut au tout début du vingtième siècle un diffuseur du «marxisme» auprès des intellectuels bourgeois. On peut lire la polémique sur ce point avec Mehring dans les colonnes du Mouvement Socialiste (n°78, 8/2/1902, n°82, 8/3/02 et n°86, 5/4/02) (consultables en ligne sur www.gallica.fr).

Contestant que Sismondi aît «donné une analyse, aujourd’hui encore classique, de la crise par surproduction. (...) Ni Marx ni Engels n’ont rien pu ajouter à ce tableau où tout est à sa place et où rien ne manque» comme le dit Andler, Mehring écrit que l’explication des crises par Sismondi était plutôt la sous-consommation des masses; la conséquence de cette explication combattue par le marxisme, est qu’il suffirait d’augmenter les salaires pour conjurer les crises. Et c’est bien cette panacée que vantent aujourd’hui encore les réformistes!

(3) Dans ses manuscrits sur les Théories sur la plus-value, Marx dit qu’il réserve la critique des positions de Sismondi à une étude ultérieure, qu’il n’écrira jamais. cf «Théories sur la plus-value», Tome III. Chapitre sur Malthus, 12. Ed. Sociales 1976, p. 59. Il continue en écrivant: «Malthus, avec un infaillible esprit de calotin, ne prit chez Sismondi que ce qu’il y a de réactionnaire vis-à-vis de la production capitaliste, vis-à-vis de la société bourgeoise moderne».

(4) «Théories sur la plus-value», tome III, Editions Sociales 1976, p. 58-59.

(5) «Le Manifeste du Parti Communiste», chapitre III, 1, b, «Le socialisme petit-bourgeois».

(6) Extraits de sa préface à la deuxième édition des «Nouveaux principes...» cités par Rosa Luxemburg dans «L’accumulation du capital», tome I, Ed. Maspéro 1967, p. 158.

(7) «La doctrine économique de Sismondi et le marxisme», chapitre 13 («Sismondi chez le duc d’Orléans en 1824»), p. 66.

(8) Oeuvres complètes, tome II.

(9) Paul Zarembka, «Lenin as Economist of Production: A Ricardian Step Backwards», Science and Society, vol. 67, n°3 (2003), pp 276-302. Zarembka reproche à Lénine de ne pas parler du recours aux méthodes «coercitives» pour étendre le marché, de ne pas prendre en compte la commune russe, de ne pas savoir ce qu’est l’accumulation, etc. Zarembka fait une critique typiquement «sentimentale», petite-bourgeoise, de Lénine!

(10) cf «Traiettoria e catastrofe della forma capitalista nella classica monolitica costruzione teorica del marxismo», in «Economia marxista ed economia controrivoluzionaria», ed. Iskra, pp194-195.

(11) cf «Les crises industrielles en Angleterre» (1912), réédition Ed. Bibliolife 2010.

(12) cf «Théories sur la plus-value», Tome I, ch. IV, p.321.

(13) cf «Le Capital», Tome III, ch. XXX, Ed. Sociales 1976., p. 446.

(14) Kautsky répliqua à Tougan-Baranovsky sur la revue théorique du Parti Social-Démocrate allemand (Neue Zeit) par des articles sur les «Théories des crises» (Krisentheorie) qui n’ont jamais été traduits en français et seulement en partie en anglais; il en existe une traduction italienne: «Karl Kautsky, Teorie delle crisi», Ed Guaraldi 1970.

(15) cf «L’impérialisme et l’accumulation du capital. Réponse à Rosa Luxemburg», EDI 1977.

(16) Pour poser le problème de la reproduction élargie, il faut nous demander au préalable – c’est ce point qui a préoccupé Rosa Luxembourg – si la société fictive que nous prenons comme modèle est fermée ou ouverte. Dans le premier cas, les comptes en argent et en masse de marchandises doivent être bouclés sur le marché à l’équilibre.

Dans le cas d’une société ouverte, on peut imaginer que s’il reste un surplus monétaire qui ne soit ni investi à l’intérieur ni éventuellement destiné à l’achat de subsistances, il est possible «d’acheter» des équipements et des subsistances à l’extérieur de cette société. D’après la doctrine de la grande marxiste Rosa Luxembourg, ce n’est qu’à la condition qu’existent des marchés à la périphérie du capitalisme que les schémas marxistes de la reproduction élargie peuvent fonctionner; Boukharine niait que cette condition soit nécessaire.

C’est une question qui assurément n’est pas simple; elle ne peut pas être traitée si on ne fixe pas le cadre de ce problème qui est débattu périodiquement. Nous parlons ici de la société capitaliste-type qui ne peut cependant pas se réduire, comme le voudrait Boukharine, à un monde social où n’existeraient que des capitalistes industriels et des travailleurs salariés: les rentiers doivent y figurer, qu’ils soient les propriétaires monopolistes de la terre et d’autres ressources ou forces naturelles, des groupes de supercapitalistes contrôlant des secteurs-clés ou l’Etat supercapitaliste lui-même. Ce modèle est sans doute introduit dans un but scientifique, dans le but d’établir la science véritable du capitalisme et de son économie, mais aussi à des fins polémiques, de lutte et de parti.

Ce sont en effet les théoriciens du système capitaliste, c’est le parti de la conservation bourgeoise, qui affirment que si le monde tel qu’il existe était organisé suivant le type fondamental de la production salariale,  les déséquilibres disparaîtraient et les «inégalités» du problème seraient résolues (...).

De notre côté (...) nous démontrons que les lois du modèle développées de façon à ne pas dissimuler mais au contraire à mettre en évidence le transfert de valeur entre les classes – l’extorsion de classe aux dépens d’une autre, la domination par la force d’une classe sur l’autre – décrivent des tendances et des mouvements, repérables dans les sociétés réelles hautement capitalistes, qui débouchent non pas sur l’équilibre, mais sur une contradiction insurmontable et sur la rupture.

Amadeo Bordiga, «Vulcano della produzione o palude del mercato?» (1954), in «Economia marxista...», op. cit, p.73.

 

(*) Brochure de 111 pages, 8 euros, disponible chez l’auteur: Monteipdon, 63440 Saint-Pardoux

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

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