La Guerre d’Espagne (1)

Une première synthèse des positions du parti

(«programme communiste»; N° 105; Février 2019)

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Nous présentons ici une première synthèse de la position du parti sur les événements d’Espagne dans la période 1931 – 1939, qui correspond à la phase de la Seconde République et de la guerre civile. S’il est vrai que jusqu’alors le parti ne dispose d’aucun travail traitant de manière spécifique la guerre et la montée de la lutte des classes en Espagne durant la période précédente, il est aussi vrai que la Gauche communiste avait déjà élaboré ses positions sur la question durant ces événements à travers des articles publiés dans Bilan et Prometeo. En outre, le travail de bilan accompli par le parti sur la période contre-révolutionnaire qui s’est ouverte avec la défaite de la révolution bolchevique en Russie et la destruction de l’avant-garde du marxisme révolutionnaire dans le monde entier réalisée par la réaction stalinienne, a traité magistralement le thème de la Guerre d’Espagne en faisant référence à certains aspects des développements internationaux des événements et à travers la critique des postulats staliniens. Nous nous référons concrètement à la politique du Front Populaire adoptée par les partis communistes stalinisés en 1935, mais aussi au travail accompli sur le fascisme et la démocratie, sur la signification des démocraties après la Deuxième Guerre Mondiale etc. Il n’est pas correct d’affirmer que l’absence d’un parti marxiste en Espagne durant la période en question ait entraîné une absence totale de positions marxistes sur celle-ci. Depuis l’existence du Manifeste la critique marxiste a une base internationale et n’a pas besoin d’être au centre des événements pour se situer dans sa perspective. Ceux qui pensent ainsi, et qui par conséquent considèrent que ne sont valides que les positions soutenues par les participants directs, ignorent le rapport dialectique entre le moment de la critique des armes et celui des armes de la critique. Ils veulent faire de la théorie et de la pratique marxistes une sorte de bilan annuel où l’on suppose qu’à tant de théorie doit correspondre tant de pratique. Il s’ensuit que pour eux et pour leur bilan, la pratique qu’ils développent finit toujours par un bilan négatif.

Le travail qui suit n’est pas une prise de position originale sur la Guerre d’Espagne. Il n’y a aucune nouvelle enquête ou découverte de dernière heure. Selon les universitairess, la Guerre d’Espagne est le thème historique sur lequel a été écrit le plus grand nombre d’articles et de livres. Quelques-uns sont d’excellente qualité et, sans représenter une vision marxiste sur la question, ils sont capables de clarifier les points les plus obscurs sur le sujet, dans la mesure où ils se réfèrent à la lutte entre les classes comme axe central des événements. Nous renvoyons à ces études pour une vision historiographique du sujet; notre effort dans ce texte est de rassembler, mettre en ordre et exposer correctement les données historiques les plus pertinentes pour exprimer les thèses centrales de la Gauche sur les différentes questions abordées. A celles brièvement indiquées ci-dessus, il faut ajouter la thèse centrale que nous considérons comme démontrée: le développement de la lutte de classe du prolétariat est à l’origine des convulsions sociales qui menèrent à la guerre civile. En même temps, son immaturité politique l’a conduit à la défaite, dont nous datons l’épicentre en 1934 et non en 1937, les années qui suivirent 1934 ayant été un prolongement du processus de désarmement politique et organisationnel qui avait débuté après l’octobre asturien.

 

 

Thèses et contre-thèses

 

Contre-thèse 1.

La Guerre Civile a été une «guerre uniquement espagnole».

 

Elle soutient que tant les causes que le développement de la Guerre civile répondent exclusivement ou principalement à des facteurs internes à l’Espagne et que ses conséquences aussi se réduisent au cadre national. Elle est défendue par tous les courants qui prirent part à d’une façon ou d’une autre aux instances gouvernementales.

 

Thèse 1.

La Guerre d’Espagne a été tout à la fois une guerre impérialiste et une guerre civile, qui s’est développée à l’intérieur des frontières nationales, en impliquant toutes les forces sociales espagnoles.

 

Le fait qu’il en fut ainsi n’empêche pas la caractérisation de la guerre comme impérialiste, c’est-à-dire comme une guerre entre bourgeoisies qui ont désormais dépassé historiquement leur phase progressive et qui utilisent le prolétariat pour les objectifs qui, dans aucune de deux alliances bourgeoises en conflit, ne peuvent servir à un progrès historique: la victoire d’aucun des fronts bourgeois impérialistes n’aurait pu libérer le prolétariat des entraves qui s’opposaient à son développement, ni n’aurait posé la nécessité de lutte révolutionnaire anti-bourgeoise finale.

En Espagne, les guerres nationales révolutionnaires n’ont pas manqué; ce furent:

a) La soi-disant Guerre d’Indépendance contre les armées napoléoniennes, où les forces unies des classes dominées ont dirigé la lutte autant pour l’indépendance nationale que pour le bouleversement révolutionnaire des bases de l’ancien régime.

b) Les guerres carlistes des années trente et soixante-dix du XIXe siècle, qui virent le combat de la bourgeoisie urbaine, aux côtés de la partie libérale de l’armée, de la paysannerie (à l’exception de la Navarre) et du prolétariat naissant contre la réaction absolutiste de la noblesse. La question dynastique Isabelle-Carlos dissimulait derrière elle la lutte entre un parti bourgeois progressiste partisan de la division des terres communales, de la fin des «privilèges foraux» (institutions particulières de Navarre et des régions basques) et de l’instauration dans le pays d’une monarchie constitutionnelle contre les forces féodales appuyées par la partie aisée de la paysannerie qui tirait bénéfices de la persistance des terres communes. Sa défaite par la «faction isabellienne» marque définitivement le passage du système féodal à la domination de l’oligarchie terrienne et de la bourgeoisie industrielle et financière.

c) La guerre cantonaliste de 1874 fut le dernier soulèvement d’une petite bourgeoisie révolutionnaire exclue du gouvernement du pays et incapable de progresser. Strictement liée à l’ancienne splendeur du commerce maritime et agricole du sud-est et de l’est du pays, cette classe a entraîné avec elle une bonne partie du secteur artisanal en déclin ainsi que des forces ouvrières encadrées dans le parti anarchiste de l’Internationale.

La période des révolutions nationales s’étant achevée en 1876, l’époque devient celle de la guerre civile révolutionnaire, qui voit essentiellement l’affrontement entre prolétaires et bourgeoises, ou celle de la guerre impérialiste, nationale et internationale. Pour situer la Guerre civile dans cette dernière catégorie il suffirait de rappeler que le conflit de 1936 – 1939 n’a pas été une guerre révolutionnaire; mais pour écarter l’argument selon lequel une guerre n’est impérialiste que lorsque elle implique deux nations capitalistes rivales, illustrons brièvement les forces en jeu    :

Portugal: intéressé à avoir un gouvernement ami en au-delà des frontières, il appuie les mouvements décisifs des troupes pour les nationalistes dans les premières semaines de guerre.

Italie: intéressée à empêcher le passage des Français vers les colonies africaines et à maintenir ses positions en Méditerranée (Baléares), elle soutient le camp nationaliste qui lui offre des garanties dans les deux sens.

Allemagne: intéressée à affaiblir la France, à empêcher l’URSS d’obtenir des appuis en Europe occidentale et à limiter le rayon de l’influence britannique, elle soutient le camp nationaliste qui, par-dessus le marché, lui garantit la liberté d’exploitation des gisements miniers de la péninsule.

Grande-Bretagne: principal investisseur étranger en Espagne et partisane d’une politique de reprise des hostilités contre l’Allemagne, elle appuie, par son «silence étourdissant» et avec des facilités financières, le camp nationaliste dans lequel elle voit un allié puissant contre l’influence soviétique.

France: intéressée à maintenir un gouvernement ami au sud des Pyrénées et près de ses colonies en Afrique, mais opposée à un affrontement avec l’Allemagne et préoccupée par l’influence des événements du côté républicain, elle ne fait tout simplement pas obstacle aux objectifs de la diplomatie du gouvernement de Madrid.

URSS: intéressée par une politique de rapprochement avec les puissances françaises et anglaises et à la limitation des revendications allemandes, elle intervient officieusement par l’intermédiaire des Brigades Internationales qui, en évitant à Madrid de tomber à coup sûr entre les mains de Franco, font en sorte que la guerre continue pendant encore deux ans et demi.

Les trois premières puissances (Portugal, Allemagne et Italie) appuient ouvertement Franco avec des armes et des hommes qui seront décisifs pour sa victoire dans une guerre de longue durée pour laquelle le camp nationaliste n’était pas préparé. Les autres expriment leurs intérêts dans le contexte d’un Pacte de Non-intervention, qui visait à maintenir la stabilité internationale.

Le déroulement des opérations militaires durant les presque trois années de guerre avait davantage à voir avec les intérêts des puissances impérialistes qui opéraient sur le terrain espagnol qu’avec la nécessité de la victoire militaire en elle-même..

Nous avons déjà dit que ce n’est pas le caractère mondial, mais le caractère inter-bourgeois qui caractérise comme impérialiste la Guerre d’Espagne; mais il faut souligner que même dans les années qui suivirent, avec l’éclatement de la Deuxième Guerre Mondiale, les lignes fondamentales subsisteront comme le montrent les accords de Yalta, Téhéran et Potsdam: l’URSS soutient prudemment le bloc militaire antifasciste alors que la Grande-Bretagne, grand bénéficiaire, maintint tout comme les États-Unis, ses principales relations commerciales avec l’Espagne.

 

Contre-thèse 2.

La Guerre Civile a été un affrontement entre fascisme et antifascisme.

 

Position partagée par absolument tous les courants politiques ayant une présence significative en Espagne, elle exprime le contraire de la précédente; elle conforte le caractère international qui se révèle évident par la présence des troupes étrangères en Espagne, mais elle ne s’accorde pas avec le discours nationaliste d’une guerre exclusivement espagnole.

 

Thèse 2.

En Espagne il n’y a pas eu un mouvement fasciste important et l’antifascisme ne fut qu’une couverture idéologique pour la guerre impérialiste et la répression prolétarienne de la part de la bourgeoisie républicaine.

 

Selon les positions du marxisme, le fascisme est caractérisé comme étant:

a) La réaction de la bourgeoisie contre la lutte révolutionnaire du prolétariat. Dans ce sens, le fascisme réalise la concentration maximale des forces bourgeoises, au dessus des différences politiques des diverses factions rivales, pour agir comme un parti unique de la contre-révolution destiné à détruire l’avant-garde communiste du prolétariat et à réaliser l’intégration de son réseau syndical dans l’appareil d’État.

b) La limitation, sur le plan économique, des tendances centrifuges de la classe bourgeoise elle-même, comme résultat de la concurrence entre capitalistes qui crée l’anarchie du système économique basé sur la «liberté d’entreprise». Face à la crise capitaliste qui est une crise de surproduction affectant les profits de la bourgeoisie, la fascisme centralise ainsi le capital en unités plus grandes par rapport aux entreprises particulières, en mettant des limites à la libre concurrence; il augmente de cette façon le taux de profit global de l’économie nationale, qui bénéficie également de la suppression des conflits politiques et économiques engendrés par un prolétariat se situant sur le terrain de la lutte de classe révolutionnaire.

Etant donné ces deux caractéristiques essentielles, il est évident qu’en Espagne, le fascisme n’a pas existé ni comme mouvement politique anti-républicain ni comme système institutionnel résultant de la victoire de Franco dans la guerre (même si quelques secteurs de la droite cherchaient à imiter la propagande fasciste et son esthétique, comme les partisans de Gil-Robles, et constituaient des groupes d’inspiration ouvertement fasciste, comme la Phalange).

Pour ce qui est le premier point, en Espagne il n’y avait pas un prolétariat révolutionnaire à l’attaque et guidé par un parti communiste révolutionnaire influent qui puisse contraindre la classe bourgeoise à centraliser ses forces autour d’un parti unique qui emploie alors pour vaincre des méthodes inspirées de la doctrine marxiste. C’est une différence fondamentale par rapport au cas de l’Italie, mais aussi de l’Allemagne où un parti marxiste, faible sur le plan théorique et tactique, mais en mesure de revenir sur la bonne voie, représentait réellement une menace pour la bourgeoise nationale.

En Espagne il y avait un puissant mouvement syndical, avec une force croissante à partir de 1930 qui dans les campagnes comme dans les villes agissait sous l’impulsion des convulsions économiques qui jetaient les prolétaires dans la misère.

Ce mouvement ouvrier était fortement influencé par des partis ouvriers opportunistes (PSOE et POUM principalement) et par des partis ouvertement bourgeois (Esquerra Republicana de Catalunya). En définitive, cette influence a été le facteur décisif pour que dans les rangs du prolétariat ne se pose pas la question du pouvoir, axe central de la lutte révolutionnaire dans tous les pays et en toute circonstance. La bourgeoise espagnole ne lutta pas contre une révolution ouvrière de type communiste mais contre le chaos généré par un mouvement syndical fort au point de lui causer continuellement des problèmes sous forme de grèves et tentatives insurrectionnelles durant les 5 ans de vie de l’État républicain. Tout cela est essentiel pour comprendre que la lutte de la bourgeoisie contre ce prolétariat ne doit pas être attribuée exclusivement à la faction de Francisco Franco.

Le gouvernement républicain qui a connu une histoire nourrie d’affrontements avec le prolétariat, assuma l’initiative de la répression sur deux questions. La première est l’intégration des organisations syndicales dans l’État, par le biais de la cooptation de la CNT et de l’UGT réalisée par les gouvernements de Madrid et de Barcelone et l’imposition de la syndicalisation obligatoire pour tous les travailleurs (mesures assurément de type «fasciste», mais réalisées par un gouvernement démocratique). La seconde est l’écrasement des prolétaires qui résistaient aux injonctions des deux gouvernements, national et régional. Cette politique répressive a été introduite par des gouvernements dirigés par le PSOE et par le PCE avec la collaboration locale du POUM en Catalogne.

De la part de Franco, la répression, plus directe dans la mesure où il n’a pas eu affaire à une grève armée du prolétariat après la révolte, s’est concrétisée sur le plan politique par l’extermination physique des militants politiques et syndicaux et, sur le plan économique, par la création d’un syndicat vertical auquel ont été appelés les éléments considérés comme «sains» de l’UGT et de la CNT. Si dans ce dernier objectif les franquistes n’ont pas eu de succès dans un premier temps, il faut noter que, à distance d’une génération de prolétaires, ce sera le PCE lui-même (et une partie de la CNT) qui s’intégrera volontairement dans l’organisation syndicale d’État.

Concernant le second point, la centralisation économique caractéristique du fascisme se réalise sur la base d’une quantité déterminée de capital investi dans l’économie nationale. Ce capital minimum nécessaire n’existait pas en Espagne. Il n’y a pas de phénomène de concentration analogue à celui d’Italie ou d’Allemagne, mais l’économie reste, dans les limites nationales, aux mains de capitalistes autonomes, qui comptent sur les faveurs du gouvernement, mais qui ne répondent pas à un plan. Il n’ya pas de doute qu’ait existé une tentative de diriger l’économie nationale au moyen de l’État et, dans la mesure où l’effort de guerre le réclamait, cette tentative a eu du succès. Il y a eu aussi des phénomènes caractéristiques du fascisme comme le parti unique ou le syndicat vertical. Mais il n’y a pas eu de processus de formation de cartels ou de trusts similaires à ceux observés en Europe. Vingt ans après la guerre, avec le début du développement économique du pays par le biais des investissements de capitaux étrangers, l’Espagne adoptera, comme le reste des impérialismes européens et américains, une politique de forte intervention de l’État dans l’économie; ce phénomène n’a cependant aucun lien avec une exception fasciste en terre espagnole, mais avec le capitalisme moderne ultra-développé actuel. Les tendances apparues durant la guerre pour gérer centralement l’économie, liées, comme on disait, à l’effort de guerre, mèneront à cela et au commencement d’une longue période connue comme «autarcie», où l’Espagne resta en dehors des grands circuits commerciaux internationaux.

De son côté, le gouvernement républicain, avec les décrets de nationalisation œuvra dans la même direction grâce aux principales industries qui pouvaient être utilisées pour la production de guerre. Ainsi la structure traditionnelle des petites entreprises catalanes fut soumise à un plan unique destiné à produire toujours plus rapidement que l’ennemi. C’est pourquoi, si l’économie conçue par les nationalistes de Franco peut se définir comme fasciste, au même motif, il faudrait faire de même pour les nationalistes républicains.

 

Contre-thèse 3.

La Guerre Civile a été le prélude à la Deuxième Guerre Mondiale comme affrontement entre démocratie et fascisme.

 

Cette thèse, qui répond au même critère d’interprétation des faits que la thèse précédente et qui est donnée elle aussi comme certaine par tous les courants politiques exista   nts de manière significative en Espagne, assimile la Deuxième Guerre Mondiale à un affrontement entre démocratie et fascisme. En partant de la caractérisation donnée à la Guerre d’Espagne que nous avons expliquée dans la contre-thèse 1, on arrive à la conclusion qu’elle a été le prologue du grand conflit mondial de 1939 – 1945.

 

Thèse 3.

Le conflit impérialiste en Espagne obéit aux tensions entre grandes puissances selon la manière dont elles se configurèrent en 1936 et non selon le schéma final de 1939.

 

Expliquons cette position en quelques mots :

– 1936: la Grande-Bretagne et l’Allemagne ne cherchent pas encore la guerre. La France suit la Grande-Bretagne et ne la cherche pas non plus. L’URSS, par une autre pirouette de sa politique extérieure, cherche à se rapprocher des puissances européennes contre l’Allemagne. Les États-Unis ne s’expriment pas clairement.

– 1938: Traité de Munich, concessions en Tchécoslovaquie à l’Allemagne de la part de la France et de la Grande-Bretagne. La Russie est isolée.

–1939 : (août): Traité Germano-soviétique, l’Allemagne alliée de l’URSS qui sort de son isolement et ouvre la voie au partage de la Pologne avec l’Allemagne.

– 1939 (septembre): début de la Deuxième Guerre Mondiale avec l’invasion de la Pologne par l’Allemagne. Il se passe presque deux ans avant que l’URSS et l’Allemagne rompent leurs relations.

 

L’alliance Italie – Allemagne de 1936 en Espagne contre la Russie et la France ne sera pas définitive et extensible au reste de l’Europe ; en effet elle changera au moins deux fois de positions avant le début de la Deuxième Guerre Mondiale. L’historiographie ultérieure, en particulier celle stalinienne qui a voulu cacher le soutien à l’Allemagne nazie et en conséquence la politique de conciliation avec le fascisme défendue par les partis nationaux-communistes, était fortement intéressée à présenter idéologiquement la Guerre Civile espagnole comme anticipation de l’opposition entre démocratie et fascisme qui sera le leitmotiv de toutes les bourgeoisies du monde lors de la Deuxième Guerre Mondiale.

 

Contre-thèse 4.

La Guerre Civile a été un affrontement entre féodalisme et capitalisme.

 

Il s’agit d’une position défendue essentiellement par le PCE et reprise par le POUM. Selon cette position, le nationalisme représenté par Franco, et surtout en son sein par les propriétaires terriens du sud et de l’ouest du pays, correspondrait à une réponse des classes féodales du pays qui s’opposaient à la révolution démocratique bourgeoise en cours dont la République représentait la cristallisation politique de première importance.

 

Thèse 4.

Le coup d’État de 1936 est une réaction de la bourgeoisie et non des classes féodales.

 

Il est nécessaire de souligner cette thèse dans la mesure où la contre-thèse décrite ci-dessus est régulièrement utilisée pour définir la République et toute l’œuvre du gouvernement républicain durant la guerre comme facteurs de progrès pour le prolétariat qui aurait dû sous leur drapeau combattre seulement le féodalisme. Il s’agit évidemment d’une position qui se base sur l’identification du fascisme au féodalisme, c’est-à-dire, sur la définition du fascisme comme une réaction essentiellement agraire, celle de l’oligarchie terrienne pré-bourgeoise, plutôt que comme mouvement de la classe bourgeoise appuyée essentiellement par les industriels (ce n’est pas par hasard que ce soit Togliatti qui ait défendu pour la première fois cette position dans un article de 1929).

En substance, concernant l’identification fascisme – réaction féodale, les travaux du parti sont suffisamment clairs pour ne pas devoir répéter ici la thèse centrale de la Gauche à ce sujet. D’autre part, nous avons exposé ci-dessus quelle est la réalité du fascisme espagnol. Par conséquent nous laissons à la thèse suivante sur l’histoire de l’Espagne le soin de clarifier la question sur le présumé régime féodal qui aurait régné dans les campagnes espagnoles en 1936.

 

Contre-thèse 5.

L’Espagne, en 1936, est un pays féodal.

 

Elle soutient que la survivance de la monarchie, le pouvoir limité du parlement, la question du nationalisme catalan et basque et le pouvoir des propriétaires terriens, seraient, sur le plan politique, caractéristiques d’un pays non bourgeois, qui avait sa contrepartie économique dans la prédominance agraire des latifundia, dans la rare industrialisation du pays et dans l’absence d’une importante classe moyenne. Thèse défendue par le PSOE, le PCE et la CNT.

 

Thèse 5.

L’Espagne, en 1936, est un pays capitaliste.

 

Le XIXe siècle en Espagne, comme dans le reste de l’Europe, est la période où le mode de production féodal cesse d’être prédominant. Le Capital explique le modèle anglais de transition entre le féodalisme et le capitalisme. Il résume parfaitement la tendance générale à la conversion de la propriété féodale en propriété capitaliste, à l’expropriation de la paysannerie, à l’émergence du prolétariat dans les campagnes et dans les villes et à la naissance, par conséquent, de la grande industrie capitaliste. Ce modèle ne se répète pas exactement dans tous les pays, mais il se déroule de manière différente soit en relation à l’histoire particulière de chaque pays, soit par le fait que la transition entre le mode de production féodal et le mode capitaliste de production ne s’effectue pas simultanément dans toutes les aires historiques et pas même dans les différentes régions qui font partie de chacune d’elles. Mais le contenu de cette transition est en revanche identique  : libération de la main-d’œuvre soumise à la servitude féodale, apparition du capital comme accumulation des moyens de production dans les mains de la bourgeoisie moderne et contrôle du pouvoir politique national par celle-ci.

Ainsi, la guerre entre l’Autriche et l’Allemagne de 1866 et la guerre franco-prussienne de 1870 posent les bases pour le triomphe définitif de la bourgeoisie en Allemagne, qui ne se réalisera pleinement que plusieurs années plus tard et sous une forme qui témoigne encore de la transaction effectuée avec l’aristocratie féodale. Ce triomphe de la bourgeoisie ne ressemble en rien au modèle révolutionnaire classique de la Grande-Bretagne ou de la France ; mais finalement le contenu est le même dans les deux cas.

En Espagne le modèle est encore moins pur : l’existence d’une large base d’économie monétaire déjà au XIIIe siècle ; la naissance d’une proto-bourgeoisie associée à elle ; la domination coloniale ultérieure grâce à laquelle des matières premières sont extraites et qui nécessite des investissements de capital ; la sortie de l’Espagne du circuit mercantile européen à partir du XVIIe siècle et l’ultérieure cession-bail aux autres bourgeoisies de son propre développement économique, sont des caractéristiques du pays, déjà mentionnées par Marx dans ses articles sur l’Espagne, qui ont déterminé la tardive émergence de la classe bourgeoise, difficilement définissable jusqu’au milieu du XIXe siècle.

Cette classe bourgeoise, qui n’a pas de base industrielle, hormis dans la région catalane, est faible et elle a des intérêts peu clairs sur le plan des exigences politiques immédiates pour le pays, au point que pour voir son programme historique contre l’ancien régime, il soit nécessaire de suivre le développement des luttes au sein de l’armée, institution dans laquelle s’engagent les fils des secteurs bourgeois et petits-bourgeois les plus dynamiques et qui y mènent les batailles les plus importantes sur les questions cruciales.

La révolution bourgeoise – comprise avec les caractéristiques classiques de la révolution française – n’a pas eu lieu en Espagne: il est plus correct de parler de la consolidation progressive d’une bourgeoisie appuyée sur l’appropriation des terres communales, sur le développement du commerce avec les colonies américaines et sur une croissance industrielle limitée. Une telle bourgeoise partagera des intérêts économiques immédiats avec l’oligarchie terrienne et, lentement, elles arriveront toutes les deux à prendre en charge l’État, qui adopte cette forme hybride entre autocratie et régime constitutionnel, en réalité jamais abandonnée.

La modernisation capitaliste du pays n’est pas, par conséquent, un brusque changement qui modifie systématiquement les conditions de vie antérieures au XIXe siècle, mais c’est un lent progrès qui arrive à son terme seulement dans les années soixante du XXe siècle.

Il faut avoir à l’esprit les trois points suivants: 

a) La structure de l’exploitation agricole en Espagne au XXe siècle est capitaliste. L’exploitation du latifundium et les systèmes de petite exploitation paysanne sont constitués, dans quelques zones bien avant la Guerre d’Indépendance, de grandes masses de paysans libres et sans terre qui sont engagés par des propriétaires terriens. Ceci est la caractéristique typique d’un capitalisme en réalité inachevé et détermine le fait que la classe des propriétaires terriens fait partie ainsi du système des rapports capitalistes, mais l’origine féodale n’a pas disparu de sa physionomie. Les problèmes dérivant de la sous-utilisation des terres se sont ajoutés à l’exploitation de type capitaliste subie par la classe ouvrière agricole en Espagne, mais ce n’est pas l’essentiel.

b) Au XIXe siècle l’unité nationale en Espagne s’est pleinement réalisée. L’élimination des privilèges juridiques du Pays basque et de la Navarre, avec leur élimination aussi en Catalogne, qui s’est vérifiée au XVIIIe siècle, a été la base de l’homogénéisation nationale et de la création d’un État unitaire qui existe depuis la Restauration Alfonsine de 1874. La structuration nationale limitée, à cause de facteurs naturels et du faible développement économique du pays, ne signifie pas qu’ait survécu un système de privilèges locaux, de frontières internes et de différences nationales qui aurait rendu impossible le développement du capitalisme national.

c) La survivance d’un système institutionnel truffé de vestiges nobiliaires ne signifie pas que l’État ne soit pas bourgeois. Monarchie, aristocratie etc. sont des formules légales qui continuent à exister comme résultat de la transaction entre pouvoir nobiliaire et pouvoir bourgeois. Ils empêchent le plein développement de la bourgeoisie mais m’en limitent pas la partie essentielle. On peut parler d’une bourgeoisisation de la noblesse, qui d’autre part était soutenue par la rente foncière d’origine non féodale, inversée par rapport au processus d’aristocratisation de la bourgeoisie au cours du XVIIe siècle.

En ce qui concerne le contenu économique, les formules juridiques relatives à la propriété et, en bref, la domination sociale de la bourgeoisie, à l’heure où est proclamée la Seconde République le capitalisme est pleinement instauré en Espagne. Les entraves féodales à ce capitalisme étaient pratiquement inexistantes et le faible développement économique du pays ne peut leur être attribué dans la mesure où il est dû à l’histoire particulière du capitalisme espagnol.

 

Contre-thèse 6.

L’Espagne, en 1936, est un pays semi-féodal.

 

C’est une dérivation de la position précédente. Défendue par le POUM et par les trotskystes  ; cette «thèse» a eu une grande force dans la mesure où elle a servi de base à la lutte pour les tâches démocratiques proposées par Trotsky dans toutes ses prescriptions à la Gauche Communiste d’Espagne [ICE], tout d’abord, et ensuite au groupe bolchevik-léniniste.

 

Thèse 6.

L’Espagne, en 1936, est un pays capitaliste.

 

En réalité la contre-thèse 6 n’est pas une véritable «thèse», mais fournit un soutien et un support à la défense des tâches démocratiques, base des positions trotskystes et du POUM  : cette défense consistait pour le POUM en une politique de suivisme par rapport au gouvernement et pour les trotskystes en une politique de suivisme par rapport au POUM. Par conséquent la position sur le semi-féodalisme de l’Espagne a les mêmes implications politiques et tactiques que celle sur le féodalisme.

 

Contre-thèse 7.

La Seconde République a comme programme la réalisation de la révolution démocratique bourgeoise en Espagne.

 

Selon cette position les forces bourgeoises trouvent dans la crise de la monarchie, qui s’ouvre avec la chute de la dictature de Primo de Rivera, une impulsion qui réussit définitivement à les unir pour réaliser leur révolution en cours. Cette révolution prendra la forme institutionnelle de république dans la mesure où la monarchie était le principal garant du pouvoir féodal.

Cette position est défendue par tous les courants politiques (excepté les anarchistes) pour lesquels, selon leur schéma historique, le passage du féodalisme au capitalisme n’est pas la condition nécessaire pour la révolution prolétarienne.

 

Thèse 7.

La Seconde République a été la solution politique de la classe bourgeoise espagnole pour freiner la montée de la lutte de classe du prolétariat.

 

Sans avoir recours à des interprétations historiques de grande pertinence, il est possible de confirmer cette thèse qui apparaît déjà dans les articles de la Gauche Communiste d’Italie (Bilan) dès les premiers instants  : aujourd’hui nous poursuivons sur la base du témoignage non seulement des faits mais aussi des protagonistes qui ont établi que la proclamation de la république fut une opération par défaut réalisée par les principaux représentants de la bourgeoisie. Ainsi, Maura pour les propriétaires terriens des oliveraies, Romanones pour les propriétaires céréaliers, Cambò pour les industriels catalans et Lerroux pour les classes moyennes urbaines, organisèrent le départ du roi Alfonso XIII sous prétexte d’une victoire électorale des républicains (dans les districts urbains) en avril 1931.

La réalité, au-delà des mythes qui prétendent toujours trouver l’individu génial (qu’il soit homme d’État , aventurier ou militaire) derrière les événements historiques, c’est que depuis 1929 la bourgeoisie ne pouvait plus gouverner l’Espagne comme elle l’avait fait jusque-là. Le recours à la dictature de Primo de Rivera, avec l’objectif d’une sortie sans heurt de la guerre coloniale du Maroc et de l’épuisement définitif de la lutte du prolétariat catalan, a été brisé quand cette dictature ne s’est pas montrée capable de maintenir droit la barre alors que s’abattaient les tempêtes mondiales. Primo de Rivera tomba et les agitations reprirent ainsi dans les campagnes et dans les usines du pays, les syndicats recouvrèrent des forces et les courants politiques se réorganisèrent. La petite bourgeoisie qui participe à cette situation de tension sociale est absolument incapable d’organiser sa propre intervention et ses tentatives de diriger le prolétariat ont un résultat plus que discutable. La bourgeoisie comprend qu’il est indispensable de s’orienter non pas vers un régime républicain mais, concrètement, vers un gouvernement parlementaire dirigé par le PSOE et les républicains de gauche. Il faut noter que le PSOE participait à la dictature de Primo de Rivera et donc que le gouvernement du pays ne lui était pas du tout étranger et aussi qu’il soutenait dans son programme la coalition républicaine-socialiste depuis 1910.

Par conséquent, le transfert des fonctions institutionnelles se réalise. Les représentants de la petite bourgeoisie, qui s’est développée à la chaleur du développement industriel du pays dès 1914, sont appelés à former le gouvernement et à concevoir une nouvelle forme pour l’État. On réclame la paix sociale aux syndicats, on favorise les courants (UGT, Syndicats d’opposition de la CNT) qui sont disposés à la soutenir. On parvient aussi à sacrifier les intérêts de quelques grands propriétaires terriens qui sont menacés d’expropriation de leurs terres pour résoudre le problème du chômage et de la pauvreté des prolétaires ruraux.

Il ne s’agit pas d’un programme révolutionnaire bourgeois, mais de l’intervention de l’opportunisme socialiste avec le double objectif de contenir le mouvement ouvrier et de réaliser une série de réformes opportunes pour donner une stabilité institutionnelle au pays qui sortait de 25 années de soubresauts continuels.

Il ne s’agit pas non plus d’un programme révolutionnaire petit-bourgeois. Les intellectuels petits-bourgeois qui sont appelés au gouvernement et au parlement, n’ont rien à voir avec les révolutionnaires de leur propre classe un siècle auparavant. Ce sont essentiellement des éléments conservateurs (Azaña, Ortega y Gasset, Ramon y Cajal...) représentants d’une classe qui n’a plus aucune alternative historique qui puisse faire croire en leur rôle providentiel.

Même la présence d’éléments maçonniques dans la constitution du nouveau régime, source de tensions avec l’Église catholique et d’innombrables conflits, a son origine dans la frénésie de contrôler les revendications du prolétariat. L’Église est, en Espagne, un des principaux propriétaires terriens et un des plus grands banquiers. C’est de fait le lien entre l’aristocratie monarchique traditionnelle et la bourgeoisie du XIXe siècle qui est donc en grande partie responsable d’un régime qui a empêché l’ascension sociale de la petite bourgeoisie. Celle-ci, tournée vers la franc-maçonnerie, a idéalisé une Espagne sans le catholicisme, en identifiant ce dernier avec le moyen-âge dont le nouveau gouvernement parlementaire l’aurait libérée. Il y avait ensuite aussi la question du financement des réformes républicaines; en effet la base matérielle de l’opportunisme, c’est-à-dire la consolidation d’une couche de prolétaires privilégiés, nécessite de l’argent et l’Église possédait d’énormes richesses. Les incendies de couvents et d’églises qui eurent lieu entre 1931 et 1936 sont inscrits dans cette logique et servent à enchaîner le prolétariat à un programme petit-bourgeois dont se vantent encore les opportunistes du XXIe siècle.

Le programme de réformes républicaines-socialistes entrera en collision avec sa propre incapacité et la mauvaise disposition de la bourgeoise à le mener à son terme. La crise mondiale, ajoutée à un conservatisme atavique et totalement défavorable à toute complaisance face à la plèbe, inhérente aux classes possédantes du pays, montra rapidement les limites du réformisme. Les prolétaires poussés par la faim, ripostèrent rapidement et en moins de deux ans se comptèrent des dizaines non pas de grèves mais d’émeutes insurrectionnelles dans les campagnes espagnoles. Les illusions petites-bourgeoises d’un prolétariat docile furent brisées par Azaña qui ordonna de fusiller les prolétaires sans procès et conféra des privilèges extraordinaires à la Guardia Civil.

La petite bourgeoisie appelée au gouvernement pour contrôler le prolétariat a, par conséquent, failli. Et cette faillite a été le vrai détonateur de la guerre civile.

 

Contre-thèse 8.

Le mouvement ouvrier espagnol, en majorité libertaire, est une exception et dans sa nature exceptionnelle se trouve l’origine de la révolution espagnole.

 

La CNT-FAI, dont la politique trouva une justification de la part du POUM durant la Guerre Civile, trace de cette manière une ligne qui va de la prédominance libertaire dans l’AIT jusqu’au phénomène de la collectivisation et des milices syndicales de 1936. Avec cette ligne on prétend expliquer que les événements d’Espagne se situent en dehors du cours des événements dans le reste du monde, dans la mesure où le prolétariat national aurait conçu une doctrine capable de soustraire le pays à l’histoire. Elle représente la justification aussi bien de la politique anarchiste avant la guerre que de la participation de la CNT-FAI au gouvernement.

 

Thèse 8.

La caractéristique essentielle du prolétariat espagnol n’est pas son orientation libertaire, mais sa faible constitution en classe dans les termes que Marx a exprimés dans le Manifeste de 1848.

 

Selon l’explication du «Manifeste du Parti Communiste» (1848) :

«En général, les collisions qui se produisent dans la vieille société favorisent de diverses manières le développement du prolétariat. La bourgeoisie est toujours en lutte; d’abord contre l’aristocratie, puis contre ces fractions de la bourgeoisie même dont les intérêts entrent en conflit avec le progrès de l’industrie, et toujours contre la bourgeoisie de tous les pays étrangers. Dans toutes ces luttes, elle se voit obligée de faire appel au prolétariat, de revendiquer son aide et de l’entraîner ainsi dans le mouvement politique. Elle fournit elle-même aux prolétaires les éléments de sa propre éducation, c’est-à-dire des armes contre elle-même» [Chapitre 1. Bourgeois et prolétaires].

L’absence de lutte révolutionnaire entre bourgeoisie et féodalisme implique que le prolétariat n’a pas acquis l’éducation à la lutte politique qui lui aurait été nécessaire. Le faible développement social, avec un État qui n’est pas apparu comme l’expression de la domination de la bourgeoisie sur la classe féodale, mais comme une entité débile qui reflète dans sa nature la lente métamorphose de la société espagnole, génère un prolétariat faible. On peut dire aussi que dans le pays de la révolution prolétarienne, la Russie, la société était absolument arriérée. Il ne s’agit pas cependant de retard en termes absolus, mais de l’implication de ce retard pour la lutte de classe du prolétariat. Dans le cas russe, avec une bourgeoisie en continuel renforcement depuis 1870, mais qui, à aucun moment, n’a eu accès à l’État dont elle a été exclue par la noblesse tsariste, la lutte de classe du prolétariat va de pair avec la révolution antiféodale (révolution double), dans laquelle elle trouve une véritable école et un grand entraînement qui pousse les masses prolétariennes à la lutte et permet au parti révolutionnaire de définir clairement son programme (base de son existence) et de le défendre face à toutes les classes exclues du pouvoir. C’était un retard social bénéfique pour la lutte révolutionnaire parce que grâce à lui les forces sociales se développaient sans ambiguïté, en un certain sens de façon «pure». Au contraire, en Espagne, le transfert pacifique du pouvoir d’une classe sociale à une autre à travers l’intégration progressive de la bourgeoisie dans l’État, à cause de l’existence d’un capitalisme beaucoup moins dynamique que celui de Russie, empêche que la classe prolétarienne naissante ne se libère définitivement du contrôle que la petite bourgeoisie exerce sur elle.

C’est une des raisons de fond pour laquelle cette petite bourgeoisie contrôla politiquement le prolétariat jusqu’à l’éclatement de la Guerre Civile, en établissant son programme démocratique comme seule aspiration générale des classes inférieures et en influençant directement les organisations syndicales (même sans y être physiquement présente).

En Espagne le prolétariat n’a pas eu un programme révolutionnaire unique, il ne s’est pas organisé autour d’un parti politique national, en bref il n’a pas dépassé l’état de dispersion et d’atomisation (par régions, par industries etc.) caractéristique des phases peu développées tant du capitalisme que de la lutte politique. Sur cette base, la petite bourgeoisie a pu contrôler les manifestations de la lutte prolétarienne dans la mesure où celles-ci continuaient à se subordonner à son programme. En effet, la première fois que toute la classe ouvrière espagnole se manifeste dans une direction unique, sans tendances différentes par région ou par métier, se produit en février 1936 quand les ouvriers se rangent derrière le programme du Front Populaire. Et cette situation se produit parce que les désordres et les émeutes continuels dans les limites régionales, qui avaient lieu plus fréquemment sous la Seconde République mais avaient une longue tradition en Espagne, sont dépassés par un courant unificateur à l’intérieur duquel toutes les tendances ouvrières s’accordent pour agir... sous le gouvernement de la petite bourgeoisie républicaine.

 

Contre-thèse 9.

En 1936, en Espagne, débute une révolution prolétarienne.

 

Position commune à la CNT-FAI, au POUM, et à des groupes minoritaires anarchistes. Selon cette thèse la révolte militaire de juillet donne lieu à une réaction de la part de la classe ouvrière qui s’approprie les leviers politiques et économiques essentiels (contrôle de l’industrie, des approvisionnements, de la sécurité, etc.) au point d’arriver à affirmer que le pouvoir bourgeois avait disparu et que c’était les prolétaires eux-mêmes qui dirigeaient la société. Selon cette position  :

– Le prolétariat gouverne à partir de juillet 1936 au travers du Comité des Milices Antifascistes.

– Les collectivisations représentent le contenu économique socialiste de ce gouvernement.

– Les milices ouvrières constituent le pouvoir militaire du prolétariat révolutionnaire.

 

Thèse 9.

En 1936, en Espagne, la réaction du prolétariat au coup d’État ne se transforme pas en révolution prolétarienne.

 

Le principal soutien à la thèse sur la révolution ouvrière de 1936 réside dans le mythe de la Catalogne prolétarienne.

Là, effectivement, la grève générale déclenchée en riposte à la révolte des généraux débouche en quelques de jours sur une défaite de l’armée putschiste par les forces ouvrières de choc appuyées par la partie loyaliste de la police et de la Guardia Civil. Une fraternisation se produit entre les soldats incorporés dans les troupes rebelles et les prolétaires en lutte contre elles. Les patrouilles ouvrières, dirigées par les Comités de Défense de la CNT, assument le contrôle des rues à Barcelone et avec lui celui des approvisionnements, de la santé, etc. Peu après a débuté la collectivisation des entreprises. Les colonnes formées par les ouvriers du syndicat sont envoyées sur le front d’Aragon. Même la Generalitat de la Catalogne reconnaît que le pouvoir est dans les mains de la CNT-FAI et se place comme organisme auxiliaire du Comité des Milices Antifascistes de la Catalogne, organe à prédominance libertaire, mais qui comprend aussi le PSUC (parti catalan associé au PCE), l’UGT, le parti bourgeois Esquerra Republicana, l’Union des Rabassaires et le POUM. Cet organisme dirigera la vie de la Catalogne de juillet à octobre.

La première et la plus immédiate conclusion qu’on peut tirer de la séquence des événements est que si une révolution avait eu lieu, elle n’aurait touché que la Catalogne. Madrid, qui voit aussi les forces ouvrières vaincre les rebelles, reste sous le contrôle du gouvernement, soutenu inconditionnellement par la CNT, l’UGT, le PCE, le PSOE et le POUM. À Valence, où les événements sont moins virulents, il se produit la même chose. Au Pays Basque, dans les Asturies, etc., le même modèle se répète. Dans les régions d’Andalousie et d’Estrémadure les municipalités locales se contentent d'exécuter les tâches habituelles et, en quelques semaines, les militaires prennent le contrôle. La thèse de la révolution est, en réalité, «la thèse de la révolution dans la seule Catalogne». De plus, cette position ne se réfère pas exclusivement au fait que le pouvoir soit dans les mains de la classe des travailleurs, mais prétend aussi que le «communisme libertaire» se serait implanté aussi bien en Catalogne que là où arrivèrent les milices ouvrières: nous sommes donc face à une position plus réactionnaire encore que celle du socialisme dans un seul pays, celle du «socialisme dans une seule région»!

La réalité est que dès le début les forces prolétariennes qui se lancent contre les rebelles nationalistes sont encadrées dans les limites d’un programme bourgeois antifasciste. Depuis la répression de l’insurrection dans les Asturies en 1934, l’ensemble des courants politiques et syndicaux présents au sein de la classe ouvrière espagnole avait assumé et soutenu continuellement que la bataille finale aurait lieu, en Espagne comme dans le reste du monde, entre démocratie et fascisme. Et pour cela il était nécessaire non seulement de rallier toute la classe ouvrière sous ce drapeau, mais aussi faire cause commune avec la petite bourgeoisie antifasciste qui était représentée en Espagne par les forces républicaines de gauche. Il est certain que tant le POUM, que les éléments plus radicaux de la CNT-FAI soutenaient que seul le fascisme pouvait battre la révolution prolétarienne; mais pour eux cette révolution était quelque chose d’indéfini, d’éthéré et sans réelles implications pratiques. Par conséquent, aussi bien le POUM que la CNT-FAI appuyèrent le Front Populaire parce que leur «révolution antifasciste» n’avait aucune signification concrète au-delà de la répétition d’une phraséologie révolutionnaire. Durant tous les événements qui suivirent le coup d’État de juillet, nous verrons la CNT-FAI et le POUM se ranger aveuglément sous les principes de la bourgeoisie républicaine.

 

A propos du Comité des Milices Antifascistes (CMA)

 

Après les journées de juillet durant lesquelles les ouvriers bloquent le coup d’État, se constitue, en Catalogne et dans d’autres régions de l’État contrôlées par le gouvernement républicain, un organisme qui réunit les partis opposés au coup d’État et les syndicats ouvriers. Ce n’est donc pas une organisation prolétarienne; il ne regroupe pas uniquement les courants ouvriers, mais permet à l'Esquerra Republicana de Catalunya et à l’Union républicaine (partis bourgeois) d’y participer. C’est un organisme interclassiste par sa composition. À travers lui, se réalise la collaboration entre le prolétariat et la petite-bourgeoisie pour faire la guerre contre les militaires rebelles et pour maintenir les rapports avec le gouvernement central, etc. Le Comité est un gouvernement qui concentre toutes les forces dans le cadre du programme antifasciste et c’est l’organe essentiel pour que la bourgeoisie et la petite bourgeoisie, c’est-à-dire les classes sociales qui doivent être exclues immédiatement du pouvoir lors d’une révolution prolétarienne, exercent leur pouvoir sur le prolétariat.

Le Comité aura la vie brève, de juillet à octobre. Une fois que la situation est sous contrôle dans les rues, les organisations participantes le dissolvent, s’intégrant directement dans les organismes institutionnels républicains en les revitalisant, ou créant en apparence de nouveaux organismes institutionnels mais de même nature (comme dans le cas du Conseil de la Generalitat de Catalogne). Dans le passage d’une formule à l’autre, la bourgeoisie et la petite bourgeoisie se sont assurées la collaboration des forces ouvrières, leur intégration dans les corps de l’État et, en conséquence, la subordination du prolétariat à la domination bourgeoise chancelante à cause de la mobilisation du prolétariat armé dans les rues.

 

À propos des collectivisations

 

Dans les campagnes et dans les villes, les prolétaires prennent le contrôle des terres et des usines, en particulier là où les propriétaires avaient abandonnées ou là où ils avaient été tués par les forces ouvrières. L’occupation et la gestion des champs et des usines a pour fonction première de garantir la subsistance aux prolétaires qui y travaillent et, en outre, celle de contribuer à l’effort de guerre en fournissant des armes, du ravitaillement militaire, etc. Cette collectivisation amène à la situation suivante :

– domination politique de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie;

– production par les ouvriers.

Il est évident que si la bourgeoisie gouverne localement et nationalement, la production est destinée au régime bourgeois. Cette simple explication devrait être suffisante pour établir que les collectivisations ne sont pas la réalisation immédiate en terre hispanique du contenu économique du socialisme (1).

Mais le mythe libertaire de la révolution naît justement de la confusion absolue dans les termes; il est donc nécessaire de clarifier: la propriété légale des entreprises peut être privée, publique ou «collective» sans faire disparaître le fait qu’elles constituent l’unité élémentaire du capitalisme.

Même soumise à un plan supérieur de l’économie planifiée de l’État, la production de ces entreprises est production de plus-value, de sur-travail extorqué aux prolétaires. Le seul plan rendant possible, en perspective, la disparition de la production capitaliste est contenue dans le programme de la révolution prolétarienne internationale qui place toute la production, et non quelques centaines d’usines, sous le contrôle de l’État prolétarien, qui commence aussitôt à intervenir dans l’économie dans le but de l’organiser dans une perspective où seront absents l’échange, les profits, la planification individuelle, etc.

Supposons par exemple qu’une entreprise collectivisée de Barcelone, acquiert ses matières premières auprès d’une autre entreprise. Par cet acte elle échange avec l’autre entreprise de la valeur, indépendamment du fait que cela soit comptabilisé monétairement. Ce faisant, elle commerce avec la plus-value extorquée aux ouvriers qui ont travaillé dans l’entreprise fournisseuse de matières premières; l’échange est avantageux pour les deux usines dans la mesure où s’échangent des valeurs résultant de l’extorsion de la plus-value. L’exploitation aurait-elle disparu ici, en dehors de l’affirmation tout à fait erronée qu’aux travailleurs serait payé «le produit intégral de leur travail»? Non, c'est de la plus-value tirée du travail salarié que vivent toutes les usines reliées entre elles par le marché, seule sphère de la planification économique internationale du capitalisme. La survivance de la monnaie, des bons ou de n’importe quel autre substitut à celle-ci dans la «Catalogne révolutionnaire», est un fait qui indique que le capitalisme n’avait pas disparu mais que seul avait changé la propriété des moyens de production, considérés séparément: ils étaient passés des mains du patron individuel aux coopératives liées entre elles par des relations commerciales.

L’argumentation libertaire poursuit en affirmant que les entreprises et les terres collectivisées coopéraient réellement entre elles; qu'elles avaient arraché à la Generalitat le «Décret de collectivisation» d’octobre 1936, grâce auquel elles étaient placées sous une direction unique.

Pour réfuter cette affirmation il suffirait de rappeler que ce décret, promulgué par un gouvernement bourgeois, plaçait les entreprises collectivisées sous le contrôle d’un organisme de ce même gouvernement, donc au service de la bourgeoisie. Mais il est facile de préciser en outre que même dans le cas absurde où la Catalogne aurait instauré le «socialisme collectivisé», le monde aurait continué à exister au-delà de l'Ebre et des Pyrénées et, qu'avec ce monde, il se serait passé ce que nous avons exposé ci-dessus.

La collectivisation doit être étudiée sur la base de la situation économique réelle de l’Espagne avant 1936. Avec une industrie peu développée et une agriculture divisée entre micro-exploitations et grandes propriétés, le problème de la dimension des champs était d’importance vitale dans presque tous les cas. La guerre obligea le gouvernement républicain et Franco à augmenter la production agricole et industrielle pour s’assurer la victoire. Du côté républicain, les collectivisations sanctionnées par le gouvernement local de Catalogne et par le gouvernement national de Madrid, jouent le rôle de réaliser la concentration industrielle nécessaire, condition incontournable pour augmenter la productivité. Augmenter la base productive est un progrès qui se réalise en termes exclusivement capitalistes  : il conserve toutes les caractéristiques de la production de biens et de capitaux, respecte la propriété privée, etc. Mais il s’agit d’un progrès nécessaire, pas seulement au vu du triomphe du camp républicain  ; aussi dans l’hypothèse où les prolétaires auraient pris le pouvoir le 19 juillet, ceux-ci auraient dû procéder de la même manière, en développant un système industriel à base capitaliste comme unique moyen pour atteindre la capacité productive nécessaire pour faire face à une guerre dans laquelle ils auraient été encore plus isolés de tout ce qui n’eût pas été du camp républicain. C’est seulement en dépassant le retard atavique de la campagne et de l’industrie espagnoles qu’aurait pu se développer une classe prolétarienne suffisamment compacte et puissante pour affronter la guerre.

Et nous ajoutons: le camp républicain a perdu la guerre dans le domaine économique parce que l’augmentation de la capacité productive ne pouvait être réalisée que par la force politique qui dirigeait la majeure partie de prolétariat. Puisque la bourgeoisie et la petite bourgeoisie ont continué à gouverner, leurs tendances centrifuges, qui s’étaient manifestées comme lutte contre la collectivisation dirigée par le PCE et l’UGT, rendent vaine l’unique politique économique valable en cette circonstance.

Quand la bourgeoisie recouvra la propriété privée de ses usines en Catalogne, après février 1939, elle découvrit que celles-ci se trouvaient dans des conditions meilleures qu’elles ne l’étaient au moment où elle les avait abandonnées  : la guerre avait permis le processus d’accumulation du capital que la bourgeoisie n’avait pas été capable d’accomplir; le prolétariat réalisa ce que la bourgeoisie n’avait pu faire en 150 ans d’histoire; mais il le fit pour la classe ennemie, ce qu’il ne voulait certainement pas. Telle fut sa tragédie.

 

A propos des milices ouvrières

 

Les milices ouvrières étaient des organisations militaires créées par des partis et des syndicats qui partaient combattre en première ligne contre les militaires rebelles, après qu’ils aient été battus dans les principales villes. Surtout à Barcelone, où les milices, parties pour l’Aragon et dirigées par les principaux chefs anarchistes, prirent un caractère romantique de libérateur des paysans opprimés depuis des siècles. Mais au-delà de la mythologie milicienne, les milices devinrent par la suite un phénomène [le lieu] du processus d’encadrement du prolétariat sous le drapeau bourgeois de l’antifascisme et de la collaboration des classes.

Dans un premier temps le prolétariat agit avec les armes des militaires battus et les autorités républicaines sanctionnent légalement l’inévitable. Tout de suite après, en suivant les indications des syndicats et des organisations politiques, les prolétaires armés montent au front pour conquérir les villes alors aux mains des militaires rebelles (de Barcelone à Saragosse), ou pour arrêter leur avancée (de Madrid à la Sierra Norte et à Guadalajara). Les fronts se stabilisent ainsi que l’organisation des miliciens en colonne afin de sauver l’État républicain de la menace militaire. Puis les milices s’intègrent dans l’Armée Républicaine, les irréductibles sont expulsés ou s’en vont volontairement, le désarmement du prolétariat se termine au moment où la répression républicaine à l’arrière n’est pas contrecarrée par les prolétaires encadrés dans les milices prolétariennes du front.

De juillet 36 à mai 37, la bourgeoisie n’avait rien d’autre à faire que d’attendre. Les organisations ouvrières se sont chargées de justifier progressivement le désarmement au nom de l’efficacité militaire. Et la logique est accablante: la direction prolétarienne, dont faisaient partie principalement la CNT-FAI et, dans une moindre mesure, le POUM, pousse le prolétariat à combattre pour la République, qu’ils identifient alors à un régime «prolétarien». Ils sont placés sous la discipline politique de la bourgeoisie; de là à accepter la discipline militaire le pas est vite franchi. En 1936 il n’existe pas d’armée prolétarienne, sinon dans le sens d’une armée formée de prolétaires sous direction bourgeoise, indépendamment du fait qu’il y avait dans la hiérarchie des militants ouvriers de premier plan. D’autre part, les prolétaires qui combattent dans les rangs de Franco sont effrayés par une répression brutale et sans scrupules dès   le premier jour. Ce ne sont pas des troupes anti-prolétariennes sinon dans le sens d’être dirigées dans ce but. De chaque côté du front, la nature des deux armées est déterminée par le pouvoir bourgeois qui les commande l’une et l’autre et de chaque côté du front la bourgeoisie envoie au massacre les ouvriers les uns contre les autres.

 

Contre-thèse 10.

En 1936 il n’a pas été possible de développer la lutte révolutionnaire à cause de l’appui insuffisant dont bénéficiaient les courants révolutionnaires organisés.

 

Cette position ambiguë a été défendue par les membres de la CNT-FAI qui ont choisi de céder le pouvoir en Catalogne à la bourgeoisie. Il s’agit de la fameuse polémique sur le fait qu’il aurait été possible «d’aller prendre tout» lancée par Garcia Oliver, chef de la CNT et ensuite ministre républicain. Grâce à cette position, la majeure partie de la CNT peut soutenir que, étant donnée la faible force organisationnelle de la CNT dans tout le pays, une «prise du pouvoir» de sa part aurait impliqué une «dictature anarchiste» contraire à ses principes.

 

Thèse 10.

En 1936 les anarchistes organisés dans la CNT-FAI ne sont pas capables de gérer le pouvoir à cause non pas tant d’une contradiction avec leurs principes que de la politique de collaboration avec la bourgeoisie qui dominait dans cette organisation, exaltant la lutte antifasciste.

 

Selon les positions défendues par les leaders anarchistes, après que le prolétariat armé ait empêché le coup d’État dans les grandes villes du pays, la CNT, la seule organisation de masse qui avait toujours défendu  la nécessité de la lutte directe contre la bourgeoisie, ne disposait d’une force prolétarienne organisée que dans la région catalane; toute tentative de prendre le pouvoir en Catalogne aurait signifié son isolement du reste du pays qui était sous le contrôle du gouvernement républicain.

Cette position cache que juste après la victoire sur les militaires, les chefs anarchistes avaient déjà accepté que le gouvernement bourgeois de la Generalitat continue d’exercer ses fonctions: ils reconnaissaient par conséquent le pouvoir de la bourgeoisie comme le seul possible, acceptant de collaborer avec lui, et ce n’est que par la suite qu’ils théorisèrent l’impossibilité de le renverser.

En réalité, les journées de juillet montrent que le prolétariat dans toute l’Espagne avait objectivement la force suffisante pour balayer la bourgeoisie. Mais ses leaders avaient écarté cette possibilité en défendant depuis les deux années précédentes le programme antifasciste de collaboration entre les classes.

Les leaders de la CNT affirmaient: nous pouvons compter sur une force réelle seulement en Catalogne, partiellement à Madrid et encore moins à Valence. On voit clairement comment leur «programme révolutionnaire», diffusé sous forme de propagande depuis 1931 et qui prévoyait sa mise en œuvre au moyen de multiples insurrections locales suscitées par la stratégie de «gymnastique révolutionnaire», ne fut rien d’autre que du verbiage; ils disaient comptaer sur la «spontanéité des masses» mais ils la repoussèrent dès qu’elle émergea dans toute sa force. Tandis que les leaders anarchistes discutaient avec la Generalitat, ils laissaient aux mains de la bourgeoisie républicaine le prolétariat des zones prises aux militaires et, surtout, le prolétariat agricole andalou et de l’Estrémadoure, protagoniste de nombreux exemples héroïques de lutte dans les mois précédant le coup d’État. Ce prolétariat, poussé à la passivité par les chefs de l’opportunisme ouvrier et par la petite bourgeoisie locale, sera massacré au bout de quelques semaines par les troupes marocaines conduites par Franco. D’autre part, en suivant le cours des événements dans l’axe essentiel Barcelone – Madrid – Valence, nous voyons que les leaders anarchistes se refusèrent à lancer le mot d’ordre de la prise du pouvoir; Madrid sera abandonnée à son destin par le gouvernement central en novembre 1936, laissant aux prolétaires madrilènes tout le poids de la défense de la ville. Le PCE à ce moment préféra ne pas parler de défense de la République, mais de révolution, dans le but de gagner de l’influence sur la classe ouvrière. À Valence, quelques semaines après, la partie la plus irréductible des milices, appuyée par les comités ouvriers locaux, manifesta dans les rues contre la politique du gouvernement. Enfin, au début de mai 1937 et au cours de ce mois, la réaction partira des deux villes, Madrid et Valence, contre une Barcelone ouvrière qui s’était insurgée. Les leaders anarchistes abandonnèrent à leur destin les prolétaires agricoles, refusèrent d’affronter le gouvernement républicain à Madrid et à Valence puis, enfin, acceptèrent la réaction bourgeoise contre la ville qu’ils n’avaient pas voulu contrôler; une Barcelone exclusivement aux mains des ouvriers aurait constitué un exemple pour les prolétaires de tout le pays et aurait peut-être pu constituer un point de départ pour changer le cours des événements. Les forces prolétariennes existaient mais il manquait tragiquement l’influence déterminante et la direction du parti communiste révolutionnaire, un parti qui ne pouvait pas se créer au cours de la guerre civile et surtout ex nihilo.

 

Contre-thèse 11.

En 1936, en Espagne, il n’y a pas eu de révolution, mais un processus révolutionnaire durant lequel, à l’insurrection ouvrière contre le coup d’État, succèdent une vacance du pouvoir de la part de la bourgeoisie et l’apparition d’un pouvoir embryonnaire des comités ouvriers.

 

Cette contre-thèse, défendue aujourd’hui par des groupes d’ultragauche, est une formulation ex novo à partir de la contre-thèse 9 initiale, à laquelle s’est ajoutée l’idée de la «révolution en puissance» pour échapper à l’évidence historique qu’il n’y eut aucune révolution, mais sans rejeter «l’originalité espagnole», qui aurait vu se développer une révolution caractérisée comme anarchiste. Les partisans de cette position prétendent s’être inspirés des textes de la Gauche Communiste pour l’élaborer.

 

Thèse 11.

La riposte ouvrière au coup d’État n’a pas été une insurrection révolutionnaire, et les comités ouvriers n’ont pas été des embryons de pouvoir prolétarien.

 

La thèse du marxisme révolutionnaire est claire et elle s’applique à tous les pays et à tous les moments de l’arc historique: la révolution prolétarienne peut se réaliser uniquement en présence d’un parti de classe avec un fort enracinement parmi les masses prolétariennes et une organisation solide et compacte, basée sur le programme communiste révolutionnaire, en passant nécessairement par la prise du pouvoir insurrectionnelle et la dictature de classe exercée par le parti.

Le courant libertaire, qui a nié cette thèse dès son apparition en s’affrontant à Marx et Engels dans la Première Internationale, soutient que la Guerre Civile espagnole fournit la preuve qu’une révolution sans parti et sans prise du pouvoir est possible. Pour défendre cette position, il a recouru soit à l’argumentation classique exposée dans la contre-thèse 9, soit à des formes plus raffinées comme celle que nous réfutons dans notre thèse. Au-delà des problèmes d’approche formelle, le contenu est toujours le même: on prétend théoriser la possibilité de faire abstraction de la lutte politique conduite par le Parti Communiste, l’organe de combat de la classe prolétarienne. Et en dernière analyse, on recourt toujours à quelque fatalité insurmontable pour expliquer la faillite du prolétariat et pour soutenir la nécessité de faire la révolution sans le parti.

En l’espèce, il est évident que l’expression «processus révolutionnaire» est un simple jeu de mot destiné à couvrir le vide théorique qui apparaît quand on ne veut pas parler de «révolution». Qu’est-ce qu’un processus révolutionnaire, sinon une révolution, victorieuse ou battue? Les partisans de cette position disent, en réalité, qu’il y a eu une révolution en Espagne, mais ils ne le soutiennent pas ouvertement pour ne pas montrer l’effondrement des théories libertaires après qu’elles aient affronté le feu de la dure réalité.

D’autre part, les comités ouvriers, qui selon eux auraient pu être «un pouvoir prolétarien» s’ils avaient pu se déployer sans entraves, sont simplement des organismes qui ont émergé au sein de la CNT pour satisfaire aux exigences de base (fournitures, etc.) après les combats de rue contre les militaires. Ce sont des organismes techniques du syndicat ayant pour tâche de faire valoir sa force mais ils ne sont en aucune manière, comme ils le prétendent, des embryons de conseils ouvriers, de soviets ou de juntes révolutionnaires. Nous rappelons ici la signification historique qu’eurent les soviets comme forme d’État prolétarien: ses fonctions s’accomplissaient non comme une tâche d’un syndicat, mais comme organisme de combat de tous les prolétaires dirigés par le Parti Communiste révolutionnaire; et les prolétaires appartenaient au soviet au-delà de leurs positions idéologiques, qu’ils soient adhérents ou non au parti, du simple fait d’être des prolétaires.

Les comités des ouvriers en Espagne furent sans aucun doute l’expression de la force de la classe ouvrière et autour d’eux s’organisèrent les travailleurs les plus disposés à combattre non seulement contre les auteurs du coup d’État, mais aussi contre la bourgeoisie du camp républicain. Mais leurs attributions finissent là; ils ne remplacent pas, ni potentiellement ni de fait, la nécessité pour le prolétariat de se doter de ses propres organismes qui constituent la base de son État de classe.

 

Contre-thèse 12.

La révolution prolétarienne fut étouffée par le stalinisme.

 

Selon cette position, commune à tous les courants libertaires en Espagne, il y a eu une contre-révolution stalinienne, dirigée par le PCE en tant qu’agent principal de la lutte contre les conquêtes ouvrières et défenseur de l’État républicain.

 

Thèse 12.

La «contre-révolution» en Espagne ne fut pas l’œuvre du stalinisme mais de la bourgeoisie des deux camps dans le contexte général de la guerre impérialiste où chaque puissance impliquée luttait pour défendre ses intérêts, dont le premier était de maintenir le prolétariat soumis aux exigences de la guerre; et cet objectif était défendu par tous les courants en présence.

 

Au sens strict du terme, si on ne peut parler de «révolution» en Espagne, on ne peut pas parler non plus de «contre-révolution».

Le terme «contre-révolution» peut être entendu aussi dans le sens d’une politique et d’une action préventive de la classe dominante bourgeoise face au danger imminent de la révolution prolétarienne. Mais même de ce point de vue il n’est pas correct de parler de contre-révolution en Espagne puisque, en l’absence d’une influence décisive du parti communiste révolutionnaire sur de larges couches prolétariennes et en l’absence d’une tradition de lutte classiste enracinée dans les rangs prolétariens, le mouvement ouvrier espagnol – dirigé par des partis opportunistes liés à la tradition sociale-démocrate, au stalinisme et à l’anarchisme ainsi que par des syndicats tout autant opportunistes – n’a jamais réussi à rompre avec la collaboration interclassiste. C’est pour cela que la combativité particulière et continue que le mouvement ouvrier espagnol a exprimée dans les années trente du siècle dernier n’a pas débouché sur la lutte de classe révolutionnaire.

Le stalinisme est le nom synthétique que nous utilisons pour faire référence à la contre-révolution qui, dans la Russie soviétique et dans tous les pays touchés par la vague révolutionnaire qui s’ouvre avec la prise du pouvoir par les bolcheviks en 1917, a frappé l’avant-garde communiste du prolétariat et liquidé non seulement ses représentants en chair et en os, mais aussi tout le travail de restauration doctrinale initié par Lénine et ses camarades en réponse aux précédentes vagues de dégénérescence opportuniste.

Il est inutile d’approfondir les aspects du bilan de la contre-révolution que notre courant a élaboré dès le moment où il disposa des forces nécessaires pour réaliser cet objectif et sur la base duquel la reconstitution du parti communiste a été rendue possible; c’est un travail auquel le parti actuel se réfère continuellement. Soulignons qu’une des principales conséquences de la contre-révolution a été d’identifier définitivement les intérêts du capitalisme russe à la politique suivie par les partis communistes dans chaque pays. La lutte pour la révolution prolétarienne fut ainsi rejetée et remplacée par des accords avec les différentes bourgeoisies nationales selon les exigences de la puissance impérialiste russe.

Nous avons expliqué les caractéristiques spécifiques de cette politique en Espagne dans la thèse 1. Il faut noter que cette politique a été adoptée afin de garantir que le prolétariat espagnol ne puisse rompre les liens qui le contraignaient à la collaboration de classe imposée par ses organisations politiques et syndicales avant même la Guerre Civile. Ces liens n’étaient pas solidement assurés par les leaders anarchistes, qui subissaient une pression très forte de la part de la base ouvrière, ni par le POUM ou la Gauche Socialiste qui avaient formellement proclamé la nécessité de prendre le pouvoir dans les années précédant la Guerre Civile, mais qui dans cette période faisaient face à une base rebelle qui ne partageait pas leur mot d’ordre de pacification.

D’autre part, le chaos qui a suivi le coup d’État, quand les prolétaires avaient le contrôle de la rue, a rendu nécessaire un parti centralisé qui soit capable d’imposer les intérêts de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie une fois que celles-ci avaient perdu la force politique donnée par les partis traditionnels, qui, de leur côté, se trouvaient alors dans une situation diffcile, étant donné leur politique de permissivité lors des affrontements avec les militaires rebelles.

Le PCE, représentant des intérêts russes en Espagne, le PSUC succursale catalane de celui-ci et surtout la diplomatie et les corps répressifs russes établis en Espagne, accomplirent la tâche de répression préventive contre les prolétaires que les syndicats et les organisations politiques n’étaient pas en mesure d’assumer. Cela a été, par conséquent, une répression typiquement bourgeoise, physique et non idéologique, apte à encadrer les forces les mieux disposées, parmi les classes moyennes, à mener l’attaque contre le prolétariat au nom des intérêts supérieurs de la patrie en guerre. Ses caractéristiques les plus infâmes – la liquidation des dirigeants du POUM et des milliers d’ouvriers de la CNT et de ceux du courant trotskyste – n’appartiennent pas exclusivement au stalinisme, mais sont communes à toute la bourgeoisie. Si ce furent les services secrets russes qui, sous couvert de mener la «guerre révolutionnaire nationale» préconisée par le PCE, se salirent les mains, cela fut possible parce qu’ils s’appuyaient sur le parti le plus puissant au service de l’ordre républicain. L’expérience russe les aida certainement, mais la contre-révolution en Russie avait été dirigée contre une avant-garde marxiste qui devait être anéantie y compris en doctrine (c’est la caractéristique essentielle du stalinisme), alors qu’en Espagne il suffisait d’utiliser la force militaire que par ailleurs la bourgeoisie espagnole avait mise à disposition.

 


 

(1) Même Karl Korsch dans son texte «Collectivisation in Spain», publié dans la revue Living Marxism (1939, vol. 4, n° 6, pp 178-182), soutient la signification «révolutionnaire» des collectivisations réalisées en Espagne ; dans ce texte il écrit que «la lutte des ouvriers espagnols contre le capitalisme nous montre un nouveau type de transition du mode de production capitaliste à celui communal réalisée, bien que de manière incomplète, dans une remarquable quantité de formes».

Mais Korsch va bien plus loin, quand il prétend élever les formes syndicales «anti-centralistes et anti-parti», formes qui procédèrent aux collectivisations, comme exemple organisationnel et tactique pour le mouvement révolutionnaire du prolétariat mondial, en soulignant «le rôle important assumé par le type particulier de syndicat, représenté d’une façon plus caractéristique par les travailleurs de la Catalogne et de Valence», et le fait que «ces formations syndicalistes, anti-centralistes et anti-parti étaient entièrement basées sur la libre action des masses travailleuses», met en relief que «leurs activités de routine comme d’urgence étaient dirigées dès le début non par une bureaucratie professionnelle mais par l’élite des travailleurs dans les différentes industries. Cette même élite consciente, représentée par les comités d’action révolutionnaires créés par les travailleurs en lutte à l’intérieur et à l’extérieur des syndicats pour affronter les divers problèmes au fur et à mesure qu’il surviennent, fournit l’initiative, la consistance, l’exemple et l’action pour les conquêtes fondamentales de la nouvelle période révolutionnaire»; et il en déduit que «cette leçon historique de la collectivisation est d’une importance permanente pour le développement organisationnel et tactique du mouvement révolutionnaire».

 Dommage que dans tout son exposé il n’ait pas même fait seulement mention du rôle déterminant du parti de classe révolutionnaire, c’est-à-dire l’organe politique unique, centraliste et centralisateur, préparé à l’exercice du pouvoir prolétarien révolutionnaire, et dont une de ses fonctions est précisément d’assumer la direction des interventions économiques sur tout le territoire contrôlé par la dictature prolétarienne.

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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