Russie et révolution dans la théorie marxiste

Première partie

Révolution européenne et aire «Grand-Slave» (2)

(«programme communiste»; N° 105; Février 2019)

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26. LES CRITÈRES DU MATÉRIALISME HISTORIQUE

 

S’il ne s’agit pas de comparer en jouant sur des définitions terminologiques formelles et des «catégories» absolues, la culture collective du sol par des groupes qui existait encore en Russie à l’époque moderne, avec l’exigence prolétarienne de conduire de façon communiste la production des biens manufacturés et des denrées agricoles; mais si l’on veut au contraire appliquer correctement la dialectique matérialiste, il faut se demander quelles étaient les conditions du milieu physique et du développement des rameaux de l’espèce humaine qui ont déterminé ce type particulier d’organisation rurale de la société, distinct de tous les autres.

Ce n’est pas le hasard, ce ne sont pas les commandements mystérieux de divinités tutélaires de certaines souches humaines, ce ne sont pas d’indéfinissables traits particuliers présents dans le sang et se transmettant au sein de groupes ethniques isolés, qui expliquent les causes de la diversité des rapports sociaux apparus sur l’arrière-fond commun d’une économie productive à prépondérance agricole, à l’exemple des États de l’antiquité classique méditerranéenne culminant dans l’empire romain, puis dans l’organisation féodale propre aux peuples germaniques qui se répandirent dans l’Europe centrale et continentale du Nord et enfin dans l’organisation originelle (celle qui nous intéresse ici) des habitants du domaine grand-slave.

Nous n’avons pas l’intention de développer une analyse spécifique avec des matériaux complets, mais seulement de rappeler les concepts de base en vue de la meilleure compréhension possible.

Dans ces trois systèmes historiques nous avons, à des stades chronologiques différents, des points de départ communs qui s’érigent sur la base de l’état sauvage des races humaines: l’état barbare inférieur et supérieur, le passage du nomadisme traditionnel des groupes qui ne connaissent pas d’autres activités productives que la pêche, la chasse, la cueillette des fruits spontanément produits par la végétation, aux premiers établissements des hommes sur des emplacements fixes, avec la naissance de l’élevage puis de la culture de la terre selon les cycles agricoles. Selon notre conception, les éléments concernant les conditions matérielles doivent suffire à expliquer les différentes évolutions des types d’organisme social.

Un premier élément est le climat plus ou moins hospitalier et propice à la vie et à la reproduction de l’espèce. Un deuxième, la nature géologico-chimique de la terre et son aptitude à produire dans des temps donnés des aliments et des denrées en nombre suffisant. Un troisième, le nombre et la croissance de la population par rapport à la terre dont elle dispose.

 En fait la culture de la terre à des fins productives agricoles n’est pas la première activité productive humaine. Les sauvages connaissaient déjà la fabrication des outils nécessaires à la pêche, la chasse, la guerre avant de connaître la fabrication de ceux qui servent à cultiver la terre. Quand les peuples nomades, même à des époques relativement récentes, s’en vont piller d’autres communautés organisées, il leur faut savoir construire leurs moyens de transport: chars, pirogues, bateaux et la même chose vaut pour les nombreux exemples de peuples commerçants primitifs. Nous avons donc une production d’objets manufacturés avant d’avoir une production de denrées agricoles. Mais comme nous nous intéressons au passage des premières formes historiques jusqu’à la fin de la barbarie, il n’empêche que les formes de production qui nous intéressent, ainsi que les superstructures sociales puis politiques correspondantes, reposent sur la culture et l’exploitation de la terre. Il nous faut montrer comment sur cette base les diverses conditions du milieu déterminent les différents types d’organisation et de cycles d’évolution. Ceci en tenant toujours compte de cette donnée parfaitement quantitative qui est le rapport entre le nombre de ceux qui composent le groupe humain et la superficie de terre utilisable.

Sous cet aspect les trois types que nous avons rappelés dans ce schéma sommaire se distinguent nettement. Le domaine méditerranéen connaît un climat particulièrement doux sans extrêmes météorologiques, particulièrement sur les côtes des péninsules septentrionales (Asie Mineure, Grèce, Italie), très favorable à la vie des premiers hommes et à la croissance des populations, à l’abri des fortes oscillations climatiques et d’autres causes de destructions. L’origine géologique des sols, avec les dépôts sédimentaires, les soulèvements, l’activité volcanique, les ont rendus chimiquement fertiles et propices à toute végétation, flore et faune. La configuration des terres, des mers et des golfes facilite les communications. De mille façons et pendant des millénaires, les groupes qui atteignirent les rives de cette heureuse mer intérieure tendirent à s’y établir de façon permanente et leur population y augmenta sans cesse.

Ces conditions, présentes de façon analogue sur d’autres mers de la zone tempérée de la planète – la mer de Chine, d’Indochine, le golfe du Mexique –, ont de manière générale rendu plus rapide l’apparition de sociétés très avancées du point de vue de la technique productive et de ce qui en découle, à savoir ce que nous appelons la civilisation.

Sur cette trame de conditions physiques et statistiques s’édifie rapidement un type très évolué d’organisation productive qui va des républiques grecques à la puissante organisation de l’empire romain.

 

27. AGRICULTURE STABLE ET FORMES POLITIQUES

 

Dans l’ABC du matérialisme historique se trouve l’observation évidente selon laquelle le nomadisme ne peut laisser la place à l’exploitation périodique d’une même superficie de terre suffisamment fertile, que lorsqu’existe une sécurité complète du séjour des travailleurs-consommateurs, depuis le temps des semailles jusqu’à celui de la récolte. La répétition en un même lieu du même cycle pendant plusieurs années, pratiquement pendant une période indéfinie, est d’autre part conditionnée par la possibilité de maintenir une fertilité et un rendement permanents de la terre «vierge», qui était dépositaire lors du premier défrichement d’une masse de substances organiques accumulées depuis longtemps. Cela est possible quand le nombre des hommes qu’elle doit nourrir n’est pas trop élevé et quand la technique agricole est suffisamment efficace. Si ces conditions font défaut, la population en question devra quitter les lieux ou dépérir. Le nomadisme recommencera alors, comme dans les fabuleuses histoires des peuples migrateurs.

Les obstacles à l’établissement d’une tribu «colonisatrice» peuvent être des dues à des causes géologiques, des changements climatiques, des cataclysmes, une faune de bêtes sauvages, la disparition d’espèces animales utiles, etc.

C’est un long drame, que nous schématisons ici à l’extrême, que celui du passage des hordes nomades aux établissements sédentaires.

Dans son ouvrage classique sur l’origine de la famille, de la propriété et de l’État, où nous avons tant de fois puisé (voir entre autres les comptes rendus de la réunion de Trieste) (1), Engels donne la preuve que les premières gens stables n’ont pas eu besoin de propriété divisée de la terre, et que par conséquence elles ne connaissaient ni famille ni État.

C’est le fameux communisme primitif de la terre qui était évidemment conditionné par les exigences physico-naturelles indiquées, ainsi que par une exigence sociale: les autres gentes communistes devaient être assez éloignées pour que sur le territoire occupé il n’y ait pas de disputes au sujet des produits et des habitants. Dans une société de ce type tous les membres consommaient en commun ce qu’ils avaient produit en commun; il n’y avait donc pas de classes sociales, et il n’y avait pas d’État puisque c’est une notion de base pour nous qu’il y a État dès qu’il y a organe pour la domination d’une classe sur l’autre.

Cela ne signifie pas qu’il n’y avait absolument pas de division des tâches ni de hiérarchie. Si nous remontons même à la période antérieure à la sédentarisation de la horde errante, il est clair que le groupe de nomades pêcheurs, chasseurs, et même déjà pasteurs, ou carrément pilleurs de tribus et peuples sédentaires, ne pouvait pas ne pas avoir un pilote pour choisir les routes, de ce point de vue un expert en chef, qui ne pouvait pas être un simple doyen ou doyenne du groupe, en raison de la partie physique de ses fonctions. Nous disons cela parce qu’il n’est pas nécessaire d’idéaliser outre mesure un prétendu «âge d’or» pour critiquer la hiérarchie sociale moderne. Ce qui est important, c’est la thèse selon laquelle la famille, l’État, la propriété individuelle de la terre, ne sont pas des données éternelles, mais des faits historiques contingents; il est possible de vivre de la culture de la terre sans avoir besoin de la fractionner en possessions familiales autonomes, dans les limites desquelles se déroule le travail, la récolte et la consommation des produits.

Les conditions de stabilité et de sécurité sont donc nécessaires, et historiquement – c’est là où nous voulons en venir – elles trouvent des solutions très diverses.

Bien vite dans l’histoire des civilisations humaines ce sont des solutions de force et donc des solutions d’État et de classe. Il nous faut donc voir quelles sont les formes organisées dans ces trois modèles – solution de facilité pour nous autres créateurs dilettantes comme on sait de schémas types! – que l’on peut appeler latin, germanique et slave.

Dans l’organisation romaine, le paysan qui travaille la terre est défendu contre les envahisseurs et les pillages par une milice d’État permanente. Mais, si nous laissons de côté pour le moment les esclaves, présents surtout dans les villes et les terres avoisinantes, le légionnaire et le paysan sont une seule et même personne. Au fur et à mesure que se développe le type d’organisation qui s’est établie dans le jardin méditerranéen, fleur de toutes les terres, il en résulte une augmentation de la population. L’empire s’étend à la périphérie sur des espaces habités par des peuples clairsemés, nomades, ou même sédentaires et libres; il attribue des terres à ses légionnaires qu’il transforme en colons; il éduque les indigènes et les oblige à vivre avec sa technique et son «droit» foncier qui permet de vivre plus à l’étroit. Telle est la forme productive agraire latine classique, base suffisante, quand existent la stabilité et la force politique, pour une gamme très riche d’autres activités humaines, reposant cependant sur le travail sous-rémunéré de la classe des esclaves.

 

28. FORME GERMANIQUE ET RÉVOLUTION CHRÉTIENNE

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Les forces dissolvantes de cette organisation immense furent d’une part, sur le plan intérieur, la révolution des esclaves – qui se drapa dans l’idéologie chrétienne de l’égalité morale entre les hommes et de l’interdiction de posséder des êtres humains – et les oppositions entre la classe des riches propriétaires fonciers et mobiliers et celle des colons libres; et d’autre part la pression des «barbares» qui après avoir été refoulés au-delà des frontières, se remettaient en mouvement par suite de leur croissance démographique et de l’insuffisance tant qualitative que quantitative de leurs lieux d’habitations traditionnels, à quoi s’ajoutait la «contagion» par des besoins et des appétits plus grands transmis aux marges de l’Empire d’Occident et d’Orient. Ces peuples tendaient à un autre type d’organisation stable sur la terre qui est l’embryon de l’organisation féodale à laquelle Rome dut par la suite se soumettre.

Si la «civilisation» de nos adversaires était une valeur absolue, une comparaison entre le Moyen âge chrétien féodal et l’antiquité gréco-romaine prêterait beaucoup à discussion. La gamme des activités humaines techniques et même culturelles, paraît s’être réduite pendant de nombreux siècles, bien que la pensée bourgeoise moderne ait grossièrement exagéré à ce sujet. Les marxistes, qui n’ont pas de telles faiblesses, n’hésitent pas à voter pour le monde classique en ce qui concerne la philosophie, la science, l’art, le droit, et pour le monde chrétien en ce qui concerne la dialectique sociale. De ce point de vue, le heurt des hordes barbares et du Messie sémite, descendant d’une série d’autres grandes «civilisations», contre l’immense État de Rome, fut bel et bien une révolution.

Les peuples du centre-nord de l’Europe se trouvent dans des conditions bien différentes. Un climat rigoureux qui se prête sans doute à la pêche et à la chasse, mais qui est beaucoup plus défavorable que le climat méditerranéen à la végétation naturelle et à l’agriculture. Une étendue des espaces continentaux et un éloignement des côtes qui en dépit des cours d’eau contribuent à retarder les progrès de la technique productive et les communications. Si le climat n’est guère favorable, les terres ont cependant une fertilité satisfaisante parce que le colossal massif montagneux du centre assure aux plaines les eaux courantes et les sédiments chimiquement utiles. Des forêts s’étendent partout dans les plaines et les montagnes, et les espaces arides et steppes ne prédominent pas. Avant que l’homme n’arrive à le transformer au cours des siècles, ce milieu naturel ne permettait qu’une faible densité d’habitants et ne se prêtait guère à l’installation de la population assez peu importante dans des établissements fixes. Il était impossible d’arriver aux grandes agglomérations des rives chaudes de la Méditerranée (ou d’autres mers méridionales) et les tribus nomades s’installaient en général dans de petits villages.

La forme étatique qui succède ici au communisme primitif originel ne prendra pas le caractère puissamment unitaire et central qui fut celui de l’Empire. Pour pouvoir travailler dans des établissements fixes, les groupes d’agriculteurs auront besoin d’une protection contre d’autres peuples et d’autres groupes encore nomades et très puissants. Ils seront sous la garde d’une classe d’hommes en armes ayant à leur tête le seigneur féodal, avec toute une ramification de petits pouvoirs, quasi étatiques. Sur ces derniers s’élèveront peu à peu, et de façons très diverses, des engrenages, toujours cellulaires et fédéralistes, qui ne tendront à faire renaître l’État unitaire, restaurateur en théorie du type juridique romain, qu’à l’époque bourgeoise, lorsque la production et l’économie agricoles ne seront plus fondamentales mais que l’économie manufacturière l’emportera.

Nous ne voulons pas nous étendre sur les différences entre ces deux types sociaux, qui sont tous deux des exemples d’organisation sédentaire d’une société agraire et qui, aux époques historiques qui leur correspondent, prennent appui sur un équipement technique et un outillage peu différents. Cependant la diversité de l’environnement et corollairement la diversité de la croissance de la population et du développement de ces deux types, engendrèrent des caractéristiques très différentes dans les superstructures politiques: centralisme latin, fédéralisme germanique, esclavagisme latin, franchise-servitude germanique; armée étatique latine, petites milices nobles germaniques; paganisme latin, christianisme germanique; culte latin de la beauté et de la joie, culte médiéval du renoncement et de l’ascétisme.

Selon nous, pauvres matérialistes schématiques, toute cette danse des hautes valeurs de l’esprit a été déterminée par quelques chiffres: température, teneur en humidité, production géologique de potassium, de phosphate, d’azote en quantités données; degré de développement de la matière organique végétale et animale dans les mêmes conditions; effet de l’ensemble sur l’évolution de l’animal-homme quant à la durée de vie, probabilité de trouver de la nourriture et fécondité correspondante ainsi que rapport favorable en conséquence entre les facteurs de survie et de reproduction et les facteurs de stérilité et de mort, et ainsi de suite. Même si cela ne vous plaît pas, il en est ainsi Messieurs les bourgeois.

 

29. FORME SLAVE D’ORGANISATION DE LA TERRE

 

Après avoir brièvement distingué socialement et historiquement ce troisième type des deux autres, nous grefferons sur son étude la critique fondamentale d’Engels au sujet de la vitalité historique de la communauté agraire russe et de l’affirmation qu’elle puisse déboucher sur le socialisme tel que nous l’entendons, le communisme post-capitaliste.

Ce troisième domaine est plus continental et tourné vers l’intérieur par rapport au deuxième que ne l’était celui-ci par rapport au premier. Les étendues immenses situées entre des mers très lointaines ne bénéficient pas de la proximité de montagnes dignes de ce nom, de telle sorte que des hivers très rudes alternent avec des étés secs et torrides. La mer et le découpage de la croûte terrestre selon l’altitude sont les deux grands volants de régulation des cycles de la vie organique puis de la vie humaine; elle demanda au milieu ambiant, selon les époques, de la chaleur, mais pas trop, du froid, mais pas trop, un temps sec, mais pas trop, un temps humide, mais pas trop. La réponse donnée par le milieu de notre troisième zone, la zone grand-slave, aux exigences tacites du bouillonnement de la chimie organique et de la poussée de la vie, est de manière générale: non!

A l’inverse de la situation méditerranéenne complètement différente – une mer au milieu de quantité de terres –, nous avons une terre immense et plate au milieu de nombreuses mers, si éloignées qu’il faudra de nombreux siècles pour savoir si elles communiquent entre elles et de quelle manière. Il suffit de cette morphologie, de cette simple topologie, pour expliquer la lenteur du développement – sans parler de la physiologie, comprise dans un sens non organique, de cette zone géographique.

Il est tout à fait inutile de nous étendre sur la description de la fertilité de la terre russe. Il nous faudra y revenir. A l’exception d’une façade le long de cette extrémité de la Méditerranée que constitue la Mer Noire, la fertilité y est minime et avec des économies locales naturelles seule une très faible densité de population y est possible.

Pendant longtemps cette steppe immense n’a pas connu de peuples sédentaires, mais seulement des passages continuels de hordes de toutes espèces, attirées par les lointains mirages de l’ouest et même de l’est, reflux de deux palingénésies sociales si différentes.

Si ce peuple est jeune, c’est dans le sens où il n’a pu se sédentariser que récemment; il a passé beaucoup plus de temps à parcourir le chemin que les peuples antiques avaient autrefois suivi en brûlant les étapes.

Il est bien connu qu’à la date de 1875, une étude de la structure de cette zone ne permettait pas d’y déceler des formes capitalistes – qui au contraire apparaîtront en plein développement à la lumière d’une étude de 1954 (2); mais nous ne parviendrons pas non plus à y constater le passage de formes historiques analogues à la forme féodale germanique, pas plus que nous n’avions trouvé dans l’Europe centrale, avant le féodalisme, des formes similaires à celles du type classique.

Nous sommes donc en présence d’une troisième voie historique (européenne) de sortie de la barbarie et de formation d’une société sédentaire et d’un État.

Alors que dans la zone méditerranéenne nous ne trouvons pas de vestiges historiques d’un communisme initial (bien que nous soyons convaincus que cette phase a existé partout) et que nous en trouvons au contraire de fréquents dans la zone centro-européenne – y compris transcrites dans certaines formes et certaines institutions particulières du droit germanique existant dans les codes en vigueur –, dans l’aire slave nous sommes en présence d’une forme où prédomine la communauté de village, bien que déjà impure, qui n’a évolué que depuis peu en propriété familiale.

Mais il y a une autre grande différence. Nous sommes en présence également, si l’on peut dire, du nomadisme; il existe aux confins de l’Iran, de l’Afghanistan et du Tibet des peuples qui n’ont pas encore de résidence fixe, qui ne cultivent pas la terre mais tout au plus élèvent du bétail.

Les conditions différentes du milieu physique différents ont donc donné aux phases d’organisation humaine un développement plus lent étant donné qu’il est certain que l’apparition de l’espèce humaine dans ces zones eurasiatiques est parmi les plus anciennes.

La constitution d’une organisation sociale sous la tutelle du village de cultivateurs sur son territoire, survenue là où il était en contact avec les villages européens plus avancés a donc eu des caractéristiques originales, qui ne sont pas celles latine ou germaniques. Elles ont quelque chose du centralisme étatique militaire, quelque chose du caractère centrifuge de la noblesse féodale et une certaine analogie avec la forme asiatico-indienne dont nous ne nous sommes pas encore occupés.

Dans cette dernière, à un réseau de villages communistes, se superpose le pouvoir armé d’un satrape, monarque ou despote, qui contrôle et administre une zone immense dont tous les villages lui versent un tribut, comme dans les civilisations antiques de l’Asie Mineure et de l’Égypte. Il manque un seul type social: le citoyen libre classique; il y a des masses d’esclaves et des masses de serfs sous forme de «communautés serves», un seul grand autocrate et une couche de petits seigneurs.

Otons les communautés libres ou serves, et nous aurons l’organisation latine.

Otons les esclaves et les communautés, conservons les serfs, et nous aurons l’organisation germanique.

Otons les esclaves véritables, mais conservons les serfs individuels des nobles et les communautés serves du monarque – ou mieux de l’État – et nous aurons la société russe du dix-neuvième siècle, peu modifiée par la réforme de 1861.

Elle a absorbé de l’Europe assez de christianisme pour ne pas admettre les esclaves et le marché de personnes humaines.

Elle a conservé de l’Asie assez de despotisme pour admettre encore le village agricole serf du despote ou, pour être plus exact, «de l’État central».

Le passage du féodalisme au capitalisme s’y posera évidemment de façon différente, de même que le rapport entre ce dernier et la perspective socialiste.

Le souvenir du nomadisme est encore vivace. Aux alentours de 1250 un empire mongol nomade s’appelait ainsi: c’était la fameuse Horde d’Or; et jusqu’en 1300 la Russie, à l’exception du petit duché de Moscou, demeura presque toute sous l’empire immense des Khans mongols qui, au milieu du treizième siècle, allait de la Chine à l’Adriatique. Chez nous, c’était l’époque de Dante.

Parvenus à ce niveau de la série dialectique de notre petit schéma historique, nous pouvons faire le point et passer à la question d’Engels: le mir russe était-il encore au stade du communisme, primitif mais pur, ou avait-il déjà sombré dans un système d’exploitations parcellaires familiales, puant la bourgeoisie à cent lieues?

 

30. AIRES ET CYCLES EUROPÉENS ET ASIATIQUES

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Nous nous sommes arrêtés au seuil de l’analyse d’Engels de la communauté russe survivant à son époque (liée à la question de savoir de quelle façon elle se dissoudrait dans la propriété privée de la terre, et s’il était possible d’éviter ce stade en passant directement à la forme communiste supérieure de la production à la fois industrielle et agricole pour laquelle l’Europe est mûre, selon le socialisme) pour examiner les trois types européens du mode agraire de production issus de la barbarie primitive: les «civilisations» gréco-romaine, germano-chrétienne et grand-slave; et nous avons rapporté ces «modèles» à trois aires géographiques et à leurs caractéristiques physiques. Le dernier des trois types, le plus récent, le plus jeune, celui qui au fond, pour la culture courante, semble encore tenir en réserve l’explosion de son «complexe» particulier d’organisation humaine et de son leadership, de son pilotage du monde, parce qu’il n’a pas encore entonné son chant de victoire – d’où aujourd’hui la peur panique d’une bande et les hymnes apologétiques de l’autre – nous a conduit aux marges du territoire asiatique; là il semble s’entremêler avec des civilisations très anciennes, avec des modes de vie historiques qui ont précédé par des voies diverses l’Europe méditerranéo-païenne et l’Europe féodalo-chrétienne et leur ont transmis un ensemble de dotations et de conditions.

Nous avons signalé en quoi le type de développement indo-asiatique, en tant qu’organisation de la production rurale, se distingue des trois types décrits; mais nous n’avons pas indiqué, même dans les termes sommaires et élémentaires de notre étude, les conditions physiques de son aire territoriale (rappelons qu’il s’agit des préliminaires à un problème moderne).

Toujours pour la culture orthodoxe (que l’on admette une origine biologique unique ou multiple de l’espèce humaine) qui veut faire découler ces différentes «destinées» ou «missions», non pas des caractéristiques du milieu et des techniques de production, mais de stigmates ou d’empreintes originelles des peuples acteurs de l’histoire selon la vision académique, nous ne serions pas en règle avec les distinctions ethnographiques qui s’appuient sur la race et sur le sang; et encore moins avec celles des systèmes spirituels que chaque lignée aurait reçus en héritage d’éclairs de génie d’esprits surhumains, ou de découvertes particulières de la pensée de sages ou d’écoles antiques.

 Après avoir divisé en trois secteurs sociaux-historiques la souche de la race blanche qui jusqu’à il y a un demi millénaire était cantonnée dans la seule Europe, nous serions sur le point d’oublier que c’est l’une de ses branches ethniques qui occupe une part importante l’Inde, ainsi que d’autres territoires de l’Asie occidentale et de l’Afrique septentrionale. Et nous laisserions ce rameau de la souche aryenne, ou indo-européenne, faire cause commune avec les Jaunes, les Mongols, races de couleur qui à leur tour plongent les racines de leur histoire organisée dans des millénaires bien plus reculés que les nôtres.

En suivant notre voie qui n’est ni spirituelle ni idéalistes, mais matérialiste, nous affirmons avec une formule, sommaire si l’on veut, que les mêmes conditions géographiques conduisent pour l’essentiel aux mêmes développements de l’organisation de l’espèce humaine, autrement dit, aux mêmes formes d’histoire et de société.

Que faudrait-il dire dans cette optique, du «quatrième domaine», le domaine asiatique – que nous traiterons probablement à fond à propos des révolutions orientales actuelles – en comparaison avec les domaines déjà cités: méditerranéen – centro-européen – panrusse (en évitant délibérément le terme grand-russe qui a un sens limitatif)?

 

31. FORME ASIATIQUE DENSE ET CLAIRSEMÉE

 

Le continent asiatique, le plus étendu et en même temps le plus ventru dans sa forme, de telle sorte qu’il a un très petit «rayon moyen» (faible développement des côtes relativement à sa superficie), voit encore aggravé le caractère de vastes plaines éloignées des mers, qui constitue le caractère négatif de l’aire grand-slave, la dernière que nous avons examinée en Europe. Mais ses plaines ont des caractères opposés selon qu’elles sont situées, en gros, au nord ou au sud, à cause de l’influence des massifs montagneux. Les influences de ce genre sur le climat – et la fertilité des sols – s’ajoutent à l’effet de la latitude. On y trouve en effet, au nombril de son immense ventre de terre, les montagnes les plus hautes du globe, et des fleuves colossaux en descendent naturellement.

Les montagnes sont relativement proches des côtes méridionales, qui ne manquent pas de méditerranées ou de mers intérieures s’ouvrant sur l’océan chaud parsemé d’archipels grandioses. Les fleuves, qui ont des cours relativement brefs, charrient des alluvions et des limons fertiles depuis les massifs montagneux en désagrégation; ajouté au climat tempéré et chaud et à un ensoleillement favorable. Tout cela rend les terres aptes à accueillir et à nourrir des populations à très forte densité, dépassant même celles d’Europe. Les voies fluviales relient des côtes chaudes et des mers navigables en toute saison. Ces facteurs ont facilité la fixation des peuples et la fin du nomadisme. La forme terrienne de production cyclique et sédentaire qui en a découlé, a, surtout en Inde, conservé le communisme villageois primitif, sans partage en possessions privées. Mais les luttes pour défendre les établissements contre les mille invasions de peuples en croissance démographique frénétique, ont conduit à la superposition à ce communisme villageois d’un système d’Etat politique et d’une «société civile», avec des pouvoirs locaux et centraux ainsi que des castes sociales. Le résultat a été l’asservissement des communautés de travailleurs, devenues tributaires du seigneur militaire et de la hiérarchie sacerdotale, alors que se formaient précocement de villes immenses habitées par des artisans misérables et semi-esclaves. Nous avons rappelé à plusieurs reprises les considérations de Marx sur l’immobilisme historique de ce système: dans la mesure où le «micro-communisme» originel de la production rurale ne s’est pas dissous dans la parcellarisation des exploitations, l’évolution vers une production marchande généralisée avec toutes les formes d’échange entre établissements distants les uns des autres a été retardée – alors que c’est une caractéristique de la «très riche» histoire européenne.

La Chine (mais ce n’est pas notre sujet) avec une densité humaine analogue et une abondance en général de produits alimentaires, est arrivée à une forme plus proche du féodalisme du Moyen âge européen, avec une classe de paysans serfs et des exploitations familiales séparées et assujetties aux seigneurs, soumises au vaste réseau de contrôle d’une bureaucratie d’Etat vaguement centralisée. Les évolutions qui en sont issues sont-elles donc aujourd’hui à la veille d’une transformation révolutionnaire en des formes mercantiles comme celle que l’Europe a connue à la suite des révolutions du dix-neuvième siècle et des luttes pour la création d’États-nations solidement organisés?

Il nous faut maintenant indiquer les conditions différentes du milieu physique que l’on trouve dans l’Asie septentrionale. Là, les grandes montagnes sont très éloignées d’une côte arctique gelée et les fleuves dans leur très long cours abandonnent vite les sédiments utiles. Coulant avec lenteur, limpides, glacés et lents, ils ne peuvent fertiliser les steppes immenses ni faciliter les communications. Leurs embouchures restent inaccessibles et inconnues. La Sibérie avec une densité proche de zéro ne sera qu’une colonie des Russes européens; l’Asie centrale ne connaîtra jusqu’à l’heure actuelle comme forme productive de base que l’élevage nomade. Lorsqu’il est sorti d’Europe, le capitalisme moderne a répandu au-delà des limites et des barrières naturelles ses formes organisées et en pleine maturité; il a percé les isthmes de Suez et de Panama, et il survole de nos jours les calottes polaires par ses lignes aériennes.

Et maintenant il veut tout bonnement, par les mains de la Russie actuelle, doter ce domaine nord-asiatique d’une grande mer intérieure (projet plus avancé que celui du renversement du cours de l’énorme Ienisseï pour le faire se jeter dans la mer-lac d’Aral), révolutionnant ainsi le climat des steppes centrales arides et stériles. Alors même que n’existait pas l’énergie atomique qui, nous dit-on, devrait être utilisée en Asie, un projet analogue avait été élaboré il y a longtemps par les Français pour le Sahara. En devenant une mer, ce dernier aurait vu ses rivages devenir fertiles, échappant ainsi au destin désertique qui est le lot des zones trop éloignées des sillons de la croûte terrestre: leurs fleuves sont directement engloutis dans les sables sans que le chimisme organique puisse se diffuser; et l’esprit tout-puissant tombe, les ailes misérablement rognées, au milieu des ossements calcifiés par le soleil de rares bédouins.

 

32. QUATRE ITINÉRAIRES DU CAPITAL

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Les Etats de la plus haute antiquité n’ignoraient pas les travaux gigantesques. Ils avaient pu les entreprendre parce qu’après avoir dompté l’autonomie des gens communistes, le despotisme asiatique s’était établi sur des territoires suffisamment fertiles pour pouvoir nourrir de grandes masses de population sans qu’il soit nécessaire, comme dans la semi-fertile et semi-tempérée Europe germanique, de les réduire à l’état de misérables paysans parcellaires liés à un lopin de la glèbe – forme économique sans laquelle serfs et seigneurs auraient crevé de faim. Les pharaons régulèrent le Nil avec des digues et des canalisations gigantesques; les Babyloniens et les Assyriens firent de même sur un territoire analogue, entre les grands fleuves du Tigre et de l’Euphrate, très riches en eaux fertilisantes descendues des pics du Caucase et d’autres chaînes immenses.

La grande Sémiramis, qui est connue chez les semi-cultivés comme une grande prostituée, est rappelée au souvenir de la postérité par une inscription multimillénaire – que ce soit elle ou non, en tant qu’individu, qui ait dessiné, non pas son maquillage, mais des tracés grandioses sur des papyrus. Il y est écrit qu’elle érigea d’immenses palais, entoura Babylone d’une muraille sur les sommets de laquelle pouvaient courir sept rangées de chars, domestiqua les fleuves, assécha les marais et irrigua des déserts immenses.

Rome, disposant encore d’esclaves et de prisonniers, sema des routes, des ponts, des canaux et des aqueducs sur la terre, sans compter les chefs-d’œuvre de ses constructions monumentales. Mais les peuples de cultivateurs parcellaires du sol n’ont rien construit au cours de leur histoire; ce sont les artisans des centres urbains, précurseurs avec les Communes des puissances bourgeoises modernes, qui ont dans le haut Moyen Age élevé les grandes cathédrales, monuments voués davantage à l’esprit errant entre deux histoires qu’à la réalité physique naturelle.

Pour que surgissent les constructions et les installations modernes, et qu’elles enserrent le globe tout entier par des réseaux dont la pensée peine à embrasser l’ensemble, il fallait qu’une direction unique puisse disposer du travail associé et que lui soit subordonnée la coopération de très nombreux bras. Une fois les esclaves disparus – utilisables chez les peuples peu denses et où le pouvoir est richissime –, les serfs, ainsi que leurs héritiers directs, les petits paysans libres cultivateurs, ne insuffisant pas, il fallut attendre les salariés et le Capital qui pouvait avancer les maigres subsistances en échange de leurs forces de travail, faussement dites libres, et seulement gratuites, comme lors du percement de l’isthme de Panama où cinquante pour cent de la main-d’œuvre succomba aux fièvres.

Ce n’est pas la liberté de l’esprit mais la servitude du bras qui a rendu possible les vastes constructions qui recouvrent aujourd’hui le monde connu; ce n’est que la forme capitaliste de production qui est capable de le faire, si elle le veut, d’une extrémité à l’autre de la planète. C’est ainsi le Capital, et non le Tsar, qui tailla le nord de l’Asie par le Transsibérien, le plus long chemin de fer au monde.

Pour résoudre le problème russe posé par Marx-Engels sur le plan théorique, par Lénine en théorie et en pratique, nous avons ainsi tracé quatre voies par lesquelles la barbarie humaine, pure et communiste, cherche à atteindre la phase du capitalisme.

Dans la voie asiatique par laquelle nous voulons commencer, l’agriculture sédentaire, source de toute la richesse (la richesse est la masse disponible de subsistances pour les estomacs des subordonnés) n’est pas exercée de manière individuelle mais par village; le pouvoir d’État ou la théocratie repose sur le prélèvement des tributs qui permettent d’armer des soldats ou d’organiser des esclaves dans le but d’édifier des ouvrages publics. Nous traiterons en son temps la question de savoir comment ce monde s’oriente vers la possession fragmentée de la terre, la production de marchandises, la grande manufacture et l’industrie.

Dans la voie antique classique, les cultivateurs libres se mettent à cultiver des lopins de terre. Des propriétaires d’esclaves, organisés en un État politique et juridique parfait et central, exploitent de grandes terres ainsi que des commerces importants et des manufactures développées; les artisans de la cité et les colons des terres sont de libres citoyens dans les démocraties antiques. La richesse créée par l’esclave et par le plébéien est à la disposition du patricien, du marchand et de l’État. Le point de départ de ce processus n’est pas l’assujettissement des gens libres mais leur partage spontané de la terre. Son point d’arrivée est la décadence de l’esclavagisme – en tant que forme entraînant une consommation trop forte parce que l’esclave n’est pas gratuit et qu’il est passif au sein d’une population dense –, la désintégration de l’unité étatique; la contraction des entreprises impériales dans les îlots clos de production-consommation agricoles du Moyen-Age.

Dans la voie germanique-féodale, liée à la suppression de l’esclavagisme par le christianisme, les communautés égalitaires, nomades ou sédentaires, de peuples venus des confins de l’empire, se transforment en groupes de serfs, attachés au seigneur militaire dont le système hiérarchique épouse celui de la nouvelle Église. La petite entreprise familiale agricole prédomine; elle doit au feudataire travail et produits, le prélèvement social est très modeste, l’économie publique déficiente, l’État central lointain et absent et la manufacture est le complément misérable du travail familial. Classiquement, cette forme débouche sur le mercantilisme et le capitalisme, avec le développement du travail artisanal, du commerce intérieur et extérieur, d’une agriculture industrielle de grandes entreprises qui élimine finalement le joug, la chape de plomb, de la parcellarisation paysanne, et enfin de la grande industrie.

Dans la voie russe, ou grand-slave, il y a quelques difficultés pour appliquer notre schéma qui assemble si bien les types humains: despote, esclave et communauté serve en Asie – patricien, esclave et citoyen à Rome – noble et serf en Europe – capitaliste et salarié dans le monde blanc moderne.

La dissolution du communisme primitif agricole dans la forme romaine du parfait propriétaire personnel et privé du sol, ou dans la forme germanique de sujétion personnelle du serf de la glèbe au seigneur – indiscutable moment propulseur de tout le processus qui conduira au mercantilisme généralisé, à l’industrialisme privé, et enfin au capitalisme et au socialisme puisque ce seront les derniers produits sociaux, les prolétaires salariés, à prendre la direction de la société –, se constatera-t-elle dans cette aire? Les paysans, communistes dans leur rapport réciproques, serfs dans leur rapport avec le seigneur comme dans la zone germanique ainsi que dans le rapport avec le puissant État central, militaire et sacerdotal déjà présent, pourraient-ils déchaîner la révolution socialiste? Et en le faisant deviendront-ils des propriétaires et, selon les divers Tkatchev, seront-ils à la fois propriétaires et révolutionnaires sans être devenus des prolétaires?

Disons tout de suite, que tout en prenant sérieusement en compte les particularités historiques et sociales du domaine grand-slave que nous avons traité, nous donnons dans notre étude une réponse sans équivoque: NON. Une révolution communiste sans salariés comme classe sociale de base – salariés du capitaliste privé ou du capitaliste étatique, peu importe – l’histoire ne l’a jamais vue et ne la verra jamais.

 

33. LA COMMUNAUTÉ RURALE ET LA RUSSIE

 

Nous avons amplement rappelé que lorsque Engels se mit à examiner la question sociale en Russie, il fut frappé par le fait que tous les Russes qui s’étaient tournés vers la théorie socialiste née en Europe, et qui étaient en même temps adversaires du régime tsariste et observateurs attentifs des luttes de classe en Occident, se référaient d’un élément de socialisme présent dans la Russie arriérée, où (nous parlons de 1875), les prolétaires des villes ne manifestaient pas encore qu’ils avaient une tâche propre, alors que les paysans s’agitaient dans les campagnes contre l’État despotique et les boyards en défense des droits de leurs très nombreuses communautés locales de travail agricole.

Pour une exposition utile des points essentiels, nous avons généralisé le problème aux toutes premières communautés des gens indépendantes qui ont précédé la propriété privée de la terre; mais, pour ne ce qui concerne plus précisément la Russie, c’est le moment de voir comment Engels définit le cours du développement jusqu’à 1861, année de la réforme semi-bourgeoise qui élimina en partie, en tout cas sur le plan juridique, le servage, ainsi que les effets ultérieurs de cette émancipation légale qui conduisit en substance à une régression économique pour la masse des paysans travailleurs.

Ce résidu historique du communisme primitif avait en effet déjà incorporé en lui une très grande série d’impuretés sur lesquelles Engels porte son attention dans l’intention d’appliquer à la Russie la méthode marxiste avec une sûreté scientifique et, dans le même temps, de ne pas mépriser les positions généreuses de ceux qui voulaient éviter le passage à travers le capitalisme qui, en toute rigueur marxiste, peut être un passage obligatoire et qui, en ce sens, doit être hâté, mais non pas, comme on dirait aujourd’hui, exalté, magnifié comme une étape élevée des conquêtes humaines.

Revenons donc aux citations et aux commentaires.

«L’artel, dit Engels dans le texte déjà cité, que monsieur Tkatchev nomme seulement rapidement, mais dont nous nous occuperons ici parce que, depuis l’époque de Herzen, il exerce une influence mystérieuse sur de nombreux Russes, est une forme d’association largement diffusée en Russie, la forme la plus simple de coopération que l’on retrouve parmi les peuples chasseurs dans la pratique de la chasse. Tant le nom que la chose ne sont pas d’origine slave, mais tartare, et ils se retrouvent tous les deux parmi les Lapons, les Samoyèdes et autres peuples finnois (Asie arctique) d’un côté, parmi les Kirghizes, les Yakoutes (Asie centrale), etc. de l’autre».

Donc non seulement la vérité historique, ou même préhistorique, nous conduit hors de l’étouffant louange de la culture individualiste de la terre en nous montrant que la première forme sédentaire de production des aliments par les hommes fut communiste; mais elle nous montre que même les activités non sédentaires, la récolte des aliments à consommer sans «culture» préalable, comme la pêche et la chasse, ont été initialement pratiquées sous forme collective. Tout le monde chassait ensemble et tout le monde consommait ensemble le gibier. Si le peuple d’agriculteurs apprend déjà à manger à heures fixes, ces premières communautés de chasseurs ou de pêcheurs travaillent tout le temps et quand l’ours ou le phoque sont tués, elles font un festin exceptionnel en commun – même les chiens ont le droit d’y prendre part. La civilisation des boîtes de conserve n’était pas encore née.

Etant donné le caractère primitif de son équipement, un chasseur solitaire mourrait rapidement, alors que l’artel des chasseurs réussit à vivre. Ce fait est du plus grand intérêt, non pour une propagande éthico-utopiste, mais comme arme de lutte contre l’assoupissement des révolutionnaires modernes entonnant l’hymne au caractère sacré de la propriété personnelle et familiale que les communistes de type russe d’aujourd’hui nous vomissent sans cesse.

Engels donne une explication intéressante de l’utilisation du mot artel pour toute autre espèce d’association de type coopératif qui s’est développée en Russie alors qu’en Europe occidentale naissaient les premières coopératives ouvrières de production, comme les filatures du Lancashire et tant d’autres. Si dans tous les textes du marxisme (voir par exemple l’Adresse inaugurale de la Première Internationale) il est expliqué abondamment que ces coopératives n’ont rien à voir avec le socialisme, Engels montre ici que les artels en sont encore bien plus éloignés. Il existait des artels de travailleurs du même métier, de commissionnaires, etc., et même des artels gérant des entreprises manufacturières. Mais ces organismes n’avaient ni moyens ni local, étaient rapidement les victimes d’usuriers. Quand ils voulaient mener une activité industrielle, ils se louaient à un capitaliste privé qui leur fournissait un local et quelques avances pour les dépenses et les subsistances: ils tombaient alors dans l’horrible exploitation du fameux truck-system anglais.

Cette démonstration illustre la conception suivante: à l’époque de la préhistoire un îlot communiste isolé pouvait être un véritable communisme parce qu’il était si éloigné d’autres groupes humains qu’il ne pouvait pas être exploité par eux; nous avons utilisé tout à l’heure le terme de micro-communisme. Mais il peut y avoir survivance d’une communauté familiale ou villageoise assujettie à l’exploitation par le despote ou par l’État par des tributs. Nous sommes alors encore plus éloignés du communisme tel que nous l’entendons: il n’y a pas de classes de propriétaires et de non-propriétaires dans l’îlot ou le village, mais elles existent dans la société. Le socialisme ou le communisme étant la société sans classes et en même temps sans îlots autonomes; toute gestion collective limitée, hier à la famille ou au village, aujourd’hui à l’entreprise ou à l’affaire, n’a rien à voir avec notre programme.

Fonder une société communiste sur un système d’artels, ou de coopératives fonctionnant dans le cadre du marché moderne global, est une thèse non seulement absurde mais surtout dangereusement opportuniste.

 

34. ENGELS ET LA PHILOSOPHIE DU «MIR».

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L’habituel Tkatchev s’enorgueillissait du fait que le peuple russe, malgré son ignorance (ce ne sont certes pas les marxistes un obstacle), était pénétré des principes de la «propriété communiste». A ce compte-là même la copropriété d’un immeuble est communiste: en effet les juristes appellent communistes les possesseurs des appartements individuels. Le gouvernement tsariste se serait alors donné pour tâche d’inculquer aux paysans russes l’idée de la propriété individuelle «par les baïonnettes et le knout». Donc, «le peuple russe est beaucoup plus proche du socialisme que les peuples de l’Occident européen».

«En réalité, lui réplique Engels, la propriété commune du sol est une institution qui se retrouve, à un bas degré de développement historique, chez tous les peuples indo-germaniques, de l’Inde à l’Irlande, et même chez les Malais qui subirent dans leur évolution l’influence indienne, par exemple à Java (Engels veut faire remarquer qu’ils sont de race mongole). En 1608 encore, la survivance de la propriété commune en Irlande du Nord, assujettie depuis peu, fournit aux Anglais le prétexte pour déclarer la terre ‘‘sans propriétaire’’ et, donc, la confisquer en faveur du trône». Les anciens Gaéliques n’avaient pas encore été assujettis au droit romain qui n’admettait pas la res nullius, la chose de personne où res veut dire immeuble et qui s’allie si bien avec l’économie marchande bourgeoise, comme nous l’avons rappelé dans «Propriété et Capital» avec deux fameux proverbes français: L’argent n’a pas de maître – Nulle terre sans seigneur.

La communauté rurale était autrefois généralisée en Germanie; les terres collectives en étaient un reste: elles se répartissent périodiquement entre les cultivateurs individuels dans la forme moderne (recomposition, même dans les territoires ex-autrichiens d’Italie). Cette forme de propriété devient vite un obstacle à la production et elle fut balayée en Pologne et en Petite Russie. Mais dans la Russie proprement dite, elle avait survécu fournissant la preuve que la production agricole et les rapports sociaux qui lui correspondent dans les campagnes «se trouvent encore à un degré nettement inférieur de développement – comme c’est réellement le cas (faible fertilité, basse densité de population)».

Ici Engels fait une critique fondamentale, susceptible d’amples développements, d’une société fondée sur le mir: «Le paysan russe vit et se meut seulement dans sa commune: tout le reste du monde existe pour lui seulement dans la mesure où il interfère avec elle».

On retrouve là la notion marxiste sur laquelle nous avons tant travaillé: l’îlot isolé de travail et de consommation, que l’on trouve autant dans un micro-communisme de village assujetti aux nobles et à l’État despotique que dans la servitude féodale d’une mosaïque de tout petits terrains familiaux dominés par un petit seigneur unique interdisant tout départ des individus ou des familles, est un système prémercantile. Précisément pour cette raison, c’est un système fermé non seulement à l’échange des marchandises, mais aussi à toute superstructure sociale, la culture tant dans le sens qui intéresse les bourgeois que dans le sens de classe qui nous intéresse, nous révolutionnaires, et qui nous satisfait même si quand ce n’est qu’un simple instinct chez l’individu, devenant théorie dans le parti qui unit la classe au-dessus de tous les îlots, qu’ils soient de villages, de clochers ou de nations.

«Cela est tellement vrai que le mot mir signifie autant ‘‘le monde’’ que la ‘‘commune agricole’’. Veš mir, c’est-à-dire le monde entier, signifie pour les paysans l’assemblée des membres de la commune. Si donc monsieur Tkatchev parle de la ‘‘conception du monde’’ des paysans russes, il est évident qu’il a mal traduit le mot russe mir.

Un isolement aussi complet des communes rurales les unes envers les autres, qui engendre dans tout le pays des intérêts identiques mais certes pas communs, est la base du despotisme oriental; et cette forme de société, partout où elle a prévalu, des Indes jusqu’à la Russie, l’a toujours produit, y a toujours trouvé son complément. Non seulement l’État russe en général, mais même sa forme spécifique, le despotisme tsariste, loin d’être suspendu en l’air (Tkatchev avait prétendu que l’État existait dans les pays capitalistes où il y a des intérêts de classe bien précis, mais pas en Russie où il n’y avait ni bourgeoisie ni lutte économique entre les classes; la réponse d’Engels est importante pour la question du capitalisme d’État et de l’État de classe par rapport à la définition statistique d’une classe comme secteur de la société; les staliniens pourraient dire aujourd’hui que l’on ne peut pas définir l’État de Moscou comme État capitaliste car cela équivaudrait à le suspendre en l’air), est le produit logique et nécessaire des conditions sociales russes».

L’identité expressive du mot qui indique en même temps le monde social et physique et ce «microcosme» qu’était le village russe primitif, et communiste au sens très large du terme, donne une bonne idée de la différence entre d’un côté les tâches historiques que peut assumer le paysan (et pire encore si, de membre du mir, il est tombé au rang de cultivateur moléculaire comme en Occident) et de l’autre celles que peut assumer le travailleur salarié, de l’industrie comme de la campagne cultivée dans de grandes entreprises modernes.

Dans les deux cas la question qui est posée est celle de l’horizon social. Celui du paysan ne dépasse pas le bout de son nez et il ne contient rien, ou presque rien, de plus que ce que lui fournit son expérience personnelle immédiate, sa condition subjective. C’est un horizon limité au cercle étroit de son village natal dont, en général, il ne peut jamais s’éloigner, qu’il soit serf de la glèbe, membre du mir ou cultivateur propriétaire; lié dans tous les cas à ses conditions de travail (la terre communale, ou pire la nullité de sa possession familiale) par des chaînes qui enserrent sa personne physique.

A l’opposé, le travailleur salarié moderne a un horizon d’expériences et de vie qui devient toujours plus vaste. Il n’est pas lié à une localité, à une entreprise et encore moins à une nation. Au fur et à mesure que le capitalisme le prive de tout, il ne lui demande pour le mettre au travail aucune «réserve» même minime de moyens de travail, rien d’autre que ses bras et son corps; et la fluctuation des conditions d’emploi rend toujours plus probable et plus facile son déplacement d’un lieu de travail à un autre. Et même quand il reste dans la même usine ou la même entreprise (même si c’est une exploitation rurale) il ne voit pas seulement à ses côtés des individus qui font les mêmes gestes que lui, les mêmes efforts, du labour à la récolte, mais il constate entre lui et ses compagnons une variété toujours plus étendue de tâches productives. Même en dehors du temps de travail à l’usine, ses rapports sociaux sont d’une riche diversité comparés à ceux du paysan immobiles depuis des siècles; alors qu’en une seule génération le mécanisme social et celui de l’entreprise changent tant de fois de formes et de rapports qu’il leur faut parcourir toute une gamme de situations variées dans le travail et dans la vie.

Le petit agriculteur ne sort de sa coquille que pour son service militaire et, pire, pour la guerre qui lui montre d’autres pays et d’autres relations, à leur tour uniformes et rigides, pour, s’il en réchappe, le laisser retomber dans son trou obscur. Et ce qui est une limitation d’horizon dans l’espace est aussi une limitation dans le temps; le paysan qui ne regarde pas  au-delà de son cercle étroit ne voit pas non plus de changements dans l’ordre de la société et dans l’histoire. Il ne peut arriver à formuler des revendications et des programmes pour des modifications de la structure sociale. Le phénomène même de l’immigration due à la misère indigène, quand il n’est pas arrêté par des obstacles anciens ou modernes, n’est qu’un moment de la prolétarisation qui lance d’un seul coup de nouveaux déshérités dans le tourbillon de l’économie capitaliste et dans la bourrasque infernale tournoyant sur les continents et sur les mers.; et pourtant, la plupart du temps, pendant des années et des décennies, le petit agriculteur ne rêve que de revenir s’enfermer dans la cellule ancestrale et froide d’où il est parti.

Tout cet ensemble de différences et d’antithèses, mis en lumière par des passages classiques du marxisme et par la célèbre définition de la paysannerie comme classe de barbares primitifs enfermée dans la société actuelle dont elle subit toute l’infamie qu’elle cumule avec l’étroitesse et l’obscurantisme des régimes qui l’ont précédée, permet de démontrer à quel point était insensée l’idée d’ôter des mains du salarié moderne le flambeau de la révolution sociale pour la confier aux mains gauches et ankylosées du paysan.

 

35. DEGENERESCENCE HISTORIQUE DE LA COMMUNAUTÉ

 

«L’évolution rapide de la Russie dans un sens bourgeois détruirait peu à peu la propriété commune, sans que le gouvernement russe ait besoin de la combattre avec ‘‘les baïonnettes et le knout’’. Cela adviendrait d’autant plus vite qu’aujourd’hui (en 1875) la terre collective en Russie n’est déjà plus cultivée en commun, avec par la suite la répartition du produit, comme c’est le cas aujourd’hui dans certaines provinces de l’Inde; au contraire, la terre est périodiquement divisée entre les chefs de famille, chacun d’entre eux cultivant en propre le morceau de terre qu’il a reçu (et il en consomme les produits avec les siens)».

Il faut réfléchir sur ce passage fondamental. Deux caractères du communisme primitif se sont perdus. Le premier est celui selon lequel la communauté ne doit verser aucun tribut à l’extérieur (en argent, en produit, ou en force de travail) et nous en avons parlé plus haut. Ce caractère a disparu même en Inde. Il disparaît dès que dans la vieille société barbare sans pouvoirs apparaît la première forme d’État, dont le territoire est plus ou moins étendu, et qu’avec lui apparaissent la division en classes et l’appropriation du surtravail. Ce caractère d’autonomie et d’égalitarisme interne total de la gens, comme nous le vîmes une autre fois, se conserva encore après que les gentes, trop voisines les unes des autres par rapport à la terre libre, se firent la guerre; cette guerre se concluait par l’extermination physique d’une des deux gentes mais non par l’assujettissement de l’une à un tribut ou par sa réduction en esclavage, le rapport entre superficie et population redevenant adéquat. Forme barbare: mais celle de la guerre moderne est-elle meilleure, elle qui fait couler des fleuves de sang et qui fait cependant augmenter la misère générale pour tous?

Le second caractère qui a disparu est le caractère véritablement communiste, même s’il était microcommuniste, selon lequel tout individu et tout groupe familial (la gens originaire est justement une famille unique, également dans ses liens de sexe et de sang) ne mettent pas leur consommation en relation avec leur effort de travail. Le travail se fait en commun et indistinctement; la consommation est également commune avec, tout au plus, une répartition des produits des récoltes par tête. Donc pas de division en parcelles de l’étendue de terre cultivable sur laquelle la communauté est installée;

Tout change au contraire quand au début de chaque cycle saisonnier, on délimite de nombreux lopins sur lesquels se font le travail et la récolte individuels. En revenant au schéma que nous avons déjà tracé (toujours notre méthode patiente pour atteindre nos buts, en négligeant les finesses érudites et en ne s’encombrant pas de détails non essentiels utilisées uniquement par les habituels camelots et confusionnistes à la recherche de faux-fuyants), nous pourrions dire que dans le type romain la communauté éclate de façon irréversible avec la parcellarisation des champs sans possibilité de «refusion»; et qu’en même temps les rapports familiaux prennent leur forme moderne, avec la famille monogame et la succession héréditaire. Ainsi se réalise entre les possessions communautaires une indépendance totale, continue et définitive. C’est de plus l’origine de la véritable démocratie (démocratie esclavagiste toutefois parce qu’en plus de la terre il est possible de posséder et hériter des esclaves): le citoyen petit agriculteur ne verse de tribut à personne. Les impôts perçus par l’État dans sa forme développée, sont une compensation aux distributions étatiques de terres conquises aux ennemis, plutôt qu’une exploitation de classe. Très vite, le «libre» paysan sera soumis aux vexations de fonctionnaires, d’usuriers, de marchands et autres. Théoriquement dans le régime de droit romain on saute de la libre gens communiste à la propriété individuelle irrémédiablement partagée: les mêmes limites rigides enferment la petite entreprise et la petite propriété.

De même dans le type germanique libre l’exploitation en commun de la terre commune de la tribu cède le pas à de nombreuses exploitations isolées, également libres; avec la seule différence que les lots sont chaque année reformés en restant d’importance égale. Tant que ce type de pratique perdure, elle tend à maintenir de manière générale l’égalité de consommation et de niveau de vie entre tous les composants de la tribu. Il est ainsi fait obstacle à ce que l’on pourrait appeler l’accumulation des produits ainsi que des moyens d’exploitation, obtenue au moyen d’un premier type d’abstinence. Cette forme libre devient assujettie dans la forme d’association féodale, le seigneur prélèvera les tributs et il s’engagera à protéger les frontières extérieures, il s’arrogera le droit de répartir entre ses serfs la terre à exploiter: petites entreprises de travail, juridiction féodale unique où n’existe pas la propriété de la terre (en grand) au sens latin, mais au contraire le droit personnel sur un groupe de familles liées à la glèbe.

En Russie, au moment de la réforme de 1861, les communautés originaires sont totalement dégénérées. Elles ont perdu leur autonomie parce qu’elles sont (pour la moitié environ) tributaires des nobles à la manière féodale, ou bien directement tributaire de l’État administratif central (caractéristique typique du modèle grand-slave). Elles ont abandonné la véritable communauté de travail et de consommation parce que, à la manière germanique, elles ont fractionné la grande exploitation commune en de nombreuses petites entreprises familiales, toutes serves du boyard, de l’État, ou d’institutions religieuses.

Bien qu’à l’origine tout le tribut était payé en nature ou en temps de travail, la forme monétaire marchande a fait son apparition dans ces rapports, et de même que l’indépendance économique avait disparu depuis des siècles, de même l’égalité économique s’est évanouie.

 

36. LE DÉCLIN SOCIAL DU MOUJIK

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Revenons à Engels pour la description du phénomène, déjà connu des savants à l’époque à laquelle il écrivait, et connu des masses hors de Russie depuis lors des révolutions qui posèrent ce problème au monde, à partir du moment où ces masses purent compter sur les premières avant-gardes glorieuses des prolétaires des grandes villes, mieux que n’avaient pu le faire les intellectuels et littérateurs philanthropes, même les plus éminents.

«Parmi les membres de la commune il peut donc apparaître une profonde différenciation de conditions. Il existe à peu près partout des paysans riches - çà et là même des millionnaires - qui pratiquent l’usure et saignent les paysans… Selon le même Tkatchev dans la masse des paysans il est en train de se former une classe d’usuriers (koulaks), acheteurs et locataires de terres paysannes et nobiliaires, une aristocratie de la campagne».

Ce sont les formes marchandes bourgeoises qui, sous le régime tsariste lui-même, jusque-là monopolisateur avec les nobles de l’exploitation du moujik, fleurissent et commencent même à tisser sur place la trame de l’accumulation inégalisatrice.

Le texte poursuit : «Ce qui donna le dernier coup à la propriété communale fut l’abolition des corvées. La noblesse (avec la réforme de 1861, et en échange de l’ancien droit de faire travailler les serfs pour soi, en des jours fixés, sans compensation) reçut la plus grande et la meilleure part des terrains; il ne resta aux paysans que le strict suffisant pour vivre (bien que sous la forme de propriété et sans obligation de payer des tributs en travail ou en dîme) – cependant, alors que les nobles payaient 15 millions de roubles d’impôts sur leur moitié de la Russie, les paysans ‘‘libérés’’ en payaient à l’État 190 millions. De plus, les bois ayant été attribués aux nobles, aujourd’hui le paysan doit acquérir du bois de chauffage (bien, en Russie, de première nécessité), le bois à travailler et le bois de construction (dans des régions où les maisons sont en bois) qu’il pouvait se procurer auparavant librement (dans les bois communaux); maintenant le paysan n’a donc plus que sa maison et sa terre nue sans les moyens pour la cultiver, et il dispose en moyenne d’une superficie insuffisante (la faim de terre !) pour le nourrir lui et sa famille d’une récolte à l’autre. Dans ces conditions, et sous le joug des impôts et de l’usure, la propriété commune n’est plus un don du ciel; elle devient une chaîne … Les paysans l’abandonnent souvent, avec ou sans leur famille, pour vivre comme travailleur nomade et abandonnent leur pays».

Il faut noter que cette tendance des paysans poussés par le désespoir à rompre l’horizon traditionnel et à se libérer de l’aspiration éternelle à la possession d’un bout de terre, est en effet le véritable levain révolutionnaire qui mine les bases de la vieille société. Pour les marxistes le mouvements divers et ennuyeux pour ramener le paysan à sa terre et l’y fixer par de nouveaux partages en parcelles, par les réquisitions des terres des nobles, quand il est étendu à l’échelle générale et qu’il ne peut pas être considéré comme un facteur contingent de crise et de bouleversement au moment des épisodes révolutionnaires, est en fait un facteur conservateur et contre-révolutionnaire. Il en va de même pour les tentatives de lier les travailleurs à la terre agricole dans différents pays contemporains par des réformes agraires qui ne tendent pas à l’apparition d’une technique agricole moderne mais à la prolifération d’une myriade de minuscules exploitations. C’est la même orientation qui anime en substance les kolkhozes russes; à côté d’une activité de production en commun, ils conservent comme ressource vitale fondamentale, les petits lopins individuels attribués à chaque famille associée. Ce qui n’est en définitive, qu’un nouveau système de prélèvement de tribut social sur le travail dans les campagnes; ce n’est pas encore le moment de discuter pour savoir si cela aboutit à une augmentation de ce tribut ou à une amélioration des rapports entre les différents facteurs.

 

37. PASSÉ ET FUTUR DE LA CULTURE COLLECTIVE

 

Nous arrivons à la fin de l’analyse de cet aspect communautaire de la société russe, monté en épingle par ceux qui voulaient en faire une marche vers le socialisme en général. Nous avons d’abord établi dans quelle mesure les caractères collectivistes de la forme examinée avaient décliné. Nous allons maintenant voir quelles possibilités de développements nouveaux ils offrent et dans quelles conditions historiques.

«Comme on le voit, en Russie l’apogée de la propriété commune est depuis longtemps passé, et tout laisse présager qu’elle va vers sa dissolution. Cependant la possibilité de la faire passer à un niveau supérieur est incontestable, à condition que cette forme sociale se maintienne assez longtemps pour que les conditions nécessaires à une telle fin mûrissent et, dans le cas où elle se montre capable d’évoluer de façon que les paysans ne cultivent plus la terre individuellement mais en commun, de la faire passer à cette forme supérieure sans que les paysans russes ne doivent traverser le stade intermédiaire de la propriété bourgeoise».

Du point de vue marxiste est propriété bourgeoise, non seulement toute propriété privée, mais aussi celles où le cycle travail-consommation n’est plus local, et où tous les produits, y compris ceux de la terre, prennent la forme de marchandises. Enfermer le cycle travail-consommation dans le cercle individu-famille ne signifie pas dépasser la forme bourgeoise, mais rester en deçà; en effet les acquis de la division technique du travail et de la collaboration dans les différents moments productifs restent alors lettre morte. Mais un cycle de travail et de consommation, si produire et consommer sont accomplis en commun, peut aller au-delà de la forme bourgeoise même si les tâches techniques sont différentes et même si dans un premier temps il ne s’étend que sur un territoire réduit. En tout cas le passage de la petite à la grande entreprise est toujours un pas en avant, même si le cycle direct travail-consommation devient travail-monnaie-consommation. Le vieil Engels réclamait des communistes et non des kolkhoziens!

Techniquement, socialement, politiquement, quelle sera la figure du kolkhozien? Quel caractère prévaudra en lui? Celui du travailleur participant avec des milliers d’autres à l’une des multiples gammes de la production organisée avec toutes les ressources techniques? Ou bien celui de «l’homme à tout faire» qui se démène dans les limites étroites du lopin qui lui a été assigné, et qui s’y livre avec une égale ardeur et une limitation égale à tous les métiers, contraint à sacrifier ses heures de repos et ses possibilités de voir au-delà de son horizon misérable pour avoir une bouchée de plus sur sa table? Pour ce type social est-ce que ce sera un avantage de ne pas être devenu simplement salarié agricole d’une vaste entreprise agro-industrielle, gérée par un capitalisme privé ou par un capitalisme d’État? Parviendra-t-il à être révolutionnaire et communiste? A la date d’aujourd’hui nous pouvons répondre: non.

Il y a quatre-vingts ans, Engels posait à nouveau la condition, non réalisée, du bond des prolétaires européens à la tête de l’histoire :

«Ceci peut advenir uniquement si, avant la décomposition totale de cette propriété collective, dans l’Occident européen s’accomplit une révolution prolétarienne qui fournisse au paysan russe les conditions préliminaires indispensables de cette transformation, et donc également les conditions matérielles dont il a besoin notamment pour réussir la révolution nécessaire de tout le système agricole».

«C’est donc vantardise pure que de dire, comme le fait monsieur Tkatchev, que les paysans russes, même ‘‘propriétaires’’, sont ‘‘plus proches du socialisme’’ que les ouvriers qui ne possèdent rien de l’Europe occidentale. C’est tout le contraire qui est vrai. Si la propriété collective peut se sauver et avoir l’occasion de se transformer en une forme nouvelle et véritablement vivante, cela ne peut advenir qu’au moyen d’une révolution prolétarienne».

Tel ne fut pas le déroulement des événements. «C’est donc une vantardise pure» quand, du cœur de l’Occident, monsieur Palmiroff, pour convaincre les prolétaires de devenir le premier bouclier de la Constitution républicaine – et propriétaire –, leur raconte que le socialisme a triomphé dans de nombreuses parties du monde et que ceci est arrivé sans qu’ils ne marchassent en avant pour lui ouvrir la voie, et que même, ils doivent aujourd’hui s’abstenir de se mettre en mouvement parce que cela perturberait la paix, la sécurité et la cohabitation des camelots d’Occident et d’Orient.

 

38. LE BILAN D’ENGELS EN 1875

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Au terme de l’étude de 1875 qui réaffirme – parfois mot pour mot – le même jugement historique que celui de Marx, alors vivant et qui sans aucun doute eut connaissance du texte avant sa publication, nous trouvons la synthèse de l’appréciation du socialisme international et européen sur le développement de la Russie.

A cette date, comme nous savons, la revendication historique de la révolution antiféodale est réalisée dans toute l’Europe occidentale et centrale, et la bourgeoisie capitaliste est au pouvoir; elle n’y est pas arrivée partout par la voie classique de la guerre civile interne, comme en Angleterre et France, mais les guerres de 1859, 1866 et 1870 ont réalisé la systématisation.

La seule grande puissance restée à l’écart est la Russie. Si elle n’est plus le bastion réactionnaire du féodalisme en Europe, elle conserve cependant pour Marx et Engels, comme nous l’avons amplement montré, la fonction historique purement contre-révolutionnaire consistant à intervenir chaque fois que le prolétariat des nations européennes se soulève pour abattre la bourgeoisie, seule classe dominante désormais dans tout l’Occident.

La chute de cette puissance a donc une importance de première grandeur à l’échelle internationale: si le despotisme tsariste et le pouvoir de la noblesse sont mis à bas en Russie, et même si la bourgeoisie met sur pied un État libéral dans ce pays, la victoire de la lutte finale pour le socialisme sera hâtée.

Voilà donc la partie négative du bilan. La partie positive consiste dans l’analyse des forces internes de cet immense pays.

Schématiquement, nous avons: Noblesse terrienne qui ne contrôle cependant qu’une partie de la terre et de la production agricole. État despotique central, centralisé, avec lequel, en substance, outre l’armée, le clergé ne fait qu’un et qui, socialement, a le contrôle direct de l’autre moitié de la terre et des serfs. Bourgeoisie qui, timidement, apparaît dans les villes comme force sociale, qui consiste surtout en l’influence des bourgeoisies extérieures avancées (et, a-t-on l’habitude de dire, nous également, pour aller vite, en l’influence des «idées» occidentales). Prolétariat en pratique absent, l’industrie n’en étant qu’à ses débuts (et non parce que le peu qui en existait était en train d’être organisé par l’État), et l’influence sur lui du mouvement ouvrier occidental n’étant pas encore sensible. Enfin le facteur en un certain sens original : les paysans serfs et à peine émancipés, et la forme de la communauté agraire de village, jusqu’alors tributaire des boyards, des couvents et de l’État, qui ne s’est pas encore dissoute en propriété et gestion parcellaires ni en grandes entreprises de propriété privée au sens bourgeois.

Avant de se demander si elle peut constituer un point de départ pour une économie socialiste dans les campagnes, la conclusion est que cette forme de communisme primitif est déjà en voie de dissolution. A la doctrine affirmant que de cette forme pourrait partir un type de révolution sociale laissant de côté le prolétariat industriel et les salariés agricoles, et donc un développement capitaliste qui serait ainsi sauté, on répond: NON si les paysans russes doivent faire cette révolution seuls; PEUT-ÊTRE si la révolution PROLÉTARIENNE a lieu dans l’Occident capitaliste en même temps ou immédiatement après la mise à bas du tsarisme. Voilà la seule hypothèse qui permette d’éviter qu’un pouvoir bourgeois capitaliste ne succède au tsarisme.

En Russie pas plus qu’ailleurs, une révolution paysanne originale n’est pas une possibilité historique. Les paysans peuvent être une classe auxiliaire de la révolution bourgeoise, comme ils le furent en Europe, et comme le fut en Europe également le premier prolétariat lui-même. Si la commune rurale arrive à survivre, ce ne peut être le résultat d’une lutte nationale des agriculteurs communistes contre le pouvoir d’État qui les tient sous le joug, mais uniquement le résultat d’une victoire du prolétariat salarié au niveau international.

Cependant, même si elle reste bourgeoise, la révolution russe sera un pas en avant grandiose: elle est donc bienvenue. Telle est la conclusion.

 

39. PRONONCIATION DU VERDICT

 

Après une description de la crise interne de la société et de l’administration russes, voici comment est formulée la condamnation à mort de la Sainte Russie tsariste, telle que le marxisme le fit avec plus de quarante ans d’avance, sur l’arrière-fond que nous venons de résumer à grands traits :

«Toutes les conditions d’une révolution sont donc ici réunies; une révolution commencée par les classes supérieures de la capitale, peut-être par le gouvernement lui-même, mais qui ira plus loin, à travers les paysans, et rapidement au-delà de sa première phase constitutionnelle ; une révolution qui sera de la plus haute importance pour toute l’Europe parce qu’elle abattra d’un seul coup la réserve puissante de la réaction dans toute l’Europe, jusqu’ici intacte. Deux événements seulement pourraient la retarder: une guerre victorieuse contre la Turquie et l’Autriche (pour laquelle cependant il faudrait de l’argent et des alliances sûres), ou une tentative insurrectionnelle prématurée qui repousserait les classes possédantes dans les bras du gouvernement».

Nous ne croyons pas, lecteur, qu’Engels sommeillait (quandoque bonus dormitat Homerus) justement en rédigeant le passage final d’une étude si absorbante et en tentant de prévoir les événements futurs. Le commentaire doit donc dépasser l’étonnement devant la révolution faite par les classes supérieures et par le gouvernement lui-même, alors que par la suite l’accouplement entre les premières et le second serait la sanction de la contre-révolution.

Ce contrôle des prophéties est une tâche de première importance pour établir que nous, «marxistes orthodoxes», en dépit de toutes les diarrhées des traîtres, nous sommes bien décidés à ne pas abandonner.

Un article de commentaire d’un livre récent de Santonastaso, «Le socialisme français de Saint-Simon à Proudhon», veut critiquer l’opposition nette entre socialisme utopiste et socialisme scientifique, en affirmant que selon les marxistes tout socialisme utopiste n’est pas marxiste et que toute position marxiste est exempte d’utopisme. Engels est justement cité, mais comme à l’habitude la question est mal posée, sous le prétexte habituel que Marx aurait toujours eu horreur de dessiner les grandes lignes de l’avenir (idée contagieuse qui s’est propagée d’empoisonneur à empoisonneur jusqu’à Staline). Le marxisme est, en substance, justement une prévision du futur. L’utopisme dans sa juste acception n’est pas une prévision du futur mais une proposition de façonner le futur. Le marxisme fait tout le travail de prévision au moyen de l’explication des faits du passé et du présent et de la recherche de lois historico-sociales, et il attribue la possibilité d’atteindre la juste explication d’événements donnés et la prévision de ceux qui viendront à une classe et à son parti. L’utopisme est dicté – ou au moins il dit l’être – seulement par une volonté généreuse et par le rationalisme intelligent d’un réformateur, mais (il y a, par exemple, de très nombreux passages de Marx et Engels où ils font l’éloge de Saint-Simon) il se ressent toujours du heurt contemporain des intérêts et des classes et anticipe dans une mesure plus ou moins grande les conclusions «scientifiques».

Pour le système utopiste, l’avènement manqué de la société meilleure ne prouve rien, sinon que les hommes sont méchants, sourds ou… malchanceux. Pour le marxisme au contraire ses prévisions sont justement l’épreuve du feu et le mot scientifique n’a pas d’autre sens (étant entendu que dans la bataille de propagande d’un parti qui vit à chaque ligne de Marx et d’Engels, il faut tailler dans le vif avec des formulations tranchantes). Si nos prévisions sont toujours fausses, allons nous promener et laissons le champ libre aux grands politicards qui vont où souffle le vent.

Prenons le passage d’Engels par la fin: la guerre avec la Turquie. Elle est a eu lieu deux années plus tard (guerre de Plevna pendant laquelle Marx soutint fanatiquement la Turquie comme le rapporte sa femme); il s’en fallut de peu que l’Autriche n’intervînt et que la Russie ne s’en sortît mal, ou du moins ne soit pas victorieuse. Elle fut encore assez forte pour imposer sa volonté au congrès de Berlin; ce qui explique que le tsarisme «ait duré». L’État russe eut «de l’argent et des alliances sûres», il obtint généreusement l’argent des banques du capitalisme international et les alliances surtout de la France démocratique. La guerre avec l’Autriche (et avec l’Allemagne) n’arriva finalement qu’en 1914, même si pour nos textes elle arrivait en retard à cette station de l’histoire. Mais les alliances, qui furent suffisantes pour faire à la fin céder les austro-allemands en 1918, n’évitèrent pas la catastrophe militaire en 1917 et la révolution qui s’était déjà approchée avec la défaite précédente de 1905 face au Japon.

L’allusion finale à la tentative prématurée d’insurrection vise les méthodes insuffisantes du terrorisme d’individus ou de petites sectes dont Engels dans un autre passage admire le courage mais qu’il critique comme stériles; ce n’est donc que lorsque ces formes d’action révolutionnaire seront remplacées par d’autres bien différentes que le tsarisme succombera.

La prévision à propos de la tâche antitsariste des hautes classes est prudente dans la mesure où elle est limitée à la seule Saint-Petersbourg; en effet une bourgeoisie d’importance notable, industrielle, commerciale et financière ne s’était pas encore fait connaître dans les villes, et ces classes se profilent avant tout comme minorité des classes intellectuelles et des professions libérales. D’où la phrase significative «par le gouvernement lui-même». En Russie, comme l’État domine la noblesse dans une fonction parallèle, il faut s’attendre à ce que la fonction historique de la classe bourgeoise soit, là où elle fait défaut en tant que groupe de personnes, assumée par un État-capitaliste. C’est ce qui est arrivé.

Partie de là, d’une capitale qui ne peut pas désormais ne pas s’organiser comme toutes les capitales bourgeoises, d’un centre de pouvoir qui de féodal doit devenir capitaliste, cette future révolution bourgeoise passera «à travers les paysans».

Les paysans ne sont pas une classe dont la révolution puisse partir. Ils peuvent seulement être traversés par la révolution d’une autre classe, et en général par la révolution bourgeoise. C’est avec ce terme, que nous adoptons dans son sens passif, que le théorème marxiste affirme fermement  : jamais la paysannerie, comme classe révolutionnaire, ne signe une révolution historique.

Cette révolution devra rapidement dépasser la première phase constitutionnelle. On ne lit pas qu’elle doive devenir prolétarienne et socialiste. Elle doit devenir républicaine et couper à son tour la tête du monarque, ce qui ne suffit pas encore à dépasser le niveau historique bourgeois. C’est seulement alors qu’elle «aura une importance énorme pour toute l’Europe, en abattant la réserve de la réaction».

Ce point de vue est important face à la position des Russes libéraux qui se satisfaisaient d’un parlement et d’une constitution promis par les Romanov et face aux positions douteuses du bakouninisme avec son «tsar des paysans», positions que nous avons déjà rappelées.

Les conditions et les caractères de la révolution russe, tels qu’ils se sont réalisés dans les faits, correspondent au «modèle». Elle a suivi les guerres et les défaites militaires. Elle n’a pas eu comme protagoniste une bourgeoisie énergique, mais elle a commencé au sein d’un gouvernement manœuvrier (et vendu à la bourgeoisie occidentale) aux velléités constitutionnelles vite évanouies. Elle est facilement passée à travers les paysans, de l’étatisme agricole, non pas au socialisme, mais à l’étatisme industriel.

Sans aucun doute elle a eu un autre acteur formidable, le prolétariat, qui de 1875 à 1917 s’était développé en raison de la croissance de l’industrie. Mais pour que ce dernier devienne le protagoniste définitif la deuxième condition a fait défaut: la victoire prolétarienne en Occident.

 

40. VINGT ANS APRES

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Engels est à la fin de sa vie quand il ajoute en 1894 à la fin de son texte l’appendice dont nous avons déjà parlé. Il n’a rien à changer en substance de ses conclusions précédentes, il lui faut seulement prendre acte du changement de position des deux forces sur lesquelles le problème s’était centré: la communauté paysanne dans les campagnes, l’industrie capitaliste dans les villes.

Le nouveau bilan se résume facilement: la première a perdu depuis lors de sa vitalité, tandis que la seconde, elle, en a acquis énormément.

Cependant bien qu’il soit au courant de la diffusion importante de la théorie marxiste en Russie, et du lien toujours plus grand entre le socialisme européen et les révolutionnaires russes, Engels, même en 1894, ne met pas encore au premier plan la classe ouvrière.

A propos de la communauté rurale russe, il accentue le pessimisme de ses conclusions. Un des principaux hérauts de cette forme nationale russe «originale» a été Herzen, grand démocrate russe, l’équivalent des Blanc, Mazzini, Garibaldi et autres radicaux européens, et auquel se réfère Tkatchev, très cité par Engels. Il l’appelle «littérateur panslaviste aux prétentions révolutionnaires». Marx dans la première édition du Capital l’avait déjà défini comme «littérateur à moitié russe et totalement moscovite, souhaitant le rajeunissement de l’Europe au moyen du knout et de la transfusion de sang kalmouk».

Mais tous deux avaient en haute considération l’écrivain Tchernychevski qui avait déjà étudié avec sérieux la différence entre la tradition slave et la tradition super-individualiste de l’Occident (et en 1920 les bolcheviks russes n’ont peut-être pas assez tenu compte de cet ennemi majeur, avec qui ils n’avaient pas eu vraiment à s’affronter dans leur lutte épique). En effet tandis que Marx repoussait l’accusation selon laquelle il partageait avec les libéraux russes l’idée qu’il n’y avait rien de plus urgent que de «dissoudre la propriété commune et de plonger dans le capitalisme», Engels donne la plus grande importance aux considérations de cet auteur. En parlant des cosaques de l’Oural, chez qui dominait encore la culture en commun du sol avec ensuite la répartition du produit entre les différentes familles, il écrit: «Si ce peuple résiste avec ses institutions actuelles jusqu’au moment où les machines seront introduites dans la culture du blé, alors ils seront heureux d’avoir conservé un régime de propriété qui leur permette l’emploi de machines qui présupposent des unités de culture d’étendues énormes, avec des centaines d’hectares». Un marxiste ne peut pas ne pas trouver ici la thèse économique de la grande gestion vis-à-vis de laquelle la gestion parcellaire est rétrograde.

Et dans le domaine historique, la critique de l’exaltation de la «personne» chez ce penseur n’est pas moins marxiste: «Dans l’Europe occidentale, l’introduction d’un ordre social meilleur est rendue extrêmement difficile par l’extension infinie des droits de la personne individuelle… dans l’Europe occidentale, l’individu s’est désormais habitué au caractère illimité des droits privés… auquel on ne renonce pas facilement… un ordre économique meilleur est lié à des sacrifices individuels et, donc, il trouve des difficultés à se réaliser… Ce qui là-bas semble une utopie, chez nous… subsiste chez les Russes dans les coutumes populaires puissantes de notre vie paysanne».

 Ni Marx, ni Engels ne méprisent donc ce souhait de pouvoir souder le communisme primitif et le socialisme général «en évitant les douleurs de l’enfer capitaliste». Il s’agit de voir comment les phases historiques se relient effectivement.

Mais au cours des vingt années écoulées, de nouveaux pas irréversibles ont été accomplis vers la dissolution des terres du mir en possessions individuelles. L’histoire a enseigné que «jamais et en aucun lieu le communisme agraire issu de la société gentilice n’a produit de lui-même autre chose que sa dissolution». Bien vite ce communisme cède la place à l’«économie de familles individuelles» – négation de notre modèle. Et alors «la propriété commune ne consiste plus que dans de nouvelles répartitions du sol à travailler entre les familles. Il suffit que ces répartitions soient tenues en suspicion ou soient abolies, et l’on obtient le village de paysans parcellaires». Ce qui nous fait horreur et qui, au contraire, ravit les staliniens.

Mais même le fait qu’en Occident la production capitaliste se soit pleinement développée et que les conditions soient posées pour l’emploi des moyens de production sous forme de propriété sociale – «ce simple fait ne peut conférer à la commune russe la capacité de développer en son sein une telle forme sociale nouvelle».

«Toutes les formes de société gentilice nées avant la production de marchandises et l’échange individuel ont ceci en commun avec la société socialiste futur: certaines choses, certains moyens de production, sont possédés collectivement et sont utilisés collectivement par des groupes donnés. Mais ce caractère communautaire n’habilite pas la forme sociale inférieure à produire d’elle-même la société socialiste future, cet ultime et spécifique produit du capitalisme».

Donc pas de développement «autochtone» du communisme de village russe en socialisme.

Par contre, accélération possible du processus, toujours sous la condition, à nouveau affirmée et qui avait été énoncée dans la préface au Manifeste, de la victoire prolétarienne dans les pays complètement industriels.

Voilà ce que Marx et Engels disaient en 1882. Mais que s’est-il passé par la suite?

 

41. DÉCLIN ULTÉRIEUR DU VILLAGE

 

La dissolution prononcée de la propriété commune russe que nous avons rappelée a fait des progrès importants depuis l’époque précédente. Les défaites de la guerre de Crimée avaient clairement montré la nécessité d’un développement industriel de la Russie. Il fallait par-dessus tout des voies ferrées; et celles-ci ne sont pas possibles sans le développement d’une grande industrie locale sur une vaste échelle. La première condition en fut la soi-disant émancipation des paysans. Avec elle commença pour la Russie l’ère capitaliste; mais avec elle débuta aussi l’ère de la fin rapide de la propriété commune du sol. Le prix imposé pour le rachat des terres, l’augmentation des taxes et, en même temps, la diminution et la dégradation des terres qui leur étaient attribuées, mirent les paysans à la merci des usuriers, pour la plupart membres enrichis des communes agricoles. Les voies ferrées ouvrirent un marché qui servit de débouché pour des régions agricoles de céréaliculture jusqu’ici isolées, mais elles y amenèrent également les produits à bas prix de la grande industrie qui supplantèrent l’industrie domestique des paysans qui jusqu’alors produisaient des articles semblables en partie pour leur propre besoin, en partie pour la vente.

«Les sources de gain anciennes en furent bouleversées, il se vérifia cette ruine qui accompagne partout le passage de l’économie naturelle à l’économie monétaire, de grandes différences de richesse se produisirent à l’intérieur des communes - les pauvres devinrent les débiteurs esclaves des riches. Pour parler brièvement, un processus semblable à celui qui avait eu lieu avant Solon, et qui avait désagrégé la gens athénienne au moyen de l’irruption de l’économie monétaire, commençait à désagréger la commune russe.

«Solon put, il est vrai, en s’attaquant de façon révolutionnaire à ce jeune droit de la propriété privée, libérer les débiteurs réduits en esclavage puisqu’il annula simplement avec ses lois institutionnelles ces dettes; mais il ne put rappeler à la vie l’ancienne gens athénienne. De la même manière, aucune force au monde ne pourra ressusciter la commune russe. De plus le gouvernement russe a interdit de renouveler la division du sol entre les membres de la commune plus fréquemment que tous les douze ans, afin que le paysan en perde toujours plus l’habitude et commence à se considérer comme propriétaire véritable de son lopin de terre».

Au fil des années, la fragmentation des terres communales en petits lopins privés se fit donc toujours plus irrésistible, et la question de la survivance de la commune subsiste devint toujours plus irrelevante.

La lettre de Marx de 1877 tomba en pleine discussion sur ce thème parmi les Russes. Elle circula en Russie dans sa version française originale avant d’être finalement imprimée à Genève en 1886 dans un journal d’émigrés. Ce n’est que plus tard qu’elle fut publiée en Russie.

 

42. LA LETTRE DE MARX

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Comme nous l’avons déjà dit cette lettre réfute l’insinuation selon laquelle le point de vue de Marx coïncidait avec celui des libéraux qui voulaient liquider la commune. Elle témoigne en outre de la plus haute considération pour Tchernychevski dont elle reproduit ainsi la position: «La Russie doit-elle commencer par la destruction de la propriété commune, comme le prétendent les économistes libéraux, et donc passer au régime capitaliste, ou au contraire peut-elle, sans éprouver les tourments de ce régime (qui pour les libéraux sont des délices!), s’en approprier toutes les conquêtes de façon que ses présupposés historiques se développent ultérieurement».

Marx donne sa propre réponse. «Bref, car je ne voudrais rien laisser à deviner, je veux parler sans réserve. Pour pouvoir juger en connaissance de cause du développement économique de la Russie, j’en ai appris la langue, et j’ai donc étudié ce développement pendant des années dans les publications, officielles ou non. Et j’en suis arrivé à la conclusion suivante: Si la Russie continue à marcher sur la voie qu’elle a empruntée depuis 1861, elle perdra la plus belle occasion que l’histoire ait jamais offerte à un peuple pour éviter toutes les vicissitudes fatales du système capitaliste».

Comme le remarque Engels, Marx poursuit en réfutant son critique et sa fausse utilisation de ses propres théories pour appuyer la thèse qui, en Russie, tenait à cœur aux bourgeois. Et il arrive à un passage encore plus décisif.

«Maintenant, quelle application à la Russie de mon esquisse historique sur l’accumulation primitive du capital mon critique pouvait-il faire? Simplement ceci: La Russie aspire à devenir une nation capitaliste selon le modèle de l’Europe occidentale – et ces dernières années elle a fait un grand effort dans cette direction – elle n’y réussira pas sans avoir d’abord transformé une bonne partie de ses paysans en prolétaires ; et donc, une fois prise dans le tourbillon de l’économie capitaliste, elle devra en subir, exactement comme les autres peuples profanes, les lois inexorables. Voilà tout».

En conclusion, dans les dernières paroles que nous ayons de lui, Karl Marx, qui n’avait pas exclu en principe cette éventualité historique formidable que nous avons souvent appelée le saut par-dessus le capitalisme, et dont on voudrait le faire croire aujourd’hui de tous côtés, se serait produite pendant les quelques mois de 1917, se montre fermement certain que la Russie engendrera le capitalisme et comme nous en Occident, en boira elle aussi le calice jusqu’à la lie.

Nous pensons qu’aujourd’hui elle n’a pas encore fini de l’ingurgiter.

 

43. AVANCÉE DU CAPITALISME

 

Engels se repose la question 17 années, dit-il, après cette lettre; et il passe en revue la naissance du capitalisme dans ce pays:

«Alors qu’après la défaite dans la guerre de Crimée et le suicide de l’empereur Nicolas, l’ancien despotisme russe réussit à survivre inchangé, une seule voie restait ouverte: le passage le plus rapide possible à l’industrie capitaliste… ce qui signifiait des voies ferrées… les voies ferrées signifient, outre l’industrie capitaliste, la révolution de l’agriculture primitive. D’un côté, la production agricole, même celle des régions les plus lointaines, se liait directement au marché mondial; de l’autre on ne peut construire un système ferroviaire sans une industrie lourde locale qui fournisse les rails, les locomotives, les wagons, etc. Mais on ne peut pas introduire une branche de la grande industrie sans en accepter dans le même temps le système tout entier; l’industrie textile qui avait une base relativement moderne et qui avait déjà précédemment pris pied dans la zone de Moscou et de Vladimir, de même que sur la côte baltique, en reçut une impulsion nouvelle. L’expansion des banques déjà existantes et la fondation de banques nouvelles suivirent l’expansion des voies ferrées et des usines; l’émancipation des serfs produisit la liberté de mouvement individuel, en l’attente de la libération d’une grande partie des paysans de la possession de la terre elle-même. Ainsi, en peu de temps, tous les fondements de la production capitaliste furent jetés. Mais la hache fut aussi appliquée aux racines de la commune paysanne».

Engels décrit ici en quelques mots un procès d’«accumulation capitaliste au moyen d’investissements d’État» qui forma cependant une jeune bourgeoisie et qui en est la meilleure couveuse. Que signifient les paroles suivantes: «Puis vint l’ère des révolutions par le haut inaugurée par l’Allemagne et avec elle l’ère du développement rapide du socialisme dans tous les pays européens»?

Il s’agit encore une fois de la révolution bourgeoise et capitaliste, de la sortie de l’économie féodale et des îlots de production-consommation agricoles fermés sur eux-mêmes, et de l’ouverture des marchés nationaux et internationaux. Mais ce n’est pas la bourgeoisie qui fait cette révolution par en bas, en dehors du pouvoir. Ce n’est pas seulement en Russie que la bourgeoisie a été assez lâche pour chercher à se décharger de sa tâche sur n’importe qui d’autre: le gouvernement féodal, la paysannerie, et même le prolétariat, faisant, comme le coucou, couver ses œufs dans le nid d’autrui. Ce qui s’est produit en Angleterre et en France ne se répéta plus; Bismarck et les Hohenzollern ne furent pas renversés pas mais furent contraints d’ industrialiser (en commençant par les voies ferrées) et de prolétariser l’Allemagne.

Ailleurs cette bourgeoisie est née dans le risque de l’entreprise, souvent poussé jusqu’à l’héroïsme – comme l’héroïsme des chevaliers de la Table Ronde donna naissance aux barons terriens –, pour devenir ensuite conservatrice, parasitaire, monopoliste et protectionniste. En Russie au contraire elle naquit dans le climat suivant: l’État s’endette à l’extérieur et à l’intérieur. «La première victoire de la bourgeoisie consista dans les concessions ferroviaires qui assurèrent aux actionnaires la totalité des bénéfices futurs en se déchargeant sur l’État de la totalité des pertes futures (dans tout pays où l’économie est pauvre, les voies ferrées sont déficitaires et ne peuvent naître que des subventions et non des investissements progressifs du profit de l’entreprise qui n’existe pas). Donc vinrent les subventions et les primes en faveur des entreprises industrielles, les taxes protégeant l’industrie locale, qui finirent par rendre impossible l’importation de nombreux articles». Comme nous l’avons déjà dit, non seulement protectionnisme, mais investissement d’État, «IRI» avant la lettre.

«D’où l’envie que la Russie devienne un pays industriel indépendant de l’extérieur, qui se suffise à lui-même; d’où les efforts acharnés du gouvernement russe pour atteindre en peu d’années le point maximum du développement capitaliste». Personne n’ignore quelle condition favorable représentent des matières premières disponibles de façon illimitée.

«Pour cette raison, la transformation de la Russie en un pays industriel-capitaliste, la prolétarisation d’une grande partie des paysans et la ruine de l’ancienne communauté de type communiste, procèdent à un rythme toujours plus rapide».

 

44. LE DERNIER BILAN

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la conclusion finale d’Engels sur l’avenir du micro-communisme rural est donc plus radicalement pessimiste qu’en 1875. Mais il ne proclame cependant pas sa ruine sans regret ni sans espoir. Il s’agit encore une fois de ne pas donner prise à l’équivoque selon laquelle la thèse historique aurait été abandonnée contre un joyeux coup de trompette annonçant l’arrivée dans la Russie endormie d’un capitalisme «civil» moderne, contre une apologie de cette forme occidentale que le marxisme révolutionnaire a au contraire pour tâche fondamentale d’abord de dénoncer d’abord, puis d’abattre.

Mais deux conditions sont nécessaires à la survie des traditions du microcosme agricole slave; elles ont le grave défaut d’enfermer la société humaine dans les limites exiguës du village, mais malgré tout elles ont l’avantage de passer de l’individualisme bourgeois mercantile, mesquin et avilissant de la personne individuelle, à une communauté fraternelle, même si elle est limitée en nombre.

La première condition est qu’une révolution sociale et politique renverse la monarchie despotique du tsar et de la noblesse terrienne slave.

La deuxième est qu’une révolution également sociale et politique au-delà des frontières renverse les États capitalistes d’Europe et le pouvoir de la grande bourgeoisie.

Sur ces points cardinaux, et en guise d’appel vingt ans après, la nouvelle sentence sur laquelle se clôt l’Appendice, et qui est le dernier mot des maîtres du marxisme sur la Russie et sa perspective historique, est la suivante:

«à la question de savoir si l’on peut encore sauver quelque chose de ces communautés russes pour que, comme Marx et moi l’espérions en 1882, elles puissent devenir - en accord avec une révolution dans l’Europe occidentale - le point de départ d’une société communiste, je ne peux pas prendre sur moi d’y répondre. Une chose cependant est certaine: pour qu’au moins un reste des communes agricoles survive une première condition est nécessaire: la chute du despotisme tsariste, la révolution en Russie. Cette dernière non seulement arrachera la grande masse de la nation, les paysans, à l’isolement de leurs villages, qui forment leur mir, leur monde, et les poussera sur la grande scène de la vie sur laquelle ils verront le monde extérieur et donc également eux-mêmes, leur propre condition et les moyens pour se séparer de leurs misères présentes, mais cette révolution donnera également au mouvement ouvrier occidental une impulsion nouvelle et des conditions de luttes nouvelles et, par cela même, elle hâtera la victoire du prolétariat industriel moderne, sans laquelle la Russie d’aujourd’hui ne pourra parvenir à une transformation socialiste qui la conduira au-delà tant de la commune que du capitalisme».

 

45. LE MARXISME EUROPÉEN CLASSIQUE ET LA RUSSIE

 

Jusqu’ici nous avons donc présenté le problème de la Russie sur la base des textes du marxisme classique, du Manifeste à la mort d’Engels.

Dans toute cette question nous avons mis en évidence à chaque pas, d’un côté, le lien étroit entre les luttes de classe en Europe occidentale et centrale, et de l’autre, la fonction de la puissance russe dans un premier temps, et les luttes internes en Russie dans un second temps.

Successivement nous avons vu le marxisme suivre l’Europe et toutes ses nations dans leur voyage historique du féodalisme médiéval au capitalisme moderne, puis à la constitution du prolétariat en classe et à ses luttes pour le pouvoir politique, luttes jusqu’ici non couronnées de succès définitif et dont l’histoire est marquée par de graves défaites, des replis et des désillusions.

Dans la phase des grandes révolutions bourgeoises, nationales et libérales, le marxisme prolétarien attend et suit avec impatience leur réalisation définitive dans toute l’aire européenne; l’obstacle principal qui se dresse en travers de ce processus est la Russie des tsars qui envoie ou menace d’envoyer des forces armées en masses énormes partout où s’allume le feu de la révolution; de même qu’à l’époque de Napoléon elle fait reculer la gigantesque vague révolutionnaire de la fin du dix-huitième et du début du dix-neuvième siècle, de même elle réussit à éteindre au milieu du siècle l’incendie qui, en 1848, courrait d’une capitale européenne à l’autre.

Quoi qu’il en soit, au travers de guerres civiles, sociales ou nationales, la systématisation complète de l’Europe bourgeoise est, vers 1870, un fait accompli économiquement, socialement, politiquement. Dans cette aire le mouvement grandissant de la classe ouvrière s’apprête à mener sa lutte autonome. Il doit toutefois se tourner attentivement vers l’Orient. L’État massif des tsars n’a pas été touché par le feu de la grande révolution qui a bouleversé le visage de l’Europe; il faudra, en cas de lutte, lui régler son compte et, dans le même temps, étudier les causes historiques profondes de son immobilisme.

Nous avons vu deux thèses prendre forme. La puissance russe est la principale réserve pour la défense en Europe des régimes féodaux existant encore, et l’axe de la Sainte Alliance. En même temps, la puissance russe est la première force à intervenir lorsque la classe ouvrière se met en mouvement pour ses propres revendications dans les pays désormais gouvernés par des capitalistes.

Comment cet obstacle sera-t-il ôté du chemin de la nouvelle révolution européenne, désormais libre de toutes ses attaches avec les luttes démocratiques et nationales?

Une longue lutte théorique s’entame face à thèse selon laquelle les lois du matérialisme historique et des luttes de classe qui avaient si bien convenu à l’histoire de l’Occident, ne sont plus valables pour ce pays et qu’il faut théoriser un autre mécanisme du développement des formes sociales successives.

Nous avons récapitulé les arguments du marxisme contre cette curieuse affirmation, en faisant la comparaison entre les différents champs historiques de l’évolution sociale, tels que nous les avons établis en fonction de l’histoire des derniers siècles; bien plus, nous les avons reportés à travers toute leur histoire, aux conditions géographiques originelles et à leur effet sur l’installation des peuples sédentaires, sur leurs institutions et leurs formes de vie. Et nous nous sommes donc efforcés de démontrer que le déterminisme de Marx est un instrument parfaitement à même d’expliquer l’histoire de la Russie et son grave «retard de phase» par rapport à l’Europe.

Une fois donc établi que les questions sociales russes se traitent avec la même méthode que celles d’Occident, nous avons mis en relation, toujours sur la base des textes de notre école, ses particularités historiques avec celles du pays et de sa nature physique, en faisant une comparaison sommaire entre les trois types d’organisation existant en Europe: romain classique, germanique et grand-slave, et en traitant également du quatrième type, asiatique.

Les particularités de la succession russe des modes de production n’ont donc pas été niées mais longuement examinées.

 

46. LE DRAME GRAND-SLAVE

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Ces caractéristiques principales sont la basse fertilité de la terre, la difficulté des communications, la faible densité de la population et ses grandes difficultés à se fixer de façon stable; et, par contre, la formation plus précoce que chez les peuples germaniques, d’un pouvoir central fort – présentant des analogies avec les despotismes asiatiques historiques – qui protège et soumet aux tributs les communautés de travailleurs de la terre.

Jusqu’au dix-neuvième siècle ce centralisme étatique terrien figure aux côtés de la noblesse féodale, moins autonome et centrifuge que dans la forme germanique, et des communautés de villages, serves en partie de l’État et en partie des nobles.

D’où des différences par rapport aux pays européens dans le processus de fusion des îlots locaux dans un complexe d’échanges, dans la formation des marchés et des manufactures artisanales et industrielles, et le retard de l’avènement de la production capitaliste.

Le marxisme classique repousse la thèse selon laquelle ne se pose pas dans ce pays le problème de deux révolutions (qui peuvent se superposer) – la révolution de la bourgeoisie contre le féodalisme, et celle du prolétariat contre le capitalisme –, mais que se pose le problème d’une révolution originale unique, conduite par les paysans des communautés contre l’État despotique et l’aristocratie des boyards, selon une voie complètement différente pour arriver au socialisme de la terre et des moyens de production.

Deux révolutions sont donc attendues en Russie, et la révolution antiféodale et antitsariste est imminente. Une phase capitaliste bourgeoise lui succédera-t-elle de façon durable ou le passage à la lutte prolétarienne se posera-t-il immédiatement?

Jusqu’à 1894 la réponse est qu’il est impossible d’attendre cette superposition des deux révolutions sur la base des forces internes, le prolétariat étant encore embryonnaire bien que l’industrie progresse à grands pas surtout à grâce l’État despotico-féodal. Et cette tâche ne peut pas être assumée par les paysans des communautés, et encore moins par les paysans parcellaires qui sont en train de se substituer à la forme communautaire traditionnelle.

Dans ces conditions la perspective est une révolution russe seulement bourgeoise qui serait la conséquence d’une guerre. Si la guerre avec le Japon n’est pas envisagée, ce qui est prévu c’est une guerre avec la Turquie, mais surtout une future grande guerre des Slaves et des Latins contre les Allemands. Cette dernière éclata en 1914 et provoqua l’écroulement du tsarisme. Même sans aller plus loin, un grand obstacle contre-révolutionnaire était enlevé du chemin du prolétariat des pays avancés.

A la place d’une installation de la Russie bourgeoise parmi les États bourgeois européens ayant survécu aux guerres, une autre perspective était alors envisagée par Marx et Engels: celle de la révolution en Russie contre le tsar, pure ou bâtarde peu importe, qui déchaîne la révolution socialiste en Occident.

Dans ce cas – et seulement dans ce cas – la révolution russe pourrait devenir socialiste et pourrait sauvegarder les survivances du communisme agraire en les greffant sur les puissants moyens de production modernes tombés entre les mains du prolétariat international victorieux.

Mais – au moins dans l’état des textes de 1894 – une évolution de la Russie vers une société socialiste à partir d’une révolution antitsariste est exclue avec certitude.

A la fin de cette étude nous aurons à établir que l’histoire n’a pas démenti cette perspective. En Russie se développent les mêmes forces productives qu’en Occident. L’industrie, et même la très grande industrie, l’emporte sur l’économie agraire. La révolution originale dirigée par les communautés paysannes émancipées n’a pas eu lieu. Les guerres européennes sont venues et ont provoqué l’écroulement du tsarisme; la victoire de la révolution ouvrière occidentale n’ayant pas eu lieu, il n’a pas pu y avoir en Russie une forme sociale communiste.

Parti dans ce pays d’un féodalisme d’État, on donc est arrivé à un capitalisme d’État industriel, à une forme en partie capitaliste et en partie pré-capitaliste de l’économie agricole, le tout dans un cadre d’échanges marchands national et tendant toujours plus à s’internationaliser

 

47. LES PERSPECTIVES DU PARTI MARXISTE EN RUSSIE

 

Nous devons maintenant examiner de l’intérieur de la Russie le problème qui a été vu de l’extérieur, et faire le lien entre 1894 et la révolution russe. Tel est le thème de la suite de notre exposé, qui ne traitera pas encore tout le sujet de l’économie sociale de la Russie jusqu’à nos jours.

En 1894, le développement du capitalisme est en acte de façon décisive, et un prolétariat puissant est déjà en formation. Engels n’a pas rendu compte de sa puissance historique; et l’Occident, même l’Occident prolétarien, ne s’en rendra pas compte avant le grandiose mouvement de 1905.

Confirmant le caractère international inné du procès historique de notre lutte, et venant démentir la thèse de la mission spéciale du peuple slave ou d’un autre, les traits d’un parti prolétarien (qui s’appelait alors social-démocrate) s’étaient définis dès avant 1894 (et même dix années auparavant). Il était bien connu d’Engels, surtout dans la personne du grand théoricien Plekhanov, présent notamment en 1889 à la fondation de la II° Internationale. Mais ce parti n’avait pas encore été en mesure d’exprimer l’apparition historique d’un valeureux prolétariat urbain, capable de livrer des batailles inoubliables. Engels, par ailleurs réservé (comme nous l’avons fait remarquer), sur les différences entre ces marxistes déclarés et les autres mouvements révolutionnaires de l’empire du tsar – il était en effet non seulement un historien ou un théoricien, mais surtout le chef international du parti – ne prend pas encore en compte dans la dernière analyse que nous possédons de lui, la tâche de cette classe de la société russe si jeune encore; il ne traite pas de ses organisations économiques, il ne s’engage pas à exclure nettement du mouvement de l’Internationale les partis à recrutement paysan, très faibles sur le plan doctrinal, mais héroïques sur le front de la révolution et de la terreur révolutionnaire.

Toutefois dans le travail original de notre mouvement mondial, ce n’est pas le dernier mot et la connaissance des dernières données qui peuvent être importantes. Ce qui est important au contraire, c’est toute systématisation qui établit les directives de la doctrine de manière qu’elle serve dans l’action de bouclier solide contre les agissements de l’opportunisme et les coups de poignard des déserteurs.

Quand la grande révolution bolchevique triompha, la plupart des vieux camarades et des néophytes, les premiers perplexes, les seconds joyeusement indulgents, n’hésitèrent pas à entonner des hymnes en sa faveur, tout en étant convaincus que les thèses du vieux Marx et du vieil Engels avaient reçu un coup terrible.

Nous qui parlons ici, nous sommes parmi les rares qui, dans la gloire de l’événement victorieux qui fit trembler les fondements du monde capitaliste, ne virent que la confirmation éclatante d’une doctrine complète et harmonieuse, la réalisation d’une longue, dure et difficile attente mais avec la certitude absolue d’atteindre son but.

Après plus de trente ans remplis d’événements difficiles et moins propices à l’enthousiasme révolutionnaire, le colosse du capitalisme mondial ayant résisté à la secousse du sous-sol et dominant encore après la seconde et la plus bestiale guerre mondiale, en retraçant le cours tourmenté et difficile à déchiffrer des événements, et en le reliant – comme le marxisme revendique savoir le faire (y renoncer reviendrait à admettre avoir perdu sur toute la ligne) – à la chaîne des constructions de presque deux siècles, nous nous sentons cent fois plus certains d’une confirmation de fait de notre doctrine, plus sûrs de nous pour n’avoir jamais avalé de sots, hâtifs, présomptueux et surtout lâches démentis à cette ligne inflexible qui, une fois trouvée et acceptée, ne peut être déformée sans trahir.

 


 

(1) Le rapport de cette réunion a été publié en français sous le titre: «Facteurs de race et de nation dans la théorie marxiste», Ed. Prométhée.

(2) Référence au travail de parti publié sous le titre: «Struttura economica e sociale della Russia d’Oggi», Ed Iskra

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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