Russie et révolution dans la théorie marxiste

Deuxième partie

Parti prolétarien de classe et attente de la révolution double (1)

(«programme communiste»; N° 106; juillet 2021)

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1. SORTIE ORIGINALE DE L’« ANCIEN RÉGIME »

 

Dans la première partie de ce rapport nous avons vu amplement comment le mouvement marxiste en occident jugeait la perspective historique de la Russie , et les éventualités qu'il avait définies pour l’extension à la Russie de la grande révolution démocratique et bourgeoise européenne, et pour les développements ultérieurs de la lutte de classe et d’une révolution socialiste.

En effet, étant donné le grand retard historique de la première révolution, et la vigueur du mouvement ouvrier en Europe ainsi que de sa doctrine achevée, il fallait s’attendre à ce que le second problème se superpose au premier; il s’agissait donc d’établir quelles tâches en découlaient pour l’Internationale prolétarienne.

Cette liquidation des formes médiévales et féodales se posait de façon originale par rapport aux pays d’Occident où, au moment de la révolution antiféodale, la classe ouvrière n’était pas encore assez puissante pour pouvoir y jouer un rôle autonome; elle n’avait eu d’autre fonction que de soutenir résolument toutes les insurrections libérales, démocratiques et d’indépendance nationale.

Nous avons dit à plusieurs reprises que cette situation n’était pas du tout nouvelle, mais qu’elle était avant tout une répétition de la situation de l’Allemagne en 1848: une révolution bourgeoise semblable aux révolutions anglaise et française était prévue avec certitude; il n'y avait alors pas de doute sur son issue victorieuse (alors qu'elle fut diluée par la suite dans une longue série de luttes d’États et de classes), et l'appel était déjà lancé à la classe ouvrière allemande, pour que, après son concours au succès de cette révolution, elle essaye d'aller plus loin, comme les ouvriers français l’avaient en vain tenté en 1831 et 1848 (et comme ils le tenteront à nouveau, tout aussi vainement, en 1871).

Nous avons résumé les différences entre les deux situations, à côté de leur analogie de fond. Les caractéristiques d’« inertie historique » de l’aire grand-slave sont beaucoup plus accentuées que celles de l’aire germanique,; elles tiennent des formes étatiques asiatiques et du monolithisme de l’État despotique central de formation ancienne, antérieur ou au moins contemporain à la formation de l’aristocratie dominante, si bien que le pouvoir unitaire, militaire, policier et bureaucratique n’est pas une ressource moderne de la forme capitaliste de production, mais correspond à la forme présente rurale et pré-mercantile – tout ceci en rapport lointain avec les différences des conditions matérielles du milieu physique et naturel qui ont produit une forme bien différente d’organisation humaine stable sur le sol.

Cette analyse générale  – inséparable de la formulation selon laquelle l'histoire russe s’étudie et s’explique avec la méthode historique dialectique et matérialiste découverte par l’analyse de l’économie anglaise et qui s'adapte comme un gant à toute l’histoire sociale de l’Occident blanc –, ayant été confirmé par l'étude complète tout le matériel de l’école marxiste européenne, nous allons en faire autant avec le matériel du mouvement russe passé de façon foudroyante en tête de la Révolution Mondiale (événement principal de notre génération),  .

Étude et explication d’un cours historique, découverte de ses lois, ne signifieraient rien s'ils ne débouchaient pas sur une prophétie, risquée mais faite  sans hésitation, sur une hypothèque – oui messieurs – sur le futur. Il s'agirait d'une faillite de la doctrine si cette hypothèque n’était pas payée au moment voulu, tôt ou tard; et si c’est tard, c'est au risque et à la charge de ces formes de production définies qui résistent à crever.

Il s’agit maintenant de soumettre la perspective tourmentée de tous les mouvements récents de Russie, et de celui qui s'est placé avec force au premier plan, le bolchevisme, à la même épreuve que celle à laquelle nous avons soumis la contribution du marxisme d’Europe.

Quittons cette dernière contribution avec la formule, comme toujours incomparablement synthétique, que Marx donne dans une de ses lettres à Sorge – que nous avons déjà citée – du 1er septembre 1870, lors du déclenchement de la guerre franco-prussienne : « Ce que les ânes prussiens ne voient pas, c'est que le guerre actuelle mène nécessairement à une guerre entre l'Allemagne et la Russie, comme la guerre de 866 conduisit à une guerre entre la Prusse et la France. Et cette guerre numéro deux servira de nourrice à l'inévitable révolution en Russie».

 

2. CONCORDANCES LÉONINES

 

L'immense matériel critique fourni par les Russes dans la confrontation torrentielle entre idéologies opposées reflète – en restant à la hauteur – les heurts apocalyptiques des forces sociales en Russie et leur chevauchement tempêtueux qui n’est certainement pas achevé. En cela se confirme une autre loi : que le pharisien capitaliste ne se réjouisse pas trop du retard que met à se réaliser le « c'est écrit », qui le terrorise parce qu’il expiera le répit obtenu par une confirmation bien plus éclatante du caractère catastrophique que nous avons théorisé de sa fin.

Nous choisirons nombre des constructions les plus rigoureuses non seulement dans l’œuvre de Lénine mais également dans celle de Trotsky qui, dans de nombreux cas, ne reste pas en arrière des formulations de la « pensée de l’histoire » à travers la voix de ses acteurs.

Anticipons une belle synthèse de la position historique purement léniniste – quoiqu’en disent les  multiples séries des personnes sans scrupules qui dans leur impuissance à effleurer, même de loin, la dialectique, voient en Lénine, qui un libéral, qui un anarchiste, qui un démocrate républicain bourgeois, qui un plat ouvriériste, qui (imbéciles!) un chef paysan, qui (canailles!) un petit-bourgeois partisan des blocs – dans la mesure où elle est sur une ligne du « fil du temps ». Nous citons Trotsky lorsque, marxiste authentique, il republie mot pour mot en 1922, après la guerre civile, ce qu’il avait écrit en 1905; dans sa préface il décrit comment les marxistes russes voyaient le problème central de la révolution double :

«Dès 1905, nous étions infiniment loin d'une conception mystique de la démocratie ; nous nous représentions la marche de la révolution non point comme une réalisation des normes absolues de la démocratie, mais comme une lutte des classes, durant laquelle on utiliserait provisoirement les principes et les institutions de la démocratie. A cette époque-là, nous mettions en avant, d'une façon déterminée, l'idée de la conquête du pouvoir par la classe ouvrière ; nous estimions que cette conquête était inévitable et, pour en venir à cette déduction, loin de nous fonder sur les chances que présenterait une statistique électorale selon " l'esprit démocratique ", nous considérions uniquement les rapports de classes. Les ouvriers de Pétersbourg, dès 1905, appelaient leur soviet " gouvernement prolétarien ". Cette dénomination circula alors et devint d'usage familier, car elle entrait parfaitement dans le programme de la lutte pour la conquête du pouvoir par la classe ouvrière. Mais, en même temps, nous opposions au tsarisme le programme de la démocratie politique dans toute son étendue – suffrage universel, république, milice, etc. Nous ne pouvions pas faire autrement. La démocratie politique est une étape indispensable pour le développement des masses ouvrières avec cette réserve fondamentale, cependant, que, dans certains cas, il leur faut des dizaines d'années pour parcourir cette étape, tandis qu'en d'autres circonstances la situation révolutionnaire leur permet de s'affranchir des préjugés démocratiques avant même que les institutions de la démocratie n'aient eu le temps de s'établir et de se réaliser».

Ces phases et celles qui les suivent, et qui rappellent un événement d'une importance telle qu'il valait la peine d’avoir fait pour lui une grande Révolution et de la voir ensuite tristement partir en fumée (« la dispersion de l'Assemblée constituante par les forces armées du prolétariat exigea à son tour une révision complète des rapports qui pouvaient exister entre la démocratie et la dictature. L'Internationale prolétarienne, en fin de compte, ne pouvait que gagner à cette situation, dans la théorie comme dans la pratique»), nous serviront encore. Elles le feront quand nous traiterons de la perspective de Lénine de la « dictature démocratique des ouvriers et des paysans » sur laquelle se sont cassées tant de têtes adialectiques. Ce n'est pas un pacte de larrons en foire; cette formule répond à la confluence dans un tourbillon historique pour une tumultueuse et déchirante fécondation de quatre courants roulant dans des directions inconciliables mais qui étaient malgré tout à ce moment-là, les composantes de la résultante historique.

Pour le marxiste Trotsky il ne peut être question d’essences immuables mais de champs et de cycles historiques, conformément à la position de notre école qu'aujourd’hui – en recopiant obstinément les mêmes choses –  nous défendons encore, pour la millième fois.

Transposer les rapports entre les classes et les formes sociales de cette aire et de cette époque dans l’Occident ultra-bourgeois d'aujourd’hui, et s'y occuper pareillement de la sollicitation démocratique, reviendrait à confondre les charmes d’une vierge encore verte et pleine de vie avec les appels rauques d’une professionnelle de bordel, flasque et décatie.

Nous allons emprunter à Trotsky une autre formule, à l’unisson avec ce que n’importe qui d’entre nous pourrait avoir écrit entre 1875, 1905 ou 1925; elle se trouve dans les premières lignes de ce texte historique : « Notre révolution a tué l'idée que nous étions un peuple à part. Elle a montré que l'histoire n'avait pas créé pour nous de lois d'exception. Et pourtant la révolution russe a un caractère unique, qui est la somme des traits particuliers de notre développement social et historique et qui ouvre à son tour des perspectives historiques toutes nouvelles».

 

3. TABLEAU SOCIAL RUSSE JUSQU’AU XIX° SIÈCLE-  L’ÉTAT.

 

Quand il range à leur place l’État despotique, la classe noble, le clergé et la classe paysanne, tout ce que décrit Engels dans ce tableau est suffisamment connu. Les descriptions des premiers marxistes russes sont conformes à ces analyses. Nous leur demanderons plus loin des contributions plus importantes, non seulement sur l’apparition du capitalisme, déjà solidement dessinée et mise en relief par Marx et Engels, mais surtout sur les premiers mouvements du prolétariat industriel, et enfin sur la critique des différentes tendances politiques, souvent prises à tort pour des querelles stériles d’émigrés politiques.

En guise de confirmation, nous pouvons demander à Trotsky – afin d’éviter le reproche, habituel, d'élaborer post festum des théories commodes – d’autres formules, essentiellement sur les caractères historiques de l’État russe.

Le problème a déjà été cerné ; nous nous limiterons donc à des passages qui, même isolés, restent significatifs, et qui justifient nos expressions : étatisme terrien, étatisme agraire, féodalisme d’État – plutôt que féodalisme nobiliaire terrien – en tant que forme définie de production dans laquelle, l’État est depuis le début un agent économique, un facteur économique.

« L'Etat russe, en fait, est à peine plus récent que les autres Etats européens : les chroniques fixent à l'année 862 le début de son existence [mille ans de plus que le jeune Etat italien qui naquit bourgeois !– NDA]. Mais les conditions géographiques qui sont les siennes ainsi que la dispersion de sa population sur un territoire immense entravaient, en même temps que le développement économique, le processus de sociale, laissant notre histoire loin derrière celle des autres pays.

L'histoire de l'économie politique russe est faite d'une chaîne ininterrompue d'efforts héroïques dans leur genre, tous destinés à garantir les ressources indispensables à l'organisation militaire. Tout l'appareil gouvernemental fut construit et, de temps à autre, reconstruit en fonction du Trésor. La tâche des gouvernants consistait à utiliser les moindres produits du travail national pour ces mêmes fins.

L’histoire de l’économie politique russe constitue une chaîne ininterrompue d’efforts, héroïques en leur genre tous voués à assurer à l’organisation militaire les moyens indispensables [pour se défendre contre des ennemis mieux armés l’État russe fut contraint de se créer une industrie et une technique]. Toute la machine gouvernementale fut construite et, de temps à autre, reconstruite, dans l’intérêt du Trésor. La tâche des gouvernants consistait à utiliser les moindres produits du travail national pour ces mêmes fins. Dans sa recherche des fonds indispensables, le gouvernement ne reculait devant rien : il imposait aux paysans des charges fiscales arbitraires et toujours excessives, auxquelles la population ne pouvait faire face. Il décida que la commune serait fiscalement responsable. [Il] établit la responsabilité collective du paiement de la totalité des taxes imposées : côté dialectique du communisme ou, mieux, du microcommunisme vassal de l’État, qui jouit en commun de ce qui a été produit en commun, mais qui prévoit un versement à l’État et non au noble ou au propriétaire foncier bourgeois comme le paysan parcellaire individuel de l'époque ultérieure]. Par des prières et des menaces, par des exhortations et des violences, il extorqua de l'argent aux marchands et aux monastères. Les paysans fuyaient leurs maisons, les marchands émigraient».

Le XVIIe siècle enregistre une forte diminution de la population. Le budget de l’État était d’un million et demi de roubles or (environ deux milliards des lires italiennes d’aujourd’hui) dont 85 % servait à des fins militaires. À la moitié du XVIIIe siècle il s’élevait à 20 millions (une trentaine de milliards) dont environ 70 pour cent pour la guerre. Au XIXe siècle et à l’époque de la guerre de Crimée il était encore bien plus important.

Rançonner la population ne suffit pas. Déjà Catherine II (1762-1796) avait contracté des prêts à l’étranger. «L'accumulation d'énormes capitaux sur les marchés financiers de l'Europe occidentale a exercé, depuis ce temps-là, une influence fatale sur l'évolution politique de la Russie».

La dette s’éleva en 1908 à 9 milliards de roubles. Cette année-là les dépenses militaires atteignirent le milliard de roubles, soit 40 pour cent du budget total. Observons qu'il ne faut pas se laisser impressionner par le chiffre de la population, à l'époque environ le double de la population italienne actuelle, alors qu’aujourd’hui le budget italien est du même ordre de grandeur. Le fait important est qu’aucun État, même en tenant compte du grand nombre d’habitants, n’a connu, même de loin, un tel mouvement économique avant la révolution bourgeoise-capitaliste.

Mais l’économie ne connaît ni patries ni frontières juridiques. « À la suite de la pression que l’Europe capitaliste exerçait ainsi, l’État autocratique absorbait une partie démesurée des surprofits, c’est-à-dire qu’il a vécu aux dépens des classes privilégiées qui étaient alors en train de se former, freinant ainsi leur développement déjà lent en lui-même. Mais ce n’est pas tout. L’État s’est emparé également des produits indispensables à l’agriculteur, il lui a enlevé ses sources de subsistance, il l’a contraint à abandonner les lieux où il avait à peine réussi à s’installer et, ainsi, il faisait obstacle à l’augmentation démographique et retardait le développement des forces productives. De cette façon l’État, en absorbant une part démesurément grande du surprofit, a ralenti le processus déjà lent de différenciation des classes ».

Encore deux observations qui nous confirment la correspondance avec ce que nous avons dit dans la première partie. « Sous ces aspects le tsarisme est une forme intermédiaire entre l’absolutisme européen et le despotisme asiatique, peut-être plus proche de ce dernier ». Et l’autre sert à démontrer combien sont anciennes certaines formulations tordues - qu’aujourd’hui certains croient avoir inventées -, formulations sur l’État qui l’emporte sur l’économie et renverse le jeu des classes ; certains qui ne s’aperçoivent pas qu’ils pensent, involontairement, en bourgeois, que le centre politique fort émane non pas de l’infrastructure sociale donnée par les conditions spécifiques de production mais par la puissante de la volonté du monarque, du chef de guerre ou du politicard de service, dans la succession des noms dont des imbéciles, très anciens et très modernes, restent éblouis.

« Affirmer, comme le faisait Milioukov (le chef libéral russe) dans son histoire de la culture russe que, alors qu’en Occident les classes créaient l’État et que chez nous le pouvoir d’État créait, dans son intérêt, les classes, serait la destruction de toute perspective historique ».

 

4. LES CLASSES AGRAIRES

 

La population agraire au moment de la réforme de 1861, comme nous le savons, se répartissait en deux parts quasi égales, serfs des nobles et serfs de l’État. Selon les chiffres donnés par Trotsky les premiers étaient 11 907 000 et les seconds 10 347 000. La répartition des terres sur lesquelles ils travaillaient et qui leur furent assignées était très différente. Les ex-serfs des nobles eurent environ 38 millions de déciatines, donc 3,17 par paysan ; les ex serfs de l’État en eurent beaucoup plus : 70 millions environ, et donc pour chacun plus du double : 6,74 déciatines.

Déjà alors il n’y avait que peu de paysans propriétaires parcellaires libres (mais certes pas libres des caresses du fisc) : presque un million avec 4 260 000 déciatines, en raison de 4,90 pour chaque paysan. La réforme intéressa donc 23 millions de paysans et 112 millions de déciatines. La déciatine correspond à un peu plus d’un hectare, et cette superficie est équivalente à environ quatre fois la superficie agricole italienne. Celui qui observe que la superficie géographique de la Russie européenne est donc quinze fois celle de l’Italie, et la population environ le triple, doit noter que cette superficie ne représentait pas toutes les terres agricoles russes qui atteignaient plus de 350 millions de déciatines, une centaine appartenant déjà à des personnes privées (dont 80 environ de grandes et moyennes propriétés restées aux nobles et aux riches), 150 millions environ à la Couronne, en grande partie non divisibles en lots et non cultivables, et 9 millions aux couvents.

Le mouvement des possessions terriennes déterminé par la réforme se développe dans le sens de la fragmentation en très petites possessions qui, quoique devenues autonomes, aggravèrent la misère du paysan en provoquant une diminution draconienne de la population.

On peut évaluer à sept déciatines le minimum de cette terre extensive suffisant à la vie et au travail d’une famille. Au contraire, les lots de trois déciatines donnés aux serfs des nobles correspondaient à la moitié de leur possibilité de travail puisque, avant la réforme, chaque paysan devait travailler trois jours par semaine dans la terre du boyard : il fut libéré de cette obligation mais il conserva sa fameuse faim de terre. De plus, sur ces lots destinés aux serfs, environ 20 pour cent de très bonnes terres furent prélevés, et ces terres passèrent aux nobles. La misère immense et bien connue du moujik russe fut par la suite aggravée par les sommes que les émancipés payèrent d’un côté pour la concession de leur terre, de l’autre pour leur libération personnelle. Ils versèrent 867 millions pour la terre, à cause des estimations exorbitantes faites par les fonctionnaires de l’État, et 219 millions de roubles pour leur rachat personnel. Et après la réforme le poids des impôts étatiques sur le revenu des terres, à égalité de surface, se révéla bien supérieur à celui sur le revenu des terres des riches.

L’évolution qui suivit la réforme entraîna une inégalité dans la répartition entre les paysans des anciennes communautés, en formant une classe de paysans riches, koulaks, qui possédaient terres, réserves et argent et qui exploitaient de toutes les façons les paysans pauvres : début d’une véritable bourgeoisie rurale.

D’un autre côté, sauf cas rarissimes, les grandes propriétés rassemblées entre les mains d’une même personne ou d’un même organisme n’étaient pas, surtout dans la Russie centrale, organisées en grandes entreprises. Le noble et le grand propriétaire foncier, dans une agriculture si arriérée, n’avaient pas avantage à la gestion directe de leurs terres ni à laisser l’exploitation de leurs terres à de grands fermiers capitalistes, ils préféraient exploiter la faim de terre des paysans des villages, qui aspiraient ardemment à la location d’un tout petit lot dans lequel investir leur force de travail en partie inoccupée. Les terrains des grandes propriétés morcelées en ces lots étaient loués pour des loyers très élevés. « Le paysan est contraint, comme nous l’avons vu, de prendre en location la terre du propriétaire au prix qui lui était demandé. Non seulement il renonce à tout profit, non seulement il réduit au minimum sa consommation personnelle, mais il vend également ses outils à droite et à gauche en abaissant encore plus le niveau déjà extrêmement bas de sa technique. Face à ces ‘‘avantages’’ décisifs de la petite production, le grand capital recule impuissant : le propriétaire liquide une administration économique rationnelle et morcelle ses terres en les confiant aux paysans ».

Ce tableau est complété par Trotsky avec le calcul du revenu total agricole russe à la fin du dix-neuvième siècle. Il est très bas comparé à celui de chacun des autres pays agricoles : 2,8 milliards de roubles, 2,3 aux paysans et un demi-milliard aux nobles et aux grands propriétaires fonciers. Même la confiscation totale de ce revenu, dont l’aspiration détermine la tension de classe dans les campagnes, n’améliorerait que de 15 pour cent la situation très misérable de la paysannerie : du reste dans le budget, fait par l’auteur, de la classe paysanne en tenant compte des loyers payés et des impôts, on trouve un déficit de 850 millions de roubles à l’année, qui ne serait pas colmaté par les 500 millions du revenu nobiliaire et foncier.

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5. L’INDICE DES PUNAISES.

 

La misère de la famille paysanne « prend de telles proportions que la présence dans l’isba (l’habitation de bois et de paille) de punaises et de blattes est considérée comme un symbole éloquent de bien-être. Et effectivement Chingarev, député à la Douma, a constaté que dans les habitations des paysans sans terre dans les districts du gouvernement de Voronesch, il n’y a aucune punaise, alors que dans les habitations des autres catégories de la population la quantité de punaises dans les isbas est, en général, proportionnelle au bien-être des familles. Chez 9,3 % des paysans on ne trouve même pas de blattes à cause du froid et de la faim qui règnent dans les maisons ! Ces gracieuses bestioles ont besoin d’une température minimale et ont besoin de trouver un minimum de restes de nourriture ; là où la misère sociale du noble animal homme, roi de la nature, dépasse une certaine limite, le froid glacial et l’inanition les ont toutes exterminées ».

Dans les terres noires, dont nous allons parler, là où la commune de village survit, les paysans à la fin du siècle ne s’étaient pas encore socialement différenciés, parce qu’aucune épargne ne s’était accumulée ou n’avait pu être destinée à une technique meilleure et au développement des forces productives. Quelle misérable fin pour le microcommunisme que nous avons auparavant examiné !

« À l’intérieur de la communauté agricole des terres noires règne une seule égalité, celle de la misère… On ne peut pas noter un autre antagonisme que celui très fort entre paysans pauvres et noblesse parasitaire. »

Comme tous les marxistes, comme Lénine, Trotsky dès 1905 se situe aux antipodes des « partageurs de terre ». La fragmentation des grandes possessions entre paysans, qui passe pour être la grande découverte révolutionnaire des Russes (alors que c’est une vieille tare des réformateurs de tous les temps qui est mise chaque jour en avant dans les programmes agraires de tous les mouvements petits-bourgeois, chrétiens, mazziniens, sociaux-démocrates et staliniens, sans compter les fascistes), est considérée par nous tous comme la plus antimarxiste des mesquineries ; poussée à ses extrêmes, elle devient odieuse aux poux eux-mêmes et ceux-ci se retirent dans la dignité.

Même pensée dans le domaine bourgeois, la question agraire ne se résout pas par la petite propriété au travailleur, mais par la formation d’exploitations étendues, au moyen de l’apport sur la terre de capital d’exercice, et par la transformation des paysans propriétaires en salariés.

Ainsi Trotsky énonce-t-il ces anciennes thèses marxistes : « L’expropriation de la noblesse (et de la grande propriété foncière bourgeoise) ne prend toute sa valeur que lorsque sur les grands domaines arrachés à des mains oisives peut se développer une libre économie rurale de niveau élevé qui augmente de manière considérable le revenu agricole. Une gestion de la terre de type américain (moyenne entreprise mécanisée avec un important capital de gestion), à son tour, n’est possible sur le sol russe qu’après la suppression définitive du tsarisme, de l’absolutisme, avec son fisc, sa tutelle bureaucratique, avec son militarisme vorace, ses obligations financières envers la Bourse européenne. La formule développée de la question agraire serait : expropriation de la noblesse, abolition du tsarisme, démocratie ».

« C’est seulement ainsi que l’on peut faire finalement avancer l’agriculture cela produirait une augmentation de ses forces productives et, dans le même temps, de sa demande en produits industriels. L’industrie recevrait une impulsion puissante pour un développement ultérieur et absorberait une partie importante de la main d’œuvre agricole aujourd’hui inutilisée dans les campagnes. Mais dans tout ceci on ne trouve pas encore la ‘‘solution’’ de la question agraire : en un système capitaliste, elle ne peut pas être résolue. Dans tous les cas, cependant, la liquidation révolutionnaire de l’autocratie et du régime féodal doit précéder cette solution ». Cette solution, donc, est encore purement bourgeoise et capitaliste.

Encore aujourd’hui, en substance, les grands chefs du gouvernement russe se cassent la tête sur ce rapport entre production agricole et production industrielle, consommation des villes et consommation des campagnes : ils sont toujours prêts aux tournants fameux qui semblent du jour au lendemain mettre sens dessus dessous théories, programmes et plans de production, exposés à passer, de façon explosive, du rang de héros à celui de traître, du rang de surhomme à celui de crétin.

La thèse selon laquelle la solution n’est pas possible dans la forme capitaliste s’exprime en disant qu’elle n’est pas possible dans la forme marchande-monétaire. Un des principes marxistes fondamentaux dit : dès que le travail s’échange contre un salaire et le produit contre de l’argent alors non seulement le déséquilibre entre ville et campagne n’est pas résolu mais il s’exacerbe toujours plus.

Le programme de l’abolition de la rente foncière et son passage à l’État qui gère la terre au moyen de grandes exploitations et du travail salarié, en laissant également à l’État le profit d’entreprise, n’est pas encore un programme agraire socialiste.

Celui de l’abolition de la rente patronale et de la location de la terre pour une gestion par des entreprises privées de fermage capitaliste qui versent leurs loyers à l’État (formule de Ricardo) l’est encore moins.

Ce n’est pas non plus un programme agraire de capitalisme développé que celui qui abolit la rente des gros propriétaires fonciers au moyen de la remise aux paysans de petits lots, de façon que l’agriculteur parcellaire tire du produit ce qui était auparavant la rente, le profit et le salaire ; bilan qui, comme nous le savons de notre étude sur la question agraire, est souvent négatif : le paysan parcellaire n’ajoute pas la rente et le profit au travail qu’il fournit mais il doit fournir un temps de travail énorme, plus important que celui que fournirait le prolétaire agricole, pour un salaire normal.

 

6. LES COUCHES DE LA POPULATION AGRICOLE

 

Nous connaissons depuis notre étude de la question agraire chez Marx le « modèle » de la production agricole bourgeoise comme, d’autre part, nous connaissons le modèle féodal. Dans ce dernier la classe dominante est une : l’aristocratie terrienne, dont les familles contrôlent de façon héréditaire un territoire donné, ou fief, en ayant un droit seigneurial sur les personnes de tous les habitants qui sont paysans serfs. Ces derniers exploitent un lot de terre des produits duquel ils vivent mais ils doivent au seigneur une quote-part de ces produits et de leur temps de travail. L’exploitation technique de la terre se fait en petits champs, chacun étant lié à une famille de serfs. La bourgeoisie, là où elle apparaît, faite d’artisans qui ne sont ni agriculteurs ni nobles, est une classe opprimée et tenue en dehors du pouvoir politique.

Dans le modèle bourgeois typique de la production agricole, il y a deux classes dominantes : les propriétaires fonciers et les capitalistes agricoles, ou fermiers, qui versent au patron juridique du domaine le loyer de la location (rente) ; et les travailleurs journaliers salariés qui n’ont ni terre ni capital forment la classe opprimée. Le produit est divisé entre ces trois classes, seule la troisième travaille et produit du surtravail, réparti entre les deux autres.

Dans les pays capitalistes modernes, cette forme - techniquement parvenue à la grande exploitation unitaire - ne se trouve jamais à l’état pur. En admettant que la classe serve soit liquidée définitivement, ainsi que la classe nobiliaire en tant que privilège social, la terre étant désormais toute commercialisable et tout travailleur étant libre de travailler en changeant de lieu quand il en a envie (avec les aléas du recrutement salarial), différents types bâtards persistent à côté des trois classes types (propriétaires fonciers, fermiers, salariés).

Le petit fermier et le métayer ont le caractère d’un détenteur de capital limité et d’un possesseur de sa propre force de travail, mais ils n’ont pas de terre, elle leur est concédée par le propriétaire foncier contre la rente d’un loyer en argent ou en produits (Vanoni a dit justement que l’agriculture partiaire est une forme arriérée, un résidu des formes féodales ; mais, avec le libre accès de l’agriculteur au contrat, elle devient une forme bourgeoise).

Le petit paysan propriétaire, enfin, est en même temps propriétaire foncier, capitaliste et travailleur : comme nous le disions, il cumule - dans la misère la plus stupide et le gaspillage de force de travail et de valeur - rente, profit du capital et travail moléculaire, mais surtout trop de travail pour une trop basse consommation.

La société russe de la campagne dans la phase prérévolutionnaire était un mélange de formes bourgeoises, féodales et préféodales, c’est-à-dire patriarcales et communistes primitives.

Naturellement les types étaient diversement importants dans les différentes régions, et après avoir encore une fois rappelé patiemment les formes-types, les modèles de base, nous trouverons encore chez Trotsky la division du pays en trois zones différentes.

Cette répartition concerne les 50 gouvernements dans lesquels la Russie européenne se divise. Ce sont, jusqu’à l’Oural et y compris les petites mais populeuses Ukraine et Russie Blanche, environ 5 millions de km ² (qui aujourd’hui ont 150 millions d’habitants, au début du siècle elles en avaient environ 90).

La première zone est une zone d’« industrie ancienne », la deuxième d’« industrie jeune », la troisième d’agriculture primitive.

 

7. LES TROIS ZONES RUSSES

 

La première zone était celle de Saint-Pétersbourg-Moscou, la première à être le siège d’une industrie d’État et d’usines surtout textiles. L’agriculture y était déjà évoluée, avec la culture du lin, des cultures horticoles et relativement intensives pour la production commerciale (dirigée vers la consommation des agglomérations urbaines), alors que la production de blé, importé du sud, était basse.

Dans cette zone, on peut considérer qu’en 1900 il n’y a plus de serfs, les nobles ont la figure de propriétaires fonciers du type bourgeois, il y a des petits et moyens fermiers, des petits et moyens propriétaires et encore une certaine quantité de villages agricoles, autrefois serfs de l’État, moins pauvres, avec un artisanat assez important. La Russie russe.

La deuxième zone au sud-est, limitée par la Mer Noire et la Basse Volga est devenue plus récemment, par ses grandes richesses minières, le siège d’une industrie lourde. Ce serait l’Amérique russe. Des masses de paysans émigrés de la troisième zone misérable, dont nous allons parler, y ont en fait afflué et se sont transformés par la suite en prolétaires. Main d’œuvre et capital disponible ont fait en sorte que de grandes exploitations - appelées alors « usines à blé » - naissent dans l’agriculture surtout pour la production du blé. Celui-ci était exporté tant dans la Russie du nord-ouest qu’à l’étranger par les ports de la Mer Noire, exportation qui a totalement cessé aujourd’hui ; le blé dur servait dans l’Italie méridionale à faire des macaronis qui, depuis un demi-siècle, ont conquis la planète.

Cette zone n’avait pratiquement pas connu la servitude de la glèbe. Dans la campagne les différenciations sociales se faisaient fortement sentir. Face à de riches fermiers se levaient les prolétaires agricoles, venus de la troisième zone dans de nombreux cas.

Dans cette deuxième zone, avant 1905, il n’y avait ni serfs ni semi-serfs, il y avait des capitalistes agricoles et des salariés agricoles, des propriétaires fonciers de type bourgeois, et également, dans une certaine mesure, petite propriété, petite fermage et métayage.

La troisième zone, qui est la plus vaste et se trouve au centre, est la zone immense des « terres noires », appelée l’Inde russe. Elle est également la plus arriérée. Elle était relativement peuplée avant la réforme de 1861 : celle-ci, en libérant les paysans serfs de la glèbe, amputa de 24 pour cent, dans les lots les meilleurs, les terres qu’ils cultivaient et qui passèrent aux propriétaires et aux féodaux. C’est là que, après la réforme, le terrible paupérisme apparut avec la fuite de la population. « Dans la troisième zone il n’y a ni grande industrie, ni agriculture capitaliste ». On y trouve le type parasitaire de jouissance de la grande propriété, la situation est : grande possession juridique, petite exploitation technique ; dans la mesure où, comme on l’a déjà dit, les grands propriétaires fonciers ont adopté un système de gestion totalement parasitaire, ils ont fait travailler leurs terres avec les instruments et les bêtes de somme du village, ou ils les ont louées aux paysans qui n’ont pas pu sortir des conditions d’une vie pénible de petits fermiers.

La cohérence de l’auteur avec la théorie agraire marxiste est absolue. « Le fermier capitaliste, ici, n’est pas en mesure de faire de la concurrence au fermier pauvre, et la charrue à vapeur sort vaincue dans sa lutte contre la physiologie élastique du moujik, lequel, après avoir dépensé pour le loyer non seulement tous les profits de son capital (mal traduit dans l’édition italienne Ist. : toutes les rentes), mais également la plus grande partie de son salaire, il se nourrit de pain fait de farine mélangée avec de la sciure de bois ou de l’écorce moulue ».

Dans cette zone on trouve encore présents des serfs, ou au moins des demi-serfs, dont l’émigration désespérée est encore une évasion parfois punie par le knout. On trouve des boyards, figures bâtardes entre les féodaux et les grands propriétaires fonciers bourgeois. En général il n’y a pas de capitalistes agraires ni de prolétaires agraires. Après la réforme apparurent de petits fermiers et un plus petit nombre de petits propriétaires libres.

C’est dans cette zone que survivait, réduite à une très petite économie, la communauté de village, liée cependant au caractère arriéré de la consommation immédiate sur place de la partie du produit restée après le paiement des impôts, des loyers, toujours plus exorbitants, communauté de la terre arrachée aux nobles et s’ajoutant aux maigres terres communales. Mais ce résidu de communisme - qui a perdu du fait des distributions duodécennales son caractère de travail en commun avec la répartition du produit, remplacé par des attributions familiales de parcelles autonomes - vit dans la mesure où il n’a pas connu les formes développées et riches de développements en tous sens de la vie sociale que l’on doit à l’échange des produits, comme c’est le cas dans la première zone qui mange le blé cultivé dans la deuxième.

De même que la circulation marchande et l’échange monétaire signifient que le microcommunisme originel est dépassé, de même leur emploi dans la répartition des biens de consommation signifie que le passage au (que l’on nous pardonne le terme) pancommunisme est encore loin d’être prononcé.

 

8. RÉFORME OU RÉVOLUTION AGRAIRE ?

 

Une bonne partie de l’humanité exploite la terre de la même façon depuis des milliers d’années, c’est-à-dire à partir du moment où elle dépassa la simple récolte de fruits spontanés de la végétation, pratique qu’elle partage avec les animaux inférieurs.

Elle ne pourra introduire dans la culture les énormes - et révolutionnaires - formes de production nouvelles qui ont porté à des sommets très élevés la production d’objets manufacturés, soit utilisés en mille formes dans la consommation directe, soit employés comme ustensiles qui prolongent énormément la courte main anatomique de l’animal supérieur - elle ne pourra substantiellement appliquer, sur la terre qui la nourrit, la division technique du travail, la collaboration en grandes masses, la concentration des travailleurs, l’emploi en grand des moyens et des énergies mécaniques, que lorsqu’elle aura brisé les chaînes du salariat et vaincu le mode de production capitaliste.

Alors le socialisme, dans la production d’objets manufacturés, signifiera la disparition des limites entre les entreprises basées sur le profit et l’organisation en un organisme unique de toute la production active du monde connu ; une collaboration qui, après être allée de l’individu aux masses des usines, va de ces masses à la société entière.

Dans la production agricole, le socialisme sera la consommation de denrées reçues entièrement de la société et non de sa propre activité locale, il sera la disparition des frontières entre toutes les parcelles utilisées par des groupes libres, par des individus libres, par des propriétaires monopolistes et parasites, ou même par des entreprises avec division du travail et salariat.

La réforme russe de 1861 qui supprima le servage personnel n’en fut pas une puisque, là où n’avait pas surgie une économie manufacturière capitaliste, elle conduisit à une plus grande misère matérielle et à un usage moindre de la terre pour le paysan libre ou même pour la communauté de village dissoute par le tribut en produits ou en « corvées » ainsi qu’à une décadence économique et sociale générale.

Et le morcellement des domaines des seigneurs nobles et bourgeois, des monastères, de l’État et de la Couronne - sous la forme, ou mieux sous le nom, de répartition, municipalisation ou nationalisation, comme nous le verrons dans les analyses rigoureuses de Lénine - entre les millions de paysans pauvres ne fut pas attendu comme une révolution et exalté comme tel (sinon par les courants et les partis non marxistes de Russie, flottant entre le libéralisme imité de l’Occident, charlatan et idyllique, et un instinct terroriste très violent).

Les serfs de la glèbe n’ont pas du tout enseigné au monde ce qu’est une révolution sociale et encore moins une révolution politique. En France, en 1789, ils combattirent courageusement et même désespérément comme dans les insurrections du passé, mais c’est une autre classe qui fit la grande révolution : la bourgeoisie urbaine, nationale et capitaliste.

En Russie en 1917 - comme en 1905 - les paysans pauvres surent également se soulever, mais la révolution fut conduite avant tout par le prolétariat urbain. Urbain comme la bourgeoisie, mais pas national comme elle. Le jeune et grand prolétariat russe put avoir comme allié subordonné et contingent les paysans russes, mais il ne pouvait tirer la force d’aller au socialisme que d’une révolution internationale.

Dans un pays où une bourgeoisie nationale manquait à ses tâches historiques, le tsarisme fit d’une manière parodique une réforme terrienne bourgeoise. Le prolétariat fit, malheureusement, non pas une révolution socialiste dans son contenu, mais une révolution terrienne bourgeoise.

Voilà la dure vérité qui ne cesse pas d’être une vérité révolutionnaire.

 

9. L’AVANCÉE DU CAPITAL

 

Nous sommes au moment où les personnages traditionnels doivent augmenter en nombre. Jusqu’au début du dix-neuvième siècle, nous avions le modèle ternaire dont nous avons parlé longuement : noblesse terrienne, paysans serfs, État despotique. Modèle différent de celui du précapitalisme occidental qui avait amené le pavillon de nombreux siècles auparavant, et que l’on peut qualifier de binaire : aristocratie et paysannerie serve, avec absence d’État politique et d’administration centrale. Quand ceux-ci se forment nettement (déjà en l’an mille en tant que Commune, puis cinq cents ans après en tant que nation) un autre personnage social est entré en scène, la classe bourgeoise, cependant opprimée, et extrêmement révolutionnaire.

En Russie (à chaque reprise, il faudra nous pardonner les répétitions délibérées) quand la bourgeoisie était encore inexistante, l’État central était bien présent, comme administration financière, militaire, policière et comme appareil économique et social, agent de la production terrienne. Voilà le point important que nous avons tenté de réduire à des facteurs matérialistes en établissant la thèse selon laquelle en Russie nous avons, c’est certain, des facteurs originaux mais ils ne gênent pas le matérialisme historique qui a clarifié avec ses thèses lumineuses tant de ces rapports. Par exemple la forme de l’État communal politico-artisanal ne fut pas connue de la Grande-Bretagne et fut également presque inconnue en France, alors qu’elle fut puissante en Italie, en Flandres, en Allemagne occidentale ; de même une route s’ouvrit vers la forme de production capitaliste générale d’aujourd’hui. Et - de façon ferme pour nous - vers le socialisme.

Nous pouvons définir le nouveau personnage qui entre sur la scène russe comme la classe bourgeoise, de vitalité comparable à celle de l’Occident et il est plus exact de le définir comme Capitalisme. Inéluctablement apparaît avec lui sur la scène son opposé : le prolétariat salarié.

Une question ardente se pose depuis plus d’un siècle. Là où la classe bourgeoise n’arrive pas à être ce protagoniste de l’histoire qui, dans tous les pays occupés par la suite par la race blanche, conduisit les luttes sociales mémorables victorieuses qui vont des libertés communales aux grandes révolutions nationales et aux grandes guerres de systématisation de l’Europe qui, non moins que la guerre américaine, furent de véritables guerres civiles, créant jusqu’à 1870 les bases mondiales de l’ordre capitaliste triomphant, là où cet acte du drame n’est pas représenté, quelle sera la tâche historique de la classe ouvrière (y inclus les salariés de l’agriculture) ?

Cette classe en viendra-t-elle à assumer une mission de tout premier plan sans son avertisseur historique bourgeois que, depuis sa naissance, il aimera et haïra, et auquel elle répétera l’appel désespéré de l’alternative historique : nec tecum nec sine te vivere possum ? Je ne peux, ô bourgeoisie, avancer dans une autre voie que dans celle ouverte par toi avec ton sillon flamboyant dans les guerres civiles qui déchirèrent le ventre de l’Europe sacrée et dans les invasions conquérantes de la planète, ni respirer sans ta culture et ta technique ; mais je ne peux pas vivre ni croître réellement sans démasquer ta nature négrière, sans me révolter contre ton exploitation ni à la fin renverser tes institutions et ton ordre à l’avènement duquel j’ai voué la vie de millions de combattants ; et tout cela après avoir brûlé dans la controverse théorique, un par un, tes mythes et tes idoles, dont j’ai bu avec une soif inextinguible les anciennes suggestions.

Des écrits très récents osent encore contester à Marx le fait d’avoir vu à tort le prolétariat comme seul constructeur de la nouvelle histoire et comme porteur universel du flambeau des révolutions modernes ; et ils prétendent que, surtout dans la zone orientale, la classe des petits paysans posséderait cette puissance ; et ils associent à cette thèse historique la thèse économique selon laquelle la ligne de la doctrine agraire de Marx aurait été démentie par la non concentration de la propriété de la terre alors que chez Marx (si les lecteurs se souviennent de notre réexposition orthodoxe) cette tâche, pour laquelle l’ordre bourgeois est impuissant, est réservé au socialisme industriel, à la révolution qui fondra en un unique creuset tout le développement entrepreneurial (y compris celui de la terre) qui, cependant, ne domine totalitairement l’économie en aucun pays.

 

10. GLOIRE D’OCTOBRE

 

Même une fois parvenu à la thèse selon laquelle le grand prolétariat de Russie a échoué (parce que le prolétariat international a également échoué dans cette tâche) à réaliser la production et la distribution socialistes à la place de la production et de la distribution des marchandises historiquement déjà instaurées par le capital, il n’en restera pas moins que notre thèse est que la révolution d’Octobre a été une révolution prolétarienne et non paysanne ou, selon l’expression détestable, populaire. Bien plus qu’une révolution du peuple définitivement victorieuse elle a été une révolution de la classe ouvrière historiquement défaite. Voici ce que fut pour nous Octobre : une révolution conduite par la classe ouvrière, donc prolétarienne et donc socialiste. Nous n’appelons pas seulement socialiste celle qui fonde le mode de production socialiste, mais aussi celle dans laquelle le prolétariat, après avoir abattu tous les alliés extra-classistes des phases précédentes, conduit seul et contre tous la guerre civile : à ce titre nous qualifions de révolution socialiste la révolution de juin 1848 en France quand le prolétariat tenta d’arracher le pouvoir aux bourgeois et aux petits-bourgeois et tomba dans l’assaut désespéré, ainsi que celle de mars 1871 quand ce même prolétariat ôta le pouvoir aux républicains démopopulaires, le tint trop brièvement pour pouvoir réaliser la transformation économique et succomba à la confédération contre-révolutionnaire de tous les États et de toutes les armées, et enfin celle d’octobre 1917 dans la mesure où toute la gamme des partis semi-classistes fut liquidée en un cycle quasi apocalyptique même si l’hésitation du prolétariat international à emprunter la même voie aida le capitalisme international à se sauver et condamna ainsi le pouvoir établi en Russie au triste destin d’y construire le mode de production capitaliste et non socialiste.

Même en ce sens - comme dans l’autre également fondamental de la cassure de la première guerre impérialiste et de toutes les alliances impérialistes - nous sommes avec Lénine : « même dans ce cas, le pire de tous (c’est-à-dire le cas où l’impérialisme écrase le pouvoir soviétique russe, comme Lénine l’a dit auparavant, et c’était alors certainement le pire puisque le prolétariat européen combattait encore), la tactique bolchevique (de liquider la guerre) aurait cependant été d’une grande utilité pour le socialisme et aurait favorisé le développement de l’invincible révolution mondiale ».

Pour nous, dépouillés par malheur (mais logiquement pour le matérialisme historique) de la possibilité de procéder vers l’économie communiste, la lutte pour Octobre, et Octobre, restent la plus grande victoire et la phase la plus grandiose de la Révolution Communiste Mondiale.

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11. LE DÉVELOPPEMENT INDUSTRIEL

 

Nous avons fait suivre un rappel des thèses déjà indiquées d’une anticipation des conclusions de l’arrivée et maintenant revenons à notre sujet. Du reste ce n’est certes pas la première fois que nous faisons le point sur une erreur apparaissant çà et là : étant donné qu’en Russie classe prolétarienne et parti prolétarien devaient se préoccuper de l’interférence complète de deux révolutions sociales, et étant donné qu’une seule des deux, la révolution capitaliste, s’est totalement développée, doit-on dire que la victoire de 1917 ne fut pas une victoire communiste ? On soutenait ainsi certaines thèses selon lesquelles Lénine, esprit positif s’il en fût, aurait (avec des intentions communistes) travaillé à une victoire démobourgeoise et aurait visé ce but pendant de nombreuses années. Notre position est quelque peu complexe : le marxisme européen a bien vu la perspective russe - le marxisme russe l’a vue tout aussi bien, tout au long de la lutte des bolcheviks il a pris des positions politiques justes sur la base d’une théorie juste ; ce qui arrive aujourd’hui a conduit à la déviation totale de la direction de ce que fut le parti bolchevik et cela à cause des forces en jeu dans les rapports internationaux de classe, et non parce que la ligne d’avant 1917 n’était pas réellement révolutionnaire. La vision de Lénine, jusqu’à sa mort, sur la doctrine de la Révolution russe dans les rapports avec la révolution internationale est la même que celle du marxisme en général, et est totalement acceptée par nous et suivie dans cet exposé comme dans celui à venir sur les développements en Russie de 1917 jusqu’à aujourd’hui.

Une autre question est celle de la politique révolutionnaire en Europe et dans le monde après la révolution russe de 1917, celle que l’on appelle couramment la question de tactique, et surtout pour les pays où l’ordre capitaliste est fermement établi ; sur ce thème la divergence de la « gauche italienne » se structura dès 1919, du vivant de Lénine. Sur ce point il faut cependant bien intégrer les questions de principe et la succession des appréciations sur la conjoncture…

Mais venons sérieusement à notre sujet.

Dans tous les textes classiques sur les événements russes, dus soit à des marxistes de l’âge « d’or » russe, soit aux chefs ultérieurs de l’État soviétique, il y a d’amples références aux indices qui montrent l’avancée, et en certaines phases l’irruption, des formes capitalistes en Russie. L’illusion très étrange des partisans du caractère exceptionnel et original de l’histoire russe, illusion selon laquelle la production industrielle moderne de masse pouvait s’arrêter au seuil de la Russie, fut démentie à tel point que l’histoire força tant les tsaristes que les « communistes » à travailler à l’« enfoncement » de la barrière.

On utilise donc couramment les séries progressives de chiffres qui permettent d’indiquer (en tenant bien compte de la variation des chiffres de la population et en faisant bien attention que souvent, à des époques différentes, on considère des territoires différents dans le complexe énorme qu’est État politique russe euro-asiatique) l’augmentation du budget de l’État, de la part de celui-ci consacrée aux dépenses militaires, de la production industrielle et des populations affectées à l’industrie, de la longueur des voies ferrées. Et aussi de la dette intérieure et extérieure de l’État, de la balance commerciale, et ainsi de suite.

Ces indices dans leur distribution attestent que le développement est considérable et continu, mais pour les comprendre on doit tenir compte qu’ils ne peuvent exprimer de façon directe la distance « historique » plus ou moins grande à laquelle on se trouve d’une forme bourgeoise complète. Par exemple, la Russie tsariste construisit une longueur importante de voies ferrées alors que la France et l’Angleterre étaient déjà complètement sorties de la révolution bourgeoise qu’elles n’avaient pas encore le premier kilomètre de chemin de fer.

Les formes techniques de la production se diffusent avant les formes politiques et juridiques, et la Russie, pays qui tarda à sortir du Moyen Âge, ne pouvait pas, même en conservant des rapports juridiques et politiques inchangés, ne pas se ressentir de l’évolution subie par la production manufacturière et par les échanges dans l’Europe voisine. Avant même de se relier aux pays voisins au travers de l’échange, un pays qui a une organisation sociale différente, mais qui est une grande puissance, s’affronte avec eux en des conflits politiques et militaires. Le long d’une frontière immense l’armée tsariste serait mise en condition d’infériorité non seulement à cause de sa technique d’armement, mais surtout à cause des moyens de déplacement des troupes et du réseau des transports sur les arrières du front ; et l’on sait que ce furent les guerres avec ses voisins qui contraignirent les tsars à rénover les équipements militaires et à augmenter la force numérique de leurs armées au moyen d’un réseau adapté de voies ferrées parallèles aux fronts de guerre du nord-est, de l’ouest, et du sud-ouest, et transversales d’un front à l’autre. Si la stratégie classique de la terre brûlée, qui aurait été - selon l’histoire banale - la cause du déclin de Napoléon, fut alors utile, en réalité elle était contre-productive dans un pays qui avait certes un territoire illimité mais dont la partie la plus riche et la plus productive était justement dans la partie du pays qui était en contact avec l’ennemi.

 

12. QUELQUES CHIFFRES ESSENTIELS

 

Ce furent donc les tsars qui firent naître, dans un premier temps autour de Moscou, les premières industries militaires et, avant les industries métallurgiques, les industries textiles qui fournissaient les troupes en uniforme. C’est pourquoi la première industrie n’est pas née, comme en Occident, d’un artisanat efficace qui peu à peu concentra les artisans en des groupes organisés par un directeur capitaliste privé, en général lui aussi artisan enrichi ou bien marchand ou banquier, mais d’un investissement en argent de la part de l’État qui pouvait l’accumuler non seulement au moyen des voies fiscales ordinaires, mais surtout au moyen des surplus de la production agricole, de la rente propre et réelle provenant de sa possession juridique d’environ la moitié des terres travaillées par les serfs et les communautés locales payant tribut.

Dans la voie classique de l’accumulation capitaliste, que Marx tira du modèle anglais, les premières concentrations de capital sont le fait du fermier rural qui cultive les terres de la noblesse et puis de la grande possession bourgeoise avec une main-d’œuvre salariée d’agriculteurs sans terre ; et en général c’est par la suite que ce capital s’investit dans les manufactures urbaines.

En Russie une telle voie n’est pas absente, mais elle est très en retard, étant donné que c’est seulement après la réforme de 1861 qu’une bourgeoisie des campagnes commence timidement à naître, que les paysans riches apparaissent, les koulaks qui ont beaucoup de terres. Mais ils ne possèdent ces terres que dans peu de province, les plus fertiles, et ils sont à la tête de véritables entreprises qui emploient des journaliers. Leur méthode d’exploitation des paysans pauvres et très pauvres sont odieuses mais primitives, et en général elles en restent à la culture parcellaire en petites fermes et en petites métairies avec des contrats léonins.

C’est donc l’État qui va diriger l’accumulation, comme aurait pu le faire en Grande-Bretagne un grand landlord (les cas ne manquèrent pas) qui aurait utilisé ses privilèges fonciers en investissant son argent dans les industries.

Les chiffres qui nous intéressent regardent donc l’État. Dans un paragraphe spécial de cette deuxième partie nous avons donné un aperçu des chiffres des budgets et des dettes publiques.

En effet la progression de tous ces indices, comme nous l’avons déjà relevé, entre 1880 et 1910, est impressionnante et est telle que l’État russe politiquement non capitaliste s’aligne avec les puissances bourgeoises quant au volume de la finance de l’État et du commerce extérieur avec des chiffres qui, même s’ils se réfèrent à une population énorme, ne font pas piètre figure.

On est arrivé à ce point avec le développement de la production industrielle favorisé par le haut par tous les moyens jusqu’à la veille de la première guerre impérialiste. La Russie est alors l’un des pays les moins mécanisés mais son État est l’un des plus riches, comme du reste l’est son sous-sol qui lui permet d’exporter dans le monde entier du fer et du charbon de même que son agriculture exporte du blé. La réserve en or de l’État dépasse, avant la guerre, les deux milliards de roubles-or, c’est-à-dire dépasse les mille milliards de lires d’aujourd’hui, au moins.

 

13. INDICES FERROVIAIRES

 

Nicolas I° favorisait déjà la naissance des industries avec la libération des serfs des fabricants non nobles ; en 1837 on construit la première voie ferrée, et entre 1843 et 1851 la ligne Saint-Pétersbourg-Moscou. La première ligne italienne est construite par les Bourbons en 1839.

De 1881 à 1891 les voies ferrées passent de 21 mille à 31 mille verstes (une verste est égale à un kilomètre et 66 mètres). La grande industrie compte déjà un million d’ouvriers. Selon l’histoire officielle de l’actuel parti bolchevik l’industrie en général, qui avait 700 mille travailleurs en 1865, en compta en 1890 le double. Le commerce extérieur de 276 millions de roubles en 1855 avait atteint les mille millions. Avec ses 113 millions d’habitants, le budget de l’État était proche en 1892 d’un milliard. Après 1894 avec le tsar Nicolas II (le dernier) et le ministre de Witte la croissance se poursuit avec une orientation nette de l’économie d’État. En 1899 la ligne transsibérienne est achevée, et en 1905 le réseau est de 56 mille verstes. La pénétration des capitaux étrangers, spécialement belges et français, fut favorisée, ils élevèrent le rendement de l’industrie minière, particulièrement dans le sud (Donetz). En 1899 la Russie était à la quatrième place mondiale dans la production des métaux ferreux.

Nous n’avons pas besoin de donner les chiffres de la progression de houille, de fer et d’acier, puis de charbon et de pétrole brut. Les voies ferrées représentaient à la fin de 1910, 61 600 verstes, en 1913, 63 000, en 1917, au début de la révolution, il y en avait 14 mille autres verstes en préparation, portant le tout à 77 mille verstes.

Le réseau russe de 1947 avait atteint les 114 000 kilomètres, chiffre que nous avons cité une autre fois pour calculer l’indice qui compare les kilomètres de lignes de chemin de fer par carré de cent kilomètres carrés, un échiquier de cases de dix kilomètres sur dix.

Un tel indice, qui (d’après une idée prise chez Engels) peut donner une certaine idée du développement capitaliste moderne, est pour l’Europe de quatre kilomètres ; mais il devient huit si l’on enlève la Russie européenne de l’Europe. Il est de dix en Angleterre, de quinze en Allemagne. Aux États-Unis, en conséquence de l’immensité du territoire, il est seulement de cinq kilomètres (mais si nous le rapportons au contraire à la population nous obtenons le maximum de 27 kilomètres pour dix mille habitants, là où en Allemagne on aurait le même chiffre pour deux cents habitants par kilomètre carré et vingt mille sur notre échiquier aux cases de cent km², seulement sept et demi pour dix mille habitants).

Sur tout le territoire russe de vingt-deux millions de kilomètres carrés, on obtient pour les 120 mille kilomètres carrés déclarés d’aujourd’hui l’indice de 550 mètres, un peu plus d’un demi-kilomètre ; la Chine, avions-nous dit alors, a, quoique très dense, seulement 150 mètres.

Étant donné que l’on compte environ 80 mille kilomètres dans les cinq millions de kilomètres carrés environ de la Russie européenne, nous en avions déduit l’indice d’environ un kilomètre et demi, encore très bas par rapport à l’indice moyen européen de huit. Si cependant nous tenons compte des populations, l’indice russe en kilomètres pour dix mille habitants arrivera autour de cinq kilomètres (densité 30 habitants par kilomètre carré) ; alors que celui de l’Europe, avec une densité de 80, et 8 000 habitants sur cent kilomètres carrés qui ont huit kilomètres de voies ferrées, est de dix kilomètres pour dix mille habitants.

Donc aujourd’hui, le développement en Russie serait la moitié du développement moyen du reste de l’Europe, alors que selon le territoire il n’en serait qu’un cinquième si l’on se fonde sur la densité du réseau ferroviaire.

À partir de cette comparaison, il est facile de remonter à la comparaison avec la Russie de la fin du tsarisme, c’est-à-dire avant la grande révolution. Comptons pour moitié les voies ferrées en construction et nous aurons environ 70 mille kilomètres dans tout l’État. En proportion il y en avait environ 50 mille dans la partie européenne, avec l’indice par superficie d’un kilomètre et l’indice par population (estimée à 125 millions) de quatre kilomètres.

Quel degré de développement moderne, à la lumière de ces données schématiques, avait donc atteint alors la Russie tsariste ? Il était égal à 40 pour cent du degré atteint par l’Occident par rapport à la population, et à seulement un huitième par rapport au territoire.

Faisons une telle comparaison avec l’Italie à l’aide de données actuelles.

Avec son territoire d’environ 300 000 km ² l’Italie a désormais 48 millions d’habitants et pour densité 160. Il y a 22 mille kilomètres de voies ferrées. Nous avons donc 7,3 kilomètres de voies ferrées tous les 100 kilomètres carrés. Indice peu inférieur à celui de l’Europe non russe.

Pour dix mille habitants nous avons donc 4,6 kilomètres. Ce qui est largement au-dessous de l’indice européen d’aujourd’hui qui est dix.

Donc si nous voulons donner de l’importance au deuxième indice, il faut savoir que dans un pays avancé tel que les États-Unis, il atteint 27.

En Europe centro-occidentale il est égal à 10.

Dans la Russie européenne actuelle il est égal à 5.

En Italie il est égal à 4,6.

Dans la Russie européenne au moment de la révolution il était égal à 4.

Selon ce point de vue sommaire, le développement économique au sens capitaliste du terme de la Russie, à la chute du tsar, équivalait environ à celui de l’Italie actuelle et probablement à celui de l’Italie de la même époque.

La comparaison serait bien plus défavorable à la Russie si l’on considérait le premier indice : voie ferrée-territoire.

En effet un pays plus étendu a besoin, à égalité dynamique des transports, d’une plus grande longueur de voies ferrées ; à égalité de tonnes produites et transportées de la production à la consommation, il aura besoin d’employer plus de tonnes-kilomètres, c’est-à-dire de dépenser plus pour le charbon et d’autres dépenses (En effet le charbon coûte en Russie moins cher qu’en Italie, de même que le pétrole brut ; le coût de la force électrique étant le même).

Mais même l’Italie est un pays long sinon grand, et la configuration complexe entrerait en jeu.

Nous ne philosopherons donc plus sur cet aspect de la comparaison, en nous limitant à dire que le capitalisme avait manifestement pénétré en Russie - en dépit de ceux qui pensaient qu’il pouvait lui rester étranger - et qu’il y avait pénétré autant que chez nous, dans cette charmante Italie bourgeoise où il répand ses délices.

 

14. VOLUMES DE LA PRODUCTION

 

Répétons que ce n’est pas le moment de nous immerger dans l’océan des chiffres qui cherchent la température, le potentiel industriel, dans la quantité des marchandises produites, dans leur valeur et dans le taux de telles grandeurs donnés en fonction du nombre d’habitants, année par année, pendant de longues périodes. Les comparaisons entre de telles données, même dans des textes sérieux, sont rendus difficiles par le problème des relations exactes entre les unités de mesure d’où naissent parfois de grosses équivoques, surtout à cause de l’importance différente de la monnaie non seulement d’un lieu à l’autre mais au cours du temps.

On a l’habitude de considérer comme indices décisifs les quantités de la production de fonte et d’acier, de charbon, de pétrole, le nombre de fuseaux de l’industrie textile, etc.

Dans le cas russe nous n’avons pas le cas d’une industrie qui, étant toute jeune, a dû courir pour rattraper celles des autres pays. Tel a été le cas du Japon. L’industrie russe, particulièrement l’industrie extractive, est ancienne, elle a progressé au ralenti, elle a été surpassée par celles des pays avancés du monde et, à un certain moment, elle a pris son élan.

Par exemple en 1725, la Russie produisait plus de fonte que l’Angleterre quoique dans ce pays les industries manufacturières, surtout l’industrie textile, fussent en plein épanouissement. Sous Catherine II, en 1795, la Russie était la première au monde pour la production de fonte, de fer et de cuivre. Cependant les quantités de ces époques étaient faibles : 150 000 tonnes de fonte en 1767 qui augmentaient lentement de telle façon qu’après un siècle, en 1865, selon certaines données, elles avaient seulement doublé. Mais ensuite la course s’accélère : en 1896, nous étions à environ un million et demi de tonnes, en 1905 à 2 millions et demi (Il est bon d’avertir le lecteur qui consulterait le 1905 de Trotsky dans l’édition I.E.I de Milan que les chiffres qui y sont donnés en millions de livres dérivent d’une erreur dans la traduction de l’unité de mesure : la livre anglaise admise en Russie vaut 0,454 g et ces données doivent donc être multipliées environ par 30). Mais déjà, à ce point, la Russie a perdu sa première place depuis longtemps : en 1906 la Russie est à environ 3 millions de tonnes, mais l’Amérique est à 14, l’empire britannique à 9, l’Europe centrale à 15. Cependant la montée continue : en 1913 la Russie produit 4 millions et demi.

On estime par exemple qu’ aujourd’hui la Russie produit plus de 300 millions de tonnes de charbon contre le double pour les États-Unis, un peu moins en Angleterre, 150 mille environ pour l’Allemagne de l’Ouest.

Cela peut donner une certaine idée de l’intensité de l’industrialisation après la révolution, si l’on pense aux chiffres antérieurs : environ 14 millions en 1898, 19 millions en 1905, 36 millions en 1913.

Observons par exemple que, pour les chiffres de 1905, contre 19 millions en Russie, on extrayait en Amérique 250 millions de tonnes : donc, en un demi-siècle, alors que l’Amérique a presque doublé sa puissance, la Russie, sans toutefois la rejoindre, a rendu la sienne quinze fois plus importante.

Pour l’instant le thème de l’évolution économique russe après 1917 ne nous intéresse pas encore, nous nous intéressons à cette évolution avant cette date, à l’accélération avec laquelle le mode de production capitaliste envahit l’empire des tsars, en faisant sauter l’enveloppe de la puissance sous laquelle les moujiks avaient dormi pendant mille ans et qui, seuls, ne se seraient jamais réveillés.

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15. COMPARAISON INTERNATIONALE

 

Quel est donc le rythme de la progression industrielle en Russie et en dehors ? Dans les données ajoutées par l’économiste Varga à l’Impérialisme de Lénine, il y a un diagramme de l’évolution industrielle de 1860 à 1913, il est très intéressant, en tenant toujours compte des doutes sur la rigueur de ces comparaisons. On y trouve indiquées les augmentations annuelles en pourcentage de la puissance industrielle : la moyenne mondiale serait de 3 et demi pour cent et donc, en cinquante ans, le capitalisme aurait augmenté dans l’industrie comme de 100 à 550 : le résultat nous semble maigre.

Dans tous les cas, alors que, durant cette période, les nations anglaise, française, belge, déjà industrialisées, progressent à un rythme inférieur au rythme mondial, l’Allemagne et l’Italie, c’est logique, et puis avec elles, l’Amérique et la Russie, procèdent au rythme de 5 pour cent annuel, seulement dépassées par la Finlande, le Canada et la Suède, eux aussi pays « poursuivants » en la matière. Avec un intérêt « composé » de 5 pour cent on va de 100 à 1150.

Dans la période suivante, 1913-1928, l’augmentation annuelle mondiale est seulement de deux et demi pour cent (et c’est logique, si l’on tient compte de l’influence de la phase de la première guerre universelle, pendant plus de quatre ans sur quinze). Dans cette période les États-Unis descendent à 3 pour cent, alors que l’Angleterre s’arrête (?) ; un nouvel arrivant puissant file avec 8 pour cent annuel : le Japon.

Et la Russie ? La chose intéressante dans ce diagramme audacieux, qui ne prétend pas, croyons-nous, donner une idée du rythme de l’accumulation (ce serait très contre-productif dans l’esprit du marxisme dont Varga se prétend un partisan ; voyez dans notre rapport d’Asti la comparaison entre les rapidités du développement économique déduites de notre théorie et celles déduites de la théorie américaine de l’école du bien-être), est que, dans les nouvelles données de Varga d’après la révolution, tous les tableaux statistiques IGNORENT LA RUSSIE. Le petit économiste aulique soviétique croassant n’est pas un imbécile ; il tend à démontrer, avec les données de la période postérieure à Lénine, que les indices du développement impérialiste du capitalisme persistent, mais il omet les indices russes parce qu’ils donneraient à leur tour cette démonstration précise et incontestable.

Et si nous tenons compte de l’avancée de la production du charbon (comme de celle des minéraux ferreux, du pétrole, etc.) nous pouvons en déduire qu’en cinquante ans la production est devenue quinze fois plus importante. Ce qui signifie qu’elle est passée de cent à mille cinq cents avec une augmentation de mille quatre cents qui, comme le montre un calcul de cuisine, représente 28 pour cent annuel, et mathématiquement 5,5 pour cent à l’année : indice correspondant bien à ceux - selon Varga - du capitalisme qui a l’accélérateur au plancher.

L’industrialisation de la Russie n’est donc pas le premier exemple de construction du socialisme - qui sera l’opposé d’une course à la catastrophe - mais un autre exemple classique d’avancée capitaliste.

Si après la première guerre mondiale l’indice progressif dans le monde capitaliste a chuté de trois et demi à deux et demi, cela veut dire que la guerre a agi comme une soupape de sécurité contre l’hypertension accumulatrice.

Alors que l’Angleterre entre la période « pacifique » et l’« après-guerre I » (moment qui finit avec la crise de 1929, et qui est suivi d’une autre phase, l’avant-guerre II) serait descendue de deux et demi à zéro (il y a à faire quelques réserves) - l’Amérique est tombée de cinq à trois, mais la Russie au contraire a grimpé du même cinq à cinq et demi ! Et il faut noter que dans l’époque de cinquante ans considérée pour calculer de tels indices on compte deux guerres mondiales et la révolution : l’indice véritable est encore plus élevé si nous enlevons les années de stagnation et de repli. Qu’en serait-il du même calcul pour les États-Unis, entre 1905 et aujourd’hui ? Le charbon qui a à peine doublé - ou un peu plus - donne un taux d’augmentation inférieur à deux pour cent ; la houille, passée de 14 millions de tonnes à une soixantaine, n’arrive pas à trois pour cent. En fait l’Angleterre donne des indices très bas. Le Japon a fait suivre une avancée trépidante d’une retraite grave.

Le lecteur a indubitablement compris comment cet indice d’augmentation moyenne d’une année à l’autre ne dépend pas de la population. La masse de la production russe dans les différents secteurs n’atteint pas encore celle des États-Unis malgré une population plus importante (cependant avec un rapport moins grand qu’il y a cinquante ans). En réalité, aujourd’hui, la Russie n’est pas tout industrialisée.

Mais l’on en conclut que dans le monde d’aujourd’hui la Russie est à la première place pour la rapidité d’avancée du mode capitaliste de production ; indice maximum pour le diagnostic d’impérialisme au sens de Lénine. Ce phénomène est, en même temps, un phénomène révolutionnaire, comme Lénine lui-même l’établit. Mais c’est lui qui est la conséquence du Grand Octobre et non la construction du socialisme (dont le progrès sera mesuré par des diagrammes et des indices bien différents).

 

16. LA STATISTIQUE DES ENTREPRISES

 

Cet autre indice est peut-être encore plus difficile à suivre, à cause de la complexité de la répartition des entreprises en grandes, moyennes et petites, qui finissent par se perdre dans des formes semi-capitalistes et semi-artisanales. D’autre part, en conséquence de la loi des concentrations, les échelons les plus hauts par le nombre d’employés sont ensuite les plus bas pour le total des employés et donc pour le total des produits et de leurs valeurs.

Selon certains textes la Russie de 1725 aurait compté seulement 233 usines, selon d’autres entre 100 et 200. En 1767, avec une population d’à peine 25 millions d’habitants, il y en aurait eu entre 650 et 700. En 1795, deux mille : un tiers d’entre elles appartenait à des nobles. Une autre importante partie appartenait à l’État lui-même : la dernière à industrialiser est la bourgeoisie peu importante. Dans la première partie du dix-neuvième siècle ce fut le capital étranger qui fut appelé à fonder des industries : l’Allemand Knopp importa des machines pour 122 filatures en dix ans. Selon d’autres données, de 1865 à 1900, le nombre des usines aurait quadruplé, et en 1906 plus que sextuplé (d’après ces chiffres également le taux d’augmentation dans cette période de quarante ans était d’environ 4 et demi pour cent).

Une statistique donnée par Trotsky indique, en 1905, environ 35 mille entreprises, mais seulement 6 300 avec plus de 50 travailleurs.

D’autres chiffres rendraient peut-être les choses moins claires. Mais ce qui nous intéresse véritablement ce sont justement les caractéristiques particulières de la croissance de l’industrialisme en Russie.

C’est le pouvoir central qui est l’acteur du mouvement d’industrialisation. Pierre le Grand (ce n’est donc pas à tort que le régime russe actuel s’oriente vers l’exaltation des anciennes gloires nationales qui semblent constituer des orientations traditionnelles de l’économie !) en 1720, parmi d’autres réformes sociales qui réorganisent par le haut les couches de la société rurale et urbaine, étend aux industriels le privilège des nobles d’avoir des serfs. De façon analogue les travailleurs des fabriques d’État, des monopoles (sel, potasse, résine, tabac) et des usines et arsenaux militaires étaient des serfs. Donc principe du travail manufacturier forcé, de la déportation des travailleurs de la glèbe à la manufacture. Féodalisme d’État, industrialisme d’État. Les racines du faux socialisme sont-elles là ?

Les nobles possèdent par don du tsar non pas des milliers de déciatines, mais des milliers de serfs auxquels la loi interdisait de posséder de la terre. Un favori d’Élisabeth II (1746-1762) arriva à en avoir 120 mille ! La grande Catherine, par la suite, en 1764, ferma 242 couvents sur 413, et fit emmurer vivant un archevêque qui protestait ; elle fit passer à l’État le million de serfs de ces couvents. Ce n’est pas pour rien qu’elle avait un faible pour Voltaire … et par la suite les lois des libéraux occidentaux contre les congrégations religieuses et la mainmorte allèrent bien au-delà.

Cependant, toujours dans le même but du développement d’une puissance manufacturière, on invertit ensuite la politique économique du travail forcé. L’exigence d’une émancipation rurale s’approchait - qui n’était pas du tout le résultat d’une pression des masses paysannes dont elle ruina, comme nous le savons, les conditions matérielles. Nicolas I° créa en 1832 une classe d’honorables bourgeois. En 1840 il autorisa par une loi les fabricants non nobles qui avaient des ouvriers serfs à les affranchir. La supériorité technique de l’utilisation d’une main d’œuvre libre s’imposait.

Avec toute cette série de mesures autoritaires, l’industrie russe naît comme une grande industrie : sa concentration, comme Lénine et Trotsky le démontrent plusieurs fois, est non seulement égale mais très supérieure, dans la seconde moitié et à la fin du dix-neuvième siècle, à celle des pays européens avancés comme la Belgique et l’Allemagne.

Elle ne naît pas comme en Occident, en absorbant un vaste artisanat, mais au contraire elle crée et encourage indirectement dans les villes une petite industrie artisanale.

Cependant, peu avant la grande révolution, cet appareil productif, dans un pays qui va bientôt avoir 150 millions d’habitants, est encore loin derrière des pays de capitalisme « libéral » classique.

Trotsky nous fournit des données synthétiques qu’il n’y a pas lieu de reconstruire ici. En 1900 les industries russes produisaient pour deux milliards et demi de roubles de marchandises contre 25 milliards aux États-Unis ! Et pourtant ceux-ci avaient alors 75 millions d’habitants ; donc l’indice par personne était vingt fois plus important.

Nous pensons qu’aujourd’hui un tel indice, comme d’autres relatifs au fer, au charbon, etc. n’est pas plus élevé et que celui des États-Unis est au plus le double de celui de la Russie. Il est difficile de donner les valeurs en unités monétaires convenables du total des biens manufacturés produits en une année : nous affirmons qu’aux États-Unis il est plus du double d’alors et - peut-être - plus du double de celui de la Russie actuelle.

Dans une autre exposition nous tenterons de sonder l’équation : Russie 1950 égale Amérique 1900. Rapport quantitatif entre qualités analogues. Belle relève de la garde.

 

17. COMPOSITION DE LA POPULATION

 

Dans cette présentation schématique du cours du capitalisme en Russie, en tant que nombre et puissance des entreprises, réseaux des transports, volume de la production des industries clés, il est temps d’en venir au contre-personnage que le capital appelle sur la scène avec lui : la classe ouvrière qui se dégage difficilement d’une population immense et variée, extrêmement complexe à cause des ingrédients qui la constituent tant par la race et la langue que par la façon dont ils se classent socialement. « 5,4 millions de kilomètres carrés en Europe, 17,5 millions en Asie, 150 millions d’habitants. Sur cette étendue immense on retrouve toutes les époques de la civilisation humaine : de l’état sauvage et primitif des forêts septentrionales, où l’on se nourrit de poisson cru et où l’on prie devant un morceau de bois, jusqu’aux conditions sociales nouvelles de la vie capitaliste, où l’ouvrier socialiste sent qu’il participe à la politique mondiale et suit attentivement les événements dans les Balkans ou les débats au Reichstag. L’industrie la plus concentrée d’Europe fondée sur l’agriculture la plus arriérée. La machine d’État la plus gigantesque du monde qui utilise toutes les conquêtes du progrès technique pour faire obstacle au progrès historique de son propre pays ». Qui pouvait le dire mieux que Léon Trotsky ?

Les chiffres qui servent à indiquer la puissance numérique du prolétariat sont à leur tour difficiles à comparer dans les différentes époques si l’on commence par les serfs d’usines et si l’on termine par les prolétaires modernes, en comprenant parfois seulement les grandes usines, et parfois les petites entreprises, et parfois en distinguant entre ouvriers salariés et employés salariés. Mais ici aussi la progression continuelle est parfaitement évidente.

Nous avons déjà cité les chiffres de 700 mille prolétaires en 1865 (sur peut-être 70 millions d’habitants) et 1 400 mille en 1892 (sur 113 millions). En 1900, avec une population de plus de 120 millions, on parle (Histoire du Parti bolchevik) de 2 800 mille dont 2 200 dans les seuls 50 gouvernements de la Russie d’Europe. La présentation synthétique de Trotsky nous indique que le nombre de tous les travailleurs des deux sexes s’élevait à neuf millions et plus en 1897, mais de ceux-ci seulement un peu plus de 3 millions sont des ouvriers de la grande et petite industrie, 1 million travaillant à la journée ou étant des semi-artisans, sans compter deux millions de domestiques, concierges et commis, et enfin presque trois millions de travailleurs agricoles ou travailleurs dans la chasse ou dans la pêche dont nous considérons que seule une petite partie est composée de salariés véritables. Ces chiffres sont ceux de la « population active » à laquelle il faut ajouter les éléments improductifs des familles respectives. Il faut donc considérer la population non active comme étant à peu près quatre fois plus importante, ce qui nous mène donc à 38 millions pour corroborer l’évaluation de Trotsky (qui nous paraît sans doute excessive, en tout cas pour 1897) d’un prolétariat représentant plus d’un quart de la population. Le rapport que nous donne Lénine pour la même époque - 1/6 de la population industrielle contre 5/6 de la population agricole - nous paraît plus digne de foi.

Les contradictions, du reste, dépendent des critères qui sont appliqués, et par la suite nous nous servirons d’une analyse analogue faite pour les différents pays au début du rapport à la réunion d’Asti. Dans notre sélection entre la partie de la population qui répond au modèle capitaliste « pur » et la masse des classes « bâtardes », c’est-à-dire en additionnant aux nombres des prolétaires les chiffres extrêmement bas des donneurs de travail et des propriétaires fonciers non travailleurs, nous avions indiqué pour l’Italie environ 1/3 purs et 2/3 bâtards ; nous avions considéré que le maximum est en Angleterre environ moitié moitié. Avec les chiffres que nous pouvons avoir de l’U.R.S.S., telle qu’on la considérait de l’extérieur en 1926, l’indice de pureté était très bas, la partie industrielle de la population était seulement de 15 pour cent. La production capitaliste représente encore une petite part de la société russe.

Non seulement la Russie est capitaliste, mais elle a encore beaucoup de chemin devant elle pour le devenir non pas en totalité mais dans la même mesure qu’en Occident.

C’est justement pour cette raison que sa course à l’accumulation présente le rythme le plus grand dans le monde capitaliste d’aujourd’hui. Mais la révolution qui est véritablement internationale peut, même en l’état actuel des chiffres, briser le vieux capitalisme en Occident et le jeune en Orient, et empêcher qu’ils ne coexistent de façon obscène.

Ce sont les comptes « politiques » qui ne tombent pas juste.

 

18. FORCE DE LA CLASSE OUVIÈRE

 

Dans la mise à jour en 1894 de son écrit de 1875 sur la Russie sociale, Engels, qui insiste tant sur l’affirmation toujours plus résolue des formes économiques capitalistes, ne fait pas, on peut le dire, mention des premières manifestations de la lutte de classe des travailleurs de l’industrie.

Et pourtant c’est désormais un fait connu de tous que, pendant cette période, le prolétariat des grandes villes avait donné des signes de vie indiscutables, s’attirant les coups impitoyables du pouvoir politique absolutiste.

Jusqu’à la décennie 1870-1880 dans les usines de l’armée on travaillait plus de 12 heures, et dans l’industrie textile même 13 et 14 heures par jour. Le taux des salaires, l’emploi des femmes et des enfants, répètent dans leur histoire, de même que tout autre condition de travail en usine, la tragédie du prolétariat anglais du 18e siècle et du début du 19e siècle décrite par Engels et Marx. Il y eut des mouvements de type « luddiste », c’est-à-dire des destructions des machines et des usines elles-mêmes. Les organisations de défense et de lutte firent leur apparition : dans le sud en 1875, dans le nord en 1878 (Odessa, Saint-Pétersbourg). Les organisateurs, certains d’entre eux avaient vécu à l’étranger, avaient eu des contacts avec la I° Internationale et avec Marx lui-même. Entre 1880 et 1885 il y eut de grandes grèves, notamment celle, mémorable, de l’usine Morozov contre la baisse des salaires et les amendes qui se termina par des centaines d’arrestations et par un grand procès.

L’histoire de cette irruption de la lutte ouvrière continue jusqu’aux luttes épiques de 1904 et 1905 auxquelles déjà des millions de travailleurs des grands centres prirent part et où on arriva carrément à la grève générale politique dans une ville entière et dans tout le pays, avec des actions insurrectionnelles formidables qui s’affrontèrent à la répression féroce de la police et de l’armée.

Alors qu’en Occident la grève générale révolutionnaire est encore une question discutée par les partis plus qu’une arme de lutte effective, le 1905 russe sanctionne l’importance historique de ce moyen de lutte primordial du prolétariat.

Au fur et à mesure donc que le moment de l’inévitable révolution antitsariste approchait, les effectifs formidables de la classe ouvrière urbaine dans les villes de Russie - villes qui s’étaient mises à s’agrandir justement à cette époque avec la rapidité caractéristique de la période bourgeoise - s’élevaient au même rythme que celui de la croissance de la forme capitaliste de production. Toutes les villes russes mises ensemble en 1850 ne comptaient que trois millions et demi d’habitants ; lors du recensement de 1897, elles en comptaient 17 millions. Moscou en 1870 avait 600 mille habitants, en 1905 un million et 400 mille (aujourd’hui quatre millions et demi).

Le 3 janvier 1905 la grève éclata dans les usines Poutilov. Lors du dimanche tragique du 9-22 janvier, lors duquel les manifestants entraînés sans armes par le pope Gapone furent fauchés par la mitraille aux portes du palais impérial, il y avait 150 mille travailleurs en grève à Moscou . Lors de la vague suivante en octobre, il y en eut autant, mais toute la Russie entra en lutte et les 750 mille cheminots s’arrêtèrent de travailler. Le 21 décembre 100 mille travailleurs à Saint-Pétersbourg et 150 mille à Moscou descendirent encore dans les rues, le 30 décembre l’insurrection historique - la Première Révolution Russe - était écrasée.

Quel était donc le volume des forces, désormais éprouvées à la guerre de classe, du prolétariat russe à l’éclatement de la première guerre mondiale et en 1917, année de l’écroulement du tsarisme ? Était-il négligeable face à la marée rurale qui flottait hésitante, exaspérée et turbulente, mais qui ne pouvait donner des combattants décisifs à la guerre civile que par son passage dans le tourbillon de l’industrialisme urbain et dans sa mobilisation dans les fronts de guerre ?

 

19. COMPARAISON AVEC L’ITALIE

 

Nous voulons revenir sur quelques comparaisons avant d’abandonner le thème des indices du développement économico-féodal et d’arriver à la conclusion sur les forces et les directions politiques puisque l’on doit particulièrement insister sur des concepts essentiels.

Dans l’Italie d’aujourd’hui, d’après les données du recensement de 1951, grâce auxquelles on a cherché à relever les activités et les professions - et on a donc soumis à des enquêtes toutes les entreprises privées de l’industrie, du commerce et des services en tout genre - on a la structure suivante.

La population résidente est de 47 138 mille. Ce que l’on appelle population active, ou mieux apte au travail (c’est-à-dire « les forces de travail » des deux sexes et de tout âge), s’élève au nombre de 19 358 mille, c’est-à-dire 41,1 pour cent du total. Les chiffres officiels la divisent en population occupée et population non occupée, et la première représente 18 072 mille personnes, c’est-à-dire 38,4 pour cent de la population ; le reste, les 61,6 pour cent, est improductif, soit parce qu’il ne trouve pas à employer sa capacité de travail soit parce que l’âge, le sexe ou une invalidité lui enlèvent cette capacité.

Selon ces chiffres officiels, les chômeurs seraient seulement 1 286 000 ; en fait ils sont aujourd’hui plus de deux millions et il y en avait presque autant en 1951. Probablement, si l’on doit en conclure que les actifs de fait représentent environ 39 pour cent, les forces de travail représentent au moins 43 pour cent (20 millions en 1951).

Or le recensement indique 4 millions d’employés dans l’industrie, plus de 1 450 mille dans le commerce et environ 1 000 mille dans les transports et service divers. Ce sont en tout 6 482 mille, c’est-à-dire 13,5 pour cent de la population et exactement un tiers de la population active totale.

Dans ce calcul nous n’avons cependant pas tenu compte des prolétaires des entreprises rurales de type industriel que, dans des enquêtes précédentes, nous avons estimés à 4/10 des employés de l’agriculture d’après les données des recensements d’avant-guerre de 1936 ; ce qui nous conduisit au rapport : industrie, 1/3 ; agriculture non capitaliste et autres formes intermédiaires, deux tiers.

En effet, pour avoir le nombre des prolétaires nous devrons ôter des données du dernier recensement industriel les employés à salaires élevés, ce qui nous conduirait à réduire largement surtout les secteurs du commerce, des services et des transports compris dans l’enquête.

On doit donc retenir comme adapté à l’Italie d’aujourd’hui, sauf comme preuve du contraire, l’indice déjà donné d’un tiers comme taux de pureté capitaliste.

En effet en 1936 on a recensé les professions déclarées plus que les emplois dans une entreprise ; on a obtenu 43,5 pour cent d’actifs (sur 42 444 mille), c’est-à-dire 18 412. Les ouvriers et assimilés étaient 6 925 mille, dont 2 378 dans l’agriculture. Mais les ouvriers et assimilés étaient 6 925 mille, dont 2 378 dans l’agriculture. Mais les assimilés agricoles comprennent les « figures mixtes » ; et c’est un critère trop large puisque nous arrivons à la conclusion que les prolétaires véritables étaient même alors un peu plus de six millions, donc un tiers des « actifs ».

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20. OÙ VA LA RUSSIE ?

 

Mais venons-en à la Russie. Lénine dépouilla minutieusement le recensement de 1897 et en conclut que le taux de la population industrielle était de 1/6 ; donc nous pouvons établir que la Russie de la fin du siècle était inférieure de moitié à l’Italie d’aujourd’hui quant au tonus capitaliste.

Nous avons dit que nous trouvons les chiffres de Trotsky pour 1905 élevés ; ils sont tirés de la comparaison de la population « industrielle » des villes et des campagnes qui néglige les classes bâtardes, c’est-à-dire une grande partie de la population russe.

Suivons la voie de l’indice du développement du capitalisme. Il est établi que vers 1900 il y avait déjà 3 millions d’ouvriers de la grande industrie, chiffre que l’on doit augmenter de cinquante pour cent en comptant les petites entreprises et celles des campagnes ; donc on arrive à 4 millions et demi. Nous pouvons penser que, dans les quinze années jusqu’à la guerre, comme on a environ doublé le volume de la production industrielle, il en est advenu autant de l’« armée du travail ». Et, en fait, pour aller en quinze ans de l’indice de production 100 à l’indice 200, il faut justement une augmentation annuelle de 5 et demi pour cent calculée par Varga pour la Russie et pour la période donnée.

Posons donc, avec des chiffres largement approximatifs, que la Russie avait en 1914, et pratiquement jusqu’à 1917, année de la révolution, 140 millions d’habitants ; une population active peu élevée, c’est-à-dire en représentant à peu près 25 pour cent, donc de 35 millions d’habitants ; et neuf millions de prolétaires, équivalant à un quart environ du total des actifs.

Une dizaine de millions de prolétaires suffit pour mettre en mouvement 140 millions d’habitants, pour les deux tiers en dehors du cercle de la fournaise de la vie moderne. Face à eux, dans notre pays plus petit mais plus développé, on a 6 millions de prolétaires. L’indice de Lénine d’un sixième était passé, au moment de la grande révolution, à au moins un quart.

Ce n’était pas le nôtre, d’un tiers. Ni l’indice anglais, ou américain, d’un demi. C’est plus que suffisant pour insister sur le fait qu’il faut tourner le dos au cliché banal d’une révolution de paysans, devenue maître du monde moderne.

Mais, en se rappelant ensuite que les statistiques mal connues de 1926 semblaient abaisser encore le taux industriel, on doit considérer qu’après les désastres de la guerre contre l’intervention étrangère et ceux de la guerre civile la reprise fut lente, et que cette reprise fut précédée d’un recul important. Depuis lors l’industrialisation a continué, avec des formes et des indices purement capitalistes, et elle continue encore. Notre formule prend une expression concrète : la Russie ne tend pas au socialisme, mais au capitalisme, faisant tourner la roue en avant.

 

21. LES MOUVEMENTS POLITIQUES

 

Dans l’immensité des matériaux - diffusés dans le monde entier par tous les moyens durant les quarante dernières années - sur l’histoire de la lutte politique russe, sans prétendre non plus donner la chronologie et la disposition des mouvements et des partis, il nous intéressera surtout de faire voir comment, dans le cours de l’évolution sociale, se construit le parti de la classe ouvrière révolutionnaire.

Parler des autres partis nous intéresse seulement dans la mesure où il n’y a pas de meilleure voie, pour définir en pleine lumière la ligne de notre mouvement, que de faire le bilan de ses batailles théoriques et pratiques contre les mouvements qui s’en différencièrent, et surtout contre ceux qui s’en éloignèrent par la voie féconde et vitale des scissions, des sélections qui éliminèrent par étapes successives les scories et les rebuts.

Ici l’histoire du parti qui conduisit la Révolution russe a donné une des principales contributions avec laquelle l’exposition présente tend à converger. Ces contributions sont pour nous principalement au nombre de deux : la destruction, d’abord doctrinale, puis matérielle, de tous les partis dissidents, passés en série continue à la contre-révolution - la liquidation défaitiste de la guerre nationale. Non seulement ces deux résultats historiques positifs ont eu un poids plus important qu’un troisième résultat, celui de la construction tant vantée du socialisme en Russie, qui a totalement fait défaut ; mais (disons-le encore et tout de suite) ce troisième objectif n’avait aucun sens historique marxiste. Nous pensions depuis 1917 à la destruction du capitalisme international et à la victoire du socialisme et nous luttions pour elles en tant que troisième objectif après les deux autres suivants : défaitisme et liquidation de la guerre à l’échelle européenne - anéantissement à la même échelle de tous les partis renégats et sociaux-traîtres, même s’ils sont ouvriers. Ces deux résultats indispensables ne s’étant pas produits dans ce champ plus vaste, la perspective historique en Europe, et à plus forte raison en Russie, d’ériger le socialisme ne se pose plus parce que la société socialiste comme modèle à exposer est une chose que nous considérons comme une niaiserie dès les premiers bredouillements de notre école déterministe.

La politique révolutionnaire n’est pas un bloc mais une sélection. Lénine mit en exergue dans Que faire ? un extrait d’une lettre de Lassalle à Marx : « La lutte dans le parti donne au parti force et vitalité : la preuve de faiblesse la plus grande d’un parti est sa dilution, la disparition de ses frontières nettement définies ; en s’épurant, un parti se renforce ».

Ce qui était emphase chez Lassalle était profondeur chez son correspondant de 1852, qui, en son temps, avec son bistouri infaillible, effectua l’épuration du lassallisme lui-même.

Il semble que nous, groupe de la gauche italienne, fan du Lénine scissionniste à vie, nous ne le fûmes pas du prétendu Lénine compromiste . Mais chez Lénine l’arme du compromis était empoignée pour disperser les partis proches-ennemis ; s’il nous avait convaincus que ses calculs et ses projets devaient être exacts - un jour peut-être nous rapporterons les citations textuelles des années 1920-26 - nous aurions été avec lui pour atteindre notre objectif commun. Les calculs, malheureusement pour lui et pour nous, n’étaient pas justes. Par malheur pour nous, nous avions raison.

Notre continuité en cette position peut se trouver dans le texte, que nous avons rapporté il y a quelque temps dans ces colonnes, d’une partie finale des thèses de la Fraction Communiste Abstentionniste, formée en Italie en 1918 dans le but de constituer le parti communiste ; une partie du titre est  : « Critique des autres écoles ».

La méthode nous servit à nous distinguer clairement - face aux critiques incohérentes de l’abstentionnisme électoral - des anarchistes, des syndicalistes à la Sorel, des révoltés à la Blanqui, des héroïstes et des putschistes, des ouvriéristes de gauche, des scissionnistes et sectaires syndicaux, des élitistes de tout type.

 

22. PARTIS DES CLASSES POSSÉDANTES

 

Lénine, dans un article de 1912, nous donne en raccourci la liste des partis de la IIIe Douma d’État en se référant à leurs bases sociales. Les chiffres nous intéressent peu, notamment parce que la loi électorale était faite de façon à laisser des sièges multiples aux « curies » des classes riches de la ville et de la campagne.

L’extrême droite était représentée par l’« Union du peuple russe », parti de l’autocratie et de la noblesse, partisan du despotisme et de l’oppression des races et des nationalités assujetties. Il était l’expression non seulement des nobles mais aussi des propriétaires fonciers, de l’Église orthodoxe et de la haute bureaucratie : elle coïncidait avec la bande réactionnaire des « Cents Noirs ». Ensuite on trouvait les « nationalistes », aussi conservateurs, ennemis des allogènes, des non orthodoxes et des démocrates.

Au centre on trouve les Octobristes, libéraux, partisans de la plus large Constitution concédée sous la pression des luttes de 1905, modifiée par la suite par la loi électorale de 1907. Un tel parti représente les propriétaires fonciers bourgeois et les industriels capitalistes ; en parole il défend la liberté, mais il appuie toutes les mesures contre les mouvements ouvriers.

En continuant vers la gauche on trouve les cadets, nom issu des initiales des mots Constitutionnels Démocrates. Ce parti des bourgeois monarchistes libéraux se définit parti de la liberté du peuple, mais depuis la I° et la II° Douma, où ils prédominaient, ils sont prêts aux compromis avec la droite. Lénine les appelle libéraux contre-révolutionnaires. Le parti « progressiste » ne se différencie pas d’eux, il ne parvient même pas à revendiquer le suffrage universel.

La gauche, numériquement très exiguë, était formée de différentes nuances des groupes populaires des campagnes - appelés populistes, trudoviki, socialistes-révolutionnaires, etc. -, et des sociaux-démocrates, partis dont nous allons parler maintenant avec un peu plus d’ordre historique. Les populistes de gauche, les S.-R., se trouvaient, dans cette Douma, otzovisti, c’est-à-dire qu’ils avaient boycotté les élections (boycott auquel Lénine était opposé). Lénine considérait de tels partis comme réellement démocratiques puisqu’ils luttaient résolument contre l’autocratie et la monarchie, mais il vaut la peine d’anticiper le jugement avec lequel il condamna leur programme antirévolutionnaire dont il a développé durant plusieurs décennies la critique la plus profonde :

« Ils se servent tous volontiers de phrases socialistes mais il n’est pas permis à un ouvrier conscient de se tromper sur la signification de ces phrases. En réalité en aucun ‘‘droit à la terre’’, en aucune ‘‘répartition égalitaire de la terre’’, en aucune ‘‘nationalisation de la terre’’, il n’y a une once de socialisme. Quiconque sait que l’abolition de la propriété privée de la terre et sa nouvelle répartition, fût-elle la plus juste, au lieu de compromettre la production marchande, le pouvoir du marché, de l’argent, du capital, les développent au contraire encore plus largement, doit le comprendre ».

Telles sont les positions dont les marxistes doivent se pénétrer. Par la suite et ailleurs Lénine considère comme utile cette action pour une réforme démocratique de la terre chez des peuples agraires ; de plus il discute l’engagement des sociaux-démocrates et des bolcheviks eux-mêmes en vue de différents objectifs : répartition, nationalisation, municipalisation, avec la critique la plus profonde à la lumière de la lutte programmatique contre le capitalisme urbain industriel. Mais il écrase ces idéologies figurant dans les programmes des paysans parce que dans ces derniers les paysans n’agissent pas pour prendre la route de la révolution, mais sont plutôt de lourdes barrières sur son véritable chemin.

Du point de vue programmatique, en agriculture, ce que nous voulons n’est pas une propriété différente de la terre, sa distribution, ou celle de ses produits, mais la destruction de la forme marchande et monétaire. L’agriculteur dans la société socialiste n’aura pas satisfait sa « faim de terre » puisque ce ne sera pas lui qui mangera les denrées produites ni encore moins qui les vendra.

 

23. PARTIS POPULAIRES ET PARTIS OUVRIERS

 

Quand l’Occident entre février et octobre 1917 apprit l’un après l’autre le nom de tant de partis (ce n’était certes pas un phénomène seulement russe, on avait vu s’unifier en France, par exemple, peu d’années auparavant, pas moins de cinq partis socialistes avec des programmes et des doctrines différents, raison pour laquelle, surtout, la confusion et l’impuissance ouvrières sont dans ce pays chroniques), une sensation de trouble se répandit. L’homme de la rue, s’il était conservateur, eut un sourire de compassion et il attendit qu’ils se mangeassent entre eux et que tout finît, s’il avait des sympathies rouges, il fit les vœux les plus anxieux pour la réunion rapide de forces si divisées.

Il n’était certes pas facile de s’orienter et nous avouerons loyalement que quand, de nombreuses années avant la révolution, un ami russe anarchiste qualifia devant nous avec un ton officiel sa jeune compagne de « socialiste-révolutionnaire-terroriste », nous, marxistes en herbe, la regardâmes comme un modèle quasi impossible à atteindre de « gauchisme ». En suivant l’histoire de la scission entre les « populistes » on peut désormais évaluer exactement cette qualification d’une espèce en rien marxiste à laquelle appartint par la suite Dora Kaplan qui tira - de droite - dans le dos de Lénine.

Il faut donc commencer ab ovo à sonder les différents mouvements russes d’opposition, s’appuyant plus ou moins sur des paysans et des ouvriers, et il sera utile de glaner également dans la belle synthèse chronologique du non moins beau livre de Trotsky intitulé Staline.

Rappelons un mouvement qui ne provenait pas des rangs du peuple, mais qui allait cependant au-delà des nombreuses conjurations de cour, le mouvement des « décembristes », groupe d’officiers et de jeunes nobles qui en décembre 1825 tenta de renverser le pouvoir du tsar Nicolas I°, à la mort d’Alexandre, le rival de Napoléon Ier, en refusant de lui jurer fidélité et en tentant d’imposer une constitution. Des presque trois cents qui passèrent en procès, trente furent condamnés à mort, cinq furent pendus et les autres déportés en Sibérie. Cet épisode peu importance servit de tradition aux intellectuels libéraux.

Avant 1870, il ne s’était pas encore formé de partis véritables et propres parmi les classes populaires, et les tendances anarchiques et libertaires prédominaient, elles avaient pour maître et chef Michel Bakounine. Elles furent poussées à l’extrême par le netchaiévisme (terme associé en gros à celui fameux de nihilisme qui terrorisait la bourgeoisie d’Occident et qui, effectivement, ne signifiait rien), du nom de Netchaïev, déporté en 1873, qui le prêcha et le pratiqua non seulement comme terrorisme individuel, mais comme emploi de tous les moyens jusqu’au chantage et au « double jeu » - un précurseur - avec les pires canailles de la police.

Trotsky fait la remarque, qui ne manque pas de valeur, que Marx fut conduit à laisser la Première Internationale se dissoudre en Europe pour ne pas laisser la place libre à de telles orientations désespérés qui semblent extrémistes mais débouchent fatalement dans la capitulation devant les idéologies réactionnaires. Bakounine lui-même dut désavouer à son tour Netchaïev.

Mais à ce moment la force nouvelle qu’est le populisme apparaît. Ce sont d’abord des éléments de la jeune culture bourgeoise qui fondent le mouvement « Aller au peuple », sans cependant trouver d’écho parmi les travailleurs des villes et des campagnes.

Mais en 1875 le périodique Nabat (le Tocsin), dirigé par ce Tkatchev qui nous est connu par sa polémique avec Engels, lance l’idée d’un mouvement paysan visant à s’emparer du gouvernement du pays au moyen d’une action révolutionnaire : programme nettement politique.

L’année suivante le parti des narodniki (populaires, populistes) s’organise avec pour mot d’ordre « Zemlia i Volia », c’est-à-dire Terre et Liberté. Ce parti ne se limite pas à l’agitation politique mais il incite au terrorisme individuel contre les agents et les forces de l’État.

En 1877 cinquante populistes sont passés en procès. Mais dans le même temps le mouvement répond par des attentats : le 24 janvier 1878 le gouverneur de Saint-Pétersbourg, le général Trepov, tombe sous les balles de Vera Zassoulitch, qui passera par la suite au marxisme et traduira, comme on le sait, le Manifeste. Elle trouvera refuge à l’étranger, et avec elle, son camarade de parti le prince Kravchinsky, lequel avait supprimé le général Mezentzov, chef de la gendarmerie.

En 1879 (année de la naissance de Staline comme de Trotsky ; Lénine était né lui en 1870) le parti populiste, puissant et diffusé dans toute la Russie, se trouve déjà face aux questions de méthode : le comité secret de la Narodnaia Volia (Liberté du Peuple) conduit la lutte terroriste alors qu’un courant de propagandistes suit Georges Plekhanov qui peu d’années après devient, comme on le dit ensuite, le « Père du marxisme russe ». En 1881 le Comité Exécutif du Parti réussit à faire « exécuter », comme on l’a déjà dit, Alexandre II.

 

24. LE MARXISME APPARAÎT

 

Le 24 mars 1870 dans un message à la section russe de la I° Internationale (en fait, comme dans les autres sections d’Italie, d’Espagne, etc., il s’agissait d’anarchistes) Marx écrivait : « votre pays commence lui aussi à participer au mouvement général de notre époque ».

En 1872 paraît la traduction russe du premier volume du Capital, sorti en allemand cinq ans auparavant : en réalité elle atteint un public de savants plus que de militants de parti. Le Manifeste des Communistes avait été traduit en 1863 par Bakounine et avait été imprimé dans l’imprimerie du Kolokol (La cloche). La traduction de Zassoulitch, avec la préface de Marx très connue, paraît en 1882.

Tous les bolcheviks concordent à faire de 1883 la date de la première fondation d’un mouvement socialiste marxiste. Le groupe « Émancipation du Travail » fut toutefois constitué en Suisse, par Plekhanov, Zassoulitch, Axelrod et d’autres, en fondant une bibliothèque socialiste en russe.

Parmi ces publications le livre de Plekhanov, Le socialisme et la lutte politique, tient une place très importante, ce livre développe une critique systématique du populisme et établit les bases programmatiques pour l’organisation en Russie du Parti Social-démocrate du Travail.

Nous ne reviendrons pas sur la question du nom du parti, classiquement connue. En 1864 à la fondation de la Première Internationale les partis occidentaux n’avaient pas pris le nom de communistes que portait la Ligue de 1848 et qui avait été utilisé dans le Manifeste du Parti de la même année : l’expression allemande de social-démocratie prévalut à plus forte raison après la scission d’avec les libertaires bakouniniens. Nous avons montré cent fois tout au long des années tout le mal que ce nom a produit : banalement on croit toujours que l’antithèse était, pour les marxistes, légalité et non révolution, alors que l’antithèse véritable était à l’opposé : autorité (= violence) et non liberté. Cependant le nom de sociaux-démocrates, dénoncé par la suite par Lénine en avril 1917, était moins anti-historique en Russie où - la théorie restant ferme - le parti vivait dans l’attente de la double révolution (titre de cette partie), la lutte pour la liberté démocratique et la lutte pour la dictature de classe : succession que nous sommes en train de remettre à sa place dans ce travail, en expliquant et en expliquant à nouveau peut-être jusqu’à l’ennui.

Les conférences régionales et les réunions secrètes se succédèrent pendant des années et des années en Russie jusqu’à ce qu’il fût possible de fonder le Parti lors de son premier congrès à Minsk en 1898 ; le chemin qui allait de la doctrine à l’organisation fut parcouru en 15 ans. Sept ans après, en 1905, après un développement laborieux, le Parti se trouvait en plein dans la lutte révolutionnaire. Douze autres années et c’était la victoire intégrale. L’histoire des 34 ans contient tous les enseignements possibles pour les méthodes de l’action communiste et le chemin de la révolution mondiale.

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25. CRITIQUE DU POPULISME

 

La bataille grandiose contre les erreurs radicales et l’influence nuisible du populisme contient des résultats de première grandeur et surtout des résultats irrévocables pour terrible que soit la vague actuelle de dégénérescence révolutionnaire.

L’argument a été posé de façon insurpassable dans des polémiques historiques par Georges Plekhanov puis développé avec la plus grande ampleur par la suite par son élève préféré Lénine.

Il faut résumer, pour rendre ces résultats concrets, les positions du populisme et l’opposition des thèses marxistes à celles-ci.

Le frère de Lénine, Alexandre, était un populiste terroriste : six années après l’exécution d’Alexandre II, il organisa l’attentat contre Alexandre III ; cet attentat faillit et il fut fusillé en 1877. Lénine entre temps devient un marxiste convaincu ; déjà en 1893 il parle contre les narodniki.

Dans son opuscule de 1894 contre Mikhaïlovski et sa revue Richesse Russe, Lénine réplique à la polémique contre la doctrine de Marx et contre le matérialisme historique dans une exposition brillante et intéressante mais qu’il n’y a pas lieu ici de citer. Il développe entre autres thèses celle selon laquelle le moment fondamental dans le processus historique est celui de la production et de la reproduction, ou production de l’homme lui-même, chose qui était incompréhensible à Mikhaïlovski ; développement d’un chapitre essentiel du marxisme qui répond à ce que nous avons exposé à nouveau dans une de nos réunions (Trieste : Race et de Nation dans la théorie marxiste).

Ce qui nous importe au contraire ici ce ne sont pas les critiques sans queue ni tête des écrivains populistes ou presque populistes au marxisme mais celles des marxistes au populisme.

De 1880 à 1890 Plekhanov avait traité du mouvement rural de façon décisive. En réalité il ne s’agissait pas d’un mouvement spontané des paysans ; dans un premier temps, des groupes d’enthousiastes avaient même tenté, mais en vain, d’organiser la campagne.

Par la suite ils étaient passés à la méthode de la terreur individuelle. La critique des marxistes à une telle méthode remonte à une conception différente des acteurs historiques. Il ne s’agit pas de condamner les méthodes illégales conspiratives et terroristes parce qu’elles heurteraient même quelque peu nos principes. Ces thèses morales, humanitaires, pacifistes, ou mystiques sur l’inviolabilité de la personne humaine ne sont pas nôtres : nous ne serons jamais arrêtés par de telles barrières si leur franchissement correspondait au réveil de la lutte de classe, il ne s’agit pas de mener une politique des mains propres. Classe prolétarienne, parti, membres du parti, en des cas techniques même isolés, non seulement peuvent utiliser la violence et la terreur, mais ils doivent, en des situations données par lesquelles on devra passer dans tous les cas, mettre au premier plan ces formes d’action.

Mais dans la vision populiste on trouve au premier plan la fonction du héros qui crée avec son sacrifice, par la force de l’exemple ou la contagion passionnelle, un rapport de force qui autrement ferait défaut, et l’incompréhension totale que l’action spontanée de classe, avant même la conscience générale et la volonté, dérive des exaspérations des déterminations économiques, de l’existence de conditions matérielles précises dans les rapports de production. Accréditer l’illusion que des actes et des gestes même héroïques puissent frayer la voie - comme ressource générale, fondamentale - à des mouvements historiques, signifie empêcher la formation du parti qui atteint la conscience et la volonté révolutionnaire indispensables.

 

26. PAYSANS ET PROLÉTAIRES

 

En ce point un abîme s’ouvre entre les deux mouvements et l’on ne pouvait pas frayer un chemin au développement d’un parti marxiste dans le prolétariat sans répudier tout l’appareil dramatique, sensationnel tout autant qu’inoffensif, du populisme de gauche.

Alors que les marxistes rejettent cette méthode dans la mesure où elle est en contradiction justement avec l’exigence de construire le parti ouvrier révolutionnaire dont les bases sociales sont désormais présentes, les populistes condamnent le parti qui naît. Selon eux, l’exigence de ce parti d’être connu ne le rend capable que d’actions économiques et de revendications légales, elle le rend conciliateur et le fait abdiquer devant la question du pouvoir politique.

Cette question de méthode de lutte, étudiée à fond par les marxistes russes classiques, fait découler la défiance envers le parti de la défiance envers le prolétariat industriel et urbain, de l’affirmation que ce dernier « n’existe pas », qu’il n’est qu’un fait « fortuit », et que le capitalisme en Russie, tout au plus, se serait développé dans les marges de la vie sociale de la population.

Quand Plekhanov soutenait qu’il allait se développer avec tous les traits qu’il avait en Occident, les écrivains populistes lui répliquaient qu’il en voulait les horreurs et les catastrophes dans le but de voir croître prolétariat et parti socialiste. Plekhanov et Lénine travaillèrent à expliquer que la chose ne dépendaient pas des « goûts » de tel ou tel théoricien, mais des forces économiques réelles et ils mettaient en évidence les données du procès réel, que nous avons résumées dans les paragraphes précédents et qui ne montrent pas une idylle mais l’oppression, la misère et la dégénérescence qui faisaient rage dans la société précapitaliste russe et dans les campagne affamées et désolées, dans lesquelles les paysans vivaient plus mal que lorsqu’ils étaient serfs de la glèbe ; privés cependant de la possibilité d’atteindre cette unité d’action et d’orientation que seuls les travailleurs prolétaires peuvent atteindre dans le tourbillon de la ville et du marché général.

Nous avons traité à fond la critique de la théorie d’une révolution fondée sur la communauté paysanne de village, et sur une sienne lutte de libération de toutes les suggestions économiques et de l’oppression de l’État. Plekhanov réfute sur toute la ligne cette substitution des paysans, entre lesquels toute solidarité a désormais disparu, même en partie, dans les cercles locaux de production, au prolétariat qui, au contraire, puisqu’il croît en nombre et en degré de concentration par entreprise, se prépare toujours plus à une tâche nationale unique et même internationale.

Il faut noter que, alors que l’histoire officielle du parti bolchevik revendique cette supériorité du prolétariat comme classe qui croît en quantité et en qualité, et qui, étant toujours plus poussée à se donner une organisation, est éminemment - comme dans l’abc du marxisme - et partout révolutionnaire, elle revendique également l’appréciation des paysans comme ceux qui, nonobstant leur importance numérique, constituent la classe travailleuse liée à la forme la plus arriérée de l’économie, à la petite production, et qui pour cette raison ne peut avoir un grand avenir. Non seulement ils ne croissent pas d’année en année comme classe mais, au contraire, ils se décomposent en se différenciant toujours plus en bourgeoisie rurale (koulaks) d’une part et, de l’autre, en paysans pauvres (ce qui ne signifie pas sans terre mais sans monnaie, sans bétail, sans instruments, sans semences, sans engrais, etc. c’est-à-dire sans capital), prolétaires ou semi-prolétaires. À cause de leur dispersion, ils se prêtent moins à l’organisation et, comme petits propriétaires, ils ne participent pas volontiers au mouvement révolutionnaire … Il est donc étrange, disions-nous, que, après le mot paysan, l’on ait inséré, avec le sigle n.d.r. une parenthèse inattendue : (il s’agissait alors des paysans individuels). (Édit. Ricciardi).

Qu’entend-on par le terme paysan individuel ? Évidemment on veut concilier la thèse marxiste et léniniste que l’on ne peut pas cacher selon laquelle le paysan n’est pas révolutionnaire mais conservateur par nature, avec la thèse, développée habilement par la suite, à force de rapprochements , selon laquelle le paysan est révolutionnaire au même titre que l’ouvrier, et tout le mouvement a été noyé dans la cour outrée faite aux paysans, en dénaturant toute position de principe du problème.

Donc les paysans russes, à l’époque de la polémique antipopuliste, aux alentours de 1890, auraient été « individuels », puis ils auraient cessé de l’être en 1917, et aujourd’hui ils le seraient encore moins ?

On ne voit pas comment une thèse semblable peut se construire historiquement. Avec le terme individuels on veut certes parler des paysans qui travaillent seuls le morceau de terre sur lequel ils vivent et qui est suffisant à absorber leur force de travail, incluse celle des membres de leur famille. Ce type de paysan enfermé dans une aire si étroite de travail et de consommation est manifestement voué à une psychologie mesquinement individualiste. Mais nous avons justement vu les populistes les plus sérieux, comme Tchernychevski loué par Marx et Engels, tenter d’élever plus haut le paysan russe du mir, de la communauté, pour que, en lui, l’intérêt de la personne et de la famille disparaissent face à celui du village agricole, collectif dans le travail, dans la récolte et dans la consommation.

Il est donc clair que le paysan russe, à partir de la réforme de 1861, se dirigeait seulement vers des formes toujours plus individualistes ; la tradition du communisme primitif se dissolvant désormais sans espoir de se souder à une révolution agricole antiprivée .

 

27. INDIVIDUALITÉ ET COMMUNAUTÉ

 

Comment les paysans deviennent-ils individuels ? Tant que dans la communauté de village, que nous avons appelée microcommunisme, on travaille et on récolte véritablement en commun, et non pas en répartissant les terres par famille, tant que la récolte ne se divise pas mais forme une réserve commune, une table saisonnière commune, ce mir a cependant un horizon restreint et, s’il est serf - s’il doit payer un tribut en travail, en produit en nature, ou en argent, à un boyard, à un couvent, au despote ou à l’État -, un tel rapport n’a jamais historiquement conduit à une révolution de toutes les communautés contre l’oppresseur privilégié (il est même, pour Marx, à la base de l’inertie asiatique). Un tel concept peut avoir un parallèle dans le syndicalisme qui ne veut ni parti ni politique et imagine toutefois une révolution syndicale, sans voir le « particularisme » de la ligue des métiers ou de l’industrie, la nécessité de l’organisation politique, du parti, pour aboutir à l’unité - nationale ou mondiale - de la classe révolutionnaire. Une conception analogue est celle qui subordonne le parti - et même le syndicat - à l’échafaudage des « conseils d’usine » empêtrés dans la gestion d’entreprise. Le gramscisme-ordinovisme exaltait, sans considération de temps et d’espace, le mouvement des paysans « individuels » puisque l’on peut donc justement le définir comme un « populisme industriel » aux antipodes - et cela dans l’Occident évolué - de la conception marxiste classique, politique et dictatoriale, de la Révolution, indivisiblement centraliste et unitaire, inéluctablement totalitaire.

Quel que fût le jugement que l’on ait pu porter sur la possibilité d’une soudure - dont Marx lui-même avait parlé - entre le communisme primitif et le communisme moderne futur, il était certain qu’une telle perspective s’était évanouie de cent façons différentes. Tout d’abord le village répartit entre les familles le produit, ou le profit que celui-ci a rapporté, en parts égales, une fois payés les tributs sociaux de servitude à ceux qui les dominent. Mais par la suite l’envie germe entre ceux (homme ou famille) qui ont trimé plus et ceux qui ont trimé moins et l’on se met à répartir la terre elle-même périodiquement de façon que chacun « mange le fruit de son travail », non diminué comme dans l’ardente fable lassallienne, mais réduit par les pots-de-vin de classe. Par la suite (et Stolypine, que Lénine admire dialectiquement, encourage cette évolution vers une Russie ruralement bourgeoise) la répartition n’est plus périodique mais stable, légalisée par un titre de propriété héréditaire, et les tsars copient le droit romain du code Napoléon. Chaque famille s’est enfermée dans son petit champ entouré de frontières qui le séparent de l’ennemi ; l’ennemi est le voisin, tout voisin, et non pas le propriétaire terrien ou noble, non pas l’État ou le tsar toujours plus lointains.

Le poison de l’individualité, dans lequel le généreux Tchernychevski plaignait notre Occident boutiquier et vénal, concurrentiel et mystique du « mors tua vita mea », d’être tombé, naît également parmi les serfs de la glèbe, attribués au seigneur féodal, comme personnes singulières et non comme villages, de façon que le seigneur, possesseur du tout, place chacun d’eux sur un morceau de sol avec une cabane de misère pour maison-prison.

Il naît chez les émancipés, dès qu’ils se sont réparti envieusement le peu de terre des communautés, encore diminué par les nobles et le poids usuraire des rachats en argent de la personne et du village, en 1861. Il subsiste et croît chez les propriétaires parcellaires, immédiatement ruinés et réduits à devoir louer au seigneur, devenu propriétaire foncier « à la bourgeoise », un morceau de terrain, en payant des loyers exorbitants en nature ou en argent. Ces malheureux cultivateurs directs, qu’ils soient propriétaires enregistrés au cadastre pour sept générations, qu’ils soient métayers ou cultivateurs partiaires, qu’ils soient petits fermiers, sont socialement cloués à une habitation misérable, une isba pleine de punaises ou même impropre à la vie de ces dernières, et à l’étroit cercle de terre qui l’entoure et qu’il fertilise de sa sueur et de son sang ; ils sont donc condamnés à une étroitesse bien pire que celle de l’ancien village pourtant misérable, ils n’ont aucun espoir de respirer l’air d’autres horizons.

Les malchanceux qui ne sont que des colons partiaires ou en location défaillent de terreur à l’idée d’être expulsés du petit coin fétide qui leur a été attribué et ils sont gagnés chaque jour un peu plus par les ténèbres de l’individualité. Cette masse dont le caractère amorphe fait peur devrait être un facteur de révolution ? Les stalino-renégats d’aujourd’hui rêvent de la séduire avec l’irrévocabilité stupide des pactes agraires dans laquelle - aujourd’hui en Italie - s’avilit toute la gamme des opportunistes politiques puant de rhétorique antiféodale ; mais qu’était-ce que la servitude médiévale sinon un pacte agraire irrévocable, fixé à vie ? Et pourtant, malgré leur prostitution démagogique au commerce des principes, les cultivateurs directs - id est individuels -, invinciblement réactionnaires, leur ont tourné le dos.

La campagne russe en 1917 était donc embourgeoisée et empoisonnée par le « privatisme », les paysans étaient enfoncés dans les sables arides de l’individualisme. La définition donnée en 1890 par le bolchevisme classique était donc largement motivée : les paysans sont une classe liée à la forme d’économie la plus arriérée, c’est-à-dire à la petite production, une telle classe n’a pas et ne peut pas avoir un grand avenir.

D’un côté le paysan russe n’avait évolué que dans un sens bourgeois, il n’avait pas changé en 1917 et d’un autre côté le bolchevisme n’avait pas modifié le jugement qu’il portait sur lui. Que Lénine aurait changé de cap sur un tel point, ce n’est que mensonge crasseux de ses idolâtres-profanateurs d’aujourd’hui.

 

28. LÉNINE ET LE POPULISME

 

Nous prouverons que notre position répond à la tradition des bolcheviks russes - avant de parler de la classe rurale réellement prolétarienne, les journaliers agricoles, vers lesquels Lénine a toujours intensément regardé en regrettant qu’en Russie la révolution manquât d’une telle phalange, et en n’évaluant peut-être pas assez combien elle était formidable dans les pays d’Occident, ne le cédant en rien aux prolétaires d’usine - avec quelques passages de la polémique de 1894 de Lénine contre Mikhaïlovski :

« Deux choses sont advenues : en premier lieu le socialisme russe (italiques de Lénine) - le socialisme paysan des années soixante-dix qui se ‘‘fichait’’ de la liberté à cause de son caractère bourgeois, qui luttait contre les ‘‘libéraux à l’esprit ouvert’’ qui s’efforçaient d’atténuer les antagonismes de la vie russe, qui rêvait d’une révolution paysanne (Lénine se réfère au parcours du populisme russe qui, parti d’un programme insurrectionnel, de terreur et de destruction, s’était transformé en mouvement de la bourgeoisie rurale, des koulaks, du capitalisme agraire embryonnaire) - s’est complètement désagrégé et a engendré ce vulgaire libéralisme petit-bourgeois qui considère comme ‘‘faits encourageants’’ les tendances progressives de l’exploitation paysanne, oubliant qu’elles sont accompagnées (et conditionnées) par les expropriations en masse des paysans ».

En deuxième lieu, relevait Lénine, ces sociaux-ruraux se sont mis à jouer les croqueurs de marxistes sur tous les plans et à attaquer non plus le tsar, les nobles et les policiers mais les ouvriers industriels et socialistes. Hier ils faisaient des compliments à Marx, aujourd’hui ils vont de tout côté en proclamant, comme à l’habitude, sa « faillite ».

Que firent les marxistes russes ? « Plutôt que de se limiter à constater l’exploitation, ils voulaient l’expliquer. Ils virent que toute l’histoire de la Russie après la réforme consiste dans la ruine des masses et dans l’enrichissement d’une minorité, ils observèrent l’expropriation gigantesque des petits producteurs accompagnant le progrès technique général, ils notèrent que ces tendances opposées naissent et se renforcent quand l’économie marchande se développe et se renforce, ils ne pouvaient pas ne pas conclure que l’on était en présence d’une organisation bourgeoise (capitaliste) de l’économie qui engendrait nécessairement l’expropriation et l’exploitation des masses … Mais le capitalisme a créé une nouvelle classe, le prolétariat industriel. Quoique subissant la même exploitation que toute la population travailleuse de la Russie, cette classe est cependant placée dans des conditions avantageuses quant à sa libération : aucun lien ne l’unit à la vieille société, les conditions même de son travail et de son mode de vie l’organisent, la contraignent à penser, et lui donnent la possibilité de descendre dans l’arène de la lutte politique. Il est naturel que les sociaux-démocrates aient fondé toutes leurs espérances sur cette classe ».

Que Lénine ait vu un jour déçu ces espérances et qu’il ait, comme un joueur de hasard ruiné, misé au contraire sur la carte paysanne, et que seulement grâce à cela il fit la révolution ; cela n’est pas du léninisme, c’est… de la merde.

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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