Une guerre qui continue de préparer le terrain pour de futures guerres en Europe et dans le monde
(«programme communiste»; N° 107; Mars 2024)
Plus
de trois mois se sont écoulés (1) après le début d’une guerre de rapine que
mènent la puissance impérialiste la plus proche et la plus intéressée, la
Russie, et la puissance régionale de l’Ukraine, soutenue politiquement,
économiquement et militairement par les impérialismes occidentaux,
États-Unis en tête, associés au Royaume-Uni, à l’Allemagne, à la France et à
l’Italie, en provoquant un énième massacre de prolétaires, ukrainiens et
russes, dans le seul but de défendre et/ou de se partager un territoire
stratégique regorgeant de ressources énergétiques et alimentaires.
Notre position sur qui est l’agresseur et qui est
l’agressé est bien connue. La guerre bourgeoise dans la phase impérialiste
du capitalisme est toujours une guerre de rapine, quel que soit celui qui a
tiré le premier. Dans le développement des conflits interétatiques et de la
concurrence internationale, la politique bourgeoise, qui est toujours une
politique de défense des intérêts du capitalisme national et de
l’exploitation de son prolétariat, ne peut se transformer qu’en guerre
bourgeoise, dont le caractère impérialiste est donné par l’implication
directe des puissances impérialistes afin d’élargir leurs zones d’influence
et les marchés pour leurs marchandises et leurs capitaux. Il ne fait aucun
doute que la célèbre déclaration du général prussien von Clausewitz est
toujours d’actualité : « La guerre est une simple continuation de
la politique par d’autres moyens », précisément militaires. Et comme la
guerre implique toujours l’affrontement entre deux armées adversaires, ou
entre deux blocs armés l’un contre l’autre, cela signifie que la politique
menée jusqu’alors par les gouvernements respectifs n’a pas réussi à résoudre
les différends nés de la guerre de concurrence permanente dans laquelle vit
le capitalisme sous tous les cieux. Cela signifie donc que la politique
menée dans la période de paix impérialiste qui précède la période de guerre
impérialiste est une politique de guerre et non de paix. Une guerre
de concurrence, certes, mais aussi une guerre que chaque bourgeoisie mène
systématiquement contre son propre prolétariat parce qu’elle doit le
soumettre aux exigences du capitalisme qu’elle représente et dont elle seule
bénéficie des avantages, en le préparant à se plier aux exigences de la
guerre menée par les divers moyens politiques à sa disposition, de la
répression à la collaboration de classe. En effet, ce n’est pas seulement
pour les marxistes, pour Lénine et pour tous les communistes
révolutionnaires de toutes les époques, que le capitalisme mène
inévitablement à la guerre. Le même point de vue s’applique aussi pour
la bourgeoisie, et pour cette raison, chaque État tend à s’armer de manière
toujours plus avancée et plus puissante. Chaque bourgeoisie sait que le
temps viendra où la guerre de concurrence se transformera en guerre
militaire. Les crises économiques de surproduction qui caractérisent le
développement du capitalisme nous l’enseignent : ayant atteint une certaine
limite, les marchés ne peuvent plus transformer les marchandises en argent
et ne peuvent plus être rentables pour le capital surabondant. En entrant en
crise, le capitalisme et sa production délirante de marchandises doit
trouver des débouchés pour les marchandises et élève ainsi la concurrence
entre les entreprises et entre les États au niveau de l’affrontement
politique et donc militaire. La guerre et les destructions qui la
caractérisent sont la seule solution politique que puisse adopter la
bourgeoisie pour surmonter la crise de surproduction ; mais pour la guerre,
chaque bourgeoisie a besoin d’enrégimenter son prolétariat qui représente à
la fois une quantité de force de travail inutilisable par le capital en
crise, et une armée de soldats qui doit combattre pour défendre le pouvoir
bourgeois. Et tant que des tendances classistes et révolutionnaires ne se
forment pas dans le prolétariat, la bourgeoisie de chaque pays verra
faciliter sa tromperie, son détournement et sa canalisation dans ses troupes
de défense nationale et impérialiste. Les prolétaires, d’esclaves salariés
dans les galères capitalistes, sont ainsi transformés en chair à canon au
profit de Sa Majesté le Capital.
Il y a toujours eu des mouvements pacifistes qui
croient, et continuent à s’illusionner sur ce sujet, que les mêmes
dirigeants qui développent leur politique jusqu’à la guerre peuvent
l’arrêter avant qu’elle n’éclate, ou l’arrêter après avoir éclaté, en
revenant à des négociations « de paix » dans lesquelles un compromis
satisfaisant pour les deux fronts de guerre peut être trouvé. Le fait est
que la politique bourgeoise est toujours faite de compromis, parce qu’elle
est essentiellement une politique d’échanges mercantiles, de chantage, de
coups de force, de pièges tendus sur toutes les voies diplomatiques, de
contreparties qui, dans les « négociations », sont une prime aux plus
forts, aux mieux équipés économiquement et militairement. Mais il existe des
situations – et les conflits inter-impérialistes en génèrent
continuellement – où la guerre n’est pas décisive, mais devient la
normalité, où il peut y avoir des périodes de faible, haute ou très haute
intensité, mais il s’agit toujours de guerre. Il suffit de penser au conflit
israélo-palestinien sur une terre où ni les impérialismes victorieux de la
Seconde Guerre mondiale, ni la nation juive, ni la nation palestinienne
n’ont jamais réussi à résoudre le problème d’un règlement national qui
satisfasse les deux peuples ; ou aux conflits qui voient le peuple kurde
systématiquement attaqué par les Turcs plutôt que par les Syriens, par les
Irakiens plutôt que par les Iraniens, dans le seul but d’arracher à leur
contrôle les montagnes et les vallées du Kurdistan (riches en ressources
énergétiques et minérales et en terres fertiles pour la production de
céréales). Et plus les puissances impérialistes s’intéressent à ces
conflits, plus ils perdurent, se putréfient dans des massacres réciproques
et continus, sans possibilité de résolution au bénéfice des peuples
concernés, mais en gardant ouverte la perspective d’une oppression
permanente ou d’un génocide. La vrai solution n’est pas entre les mains des
puissances impérialistes, qui vivent de l’oppression des peuples et des
nations les plus faibles, mais entre les mains du mouvement prolétarien et
de sa lutte de classe, dont l’objectif historique est le renversement de
tout pouvoir bourgeois et de tout État bourgeois par la révolution,
c’est-à-dire la guerre de classe, la seule guerre qui puisse mettre
fin – par la victoire internationale – à toutes les guerres bourgeoises et
impérialistes.
LES 100 PREMIERS
JOURS DE LA GUERRE EN UKRAINE
Par le fait même qu’en plus des deux protagonistes,
la guerre de rapine russo-ukrainienne a impliqué directement d’autres États,
les États-Unis et l’Union Européenne, et indirectement la Chine, l’Inde, la
Turquie, elle n’est pas une guerre locale, bien qu’elle ne se déroule
que sur le territoire ukrainien, mais une phase d’une guerre de
dimension mondiale qui se rapproche. Les enjeux ne sont pas seulement
territoriaux et « frontaliers » entre l’Ukraine et la Russie, mais beaucoup
plus larges : les matières premières énergétiques et alimentaires, telles
que le gaz, le pétrole et les céréales ; les zones stratégiques pour la
Russie en ce qui concerne le contrôle de certaines routes commerciales
maritimes et terrestres ; la domination politique et militaire de zones
géopolitiques sur lesquelles les puissances opposées insistent directement
(de la mer Noire à la Méditerranée orientale, et tout au long de la
charnière européenne qui s’étend de la mer de Barents et de la mer Baltique
à la mer Noire sur 4.800 km) et dans lesquelles, depuis l’écroulement de
l’URSS, s’est progressivement installée l’alliance militaire
euro-atlantique, l’OTAN, qui vise à inclure également l’Ukraine (et la
Géorgie), menaçant ainsi la Russie avec ses propres missiles, non pas de
loin, mais à quelques dizaines de kilomètres de distance. Ainsi, il était
inévitable qu’augmente considérablement le niveau des tensions avec la
Russie. Depuis l’explosion de l’URSS, les pays d’Europe de l’Est, des États
baltes à la Bulgarie, exceptés le Bélarus et l’Ukraine, ont été intégrés à
l’OTAN en cinq ans, de 1999 à 2004. Le fait que l’OTAN ait été créée dans un
but expressément anti-russe et à l’instigation des États-Unis est bien
connu. Mais il faut souligner que les 30 pays qui sont aujourd’hui membres
de l’OTAN sont tous européens, à l’exception des États-Unis et de la
Turquie. Cela ne signifie pas qu’à chaque guerre impliquant un pays de
l’OTAN, ce soit toute l’alliance militaire qui soit entraînée. Par exemple,
en 1982, la guerre entre l’Argentine et le Royaume-Uni au sujet des
Malouines, outre le soutien politique des États-Unis au Royaume-Uni, s’est
terminée par l’affrontement militaire anglo-argentin ; mais cet affrontement
s’est déroulé loin de l’Europe et de ses frontières immédiates, où, au
contraire, dans le cas des guerres en ex-Yougoslavie de 1991 à 2001,
l’intervention militaire des forces de l’OTAN a été très lourde, ou dans le
cas de la guerre que l’OTAN a déclenchée contre la Libye de Kadhafi en 2011.
Sans parler de la guerre déclenchée par une coalition de pays de l’Occident
démocratique contre l’Irak de Saddam Hussein qui avait envahi le Koweït
(1990-1991) ou de la guerre contre la Syrie de Bachar el-Assad (soutenue par
la Russie, l’Iran et même la Chine) menée par les forces rebelles syriennes
soutenues, elles, par une coalition internationale menée par les Etats-Unis,
la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne, etc.
Jusqu’à présent, les grandes puissances alliées au
sein de l’OTAN, ou en tout cas l’Occident dirigé par les États-Unis, ont
conduit et soutenu des guerres contre des petites nations (Serbie, Irak,
Libye, Syrie, etc.), guerres dans lesquelles elles se sont bien gardées
d’attaquer directement la grande puissance militaire et nucléaire adverse,
la Russie. La guerre russo-ukrainienne d’aujourd’hui, contrairement aux
guerres yougoslaves, a vu la Russie en être le protagoniste direct, tandis
que les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne, l’Italie et les
autres alliés de l’OTAN ont déclaré dès le départ leur intention de ne pas
s’impliquer directement, mais ont garanti leur soutien économique,
financier, politique à l’Ukraine en s’engageant à envoyer d’énormes
quantités d’armes pour que l’armée ukrainienne, déjà abondamment
approvisionnée en armes de toutes sortes par les pays de l’OTAN depuis des
années, puisse soutenir une guerre pour le compte de l’OTAN et de
l’Occident « démocratique » contre la Russie. Cette guerre, non seulement
pour la Russie, mais aussi pour les États-Unis et leurs alliés, était
attendue et devait rester localisée à la seule Ukraine. Les
chancelleries occidentales savaient parfaitement que la Russie, après avoir
amassé plus de 100.000 soldats aux frontières de l’Ukraine et après avoir
soutenu les pro-russes du Donbass dans une guerre de « faible intensité »
pendant huit ans, déciderait de franchir les frontières ukrainiennes avec
ses propres chars. Le dessein russe était clair depuis le début : ajouter à
la Crimée, annexée en 2014, toute la bande côtière de la mer d’Azov en
garantissant la continuité territoriale entre la Crimée et le Donbass,
s’emparer ainsi de tout le territoire du sud-est en cassant l’Ukraine en
deux – un peu comme ce qui s’était passé lors de la guerre de Corée en
1950 – et, sur la base de cette partition territoriale, empêcher l’Ukraine
d’adhérer à l’OTAN.
Les puissances occidentales auraient-elles pu
empêcher la Russie de réaliser ce dessein ? Non, car cela aurait signifié
entrer en guerre avec leurs propres troupes contre les troupes russes et
déclencher ainsi la Troisième Guerre mondiale à ce moment-là. Cela aurait
signifié mobiliser des centaines de milliers de soldats pour s’ajouter aux
200.000 soldats de l’armée ukrainienne pour occuper militairement l’Ukraine
et envahir le Bélarus, qui est l’avant-poste occidental allié de Moscou.
Mais avant de mobiliser les forces de l’OTAN contre la Russie, les
États-Unis auraient dû être certains que les pays européens se seraient
immolés dans une guerre mondiale, avec le risque de la transformer en guerre
nucléaire, dont on ne sait qui profiterait le plus. Les États-Unis, bien
sûr ; et quel pays s’immolerait pour la cause américaine ? Certainement pas
l’Allemagne ou la France, mais pas non plus le Royaume-Uni, aussi lié
soit-il à Washington. Pour la énième fois, l’Europe aurait été l’épicentre
d’une guerre impérialiste mondiale qui l’aurait détruite cent fois plus que
par la deuxième guerre impérialiste mondiale. Si la guerre est la
continuation de la politique par des moyens militaires, il n’y a pas de
bourgeoisie impérialiste qui renierait volontairement ses propres intérêts
impérialistes, défendus sur tous les fronts avec sa propre politique
impérialiste, pour favoriser exclusivement les intérêts d’un pays ou d’une
coalition impérialiste concurrente.
Donc un non à l’action militaire directe, mais avec
toutes les distinctions qui s’imposent, un oui aux sanctions économiques et
financières. Mais en ce qui concerne les différents paquets de sanctions
avec lesquels les pays occidentaux ont tenté de faire plier la Russie sur le
plan financier et commercial, il s’avère que s’ils sont d’accord sur la
lettre, ils le sont moins sur l’application. Il suffit de penser aux
livraisons de gaz et de pétrole russes dont dépendent 40 % de l’énergie
européenne, et en particulier de l’Allemagne et de l’Italie, pour comprendre
que la puissance impérialiste russe peut compter sur les divisions
d’intérêts entre les pays européens eux-mêmes, même si les sanctions
antirusses causent de toute façon des dommages réels à l’économie russe
(dommages qui, comme commandé par le capitalisme, seront payés pour
l’essentiel par les masses prolétariennes russes).
Les médias internationaux n’ont cessé de crier à
l’« atteinte à la démocratie » et à la « souveraineté nationale », d’hausser
la voix sur les valeurs de la civilisation occidentale opposées au
totalitarisme et à la barbarie de la Russie, valeurs justifiant la
fourniture de quantités massives d’armes à l’Ukraine de Zelensky, parce que
là-bas « l’Europe est défendue ». Mais ils ne peuvent pas ne pas
constater que les sanctions adoptées à l’encontre de la Russie par l’UE, les
États-Unis et le Royaume-Uni, ont certainement causé des dommages à Moscou,
mais aussi à l’Europe, mais pas aux États-Unis. Donc, si avec les sanctions
économiques et financières, les occidentaux pensaient mettre en difficulté
le gouvernement russe actuel (Biden ira jusqu’à dire que les Russes feraient
bien de renverser Poutine), afin qu’il renonce à poursuivre la guerre en
Ukraine, il suffit de revenir sur les années écoulées pour constater que le
rapport de force entre les différents États ne repose pas uniquement sur la
pression économique. Selon l’ISPI (Istituto per gli Studi Politica
Internazionale), bien que l’embargo américain contre Cuba dure depuis 60
ans, aucun pro-américain n’est jamais parvenu au gouvernement, du moins
jusqu’à présent, et de même dans l’Iran des ayatollahs (43 ans de
sanctions), en Corée du Nord (16 ans de sanctions), dans le Venezuela
chaviste de Maduro (8 ans de sanctions) ou dans la Russie de Poutine (8 ans,
depuis 2014 en raison de l’annexion de la Crimée).
La politique des différents gouvernements bourgeois
ne correspond pas toujours aux brutales lois du capitalisme ; dans les
rapports de force économiques, financiers, politiques et militaires entre
les États, il faut toujours tenir compte, pour chaque État, des rapports de
force internes entre les classes et des rapports sociaux enracinés au fil du
temps. Chaque bourgeoisie tend à gouverner son pays en s’appuyant sur sa
propre histoire, sur les ressources naturelles dont elle dispose, sur la
puissance économique atteinte au fil des ans, et naturellement sur le
soutien politique, économique et financier d’autres pays, mais surtout sur
la collaboration entre les classes à construire et à maintenir par des
mesures politiques et sociales ad hoc, et par des mesures répressives chaque
fois que les masses prolétariennes se rebellent contre l’ordre établi.
L’actuelle guerre russo-ukrainienne se déroule alors
que les États-Unis viennent de sortir d’une défaite politique et militaire :
le retrait rapide et désordonné d’Afghanistan a écorné l’image du gendarme
mondial de l’impérialisme occidental ; il a été suivi d’une autre défaite,
en Syrie, où Bachar el-Assad, qui aurait dû être renversé grâce aux
soulèvements internes soutenus par les États-Unis et leurs alliés, est au
contraire plus fort qu’avant ; tandis que l’Irak, où l’armée américaine
s’est dépensée jusqu’à l’élimination de Saddam Hussein, continue d’être
secoué par des querelles internes alors qu’un rapprochement avec l’Iran, le
grand ennemi du Moyen-Orient, est en cours. Et ce n’est pas tant le fait de
la présidence Obama, que de celle de Trump ou de Biden. C’est l’impérialisme
américain qui doit faire face à une concurrence mondiale en raison de
laquelle il ne peut plus être présent militairement, et avec le même
potentiel répressif, dans tous les coins du monde, comme c’était le cas
autrefois pour l’Angleterre et les États-Unis eux-mêmes à la fin de la
Seconde Guerre mondiale. L’effondrement de l’URSS n’a pas signifié une
victoire nette de l’impérialisme américain, même s’il lui a permis de se
renforcer, notamment en Europe, ce qui n’est pas rien.
Mais les Etats-Unis ne regardent pas seulement vers
l’Atlantique, ils regardent aussi vers le Pacifique, de l’autre côté duquel
il y a la Chine, nouvelle puissance impérialiste qui n’a pas encore assouvi
ses visées de conquête (et il ne s’agit pas seulement de Taïwan qui, pour la
Chine continentale, est un territoire chinois historique qui devra un
jour retourner sous la domination de Pékin). Le fait que les sanctions
anti-russes aient poussé la Russie à échanger son pétrole avec la Chine et
l’Inde qui, en bons marchands, ont tout intérêt à acheter le pétrole russe à
bas prix (leurs importations ont doublé depuis l’année dernière), prouve une
fois de plus que c’est le marché qui gouverne certaines « politiques »,
au-delà des sourires ou des sales tronches des gouvernants. D’autre part, la
concurrence que la Chine, en particulier, fait aux États-Unis ne se limite
pas à l’Extrême-Orient, même si le Japon, la Corée du Sud et le Vietnam sont
les pays avec lesquels la Chine, après les États-Unis, entretient
l’essentiel de ses relations commerciales, tandis que l’Allemagne est le
pays avec lequel elle entretient les relations commerciales de loin les plus
importantes en Europe. Par ailleurs, pour l’Ukraine il faut noter qu’en
2020, la Chine représentait le premier pays d’importation et d’exportation,
suivie de la Russie, de la Pologne et de l’Allemagne.
Bien entendu, l’entrée de l’Ukraine dans l’Union
européenne l’avantagerait considérablement du point de vue commercial et
financier.
Ce qui, dans les déclarations russes, était censé
être une « opération militaire spéciale » visant, selon la propagande
démagogique, à « démilitariser et dénazifier » l’Ukraine, s’est
immédiatement avéré être une guerre visant à opprimer une nation plus petite
et plus faible, dans la ligne parfaite de toutes les guerres que les pays
impérialistes occidentaux, des États-Unis au Royaume-Uni en passant par la
France, ont toujours menées en Asie, en Afrique, dans les Caraïbes, au
Moyen-Orient et en Europe aussi depuis la fin de la Seconde Guerre
impérialiste mondiale. Pour nous, marxistes, rien de nouveau sous le soleil,
car c’est la marche inévitable du capitalisme et de ses contradictions
insurmontables. D’autre part, ces guerres ont servi de modèle aux
différentes puissances régionales, comme Israël pour la Cisjordanie et le
Plateau du Golan syrien, la Turquie pour les territoires kurdes et la Syrie,
le Maroc pour le Sahara occidental, l’Arabie saoudite, avec les États-Unis,
le Royaume-Uni, la France, etc. dans la guerre entre sunnites et chiites au
Yémen, et l’Iran dans la même guerre du Yémen, etc.
Tout cela montre que la guerre russo-ukrainienne est
un épisode de la phase d’une guerre aux dimensions mondiales, même si
elle n’a pas encore amené les grands pays impérialistes à s’affronter
militairement entre eux. La guerre en Ukraine pourrait durer beaucoup plus
longtemps qu’il ne conviendrait à la Russie, car l’objectif du bloc
impérialiste occidental, qui n’a pas l’intention d’entrer en guerre contre
la Russie, est de l’épuiser économiquement et de l’isoler politiquement
jusqu’à ce que la « négociation pour la paix en Ukraine » soit mûre pour que
toutes les puissances impliquées puissent en tirer les meilleurs avantages.
L’autre aspect dramatique de cette guerre, comme de
toutes celles qui l’ont précédée, est le massacre systématique des
populations civiles pour lequel tous les médias démocratiques du monde
poussent toujours des cris d’orfraie, mais toujours en les utilisant pour
faire de la propagande de l’horreur à des fins pacifistes et de
collaboration entre les classes, appelant à la paix comme s’il s’agissait de
la conclusion de toute guerre, alors que ce n’est que de la période de
préparation des guerres ultérieures. L’objectif démagogique russe de
« dénazification » de l’Ukraine a servi à présenter cette expédition
militaire en Ukraine comme s’il s’agissait d’une répétition de la super
glorieuse « guerre patriotique contre le nazisme », que le stalinisme a
utilisée pour justifier le massacre des plus de 27 millions de prolétaires
lors de la Seconde Guerre mondiale. Mais au sommet de la hiérarchie
militaire russe, tout ne s’est pas déroulé sans heurts. De ce que l’on peut
déduire des reportages des médias internationaux, il n’était pas rare que
des soldats russes, très jeunes, mal préparés, trompés et envoyés pour
« faire la guerre », réagissent en endommageant leurs propres chars et en
détruisant leurs propres munitions. Des cas de désertion traduisent un
profond mécontentement, même s’ils ne présagent pas d’une véritable
rébellion contre la guerre. Mais si la guerre s’avérait beaucoup plus longue
que Moscou, mais aussi Washington et Londres, ne le supposaient au départ,
de tels épisodes pourraient se répéter, et une opposition moins piétiste à
la guerre pourrait alors prendre de la vigueur.
Jusqu’à présent, la résistance de la population
ukrainienne à l’invasion russe s’est faite sous le signe d’un nationalisme
fort. Les prolétaires ukrainiens, selon les différents médias
internationaux, n’ont pas eu la force de s’opposer ni à l’oppression des
Ukrainiens de langue russe du Donbass par Kiev au cours des huit dernières
années, ni encore moins d’organiser des grèves et des manifestations contre
la guerre avec la Russie qui mûrissait depuis longtemps. Emprisonnés dans la
politique de collaboration de classe avec la bourgeoisie nationale, ils ont
été exposés aux horreurs de la guerre comme chair à canon. D’un point de vue
de classe, que le boucher soit de langue russe ou ukrainienne, n’avait et
n’a qu’une importance relative : les deux bouchers poursuivent des objectifs
anti-prolétariens, en Ukraine et en Russie, car la guerre dans laquelle les
prolétaires ont été plongés n’a rien d’historiquement progressiste ou
révolutionnaire ; comme les guerres précédentes dans les anciennes
républiques soviétiques, en Tchétchénie et en Géorgie, celle-ci est
également une guerre réactionnaire, une guerre de brigandage. Les
prolétaires du Donbass ou de Crimée continueront d’être exploités, opprimés
et réprimés dans l’intérêt du capital ; que le capital soit aux mains des
capitalistes et des propriétaires terriens russes ou ukrainiens, la
condition sociale des prolétaires ne changera pas. Mais pas seulement, car
en raison des intérêts impérialistes contradictoires en jeu, cette guerre ne
sera pas de courte durée ; et même lorsque se mettra en place une
négociation de « paix » – à laquelle semble avoir été appelée la bande de
brigands capitalistes qui semblent pour le moment étrangers les uns des
autres, tels que la Chine, la Turquie, voire l’ONU délabrée – les facteurs
de guerre présents aujourd’hui n’auront pas disparu, ils continueront à
faire ressortir les mêmes contradictions que celles qui l’ont provoquée et
alimenteront des nationalismes opposés jusqu’à ce qu’éclate une guerre
beaucoup plus large et mondiale.
UN REGARD SUR LE
PASSÉ POUR MIEUX COMPRENDRE L’AVENIR
Dans son développement initial après les révolutions
antiféodales et les guerres d’aménagement national et au moins en Europe, le
capitalisme a eu besoin d’une longue période de paix pour se développer plus
rapidement et plus largement ; une période dans laquelle les bourgeoisies,
tout en pillant les continents asiatique, africain et latino-américain, ont
cherché à maintenir la paix sociale « chez elles » en utilisant les
surprofits de l’exploitation intensive des colonies. Ce fut l’époque du
soi-disant développement pacifique du capitalisme et, en même temps,
l’époque du développement du mouvement ouvrier qui, par ses propres luttes,
a obtenu des bourgeoisies opulentes une série de concessions au niveau des
conditions salariales et d’organisations syndicales et politiques. Ce fut
l’époque du réformisme socialiste qui, après l’horrible et sanglante défaite
de la Commune de Paris, s’est imposé comme la voie pacifique et
parlementaire d’une émancipation prolétarienne acquise grâce au
développement même du capitalisme. Mais le capitalisme, tout en se
développant au maximum, produisait en même temps tous les facteurs de crise
qui allaient conduire les États les plus modernes, les plus civilisés, les
plus industrialisés à s’affronter dans la première grande guerre
impérialiste mondiale, mettant en faillite la Deuxième Internationale
prolétarienne dont l’écrasante majorité des partis sociaux-démocrates
réformistes devenaient du jour au lendemain des social-chauvins.
Malgré l’immense tragédie de la guerre, le mouvement
prolétarien international a montré qu’il possédait toujours une grande
énergie de classe grâce à laquelle il s’est opposé à la guerre par des
grèves et des mobilisations, atteignant même les fronts de guerre, où les
épisodes de fraternisation entre soldats « ennemis » ne furent pas rares.
Une énergie de classe qui s’est avérée puissante dans l’État le plus arriéré
et réactionnaire d’Europe, la Russie tsariste, et qui, sous la direction du
parti de classe dirigé par Lénine, a nourri non seulement la révolution
bourgeoise nationale, mais surtout la révolution prolétarienne en tant que
premier bastion d’une révolution internationale qui appelait aux armes
non pas les citoyens, et non pas de la seule Russie, mais les
prolétaires de Russie et du monde entier.
Les événements historiques révèleront un retard
historique du parti de classe dans la très civilisée Europe et une emprise
encore puissante de l’opportunisme sur les larges masses qui, tout en
luttant vaillamment pendant et après la guerre, n’ont pas pu se débarrasser
du poids paralysant de la social-démocratie, et qui, après avoir été
physiquement et politiquement anéanties se livrèrent aux dirigeants
bourgeois, qu’ils soient démocrates ou fascistes. De mémoire parisienne,
l’assaut des cieux n’avait réussi qu’à Petrograd et Moscou, pas à Berlin, ni
à Paris, ni à Rome, ni à Londres. Les métropoles de l’impérialisme européen
dictaient encore la loi, préparant une prochaine guerre impérialiste où
l’implication des États prendrait des dimensions planétaires, celles-là
mêmes du développement impérialiste d’un capitalisme qui, malgré ses crises
et ses effets redoutables sur les grandes masses prolétariennes et
populaires, trouvait la force de recommencer ses cycles mortifères
d’exploitation, de concurrence et de guerre. Petrograd et Moscou,
prolétaires et communistes, sont tombés non pas à cause de la guerre civile
que les troupes blanches tsaristes et leurs soutiens
anglo-franco-germano-américains ont déclenchée contre le pouvoir soviétique
– une guerre civile que les révolutionnaires prolétariens russes organisés
dans l’Armée rouge de Trotsky, ont gagné sur tous les fronts intérieurs –
mais à cause de l’isolement et de l’effroyable retard économique dans lequel
la Russie bolchévique s’est trouvée au cours de ces années décisives pour la
révolution, non seulement en Russie, mais dans le monde entier. Le coup de
grâce à la révolution en Russie et dans le monde – pour laquelle Lénine
lança un défi à l’impérialisme mondial en affirmant que le pouvoir
prolétarien en Russie durerait même vingt ans en attendant la prochaine
situation révolutionnaire, et pour laquelle Trotsky, qui n’a jamais succombé
au stalinisme et à la théorie du socialisme dans un seul pays, lors de la
réunion de l’Exécutif élargi de l’Internationale communiste en
novembre-décembre 1926, a jeté à la face de Staline et de ses acolytes la
perspective que le pouvoir prolétarien et communiste aurait à défendre le
bastion révolutionnaire russe même pendant cinquante ans – le coup de grâce,
disions-nous, a été donné par l’opportunisme chauvin grand-russe. Eradiqué
par les bolcheviks dirigés par Lénine avant, pendant et après la guerre, le
chauvinisme a dramatiquement érodé les fondements théoriques et politiques
de l’Internationale Communiste et du parti bolchévique lui-même, faisant de
l’échec de la victoire révolutionnaire en Europe occidentale une occasion de
commencer à « construire » le socialisme en Russie, falsifiant le marxisme
d’une théorie de la révolution communiste internationale en une théorie du
socialisme dans un seul pays.
Parmi les fondements théoriques et politiques
marxistes, affirmés par Lénine et l’Internationale Communiste lors de ses
premiers congrès, figuraient les thèses sur la question nationale et
coloniale, qui peuvent se condenser à ce qui a été défini comme
l’autodétermination des peuples des nations opprimées par l’impérialisme, en
premier lieu l’autodétermination des peuples écrasés par l’oppression
tsariste. Il est fondamental d’en reprendre les points essentiels pour en
tirer des indications fondamentales pour aujourd’hui autant que pour demain.
Les écrits, discours et résolutions de Lénine sur
cette question sont nombreux, mais il suffira ici de se référer à sa
« Lettre aux ouvriers et paysans d’Ukraine, à l’occasion des victoires
remportées sur Denikine » (2), dans laquelle Lénine souligne qu’outre la
lutte contre les grands propriétaires terriens et les capitalistes pour
l’abolition de la propriété foncière, il y avait en Ukraine – par rapport à
la Grande Russie ou à la Sibérie – un problème spécifique : la question
nationale. Et Lénine précise : « Tous les bolcheviks, tous les ouvriers
et paysans conscients doivent réfléchir sérieusement à cette question.
L’indépendance de l’Ukraine est reconnue par le Comité exécutif central de
la R.S.F.S.R. – République Socialiste Fédérative Soviétique de Russie – et
le Parti communiste bolchévique de Russie. Aussi est-il évident et admis de
tout le monde que seuls les ouvriers et les paysans d’Ukraine peuvent
décider et décideront, à leur congrès national des Soviets, si l’Ukraine
doit fusionner avec la Russie ou constituer une République autonome,
indépendante, et dans ce dernier cas, quel lien fédératif doit l’associer à
la Russie. »
Et Lénine pose immédiatement la question :
« Comment faut-il régler cette question dans l’intérêt des travailleurs,
afin d’assurer le succès de leur lutte pour affranchir définitivement le
travail, du joug du capital ? » La réponse doit donc, tout d’abord,
partir des intérêts des travailleurs dans leur lutte contre la bourgeoisie,
c’est-à-dire la classe qui réunit les propriétaires terriens et les
capitalistes. Et voici ce que dit Lénine : « Premièrement, les intérêts
du travail exigent que la confiance la plus entière et l’union la plus
étroite existent entre les travailleurs des divers pays, des diverses
nations. Les partisans des propriétaires fonciers et des capitalistes, de la
bourgeoisie, s’efforcent de diviser les ouvriers, d’attiser les
dissentiments et la haine entre nations afin de réduire les ouvriers à
l’impuissance et d’affermir le pouvoir du capital. »
La confiance la plus complète entre les travailleurs
des différentes nations, les travailleurs de la nation impérialiste qui
opprime les autres doivent la gagner par la lutte contre leur propre
bourgeoisie nationale impérialiste, tendant par cette lutte, à s’unir aux
prolétaires des pays opprimés. C’est de ce point de vue qu’il faut
considérer la revendication d’indépendance de l’Ukraine, comme de tout autre
pays opprimé par la Grande Russie (à l’époque, ils étaient nombreux :
Pologne, Lettonie, Lituanie, Estonie, Finlande, Géorgie, etc.).
La vision des communistes révolutionnaires est par
principe internationaliste. Lénine souligne d’ailleurs que : « Nous
sommes ennemis des haines nationales, des dissensions nationales, du
particularisme national. Nous sommes internationalistes. Nous aspirons à
l’union étroite et à la fusion complète des ouvriers et des paysans de
toutes les nations du monde en une seule République soviétique
universelle. » Pour que cela ne reste pas que des mots, Lénine insiste
et affirme que les communistes, dans des cas comme celui-ci, doivent donner
à ces mots une signification concrète et la première chose à faire est de
reconnaître le droit des nations opprimées à se séparer de la nation qui les
opprime, le droit à l’indépendance politique, à l’établissement d’un État
indépendant. Mais les communistes ne s’arrêtent pas à cette revendication,
qui est absolument bourgeoise. Cette revendication est étroitement liée aux
intérêts de classe des prolétaires de toutes les nations ; c’est
pourquoi les communistes appellent les prolétaires de la nation qui opprime
à lutter ensemble avec les prolétaires des nations opprimées contre leur
propre bourgeoisie pour leur autodétermination, en démontrant concrètement
qu’ils luttent contre l’oppression nationale et contre les avantages que
cette oppression leur apporte également sous les formes de la corruption que
chaque bourgeoisie applique pour diviser les prolétaires des différentes
nations.
La haine nationale dont parle Lénine est produite par
le capitalisme, qui divise les nations entre un petit nombre d’États
impérialistes qui oppriment la grande majorité des nations restantes. Si la
guerre impérialiste mondiale de 1914-1918 a accentué cette division, la
deuxième guerre impérialiste l’a encore accentuée.
Lénine a défini comme objectif historique de la
révolution prolétarienne et communiste internationale une république
soviétique mondiale unique ; un objectif qui, pour les raisons rappelées
ci-avant, n’a pas été atteint à l’époque et reste valable pour l’avenir. À
l’époque de Lénine, l’adjectif « soviétique » résumait le concept plus large
de « socialiste », large dans le sens où il englobait à la fois la
révolution prolétarienne « pure », qui concernait les pays capitalistes
avancés, et les révolutions multiples qui concernaient le grand nombre de
pays économiquement arriérés où, pour cette raison, les masses
révolutionnaires n’étaient pas seulement représentées par le prolétariat,
mais aussi par la paysannerie pauvre. Comme les lecteurs le savent, les
soviets étaient les organismes créés directement par les ouvriers et les
paysans pour défendre leurs intérêts, non seulement strictement économiques
mais aussi politiques, et pour lutter contre le pouvoir réactionnaire du
tsarisme, des propriétaires terriens et des capitalistes. Nés comme
organismes démocratiques-révolutionnaires lors de la révolution russe de
1905, ils sont restés l’organisation de référence des masses ouvrières et
paysannes pour toute une époque, rejoints par les soldats luttant contre la
guerre mondiale de 1914-1918. En tant qu’organisations immédiates, elles ont
été principalement influencées par les formations politiques
sociales-démocrates, mencheviques et anarchistes ; et c’est seulement après
leur développement en tant qu’organisations démocratiques-révolutionnaires
et une longue et insistante propagande, intervention et action des
prolétaires influencés par les bolcheviks que les soviets ont été considérés
comme des organes capables de former l’épine dorsale du nouvel État de
dictature démocratique des ouvriers et des paysans, une dictature qui
deviendrait exclusivement prolétarienne après que les
socialistes-révolutionnaires qui représentaient les paysans, et qui ont
constamment saboté le pouvoir bolchévique, aient été évincés du
gouvernement.
La vision internationaliste résumée par Lénine dans
la Lettre que nous avons citée s’exprime ainsi : « Nous voulons une
alliance librement consentie des nations, une alliance qui ne tolère
aucune violence exercée par une nation sur une autre, une alliance fondée
sur une confiance absolue, sur une claire conscience de l’union fraternelle,
sur un consentement absolument libre. On ne saurait réaliser une telle
alliance d’un seul coup ; il faut la gagner par un travail plein de patience
et de circonspection, pour ne pas gâter les choses, ne pas éveiller la
méfiance, pour faire disparaitre cette méfiance qu’ont laissée les siècles
d’oppression des propriétaires fonciers et des capitalistes, de la propriété
privée et des haines suscitées par ses continuels partages et repartages. »
Certes, l’indépendance nationale implique la
définition de frontières d’État à État, mais il est inévitable que
l’aménagement national des différents pays passe par la définition de
frontières entre un État et un autre. Quelle est l’importance de la
frontière entre les États pour les communistes ? Lénine répond : « Quant
à savoir comment fixer les frontières entre Etats, aujourd’hui, de façon
provisoire – puisque nous voulons leur suppression totale – la question
n’est pas essentielle, c’est une question secondaire, de peu d’importance.
On peut et on doit temporiser, car la méfiance entre nations est souvent
très tenace parmi les masses des paysans et des petits exploitants ; toute
précipitation pourrait l’accentuer, c’est-à-dire nuire à la cause de l’unité
totale et définitive. »
C’est une méfiance qui disparaît et est surmontée
très lentement, a souligné Lénine sur la base de son expérience directe dans
les mêmes années de la guerre civile, où l’union étroite entre les ouvriers
et les paysans dans la lutte commune contre les propriétaires terriens et
les capitalistes russes soutenus par les capitalistes de l’Entente,
c’est-à-dire la coalition des pays capitalistes les plus riches
– Angleterre, France, États-Unis, Japon, Italie – a été le point fort de la
très jeune Armée rouge ; une méfiance à l’égard de laquelle les communistes
devaient être très patients, faire des concessions et chercher des solutions
car l’intransigeance et l’inflexibilité devaient valoir, pour l’Ukraine
comme pour tout autre pays, « sur les questions essentielles, capitales,
identiques pour toutes les nations, à savoir : la lutte prolétarienne, la
dictature du prolétariat, l’inadmissibilité d’une entente avec la
bourgeoisie, l’inadmissibilité de la division des forces qui nous défendent
de Denikine ».
Mais l’union entre les travailleurs grands-russes et
ukrainiens n’était pas acquise, il ne suffisait pas de la proclamer et de la
vouloir, il fallait agir concrètement pour la réaliser et la maintenir, et
la base nécessaire pour la réaliser et la maintenir était le partage complet
du point de vue de Lénine : rester ferme sur les questions essentielles, ne
pas se diviser sur des questions secondaires (les frontières de l’Etat à
établir, l’indépendance complète ou la fusion complète entre l’Ukraine et la
Russie, etc.) ; « seuls les ouvriers et les paysans d’Ukraine peuvent
décider et décideront, à leur congrès national des Soviets, si l’Ukraine
doit fusionner avec la Russie ou constituer une République autonome,
indépendante, et dans ce dernier cas, quel lien fédératif doit l’associer à
la Russie ». Être patients et persévérants et chercher « une
solution, une autre, puis encore une autre » afin de réaliser l’union
étroite des travailleurs grands-russes et ukrainiens. Et si l’on ne
parvenait pas à consolider et à maintenir cette union ?
Lénine répète : « Tandis que si nous n’arrivons
pas à maintenir entre nous l’étroite union contre Denikine, contre les
capitalistes et les koulaks de nos pays à nous et de tous les autres, la
cause du travail sera certainement perdue pour de longues années, en ce sens
que les capitalistes pourront alors écraser et étouffer autant
l’Ukraine soviétique que la Russie soviétique. »
L’acuité dialectique de Lénine est incontestable :
face à un problème comme la question nationale, si compliquée et délicate,
où persistent des siècles de divisions nationalistes, de particularismes, de
divisions et d’agrégations dues exclusivement aux intérêts des classes
dominantes, de haines entre nations alimentées dans le but de diviser et
d’asservir les peuples, l’important pour les communistes révolutionnaires a
été, est et sera d’être intransigeants sur les questions fondamentales de la
lutte de classe anticapitaliste, de la révolution prolétarienne, de la
dictature du prolétariat, du rejet de toute collaboration avec la
bourgeoisie. Cette intransigeance permet de ne pas perdre la boussole
théorico-politique du parti de classe et de comprendre que face à des
questions, comme la question nationale, il faut tenir compte de la situation
réelle dans laquelle vivent les masses, prolétaires et paysannes, et de
l’influence à laquelle elles sont inévitablement soumises par l’œuvre de
l’idéologie des classes dominantes. Les habitudes, les préjugés, les
rapports de dépendance économique, sociale, culturelle, qui se sont
enracinés au cours des siècles (il suffit de penser à la propriété privée)
perdurent même pendant les périodes où le séisme révolutionnaire frappe aux
portes et bouleverse l’existant, constituant des points d’appui matériels
pour la restauration de l’ancien système social et des anciens pouvoirs
politiques.
La dernière phrase de Lénine que nous avons citée
était également une prédiction. Avec la chute de l’internationalisme – qui
admettait les catégories bourgeoises (propriété privée, travail salarié,
production de marchandises, argent, concurrence commerciale, etc.) comme
catégories compatibles avec le socialisme, en plus des « pas en arrière »
nécessaires, en ce qui concerne l’impulsion socialiste également au niveau
économique, que la Russie révolutionnaire a dû prendre en raison de l’échec
de la révolution prolétarienne dans les pays capitalistes avancés d’Europe
occidentale – la dictature prolétarienne instaurée est également tombée, et
avec elle le parti bolchévique qui l’avait appelée. Les caractéristiques
politiques spécifiques de la dictature du prolétariat ont commencé à
s’estomper et elle s’est progressivement transformée en une dictature du
capital, donc bourgeoise, qui représentait de manière beaucoup plus directe
la force d’un capitalisme national en marche, d’un industrialisme d’État qui
trouvait ses représentants et ses défenseurs dans le même parti bolchévique
qui, à l’origine, dirigeait et contrôlait sa progression, en visant la
révolution internationale.
Le retard de la révolution prolétarienne en Europe
occidentale, et surtout les hésitations et les oscillations des courants
communistes et des partis communistes européens, ont de plus en plus marqué
une période négative pour la reprise révolutionnaire. Le grand défi de
Lénine, « vingt ans de bonnes relations avec les paysans de Russie », lié au
renforcement de l’Internationale Communiste, ne pouvait reposer sur les
seules épaules du parti bolchévique russe et de la Russie économiquement
arriérée et assiégée. Parmi les communistes occidentaux, seule la Gauche
Communiste d’Italie assura la ferme et solide emprise théorique et
programmatique qui lui avait permis d’accumuler au fil des années une
précieuse expérience dans la lutte contre la démocratie bourgeoise, contre
l’opportunisme réformiste et maximaliste ; expérience qu’elle tenta par tous
les moyens et dans tous les congrès internationaux d’assimiler aux autres
partis, et au parti bolchévique en particulier.
Mais sa contribution n’a pas suffi à vaincre la
résistance que le maximalisme et le réformisme opposaient à travers le poids
dominant des partis allemand et français. Les réalisations révolutionnaires
en Russie ont été écrasées par l’opportunisme qui a pris les
caractéristiques du stalinisme, érodant le parti bolchévique et
l’Internationale Communiste de l’intérieur comme une gangrène.
C’est ainsi que la Russie, autrefois prolétaire,
révolutionnaire et communiste, de phare de la révolution prolétarienne
mondiale est devenue le pire ennemi du prolétariat russe et international,
se préparant – comme c’était inévitable – à participer à une deuxième guerre
impérialiste en tant que pilier oriental du bloc impérialiste de l’Occident
« démocratique » organisé contre le bloc impérialiste des forces
« totalitaires » de l’Axe, avec l’Allemagne nazie comme pivot. La
participation de la Russie stalinisée à la guerre impérialiste de 1939-1945
a fondé sa force sur l’élimination physique préalable de toute la vieille
garde bolchévique et la répression systématique de tout mouvement de
résistance et de rébellion contre un pouvoir qui n’avait rien à envier à
celui des tsars.
Voilà pour l’union volontaire des peuples : le
talon de fer du pouvoir capitaliste a écrasé les peuples de toutes les
Russies sous la domination oppressive de Sa Majesté le Capitalisme National
et de ses visées impérialistes à l’Est comme à l’Ouest.
La victoire du bloc impérialiste « démocratique »
dans la Seconde Guerre mondiale, que la Russie stalinienne rejoindra après
avoir tenté d’en tirer profit en s’alliant à l’Allemagne nazie, livrera le
prolétariat de tous les pays aux mains de la vague opportuniste la plus
tragique de tous les temps.
En effet, après la première vague opportuniste dans
les rangs du mouvement prolétarien, représentée par la révision
social-démocrate qui affirmait que le socialisme pouvait être atteint par
des moyens graduels et non violents (Bernstein), et après la deuxième vague
opportuniste (Kautsky), celle qui a ruiné la IIe Internationale, représentée
par l’union sacrée de toutes les classes face à la guerre de 1914-1918 et
l’alliance nationale pour vaincre les États qui pouvaient ramener la société
« à la féodalité absolutiste », le mouvement prolétarien a été attaqué par
une troisième vague dégénérative. La vague que nous avons appelée
stalinienne, qui, en plus d’incorporer les déviations des vagues
précédentes, a également admis les formes d’actions de combat et de guerre
civile, dont « la politique d’alliance qui caractérise la guerre civile
espagnole (qui eut lieu dans une phase de paix entre les États), de même que
tout le mouvement partisan et la « Résistance » contre les Allemands ou les
fascistes, qui eurent lieu dans une phase de guerre entre les États au cours
du second conflit mondial » (3) a été la démonstration la plus évidente
de la trahison de la lutte des classes et une forme ultérieure de
collaborationnisme avec les forces du capitalisme.
Chacune de ces vagues opportunistes visait à
détourner le mouvement prolétarien de sa lutte de classe, de sa
confrontation révolutionnaire avec les classes dominantes bourgeoises,
l’amenant à sacrifier ses forces à la défense des intérêts bourgeois et du
capital, tour à tour sous couvert de « défense de la patrie », de « défense
de la démocratie contre le totalitarisme », de « défense de la modernité et
de la civilisation contre le féodalisme », bien sûr au nom d’une paix
durable entre les peuples...
En réalité, une paix qui n’était et n’est rien
d’autre qu’une trêve entre une guerre et la suivante, comme le montre
l’histoire même de l’impérialisme depuis au moins cent vingt ans.
Lénine nous donne une autre leçon sur les guerres
impérialistes. En octobre 1921, dans un article consacré au quatrième
anniversaire de la Révolution d’Octobre, il écrivait :
« La question des guerres impérialistes, de la politique internationale du
capital financier prédominant aujourd’hui dans le monde entier, – politique
qui inéluctablement engendre de nouvelles guerres impérialistes et
pousse nécessairement à une accentuation inouïe de l’oppression
nationale, du pillage, du brigandage, de l’étranglement des petites
nationalités faibles et arriérées par une poignée de puissances
« avancées » – , cette question, depuis 1914, est devenue la pierre
angulaire de toute la politique de tous les pays du globe. C’est une
question de vie ou de mort pour des dizaines de millions d’êtres humains.
C’est la question de savoir si dans la prochaine guerre impérialiste
[note : Lénine prévoit la deuxième guerre
impérialiste ! NDLR] que la bourgeoisie prépare sous nos yeux et que nous
voyons surgir du capitalisme, il sera exterminé 20 millions d’hommes (au
lieu des 10 millions de tués pendant la guerre de 1914-1918 et les
« petites » guerres qui s’y greffent et qui ne sont pas terminées à ce
jour) ; si au cours de l’inévitable (avec le maintien du capitalisme) guerre
qui vient il y aura 60 millions de mutilés (au lieu des 30 millions
d’estropiés en 1914-1918). Sur ce terrain également, notre Révolution
d’Octobre a inauguré une nouvelle époque dans l’histoire mondiale. » (4)
La nouvelle époque avait en effet commencé avec la
transformation de la guerre impérialiste en guerre civile, et la lutte
contre toutes les tromperies chauvines et pacifistes les plus raffinées.
Avec la paix de Brest-Litovsk, Lénine et le parti bolchévique ont
concrètement démontré la supercherie de la paix impérialiste, car, à
l’exception des délégations allemande et russe, aucune délégation des pays
impérialistes belligérants n’est venue à cette table.
Mais cette paix, fermement voulue par le pouvoir
bolchévique, qui, pour arracher la Russie à la guerre impérialiste, a été
signée en acceptant des sacrifices considérables, y compris territoriaux, a
démontré aux prolétaires et aux paysans russes que la seule force qui
voulait réellement la paix était le pouvoir soviétique issu de la révolution
d’octobre.
Et c’est également grâce à cette démonstration,
associée à la politique bolchévique d’autodétermination des peuples, que les
prolétaires et les paysans russes ont soutenu l’immense effort du combat
contre les troupes des généraux tsaristes qui voulaient restaurer l’ancien
pouvoir tsariste et qui, pour cette raison, étaient soutenus par les forces
armées de tous les pays impérialistes super-démocratiques qui avaient fait
la guerre à ladite puissance
prussienne de l’Allemagne de Guillaume II.
C’est à juste titre, avec la fierté prolétarienne et
communiste, que Lénine dira :
« La première révolution bolchévique a arraché à la guerre
impérialiste, au monde impérialiste, la première centaine de millions
d’hommes sur la terre. Les révolutions futures arracheront à ces guerres
et à ce monde toute l’humanité. »
(5)
La conclusion ne pouvait être que celle-ci : « il est impossible de
s’arracher à la guerre impérialiste et au monde impérialiste
qui l’engendre inévitablement, il est impossible de s’arracher à cet
enfer autrement que par une lutte bolchévique et une révolution
bolchévique », c’est-à-dire par la lutte des classes et la
révolution prolétarienne et communiste.
L’époque de Lénine est révolue et, avec elle,
l’époque de la révolution prolétarienne et communiste au niveau
international. La menace de la révolution prolétarienne a été déjouée, les
puissances impérialistes ne se sont pas seulement sauvées de l’attaque
révolutionnaire du prolétariat mondial, mais elles se sont renforcées et, en
même temps, se sont multipliées.
Comment le prolétariat mondial, et le prolétariat des
pays impérialistes en particulier, pourra-t-il un jour relever la tête, se
relever de l’énorme défaite des années 1920 ?
Une des hypothèses que Lénine faisait en 1919, comme
rappelé ci-avant, pendant la guerre civile qui opposait l’Armée rouge aux
troupes des généraux tsaristes et aux attaques des puissances impérialistes,
était la suivante : si les prolétaires n’avaient pas réussi à rester unis,
fermement ancrés à la direction du parti communiste révolutionnaire qui, à
son tour, devait réussir à rester fortement unie sur des questions
essentielles comme la lutte des classes, la révolution, la dictature du
prolétariat, le refus catégorique de s’allier avec la bourgeoisie sur tout
objectif politique, etc.
Et si donc les communistes s’étaient divisés sur des questions
« secondaires » (frontières de l’Etat soviétique, républiques autonomes ou
fédérées ou fusionnées, etc.), ils auraient porté la division et les
querelles au niveau des questions essentielles et la cause du travail,
la cause du socialisme, donc de la lutte des classes, de la
révolution, de la dictature du prolétariat, aurait certainement été perdue
et non pas pour peu de temps, mais pour
de longues années !
Malheureusement, c’est exactement ce qui s’est passé,
et les capitalistes des pays impérialistes et de la Russie arriérée ont
réussi à écraser la Russie révolutionnaire, et avec elle toutes les autres
républiques soviétiques, l’Ukraine ou la Géorgie.
Ce fut une défaite bien plus dure pour le prolétariat
mondial, bien plus dure que la défaite des communards de Paris, une défaite
qui a coupé les jambes d’une autre révolution dans un pays arriéré, celle de
la Chine de 1925-1927, et qui a offert le prolétariat mondial aux massacres
des guerres impérialistes qui ont suivi.
C’est dans cet abîme que le prolétariat d’aujourd’hui
a été précipité et dont il ne pourra sortir que grâce à un bouleversement
tellurique mondial sans précédent, qui bouleversera tout ordre impérialiste
existant, et à l’action du parti communiste révolutionnaire ressuscité dans
le monde entier.
LE PROLÉTARIAT
D’AUJOURD’HUI ET LE MOUVEMENT PROLÉTARIEN DE DEMAIN
Les prolétaires d’Europe, et de tous les autres
continents, sont encore en proie aux illusions et aux tromperies que la
bourgeoisie ne cesse de produire pour détourner leur énergie sociale sur le
terrain de la collaboration de classe. Que la bourgeoisie utilise des moyens
démocratiques (élections, parlement, liberté de presse et d’organisation,
etc.) ou autoritaires (généralement justifiés pour défendre le pays du
« terrorisme » ou de l’agression étrangère), il n’en reste pas moins que
sans l’exploitation du travail salarié, donc du prolétariat, dans son propre
pays et dans les pays qu’elle opprime, elle n’atteint pas le but de sa vie
de classe : la valorisation du capital, donc la production de profits. Ce
but est fondamentalement antagonique au but de la vie de la classe
prolétarienne, qui est de se défendre contre l’exploitation capitaliste en
luttant pour son élimination.
L’antagonisme de classe entre la bourgeoisie et le
prolétariat est un fait historique, et non un « choix » idéologique ou
économique de l’une ou l’autre classe. Il résulte directement du mode de
production capitaliste qui repose sur la propriété et l’appropriation
privées de l’ensemble de la production sociale par une classe, la
bourgeoisie, et sur l’expropriation complète de tous les moyens de
production et de tous les produits dont est victime la classe salariée, le
prolétariat, que le marxisme a défini comme étant sans réserve, précisément
parce qu’il n’a pas d’autre « propriété » que sa force de travail
individuelle. En soi, cette force de travail ne permet pas de vivre, car
elle doit être vendue aux propriétaires des moyens de production et de la
production elle-même destinée au marché, recevant en échange un salaire en
argent avec lequel ils doivent se rendre au marché pour acheter les biens
dont ils ont besoin pour vivre jour après jour. Sans salaire, et donc sans
possibilité d’acheter les biens essentiels au marché, le propriétaire de la
seule force de travail ne vit pas, et donc le prolétaire meurt de faim. Pour
ne pas mourir de faim, le prolétaire est contraint de se vendre pour un
salaire plus bas et plus précaire, en échange de quoi il donne plus d’heures
de travail journalièrement, entrant ainsi en concurrence avec d’autres
prolétaires. La concurrence que les capitalistes se livrent entre eux pour
gagner des parts de marché à leur profit est ainsi transférée aux
prolétaires qui n’ont d’autre but immédiat que de se nourrir chaque jour.
La concurrence et l’antagonisme qui divisent un
capitaliste d’un autre, un groupe de capitalistes d’autres groupes, un État
capitaliste d’autres États capitalistes, sont tous intrinsèques au même mode
de production par lequel ils existent en tant que propriétaires privés des
moyens de production et en tant qu’appropriateurs privés de la production
sociale. La domination de la bourgeoisie sur la société découle précisément
de sa position sociale. En entrant en concurrence avec les autres
bourgeoisies, chaque bourgeoisie mobilise toutes les forces dont elle
dispose : principalement les moyens de production de base, le capital à
investir, la force de travail à exploiter ; mais tout cela ne suffit pas,
car sa domination ne découle pas seulement du pouvoir économique qu’elle
possède, mais aussi de son pouvoir politique. C’est en effet le pouvoir
politique qui lui donne la capacité de gérer socialement les masses
prolétariennes qu’elle exploite.
Organisées dans le travail associé de la production
et de la distribution capitalistes et au cours de l’histoire de leur
mouvement, ces masses ont fait mûrir la conscience qu’elles représentent non
seulement la force de travail, mais aussi une force sociale grâce à laquelle
elles peuvent lutter contre le niveau et l’ampleur de l’exploitation des
capitalistes. L’antagonisme de classe émerge matériellement des relations
sociales et de production bourgeoises elles-mêmes, et la bourgeoisie ne peut
pas l’effacer parce que cela signifierait effacer sa domination de classe,
son identité même en tant que classe dominante. Elle doit donc l’émousser,
le contenir dans les limites où il ne produit pas de révoltes, de
soulèvements, d’insurrections. Mais, au cours du développement du
capitalisme et de ses contradictions toujours plus fortes, les révoltes, les
soulèvements, les insurrections, ont été un signal d’alarme et une menace
pour le pouvoir bourgeois parce que dans l’affrontement avec la bourgeoisie
et son État, la lutte pour la défense immédiate des conditions de vie et de
travail du prolétariat tend à s’élever à une lutte politique, à une lutte
de classe, à une lutte qui historiquement fixe comme objectif, pour la
classe dominante bourgeoise, la défense et le maintien du pouvoir politique
en écrasant les tentatives révolutionnaires du prolétariat, pour la classe
prolétarienne, l’attaque contre les privilèges et le pouvoir politique de la
bourgeoisie afin de le conquérir en renversant son Etat et sa guerre
inévitable pour le reconquérir.
Lutte des classes signifie donc guerre de classe,
car le prolétariat n’aura aucune chance de parvenir à son émancipation de
l’exploitation capitaliste s’il ne renverse pas le pouvoir politique
bourgeois ; un pouvoir qui n’est rien d’autre que la dictature de la classe
capitaliste et sa politique impérialiste par laquelle elle écrase et opprime
le prolétariat dans tous les pays et dans les nations plus petites et plus
faibles. Si la lutte prolétarienne n’atteint pas le niveau de la lutte de
classe, c’est-à-dire si elle ne pose pas l’objectif de révolutionner la
société en conquérant le pouvoir politique, en commençant dans le pays où la
situation est favorable à la lutte révolutionnaire, puis en étendant cette
lutte au niveau international, le prolétariat continuera à rester soumis à
la bourgeoisie, subissant les conséquences toujours plus désastreuses des
contradictions qui tenaillent la société capitaliste. Et ces conséquences
sont des crises toujours plus aiguës et des guerres bourgeoises : dans un
cas comme dans l’autre, les prolétaires paient la prospérité du capital par
la misère, la faim, les accidents mortels sur les lieux de travail,
l’exploitation toujours plus intense, les catastrophes dites naturelles, la
répression et les massacres de guerre.
Comment s’en sortir ?
Les moyens démocratiques et pacifiques ont montré
depuis longtemps qu’ils ne résolvaient rien, au contraire, ils renforcent la
soumission du prolétariat à la domination capitaliste. Le réformisme et la
collaboration de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie se sont
avérés être des moyens exclusivement utiles au capitalisme et au pouvoir
bourgeois ; en réalité, ils masquent les concrètes dictature économique du
capitalisme et dictature politique de la bourgeoisie. Il y a eu des
réactions violentes de la part de groupes petits-bourgeois voués à la ruine
par les crises économiques qui ont fasciné les couches prolétariennes par
leur terrorisme individuel, comme les Brigades Rouges, mais elles ont montré
qu’elles ne représentaient qu’une pure illusion au caractère anarchiste
imaginant influencer les relations sociales en faveur du prolétariat en
éliminant quelques capitalistes, quelques généraux, quelques magistrats.
Même ce moyen a montré son inefficacité en ce qui concerne l’émancipation du
prolétariat, renforçant au contraire la propagande de la paix sociale et de
la collaboration de classe par toutes les forces de conservation sociale, au
premier rang desquelles l’opportunisme.
Le chemin de la lutte de classe, dans la réalité
historique et non dans les fantasmes des démocrates, est le plus ardu pour
le prolétariat car il doit se débarrasser de toutes les illusions produites
par la démocratie électorale et parlementaire, et il doit surmonter les
habitudes qui se sont enracinées au cours des longues décennies de la
politique de collaboration entre les classes dans laquelle les bourgeoisies
impérialistes, en échange des mesures de protection sociale dans lesquelles
elles ont investi, ont obtenu la paix sociale, une exploitation toujours
plus brutale du prolétariat et une main libre dans l’oppression des nations
les plus faibles. Le résultat de cette politique n’est pas la paix
universelle, ce n’est pas la fin des inégalités sociales, ce n’est pas la
prospérité répartie équitablement sur toutes les populations, c’est au
contraire plus d’oppression, plus de répression, une exacerbation des
facteurs de crise et une guerre bourgeoise qui devient de plus en plus la
norme.
Aujourd’hui dans les pays impérialistes, le
prolétariat se plie encore complètement aux exigences du capitalisme
national, mais aussi aux exigences des alliances capitalistes
internationales. Le prolétariat des pays impérialistes bénéficie encore
– par rapport au prolétariat des pays capitalistiquement arriérés – de
certains avantages que les prolétaires d’autres pays se voient refuser, tant
sur le terrain économique que social et politique immédiat. Ces
« avantages » sont en fait payés par les bourgeoisies opulentes non
seulement par l’exploitation de leur propre prolétariat, mais aussi par
l’exploitation bestiale et esclavagiste des prolétaires des pays de la
périphérie de l’impérialisme. C’est ainsi que les prolétaires de chaque
pays, malgré la concurrence alimentée entre eux par leurs bourgeoisies
respectives, sont liés les uns aux autres par les mêmes chaînes. Chaînes que
toute loi bourgeoise, qu’elle soit démocratique ou fasciste, ne défera
jamais, mais au contraire resserrera encore plus.
Comme les esclaves de la Rome antique, les esclaves
salariés de la société capitaliste ultramoderne doivent se libérer de leurs
chaînes par leurs propres forces. Ils doivent s’unir dans des organisations
indépendantes de toutes les institutions bourgeoises, se placer sur le
terrain de la lutte avec des objectifs qui concernent exclusivement leurs
intérêts d’esclaves salariés, de prolétaires ; ils doivent adopter des
méthodes et des moyens classistes, c’est-à-dire capables de s’opposer
efficacement aux méthodes et aux moyens utilisés par les patrons et leur
État. C’est l’expérience de cette lutte, sur le terrain de la défense
immédiate, qui donnera au prolétariat la possibilité d’assumer la tâche
d’aller au-delà de la défense immédiate, au-delà des intérêts immédiats, et
donc de se placer sur le terrain de la lutte politique classiste ; un
terrain sur lequel les forces bourgeoises et de conservation sociale le
détourneront – comme elles l’ont toujours fait – vers des objectifs
démocratiques, parlementaires et bien sûr antifascistes, pacifistes et
légalistes, en réclamant de nouvelles réformes et des lois plus « justes ».
Et que faire dans un moment comme celui-ci, où la
guerre frappe aux portes ?
Comment les prolétaires russes et ukrainiens ont-ils
réagi à la guerre déclenchée le 24 février ?
Ce que l’on sait, c’est qu’entre fin février et début
mars, à Moscou, Saint-Pétersbourg et dans des dizaines d’autres villes, il y
a eu des manifestations pacifistes contre la guerre. Naturellement, la
police anti-émeute a été lancée contre les manifestants et il semble qu’il y
ait eu dans les différentes villes plus de 14.000 arrestations (6). Il n’y a
pas eu de grèves, il n’y a pas eu de manifestations proprement ouvrières, ce
qui montre, d’une part, la crainte naturelle d’être frappé aveuglément par
la répression et, d’autre part, l’extrême faiblesse dans laquelle est tombée
la classe ouvrière russe qui, à l’évidence, même au niveau de la simple
défense de ses conditions immédiates de vie et de travail, n’a pas exprimé
jusqu’à présent une force capable de générer une avant-garde politique de
classe qui assumerait de lutter contre la bourgeoisie, la classe dominante,
la classe qui représente le pouvoir économique et politique sous lequel le
prolétariat est écrasé, fragmenté, isolé et asservi.
Le pouvoir bourgeois ne craint pas les manifestations
pacifistes ; certes elles peuvent gêner et compliquer le travail de contrôle
social de la bourgeoisie russe, qui a toujours eu l’habitude de cacher les
morts de ses guerres tout en glorifiant leur sacrifice. Mais la répression
des manifestations pacifistes lorsque le pays est en guerre est à son tour
une mise en garde à la classe ouvrière pour qu’elle comprenne que le pouvoir
ne l’épargnera pas si elle descend protester contre la guerre ; en effet,
l’effet redouté que pourraient avoir les protestations ouvrières contre la
guerre serait de saper la confiance et la discipline des soldats envoyés
faire la guerre, alors qu’ils sont mobilisés dans l’« opération spéciale »
contre le gouvernement de Kiev accusé d’être « militariste » et « naziste ».
Les prolétaires ukrainiens, quant à eux, face à
l’invasion militaire, aux bombardements, aux pillages, à la destruction
massive des villages et des villes, aux massacres de civils, ont réagi comme
le fait toute population agressée, non préparée et inconsciente des raisons
de l’agression : elle s’est réfugiée dans les sous-sols, a fui les villes
bombardées, a tenté d’aider les blessés et les mutilés et s’est pliée aux
ukases du gouvernement qui, pour la guerre contre « les Russes », a obligé
tous les hommes à rester à la disposition de l’armée pour défendre une
« patrie » qui s’est révélée et continue de se révéler dévoreuse de force de
travail et de chair humaine au profit exclusif de la classe dominante
bourgeoise. En cela, la bourgeoisie ukrainienne n’est pas différente de la
bourgeoisie russe : les intérêts qui l’ont poussée à la guerre au cours des
huit dernières années sont tout aussi capitalistes, mais ceux d’une
bourgeoisie nationale qui vise à se retirer d’une alliance – avec Moscou –
afin de se louer aux puissances impérialistes concurrentes de Moscou sur la
base de promesses d’affaires plus lucratives.
Les prolétaires russes et ukrainiens sont encore
totalement sous la coupe de leurs bourgeoisies respectives et, pour
l’instant, ne savent pas réagir autrement que par les moyens et les méthodes
que les bourgeoisies elles-mêmes utilisent systématiquement pour les
maintenir soumis : en les enrôlant dans leurs forces armées lorsque les
intérêts de leurs capitalismes nationaux respectifs sont mis en danger par
la concurrence étrangère, en les disciplinant et en les contrôlant pour le
succès des actions de guerre, en les formant par une propagande de guerre
intentionnellement conçue pour alimenter la haine nationale contre
l’« ennemi » du moment. Ainsi, des peuples issus de la même souche, de la
même langue, de la même culture, qui, sous la dictature prolétarienne issue
d’octobre 1917, avaient exprimé une véritable fraternité et union après
avoir contribué à la chute de l’oppression tsariste, à la lutte contre les
généraux tsaristes qui entendaient la restaurer, à la lutte du prolétariat
international contre le joug des régimes capitalistes et précapitalistes, se
trouvent encore une fois à se faire la guerre, au nom de quoi ? Au nom de la
souveraineté territoriale, du capitalisme national et d’un régime qui n’a eu
aucun scrupule à transformer des centaines de milliers de soldats en chair à
canon.
Les prolétaires russes et ukrainiens, eux, ne peuvent
même pas compter sur la lutte classiste des prolétaires européens ou
américains ; ils ne peuvent pas être incités à suivre l’exemple d’une lutte
anti-bourgeoise qu’il n’y a même pas en Europe, le berceau du capitalisme,
certes, mais aussi le berceau de la révolution prolétarienne et le cœur de
la révolution mondiale.
Nous écrivions en 1967 : « Marx disait, il y a un
siècle, que l’Angleterre industrielle montrait au reste du monde alors
arriéré, l’image de son propre avenir. L’Angleterre d’aujourd’hui en proie
aux difficultés montre à l’Europe l’image de son avenir. L’Europe ( … )
malgré sa relative prospérité actuelle, ne parviendra jamais à la position
dominante qui fut celle de la Grande-Bretagne au siècle dernier et qui est
aujourd’hui celle des Etats-Unis. Entre l’Europe, même unie, et les
Etats-Unis, l’inégalité de développement s’aggrave. Les problèmes dans
lesquels se débat l’Angleterre d’aujourd’hui l’Europe les connaitra demain.
Et il n’y aura pas de marché plus vaste pour les y noyer. L’Europe sera le
cœur de la révolution mondiale. » (7).
Les crises économiques et politiques du capitalisme
n’ont jamais déclenché automatiquement la révolution prolétarienne. Ce n’est
pas arrivé hier et n’arrivera pas demain. Mais les facteurs objectifs qui
font mûrir la situation révolutionnaire sont exclusivement inhérents au
capitalisme et à son incapacité à les résoudre sinon en augmentant sa
puissance négative. C’est pourquoi, cette puissance négative des facteurs de
crise doit atteindre un niveau tel que la classe dominante bourgeoise ne
puisse plus vivre comme elle l’a fait jusqu’alors, et que la classe dominée,
le prolétariat, ne puisse plus tolérer les conditions dans lesquelles elle a
vécu jusqu’alors.
Parmi les facteurs objectifs, il y a la lutte de
classe du prolétariat, c’est-à-dire la lutte par laquelle le prolétariat
s’entraîne et se prépare à l’affrontement décisif avec la classe dominante.
Font partie de cette lutte la présence, l’activité et l’influence du
parti de classe, le parti communiste révolutionnaire, qui a pour tâche
de guider le prolétariat à la fois dans la lutte de classe, dans la
révolution de classe et, une fois la victoire révolutionnaire obtenue, comme
nous le rappelle constamment Lénine, dans l’exercice de la dictature de
classe, le seul véritable instrument avec lequel il est possible de
transformer la société de l’exploitation et de l’oppression capitaliste, de
ses guerres de concurrence et de ses guerres armées, en une société sans
classes, sans antagonismes de classes et donc sans antagonismes nationaux,
dans laquelle les peuples vivront enfin en harmonie.
Nous ne nous faisons pas d’illusions sur le fait que
ce chemin pourrait commencer demain, ou qu’il sera facilité par la « prise
de conscience » de chaque prolétaire. Comme nous l’avons dit, pour ébranler
les fondations de la société capitaliste, il faut déclencher un séisme
mondial où non seulement la bourgeoisie de chaque pays se voit confrontée au
danger de perdre son pouvoir, ses privilèges mais où le prolétariat de
chaque pays ne puisse voir d’autre issue à l’abîme dans lequel il a été
précipité par sa propre bourgeoisie que de se soulever contre les pouvoirs
constitués, contre les ennemis de classe qui, par leurs actions, se sont
finalement fait reconnaître comme des ennemis avec lesquels il n’y a pas de
trêve, pas de paix à négocier. Alors les enseignements de la Commune de
Paris de 1871 et de la révolution d’Octobre 1917 démontreront aussi jusqu’au
dernier prolétaire du pays le plus reculé qu’il est le seul patrimoine
précieux de la lutte de classe que le prolétariat a la tâche historique de
mener à bien, jusqu’à la victoire révolutionnaire, jusqu’à la République
socialiste mondiale.
(1)
Cet article est paru initialement dans il
comunista n° 173, avril-juin 2022.
(2)
Voir Lénine, « Lettre aux ouvriers et
paysans d’Ukraine à l’occasion des victoires remportées sur Denikine »,
28 décembre 1919. Œuvres Complètes, tome 30, Editions Sociales, Paris 1964,
p. 301-307. Cette lettre fait référence à une lettre antérieure du 24 août
1919, également envoyée aux ouvriers et aux paysans, après la victoire sur
Koltchak, « Lettre aux ouvriers et aux paysans au sujet de la défense de
Koltchak », Œuvres Complètes, tome 29, p. 557-565. Il convient de
rappeler qu’en 1919, la guerre déclenchée par les généraux tsaristes
Kornilov, Koltchak, Denikine, Iudenitch, Wrangel, etc. contre le pouvoir
soviétique battait son plein et que l’Armée rouge avait déjà mis en déroute
les troupes de Koltchak au cours de l’été 1919, libérant l’Oural et une
partie de la Sibérie. A son tour, Denikine, quatre mois plus tard, subit
défaite sur défaite en Ukraine.
(3)
Cf. nos « Thèses caractéristiques du
Parti », décembre 1951, publiées dans le
volume « Défense de la continuité du programme communiste », Editions
programme communiste, Paris, p. 182.
(4) Voir Lénine, « Pour le quatrième anniversaire
de la révolution d’octobre », 14 octobre 1921, dans Œuvres Complètes,
vol. 33, Editions Sociales, Paris 1963, p. 47-48.
(5) Ibid., p. 50 et 48.
(6) Cf. https://rainews.it, 13 mars 2022.
(7) Voir « Pour qui sonne le glas dans la perfide Albion ? », « le prolétaire », n° 42, avril 1967, (Paru en Italie sous le titre : « L’Europa sarà il cuore della rivoluzione mondiale », « il programma comunista », n° 6, 30/3-13/4, 1967).
Parti Communiste International
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