UKRAINE

Une guerre qui continue de préparer le terrain pour de futures guerres en Europe et dans le monde

(«programme communiste»; N° 107; Mars 2024)

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Plus de trois mois se sont écoulés (1) après le début d’une guerre de rapine que mènent la puissance impérialiste la plus proche et la plus intéressée, la Russie, et la puissance régionale de l’Ukraine, soutenue politiquement, économiquement et militairement par les impérialismes occidentaux, États-Unis en tête, associés au Royaume-Uni, à l’Allemagne, à la France et à l’Italie, en provoquant un énième massacre de prolétaires, ukrainiens et russes, dans le seul but de défendre et/ou de se partager un territoire stratégique regorgeant de ressources énergétiques et alimentaires.

Notre position sur qui est l’agresseur et qui est l’agressé est bien connue. La guerre bourgeoise dans la phase impérialiste du capitalisme est toujours une guerre de rapine, quel que soit celui qui a tiré le premier. Dans le développement des conflits interétatiques et de la concurrence internationale, la politique bourgeoise, qui est toujours une politique de défense des intérêts du capitalisme national et de l’exploitation de son prolétariat, ne peut se transformer qu’en guerre bourgeoise, dont le caractère impérialiste est donné par l’implication directe des puissances impérialistes afin d’élargir leurs zones d’influence et les marchés pour leurs marchandises et leurs capitaux. Il ne fait aucun doute que la célèbre déclaration du général prussien von Clausewitz est toujours d’actualité : « La guerre est une simple continuation de la politique par d’autres moyens », précisément militaires. Et comme la guerre implique toujours l’affrontement entre deux armées adversaires, ou entre deux blocs armés l’un contre l’autre, cela signifie que la politique menée jusqu’alors par les gouvernements respectifs n’a pas réussi à résoudre les différends nés de la guerre de concurrence permanente dans laquelle vit le capitalisme sous tous les cieux. Cela signifie donc que la politique menée dans la période de paix impérialiste qui précède la période de guerre impérialiste est une politique de guerre et non de paix. Une guerre de concurrence, certes, mais aussi une guerre que chaque bourgeoisie mène systématiquement contre son propre prolétariat parce qu’elle doit le soumettre aux exigences du capitalisme qu’elle représente et dont elle seule bénéficie des avantages, en le préparant à se plier aux exigences de la guerre menée par les divers moyens politiques à sa disposition, de la répression à la collaboration de classe. En effet, ce n’est pas seulement pour les marxistes, pour Lénine et pour tous les communistes révolutionnaires de toutes les époques, que le capitalisme mène inévitablement à la guerre. Le même point de vue s’applique aussi pour la bourgeoisie, et pour cette raison, chaque État tend à s’armer de manière toujours plus avancée et plus puissante. Chaque bourgeoisie sait que le temps viendra où la guerre de concurrence se transformera en guerre militaire. Les crises économiques de surproduction qui caractérisent le développement du capitalisme nous l’enseignent : ayant atteint une certaine limite, les marchés ne peuvent plus transformer les marchandises en argent et ne peuvent plus être rentables pour le capital surabondant. En entrant en crise, le capitalisme et sa production délirante de marchandises doit trouver des débouchés pour les marchandises et élève ainsi la concurrence entre les entreprises et entre les États au niveau de l’affrontement politique et donc militaire. La guerre et les destructions qui la caractérisent sont la seule solution politique que puisse adopter la bourgeoisie pour surmonter la crise de surproduction ; mais pour la guerre, chaque bourgeoisie a besoin d’enrégimenter son prolétariat qui représente à la fois une quantité de force de travail inutilisable par le capital en crise, et une armée de soldats qui doit combattre pour défendre le pouvoir bourgeois. Et tant que des tendances classistes et révolutionnaires ne se forment pas dans le prolétariat, la bourgeoisie de chaque pays verra faciliter sa tromperie, son détournement et sa canalisation dans ses troupes de défense nationale et impérialiste. Les prolétaires, d’esclaves salariés dans les galères capitalistes, sont ainsi transformés en chair à canon au profit de Sa Majesté le Capital.

Il y a toujours eu des mouvements pacifistes qui croient, et continuent à s’illusionner sur ce sujet, que les mêmes dirigeants qui développent leur politique jusqu’à la guerre peuvent l’arrêter avant qu’elle n’éclate, ou l’arrêter après avoir éclaté, en revenant à des négociations « de paix » dans lesquelles un compromis satisfaisant pour les deux fronts de guerre peut être trouvé. Le fait est que la politique bourgeoise est toujours faite de compromis, parce qu’elle est essentiellement une politique d’échanges mercantiles, de chantage, de coups de force, de pièges tendus sur toutes les voies diplomatiques, de contreparties qui, dans les « négociations », sont une prime aux plus forts, aux mieux équipés économiquement et militairement. Mais il existe des situations – et les conflits inter-impérialistes en génèrent continuellement – où la guerre n’est pas décisive, mais devient la normalité, où il peut y avoir des périodes de faible, haute ou très haute intensité, mais il s’agit toujours de guerre. Il suffit de penser au conflit israélo-palestinien sur une terre où ni les impérialismes victorieux de la Seconde Guerre mondiale, ni la nation juive, ni la nation palestinienne n’ont jamais réussi à résoudre le problème d’un règlement national qui satisfasse les deux peuples ; ou aux conflits qui voient le peuple kurde systématiquement attaqué par les Turcs plutôt que par les Syriens, par les Irakiens plutôt que par les Iraniens, dans le seul but d’arracher à leur contrôle les montagnes et les vallées du Kurdistan (riches en ressources énergétiques et minérales et en terres fertiles pour la production de céréales). Et plus les puissances impérialistes s’intéressent à ces conflits, plus ils perdurent, se putréfient dans des massacres réciproques et continus, sans possibilité de résolution au bénéfice des peuples concernés, mais en gardant ouverte la perspective d’une oppression permanente ou d’un génocide. La vrai solution n’est pas entre les mains des puissances impérialistes, qui vivent de l’oppression des peuples et des nations les plus faibles, mais entre les mains du mouvement prolétarien et de sa lutte de classe, dont l’objectif historique est le renversement de tout pouvoir bourgeois et de tout État bourgeois par la révolution, c’est-à-dire la guerre de classe, la seule guerre qui puisse mettre fin – par la victoire internationale – à toutes les guerres bourgeoises et impérialistes.

 

LES 100 PREMIERS JOURS DE LA GUERRE EN UKRAINE

 

Par le fait même qu’en plus des deux protagonistes, la guerre de rapine russo-ukrainienne a impliqué directement d’autres États, les États-Unis et l’Union Européenne, et indirectement la Chine, l’Inde, la Turquie, elle n’est pas une guerre locale, bien qu’elle ne se déroule que sur le territoire ukrainien, mais une phase d’une guerre de dimension mondiale qui se rapproche. Les enjeux ne sont pas seulement territoriaux et « frontaliers » entre l’Ukraine et la Russie, mais beaucoup plus larges : les matières premières énergétiques et alimentaires, telles que le gaz, le pétrole et les céréales ; les zones stratégiques pour la Russie en ce qui concerne le contrôle de certaines routes commerciales maritimes et terrestres ; la domination politique et militaire de zones géopolitiques sur lesquelles les puissances opposées insistent directement (de la mer Noire à la Méditerranée orientale, et tout au long de la charnière européenne qui s’étend de la mer de Barents et de la mer Baltique à la mer Noire sur 4.800 km) et dans lesquelles, depuis l’écroulement de l’URSS, s’est progressivement installée l’alliance militaire euro-atlantique, l’OTAN, qui vise à inclure également l’Ukraine (et la Géorgie), menaçant ainsi la Russie avec ses propres missiles, non pas de loin, mais à quelques dizaines de kilomètres de distance. Ainsi, il était inévitable qu’augmente considérablement le niveau des tensions avec la Russie. Depuis l’explosion de l’URSS, les pays d’Europe de l’Est, des États baltes à la Bulgarie, exceptés le Bélarus et l’Ukraine, ont été intégrés à l’OTAN en cinq ans, de 1999 à 2004. Le fait que l’OTAN ait été créée dans un but expressément anti-russe et à l’instigation des États-Unis est bien connu. Mais il faut souligner que les 30 pays qui sont aujourd’hui membres de l’OTAN sont tous européens, à l’exception des États-Unis et de la Turquie. Cela ne signifie pas qu’à chaque guerre impliquant un pays de l’OTAN, ce soit toute l’alliance militaire qui soit entraînée. Par exemple, en 1982, la guerre entre l’Argentine et le Royaume-Uni au sujet des Malouines, outre le soutien politique des États-Unis au Royaume-Uni, s’est terminée par l’affrontement militaire anglo-argentin ; mais cet affrontement s’est déroulé loin de l’Europe et de ses frontières immédiates, où, au contraire, dans le cas des guerres en ex-Yougoslavie de 1991 à 2001, l’intervention militaire des forces de l’OTAN a été très lourde, ou dans le cas de la guerre que l’OTAN a déclenchée contre la Libye de Kadhafi en 2011. Sans parler de la guerre déclenchée par une coalition de pays de l’Occident démocratique contre l’Irak de Saddam Hussein qui avait envahi le Koweït (1990-1991) ou de la guerre contre la Syrie de Bachar el-Assad (soutenue par la Russie, l’Iran et même la Chine) menée par les forces rebelles syriennes soutenues, elles, par une coalition internationale menée par les Etats-Unis, la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne, etc.

Jusqu’à présent, les grandes puissances alliées au sein de l’OTAN, ou en tout cas l’Occident dirigé par les États-Unis, ont conduit et soutenu des guerres contre des petites nations (Serbie, Irak, Libye, Syrie, etc.), guerres dans lesquelles elles se sont bien gardées d’attaquer directement la grande puissance militaire et nucléaire adverse, la Russie. La guerre russo-ukrainienne d’aujourd’hui, contrairement aux guerres yougoslaves, a vu la Russie en être le protagoniste direct, tandis que les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne, l’Italie et les autres alliés de l’OTAN ont déclaré dès le départ leur intention de ne pas s’impliquer directement, mais ont garanti leur soutien économique, financier, politique à l’Ukraine en s’engageant à envoyer d’énormes quantités d’armes pour que l’armée ukrainienne, déjà abondamment approvisionnée en armes de toutes sortes par les pays de l’OTAN depuis des années, puisse soutenir une guerre pour le compte de l’OTAN et de l’Occident « démocratique » contre la Russie. Cette guerre, non seulement pour la Russie, mais aussi pour les États-Unis et leurs alliés, était attendue et devait rester localisée à la seule Ukraine. Les chancelleries occidentales savaient parfaitement que la Russie, après avoir amassé plus de 100.000 soldats aux frontières de l’Ukraine et après avoir soutenu les pro-russes du Donbass dans une guerre de « faible intensité » pendant huit ans, déciderait de franchir les frontières ukrainiennes avec ses propres chars. Le dessein russe était clair depuis le début : ajouter à la Crimée, annexée en 2014, toute la bande côtière de la mer d’Azov en garantissant la continuité territoriale entre la Crimée et le Donbass, s’emparer ainsi de tout le territoire du sud-est en cassant l’Ukraine en deux – un peu comme ce qui s’était passé lors de la guerre de Corée en 1950 – et, sur la base de cette partition territoriale, empêcher l’Ukraine d’adhérer à l’OTAN.

Les puissances occidentales auraient-elles pu empêcher la Russie de réaliser ce dessein ? Non, car cela aurait signifié entrer en guerre avec leurs propres troupes contre les troupes russes et déclencher ainsi la Troisième Guerre mondiale à ce moment-là. Cela aurait signifié mobiliser des centaines de milliers de soldats pour s’ajouter aux 200.000 soldats de l’armée ukrainienne pour occuper militairement l’Ukraine et envahir le Bélarus, qui est l’avant-poste occidental allié de Moscou. Mais avant de mobiliser les forces de l’OTAN contre la Russie, les États-Unis auraient dû être certains que les pays européens se seraient immolés dans une guerre mondiale, avec le risque de la transformer en guerre nucléaire, dont on ne sait qui profiterait le plus. Les États-Unis, bien sûr ; et quel pays s’immolerait pour la cause américaine ? Certainement pas l’Allemagne ou la France, mais pas non plus le Royaume-Uni, aussi lié soit-il à Washington. Pour la énième fois, l’Europe aurait été l’épicentre d’une guerre impérialiste mondiale qui l’aurait détruite cent fois plus que par la deuxième guerre impérialiste mondiale. Si la guerre est la continuation de la politique par des moyens militaires, il n’y a pas de bourgeoisie impérialiste qui renierait volontairement ses propres intérêts impérialistes, défendus sur tous les fronts avec sa propre politique impérialiste, pour favoriser exclusivement les intérêts d’un pays ou d’une coalition impérialiste concurrente.

Donc un non à l’action militaire directe, mais avec toutes les distinctions qui s’imposent, un oui aux sanctions économiques et financières. Mais en ce qui concerne les différents paquets de sanctions avec lesquels les pays occidentaux ont tenté de faire plier la Russie sur le plan financier et commercial, il s’avère que s’ils sont d’accord sur la lettre, ils le sont moins sur l’application. Il suffit de penser aux livraisons de gaz et de pétrole russes dont dépendent 40 % de l’énergie européenne, et en particulier de l’Allemagne et de l’Italie, pour comprendre que la puissance impérialiste russe peut compter sur les divisions d’intérêts entre les pays européens eux-mêmes, même si les sanctions antirusses causent de toute façon des dommages réels à l’économie russe (dommages qui, comme commandé par le capitalisme, seront payés pour l’essentiel par les masses prolétariennes russes).

Les médias internationaux n’ont cessé de crier à l’« atteinte à la démocratie » et à la « souveraineté nationale », d’hausser la voix sur les valeurs de la civilisation occidentale opposées au totalitarisme et à la barbarie de la Russie, valeurs justifiant la fourniture de quantités massives d’armes à l’Ukraine de Zelensky, parce que là-bas « l’Europe est défendue ». Mais ils ne peuvent pas ne pas constater que les sanctions adoptées à l’encontre de la Russie par l’UE, les États-Unis et le Royaume-Uni, ont certainement causé des dommages à Moscou, mais aussi à l’Europe, mais pas aux États-Unis. Donc, si avec les sanctions économiques et financières, les occidentaux pensaient mettre en difficulté le gouvernement russe actuel (Biden ira jusqu’à dire que les Russes feraient bien de renverser Poutine), afin qu’il renonce à poursuivre la guerre en Ukraine, il suffit de revenir sur les années écoulées pour constater que le rapport de force entre les différents États ne repose pas uniquement sur la pression économique. Selon l’ISPI (Istituto per gli Studi Politica Internazionale), bien que l’embargo américain contre Cuba dure depuis 60 ans, aucun pro-américain n’est jamais parvenu au gouvernement, du moins jusqu’à présent, et de même dans l’Iran des ayatollahs (43 ans de sanctions), en Corée du Nord (16 ans de sanctions), dans le Venezuela chaviste de Maduro (8 ans de sanctions) ou dans la Russie de Poutine (8 ans, depuis 2014 en raison de l’annexion de la Crimée).

La politique des différents gouvernements bourgeois ne correspond pas toujours aux brutales lois du capitalisme ; dans les rapports de force économiques, financiers, politiques et militaires entre les États, il faut toujours tenir compte, pour chaque État, des rapports de force internes entre les classes et des rapports sociaux enracinés au fil du temps. Chaque bourgeoisie tend à gouverner son pays en s’appuyant sur sa propre histoire, sur les ressources naturelles dont elle dispose, sur la puissance économique atteinte au fil des ans, et naturellement sur le soutien politique, économique et financier d’autres pays, mais surtout sur la collaboration entre les classes à construire et à maintenir par des mesures politiques et sociales ad hoc, et par des mesures répressives chaque fois que les masses prolétariennes se rebellent contre l’ordre établi.

L’actuelle guerre russo-ukrainienne se déroule alors que les États-Unis viennent de sortir d’une défaite politique et militaire : le retrait rapide et désordonné d’Afghanistan a écorné l’image du gendarme mondial de l’impérialisme occidental ; il a été suivi d’une autre défaite, en Syrie, où Bachar el-Assad, qui aurait dû être renversé grâce aux soulèvements internes soutenus par les États-Unis et leurs alliés, est au contraire plus fort qu’avant ; tandis que l’Irak, où l’armée américaine s’est dépensée jusqu’à l’élimination de Saddam Hussein, continue d’être secoué par des querelles internes alors qu’un rapprochement avec l’Iran, le grand ennemi du Moyen-Orient, est en cours. Et ce n’est pas tant le fait de la présidence Obama, que de celle de Trump ou de Biden. C’est l’impérialisme américain qui doit faire face à une concurrence mondiale en raison de laquelle il ne peut plus être présent militairement, et avec le même potentiel répressif, dans tous les coins du monde, comme c’était le cas autrefois pour l’Angleterre et les États-Unis eux-mêmes à la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’effondrement de l’URSS n’a pas signifié une victoire nette de l’impérialisme américain, même s’il lui a permis de se renforcer, notamment en Europe, ce qui n’est pas rien.

Mais les Etats-Unis ne regardent pas seulement vers l’Atlantique, ils regardent aussi vers le Pacifique, de l’autre côté duquel il y a la Chine, nouvelle puissance impérialiste qui n’a pas encore assouvi ses visées de conquête (et il ne s’agit pas seulement de Taïwan qui, pour la Chine continentale, est un territoire chinois historique qui devra un jour retourner sous la domination de Pékin). Le fait que les sanctions anti-russes aient poussé la Russie à échanger son pétrole avec la Chine et l’Inde qui, en bons marchands, ont tout intérêt à acheter le pétrole russe à bas prix (leurs importations ont doublé depuis l’année dernière), prouve une fois de plus que c’est le marché qui gouverne certaines « politiques », au-delà des sourires ou des sales tronches des gouvernants. D’autre part, la concurrence que la Chine, en particulier, fait aux États-Unis ne se limite pas à l’Extrême-Orient, même si le Japon, la Corée du Sud et le Vietnam sont les pays avec lesquels la Chine, après les États-Unis, entretient l’essentiel de ses relations commerciales, tandis que l’Allemagne est le pays avec lequel elle entretient les relations commerciales de loin les plus importantes en Europe. Par ailleurs, pour l’Ukraine il faut noter qu’en 2020, la Chine représentait le premier pays d’importation et d’exportation, suivie de la Russie, de la Pologne et de l’Allemagne.

Bien entendu, l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne l’avantagerait considérablement du point de vue commercial et financier.

Ce qui, dans les déclarations russes, était censé être une « opération militaire spéciale » visant, selon la propagande démagogique, à « démilitariser et dénazifier » l’Ukraine, s’est immédiatement avéré être une guerre visant à opprimer une nation plus petite et plus faible, dans la ligne parfaite de toutes les guerres que les pays impérialistes occidentaux, des États-Unis au Royaume-Uni en passant par la France, ont toujours menées en Asie, en Afrique, dans les Caraïbes, au Moyen-Orient et en Europe aussi depuis la fin de la Seconde Guerre impérialiste mondiale. Pour nous, marxistes, rien de nouveau sous le soleil, car c’est la marche inévitable du capitalisme et de ses contradictions insurmontables. D’autre part, ces guerres ont servi de modèle aux différentes puissances régionales, comme Israël pour la Cisjordanie et le Plateau du Golan syrien, la Turquie pour les territoires kurdes et la Syrie, le Maroc pour le Sahara occidental, l’Arabie saoudite, avec les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, etc. dans la guerre entre sunnites et chiites au Yémen, et l’Iran dans la même guerre du Yémen, etc.

Tout cela montre que la guerre russo-ukrainienne est un épisode de la phase d’une guerre aux dimensions mondiales, même si elle n’a pas encore amené les grands pays impérialistes à s’affronter militairement entre eux. La guerre en Ukraine pourrait durer beaucoup plus longtemps qu’il ne conviendrait à la Russie, car l’objectif du bloc impérialiste occidental, qui n’a pas l’intention d’entrer en guerre contre la Russie, est de l’épuiser économiquement et de l’isoler politiquement jusqu’à ce que la « négociation pour la paix en Ukraine » soit mûre pour que toutes les puissances impliquées puissent en tirer les meilleurs avantages.

L’autre aspect dramatique de cette guerre, comme de toutes celles qui l’ont précédée, est le massacre systématique des populations civiles pour lequel tous les médias démocratiques du monde poussent toujours des cris d’orfraie, mais toujours en les utilisant pour faire de la propagande de l’horreur à des fins pacifistes et de collaboration entre les classes, appelant à la paix comme s’il s’agissait de la conclusion de toute guerre, alors que ce n’est que de la période de préparation des guerres ultérieures. L’objectif démagogique russe de « dénazification » de l’Ukraine a servi à présenter cette expédition militaire en Ukraine comme s’il s’agissait d’une répétition de la super glorieuse « guerre patriotique contre le nazisme », que le stalinisme a utilisée pour justifier le massacre des plus de 27 millions de prolétaires lors de la Seconde Guerre mondiale. Mais au sommet de la hiérarchie militaire russe, tout ne s’est pas déroulé sans heurts. De ce que l’on peut déduire des reportages des médias internationaux, il n’était pas rare que des soldats russes, très jeunes, mal préparés, trompés et envoyés pour « faire la guerre », réagissent en endommageant leurs propres chars et en détruisant leurs propres munitions. Des cas de désertion traduisent un profond mécontentement, même s’ils ne présagent pas d’une véritable rébellion contre la guerre. Mais si la guerre s’avérait beaucoup plus longue que Moscou, mais aussi Washington et Londres, ne le supposaient au départ, de tels épisodes pourraient se répéter, et une opposition moins piétiste à la guerre pourrait alors prendre de la vigueur.

Jusqu’à présent, la résistance de la population ukrainienne à l’invasion russe s’est faite sous le signe d’un nationalisme fort. Les prolétaires ukrainiens, selon les différents médias internationaux, n’ont pas eu la force de s’opposer ni à l’oppression des Ukrainiens de langue russe du Donbass par Kiev au cours des huit dernières années, ni encore moins d’organiser des grèves et des manifestations contre la guerre avec la Russie qui mûrissait depuis longtemps. Emprisonnés dans la politique de collaboration de classe avec la bourgeoisie nationale, ils ont été exposés aux horreurs de la guerre comme chair à canon. D’un point de vue de classe, que le boucher soit de langue russe ou ukrainienne, n’avait et n’a qu’une importance relative : les deux bouchers poursuivent des objectifs anti-prolétariens, en Ukraine et en Russie, car la guerre dans laquelle les prolétaires ont été plongés n’a rien d’historiquement progressiste ou révolutionnaire ; comme les guerres précédentes dans les anciennes républiques soviétiques, en Tchétchénie et en Géorgie, celle-ci est également une guerre réactionnaire, une guerre de brigandage. Les prolétaires du Donbass ou de Crimée continueront d’être exploités, opprimés et réprimés dans l’intérêt du capital  ; que le capital soit aux mains des capitalistes et des propriétaires terriens russes ou ukrainiens, la condition sociale des prolétaires ne changera pas. Mais pas seulement, car en raison des intérêts impérialistes contradictoires en jeu, cette guerre ne sera pas de courte durée ; et même lorsque se mettra en place une négociation de « paix » – à laquelle semble avoir été appelée la bande de brigands capitalistes qui semblent pour le moment étrangers les uns des autres, tels que la Chine, la Turquie, voire l’ONU délabrée – les facteurs de guerre présents aujourd’hui n’auront pas disparu, ils continueront à faire ressortir les mêmes contradictions que celles qui l’ont provoquée et alimenteront des nationalismes opposés jusqu’à ce qu’éclate une guerre beaucoup plus large et mondiale.

 

UN REGARD SUR LE PASSÉ POUR MIEUX COMPRENDRE L’AVENIR

 

Dans son développement initial après les révolutions antiféodales et les guerres d’aménagement national et au moins en Europe, le capitalisme a eu besoin d’une longue période de paix pour se développer plus rapidement et plus largement ; une période dans laquelle les bourgeoisies, tout en pillant les continents asiatique, africain et latino-américain, ont cherché à maintenir la paix sociale « chez elles » en utilisant les surprofits de l’exploitation intensive des colonies. Ce fut l’époque du soi-disant développement pacifique du capitalisme et, en même temps, l’époque du développement du mouvement ouvrier qui, par ses propres luttes, a obtenu des bourgeoisies opulentes une série de concessions au niveau des conditions salariales et d’organisations syndicales et politiques. Ce fut l’époque du réformisme socialiste qui, après l’horrible et sanglante défaite de la Commune de Paris, s’est imposé comme la voie pacifique et parlementaire d’une émancipation prolétarienne acquise grâce au développement même du capitalisme. Mais le capitalisme, tout en se développant au maximum, produisait en même temps tous les facteurs de crise qui allaient conduire les États les plus modernes, les plus civilisés, les plus industrialisés à s’affronter dans la première grande guerre impérialiste mondiale, mettant en faillite la Deuxième Internationale prolétarienne dont l’écrasante majorité des partis sociaux-démocrates réformistes devenaient du jour au lendemain des social-chauvins.

Malgré l’immense tragédie de la guerre, le mouvement prolétarien international a montré qu’il possédait toujours une grande énergie de classe grâce à laquelle il s’est opposé à la guerre par des grèves et des mobilisations, atteignant même les fronts de guerre, où les épisodes de fraternisation entre soldats « ennemis » ne furent pas rares. Une énergie de classe qui s’est avérée puissante dans l’État le plus arriéré et réactionnaire d’Europe, la Russie tsariste, et qui, sous la direction du parti de classe dirigé par Lénine, a nourri non seulement la révolution bourgeoise nationale, mais surtout la révolution prolétarienne en tant que premier bastion d’une révolution internationale qui appelait aux armes non pas les citoyens, et non pas de la seule Russie, mais les prolétaires de Russie et du monde entier.

Les événements historiques révèleront un retard historique du parti de classe dans la très civilisée Europe et une emprise encore puissante de l’opportunisme sur les larges masses qui, tout en luttant vaillamment pendant et après la guerre, n’ont pas pu se débarrasser du poids paralysant de la social-démocratie, et qui, après avoir été physiquement et politiquement anéanties se livrèrent aux dirigeants bourgeois, qu’ils soient démocrates ou fascistes. De mémoire parisienne, l’assaut des cieux n’avait réussi qu’à Petrograd et Moscou, pas à Berlin, ni à Paris, ni à Rome, ni à Londres. Les métropoles de l’impérialisme européen dictaient encore la loi, préparant une prochaine guerre impérialiste où l’implication des États prendrait des dimensions planétaires, celles-là mêmes du développement impérialiste d’un capitalisme qui, malgré ses crises et ses effets redoutables sur les grandes masses prolétariennes et populaires, trouvait la force de recommencer ses cycles mortifères d’exploitation, de concurrence et de guerre. Petrograd et Moscou, prolétaires et communistes, sont tombés non pas à cause de la guerre civile que les troupes blanches tsaristes et leurs soutiens anglo-franco-germano-américains ont déclenchée contre le pouvoir soviétique – une guerre civile que les révolutionnaires prolétariens russes organisés dans l’Armée rouge de Trotsky, ont gagné sur tous les fronts intérieurs – mais à cause de l’isolement et de l’effroyable retard économique dans lequel la Russie bolchévique s’est trouvée au cours de ces années décisives pour la révolution, non seulement en Russie, mais dans le monde entier. Le coup de grâce à la révolution en Russie et dans le monde – pour laquelle Lénine lança un défi à l’impérialisme mondial en affirmant que le pouvoir prolétarien en Russie durerait même vingt ans en attendant la prochaine situation révolutionnaire, et pour laquelle Trotsky, qui n’a jamais succombé au stalinisme et à la théorie du socialisme dans un seul pays, lors de la réunion de l’Exécutif élargi de l’Internationale communiste en novembre-décembre 1926, a jeté à la face de Staline et de ses acolytes la perspective que le pouvoir prolétarien et communiste aurait à défendre le bastion révolutionnaire russe même pendant cinquante ans – le coup de grâce, disions-nous, a été donné par l’opportunisme chauvin grand-russe. Eradiqué par les bolcheviks dirigés par Lénine avant, pendant et après la guerre, le chauvinisme a dramatiquement érodé les fondements théoriques et politiques de l’Internationale Communiste et du parti bolchévique lui-même, faisant de l’échec de la victoire révolutionnaire en Europe occidentale une occasion de commencer à « construire » le socialisme en Russie, falsifiant le marxisme d’une théorie de la révolution communiste internationale en une théorie du socialisme dans un seul pays.

Parmi les fondements théoriques et politiques marxistes, affirmés par Lénine et l’Internationale Communiste lors de ses premiers congrès, figuraient les thèses sur la question nationale et coloniale, qui peuvent se condenser à ce qui a été défini comme l’autodétermination des peuples des nations opprimées par l’impérialisme, en premier lieu l’autodétermination des peuples écrasés par l’oppression tsariste. Il est fondamental d’en reprendre les points essentiels pour en tirer des indications fondamentales pour aujourd’hui autant que pour demain.

Les écrits, discours et résolutions de Lénine sur cette question sont nombreux, mais il suffira ici de se référer à sa « Lettre aux ouvriers et paysans d’Ukraine, à l’occasion des victoires remportées sur Denikine » (2), dans laquelle Lénine souligne qu’outre la lutte contre les grands propriétaires terriens et les capitalistes pour l’abolition de la propriété foncière, il y avait en Ukraine – par rapport à la Grande Russie ou à la Sibérie – un problème spécifique : la question nationale. Et Lénine précise : « Tous les bolcheviks, tous les ouvriers et paysans conscients doivent réfléchir sérieusement à cette question. L’indépendance de l’Ukraine est reconnue par le Comité exécutif central de la R.S.F.S.R. – République Socialiste Fédérative Soviétique de Russie – et le Parti communiste bolchévique de Russie. Aussi est-il évident et admis de tout le monde que seuls les ouvriers et les paysans d’Ukraine peuvent décider et décideront, à leur congrès national des Soviets, si l’Ukraine doit fusionner avec la Russie ou constituer une République autonome, indépendante, et dans ce dernier cas, quel lien fédératif doit l’associer à la Russie. »

Et Lénine pose immédiatement la question : « Comment faut-il régler cette question dans l’intérêt des travailleurs, afin d’assurer le succès de leur lutte pour affranchir définitivement le travail, du joug du capital ? » La réponse doit donc, tout d’abord, partir des intérêts des travailleurs dans leur lutte contre la bourgeoisie, c’est-à-dire la classe qui réunit les propriétaires terriens et les capitalistes. Et voici ce que dit Lénine : « Premièrement, les intérêts du travail exigent que la confiance la plus entière et l’union la plus étroite existent entre les travailleurs des divers pays, des diverses nations. Les partisans des propriétaires fonciers et des capitalistes, de la bourgeoisie, s’efforcent de diviser les ouvriers, d’attiser les dissentiments et la haine entre nations afin de réduire les ouvriers à l’impuissance et d’affermir le pouvoir du capital. »

La confiance la plus complète entre les travailleurs des différentes nations, les travailleurs de la nation impérialiste qui opprime les autres doivent la gagner par la lutte contre leur propre bourgeoisie nationale impérialiste, tendant par cette lutte, à s’unir aux prolétaires des pays opprimés. C’est de ce point de vue qu’il faut considérer la revendication d’indépendance de l’Ukraine, comme de tout autre pays opprimé par la Grande Russie (à l’époque, ils étaient nombreux : Pologne, Lettonie, Lituanie, Estonie, Finlande, Géorgie, etc.).

La vision des communistes révolutionnaires est par principe internationaliste. Lénine souligne d’ailleurs que : « Nous sommes ennemis des haines nationales, des dissensions nationales, du particularisme national. Nous sommes internationalistes. Nous aspirons à l’union étroite et à la fusion complète des ouvriers et des paysans de toutes les nations du monde en une seule République soviétique universelle. » Pour que cela ne reste pas que des mots, Lénine insiste et affirme que les communistes, dans des cas comme celui-ci, doivent donner à ces mots une signification concrète et la première chose à faire est de reconnaître le droit des nations opprimées à se séparer de la nation qui les opprime, le droit à l’indépendance politique, à l’établissement d’un État indépendant. Mais les communistes ne s’arrêtent pas à cette revendication, qui est absolument bourgeoise. Cette revendication est étroitement liée aux intérêts de classe des prolétaires de toutes les nations ; c’est pourquoi les communistes appellent les prolétaires de la nation qui opprime à lutter ensemble avec les prolétaires des nations opprimées contre leur propre bourgeoisie pour leur autodétermination, en démontrant concrètement qu’ils luttent contre l’oppression nationale et contre les avantages que cette oppression leur apporte également sous les formes de la corruption que chaque bourgeoisie applique pour diviser les prolétaires des différentes nations.

La haine nationale dont parle Lénine est produite par le capitalisme, qui divise les nations entre un petit nombre d’États impérialistes qui oppriment la grande majorité des nations restantes. Si la guerre impérialiste mondiale de 1914-1918 a accentué cette division, la deuxième guerre impérialiste l’a encore accentuée.

Lénine a défini comme objectif historique de la révolution prolétarienne et communiste internationale une république soviétique mondiale unique ; un objectif qui, pour les raisons rappelées ci-avant, n’a pas été atteint à l’époque et reste valable pour l’avenir. À l’époque de Lénine, l’adjectif « soviétique » résumait le concept plus large de « socialiste », large dans le sens où il englobait à la fois la révolution prolétarienne « pure », qui concernait les pays capitalistes avancés, et les révolutions multiples qui concernaient le grand nombre de pays économiquement arriérés où, pour cette raison, les masses révolutionnaires n’étaient pas seulement représentées par le prolétariat, mais aussi par la paysannerie pauvre. Comme les lecteurs le savent, les soviets étaient les organismes créés directement par les ouvriers et les paysans pour défendre leurs intérêts, non seulement strictement économiques mais aussi politiques, et pour lutter contre le pouvoir réactionnaire du tsarisme, des propriétaires terriens et des capitalistes. Nés comme organismes démocratiques-révolutionnaires lors de la révolution russe de 1905, ils sont restés l’organisation de référence des masses ouvrières et paysannes pour toute une époque, rejoints par les soldats luttant contre la guerre mondiale de 1914-1918. En tant qu’organisations immédiates, elles ont été principalement influencées par les formations politiques sociales-démocrates, mencheviques et anarchistes ; et c’est seulement après leur développement en tant qu’organisations démocratiques-révolutionnaires et une longue et insistante propagande, intervention et action des prolétaires influencés par les bolcheviks que les soviets ont été considérés comme des organes capables de former l’épine dorsale du nouvel État de dictature démocratique des ouvriers et des paysans, une dictature qui deviendrait exclusivement prolétarienne après que les socialistes-révolutionnaires qui représentaient les paysans, et qui ont constamment saboté le pouvoir bolchévique, aient été évincés du gouvernement.

La vision internationaliste résumée par Lénine dans la Lettre que nous avons citée s’exprime ainsi : « Nous voulons une alliance librement consentie des nations, une alliance qui ne tolère aucune violence exercée par une nation sur une autre, une alliance fondée sur une confiance absolue, sur une claire conscience de l’union fraternelle, sur un consentement absolument libre. On ne saurait réaliser une telle alliance d’un seul coup ; il faut la gagner par un travail plein de patience et de circonspection, pour ne pas gâter les choses, ne pas éveiller la méfiance, pour faire disparaitre cette méfiance qu’ont laissée les siècles d’oppression des propriétaires fonciers et des capitalistes, de la propriété privée et des haines suscitées par ses continuels partages et repartages. »

Certes, l’indépendance nationale implique la définition de frontières d’État à État, mais il est inévitable que l’aménagement national des différents pays passe par la définition de frontières entre un État et un autre. Quelle est l’importance de la frontière entre les États pour les communistes ? Lénine répond : « Quant à savoir comment fixer les frontières entre Etats, aujourd’hui, de façon provisoire – puisque nous voulons leur suppression totale – la question n’est pas essentielle, c’est une question secondaire, de peu d’importance. On peut et on doit temporiser, car la méfiance entre nations est souvent très tenace parmi les masses des paysans et des petits exploitants ; toute précipitation pourrait l’accentuer, c’est-à-dire nuire à la cause de l’unité totale et définitive. »

C’est une méfiance qui disparaît et est surmontée très lentement, a souligné Lénine sur la base de son expérience directe dans les mêmes années de la guerre civile, où l’union étroite entre les ouvriers et les paysans dans la lutte commune contre les propriétaires terriens et les capitalistes russes soutenus par les capitalistes de l’Entente, c’est-à-dire la coalition des pays capitalistes les plus riches – Angleterre, France, États-Unis, Japon, Italie – a été le point fort de la très jeune Armée rouge ; une méfiance à l’égard de laquelle les communistes devaient être très patients, faire des concessions et chercher des solutions car l’intransigeance et l’inflexibilité devaient valoir, pour l’Ukraine comme pour tout autre pays, « sur les questions essentielles, capitales, identiques pour toutes les nations, à savoir : la lutte prolétarienne, la dictature du prolétariat, l’inadmissibilité d’une entente avec la bourgeoisie, l’inadmissibilité de la division des forces qui nous défendent de Denikine ».

Mais l’union entre les travailleurs grands-russes et ukrainiens n’était pas acquise, il ne suffisait pas de la proclamer et de la vouloir, il fallait agir concrètement pour la réaliser et la maintenir, et la base nécessaire pour la réaliser et la maintenir était le partage complet du point de vue de Lénine : rester ferme sur les questions essentielles, ne pas se diviser sur des questions secondaires (les frontières de l’Etat à établir, l’indépendance complète ou la fusion complète entre l’Ukraine et la Russie, etc.) ; « seuls les ouvriers et les paysans d’Ukraine peuvent décider et décideront, à leur congrès national des Soviets, si l’Ukraine doit fusionner avec la Russie ou constituer une République autonome, indépendante, et dans ce dernier cas, quel lien fédératif doit l’associer à la Russie ». Être patients et persévérants et chercher « une solution, une autre, puis encore une autre » afin de réaliser l’union étroite des travailleurs grands-russes et ukrainiens. Et si l’on ne parvenait pas à consolider et à maintenir cette union ?

Lénine répète : « Tandis que si nous n’arrivons pas à maintenir entre nous l’étroite union contre Denikine, contre les capitalistes et les koulaks de nos pays à nous et de tous les autres, la cause du travail sera certainement perdue pour de longues années, en ce sens que les capitalistes pourront alors écraser et étouffer autant l’Ukraine soviétique que la Russie soviétique. »

L’acuité dialectique de Lénine est incontestable : face à un problème comme la question nationale, si compliquée et délicate, où persistent des siècles de divisions nationalistes, de particularismes, de divisions et d’agrégations dues exclusivement aux intérêts des classes dominantes, de haines entre nations alimentées dans le but de diviser et d’asservir les peuples, l’important pour les communistes révolutionnaires a été, est et sera d’être intransigeants sur les questions fondamentales de la lutte de classe anticapitaliste, de la révolution prolétarienne, de la dictature du prolétariat, du rejet de toute collaboration avec la bourgeoisie. Cette intransigeance permet de ne pas perdre la boussole théorico-politique du parti de classe et de comprendre que face à des questions, comme la question nationale, il faut tenir compte de la situation réelle dans laquelle vivent les masses, prolétaires et paysannes, et de l’influence à laquelle elles sont inévitablement soumises par l’œuvre de l’idéologie des classes dominantes. Les habitudes, les préjugés, les rapports de dépendance économique, sociale, culturelle, qui se sont enracinés au cours des siècles (il suffit de penser à la propriété privée) perdurent même pendant les périodes où le séisme révolutionnaire frappe aux portes et bouleverse l’existant, constituant des points d’appui matériels pour la restauration de l’ancien système social et des anciens pouvoirs politiques.

La dernière phrase de Lénine que nous avons citée était également une prédiction. Avec la chute de l’internationalisme – qui admettait les catégories bourgeoises (propriété privée, travail salarié, production de marchandises, argent, concurrence commerciale, etc.) comme catégories compatibles avec le socialisme, en plus des « pas en arrière » nécessaires, en ce qui concerne l’impulsion socialiste également au niveau économique, que la Russie révolutionnaire a dû prendre en raison de l’échec de la révolution prolétarienne dans les pays capitalistes avancés d’Europe occidentale – la dictature prolétarienne instaurée est également tombée, et avec elle le parti bolchévique qui l’avait appelée. Les caractéristiques politiques spécifiques de la dictature du prolétariat ont commencé à s’estomper et elle s’est progressivement transformée en une dictature du capital, donc bourgeoise, qui représentait de manière beaucoup plus directe la force d’un capitalisme national en marche, d’un industrialisme d’État qui trouvait ses représentants et ses défenseurs dans le même parti bolchévique qui, à l’origine, dirigeait et contrôlait sa progression, en visant la révolution internationale.

Le retard de la révolution prolétarienne en Europe occidentale, et surtout les hésitations et les oscillations des courants communistes et des partis communistes européens, ont de plus en plus marqué une période négative pour la reprise révolutionnaire. Le grand défi de Lénine, « vingt ans de bonnes relations avec les paysans de Russie », lié au renforcement de l’Internationale Communiste, ne pouvait reposer sur les seules épaules du parti bolchévique russe et de la Russie économiquement arriérée et assiégée. Parmi les communistes occidentaux, seule la Gauche Communiste d’Italie assura la ferme et solide emprise théorique et programmatique qui lui avait permis d’accumuler au fil des années une précieuse expérience dans la lutte contre la démocratie bourgeoise, contre l’opportunisme réformiste et maximaliste ; expérience qu’elle tenta par tous les moyens et dans tous les congrès internationaux d’assimiler aux autres partis, et au parti bolchévique en particulier.

Mais sa contribution n’a pas suffi à vaincre la résistance que le maximalisme et le réformisme opposaient à travers le poids dominant des partis allemand et français. Les réalisations révolutionnaires en Russie ont été écrasées par l’opportunisme qui a pris les caractéristiques du stalinisme, érodant le parti bolchévique et l’Internationale Communiste de l’intérieur comme une gangrène.

C’est ainsi que la Russie, autrefois prolétaire, révolutionnaire et communiste, de phare de la révolution prolétarienne mondiale est devenue le pire ennemi du prolétariat russe et international, se préparant – comme c’était inévitable – à participer à une deuxième guerre impérialiste en tant que pilier oriental du bloc impérialiste de l’Occident « démocratique » organisé contre le bloc impérialiste des forces « totalitaires » de l’Axe, avec l’Allemagne nazie comme pivot. La participation de la Russie stalinisée à la guerre impérialiste de 1939-1945 a fondé sa force sur l’élimination physique préalable de toute la vieille garde bolchévique et la répression systématique de tout mouvement de résistance et de rébellion contre un pouvoir qui n’avait rien à envier à celui des tsars.

Voilà pour l’union volontaire des peuples : le talon de fer du pouvoir capitaliste a écrasé les peuples de toutes les Russies sous la domination oppressive de Sa Majesté le Capitalisme National et de ses visées impérialistes à l’Est comme à l’Ouest.

La victoire du bloc impérialiste « démocratique » dans la Seconde Guerre mondiale, que la Russie stalinienne rejoindra après avoir tenté d’en tirer profit en s’alliant à l’Allemagne nazie, livrera le prolétariat de tous les pays aux mains de la vague opportuniste la plus tragique de tous les temps.

En effet, après la première vague opportuniste dans les rangs du mouvement prolétarien, représentée par la révision social-démocrate qui affirmait que le socialisme pouvait être atteint par des moyens graduels et non violents (Bernstein), et après la deuxième vague opportuniste (Kautsky), celle qui a ruiné la IIe Internationale, représentée par l’union sacrée de toutes les classes face à la guerre de 1914-1918 et l’alliance nationale pour vaincre les États qui pouvaient ramener la société « à la féodalité absolutiste », le mouvement prolétarien a été attaqué par une troisième vague dégénérative. La vague que nous avons appelée stalinienne, qui, en plus d’incorporer les déviations des vagues précédentes, a également admis les formes d’actions de combat et de guerre civile, dont « la politique d’alliance qui caractérise la guerre civile espagnole (qui eut lieu dans une phase de paix entre les États), de même que tout le mouvement partisan et la « Résistance » contre les Allemands ou les fascistes, qui eurent lieu dans une phase de guerre entre les États au cours du second conflit mondial » (3) a été la démonstration la plus évidente de la trahison de la lutte des classes et une forme ultérieure de collaborationnisme avec les forces du capitalisme.

Chacune de ces vagues opportunistes visait à détourner le mouvement prolétarien de sa lutte de classe, de sa confrontation révolutionnaire avec les classes dominantes bourgeoises, l’amenant à sacrifier ses forces à la défense des intérêts bourgeois et du capital, tour à tour sous couvert de « défense de la patrie », de « défense de la démocratie contre le totalitarisme », de « défense de la modernité et de la civilisation contre le féodalisme », bien sûr au nom d’une paix durable entre les peuples...

En réalité, une paix qui n’était et n’est rien d’autre qu’une trêve entre une guerre et la suivante, comme le montre l’histoire même de l’impérialisme depuis au moins cent vingt ans.

Lénine nous donne une autre leçon sur les guerres impérialistes. En octobre 1921, dans un article consacré au quatrième anniversaire de la Révolution d’Octobre, il écrivait :

« La question des guerres impérialistes, de la politique internationale du capital financier prédominant aujourd’hui dans le monde entier, – politique qui inéluctablement engendre de nouvelles guerres impérialistes et pousse nécessairement à une accentuation inouïe de l’oppression nationale, du pillage, du brigandage, de l’étranglement des petites nationalités faibles et arriérées par une poignée de puissances « avancées » – , cette question, depuis 1914, est devenue la pierre angulaire de toute la politique de tous les pays du globe. C’est une question de vie ou de mort pour des dizaines de millions d’êtres humains. C’est la question de savoir si dans la prochaine guerre impérialiste [note : Lénine prévoit la deuxième guerre impérialiste ! NDLR] que la bourgeoisie prépare sous nos yeux et que nous voyons surgir du capitalisme, il sera exterminé 20 millions d’hommes (au lieu des 10 millions de tués pendant la guerre de 1914-1918 et les « petites » guerres qui s’y greffent et qui ne sont pas terminées à ce jour) ; si au cours de l’inévitable (avec le maintien du capitalisme) guerre qui vient il y aura 60 millions de mutilés (au lieu des 30 millions d’estropiés en 1914-1918). Sur ce terrain également, notre Révolution d’Octobre a inauguré une nouvelle époque dans l’histoire mondiale. » (4)

La nouvelle époque avait en effet commencé avec la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile, et la lutte contre toutes les tromperies chauvines et pacifistes les plus raffinées. Avec la paix de Brest-Litovsk, Lénine et le parti bolchévique ont concrètement démontré la supercherie de la paix impérialiste, car, à l’exception des délégations allemande et russe, aucune délégation des pays impérialistes belligérants n’est venue à cette table.

Mais cette paix, fermement voulue par le pouvoir bolchévique, qui, pour arracher la Russie à la guerre impérialiste, a été signée en acceptant des sacrifices considérables, y compris territoriaux, a démontré aux prolétaires et aux paysans russes que la seule force qui voulait réellement la paix était le pouvoir soviétique issu de la révolution d’octobre.

Et c’est également grâce à cette démonstration, associée à la politique bolchévique d’autodétermination des peuples, que les prolétaires et les paysans russes ont soutenu l’immense effort du combat contre les troupes des généraux tsaristes qui voulaient restaurer l’ancien pouvoir tsariste et qui, pour cette raison, étaient soutenus par les forces armées de tous les pays impérialistes super-démocratiques qui avaient fait la guerre à ladite puissance  prussienne de l’Allemagne de Guillaume II.

C’est à juste titre, avec la fierté prolétarienne et communiste, que Lénine dira :

« La première révolution bolchévique a arraché à la guerre impérialiste, au monde impérialiste, la première centaine de millions d’hommes sur la terre. Les révolutions futures arracheront à ces guerres et à ce monde toute l’humanité. » (5)

La conclusion ne pouvait être que celle-ci : « il est impossible de s’arracher à la guerre impérialiste et au monde impérialiste  qui l’engendre inévitablement, il est impossible de s’arracher à cet enfer autrement que par une lutte bolchévique et une révolution bolchévique », c’est-à-dire par la lutte des classes et la révolution prolétarienne et communiste.

L’époque de Lénine est révolue et, avec elle, l’époque de la révolution prolétarienne et communiste au niveau international. La menace de la révolution prolétarienne a été déjouée, les puissances impérialistes ne se sont pas seulement sauvées de l’attaque révolutionnaire du prolétariat mondial, mais elles se sont renforcées et, en même temps, se sont multipliées.

Comment le prolétariat mondial, et le prolétariat des pays impérialistes en particulier, pourra-t-il un jour relever la tête, se relever de l’énorme défaite des années 1920 ?

Une des hypothèses que Lénine faisait en 1919, comme rappelé ci-avant, pendant la guerre civile qui opposait l’Armée rouge aux troupes des généraux tsaristes et aux attaques des puissances impérialistes, était la suivante : si les prolétaires n’avaient pas réussi à rester unis, fermement ancrés à la direction du parti communiste révolutionnaire qui, à son tour, devait réussir à rester fortement unie sur des questions essentielles comme la lutte des classes, la révolution, la dictature du prolétariat, le refus catégorique de s’allier avec la bourgeoisie sur tout objectif politique, etc.

Et si donc les communistes s’étaient divisés sur des questions « secondaires » (frontières de l’Etat soviétique, républiques autonomes ou fédérées ou fusionnées, etc.), ils auraient porté la division et les querelles au niveau des questions essentielles et la cause du travail, la cause du socialisme, donc de la lutte des classes, de la révolution, de la dictature du prolétariat, aurait certainement été perdue et non pas pour peu de temps, mais pour de longues années !

Malheureusement, c’est exactement ce qui s’est passé, et les capitalistes des pays impérialistes et de la Russie arriérée ont réussi à écraser la Russie révolutionnaire, et avec elle toutes les autres républiques soviétiques, l’Ukraine ou la Géorgie.

Ce fut une défaite bien plus dure pour le prolétariat mondial, bien plus dure que la défaite des communards de Paris, une défaite qui a coupé les jambes d’une autre révolution dans un pays arriéré, celle de la Chine de 1925-1927, et qui a offert le prolétariat mondial aux massacres des guerres impérialistes qui ont suivi.

C’est dans cet abîme que le prolétariat d’aujourd’hui a été précipité et dont il ne pourra sortir que grâce à un bouleversement tellurique mondial sans précédent, qui bouleversera tout ordre impérialiste existant, et à l’action du parti communiste révolutionnaire ressuscité dans le monde entier.

 

LE PROLÉTARIAT D’AUJOURD’HUI ET LE MOUVEMENT PROLÉTARIEN DE DEMAIN

 

Les prolétaires d’Europe, et de tous les autres continents, sont encore en proie aux illusions et aux tromperies que la bourgeoisie ne cesse de produire pour détourner leur énergie sociale sur le terrain de la collaboration de classe. Que la bourgeoisie utilise des moyens démocratiques (élections, parlement, liberté de presse et d’organisation, etc.) ou autoritaires (généralement justifiés pour défendre le pays du « terrorisme » ou de l’agression étrangère), il n’en reste pas moins que sans l’exploitation du travail salarié, donc du prolétariat, dans son propre pays et dans les pays qu’elle opprime, elle n’atteint pas le but de sa vie de classe : la valorisation du capital, donc la production de profits. Ce but est fondamentalement antagonique au but de la vie de la classe prolétarienne, qui est de se défendre contre l’exploitation capitaliste en luttant pour son élimination.

L’antagonisme de classe entre la bourgeoisie et le prolétariat est un fait historique, et non un « choix » idéologique ou économique de l’une ou l’autre classe. Il résulte directement du mode de production capitaliste qui repose sur la propriété et l’appropriation privées de l’ensemble de la production sociale par une classe, la bourgeoisie, et sur l’expropriation complète de tous les moyens de production et de tous les produits dont est victime la classe salariée, le prolétariat, que le marxisme a défini comme étant sans réserve, précisément parce qu’il n’a pas d’autre « propriété » que sa force de travail individuelle. En soi, cette force de travail ne permet pas de vivre, car elle doit être vendue aux propriétaires des moyens de production et de la production elle-même destinée au marché, recevant en échange un salaire en argent avec lequel ils doivent se rendre au marché pour acheter les biens dont ils ont besoin pour vivre jour après jour. Sans salaire, et donc sans possibilité d’acheter les biens essentiels au marché, le propriétaire de la seule force de travail ne vit pas, et donc le prolétaire meurt de faim. Pour ne pas mourir de faim, le prolétaire est contraint de se vendre pour un salaire plus bas et plus précaire, en échange de quoi il donne plus d’heures de travail journalièrement, entrant ainsi en concurrence avec d’autres prolétaires. La concurrence que les capitalistes se livrent entre eux pour gagner des parts de marché à leur profit est ainsi transférée aux prolétaires qui n’ont d’autre but immédiat que de se nourrir chaque jour.

La concurrence et l’antagonisme qui divisent un capitaliste d’un autre, un groupe de capitalistes d’autres groupes, un État capitaliste d’autres États capitalistes, sont tous intrinsèques au même mode de production par lequel ils existent en tant que propriétaires privés des moyens de production et en tant qu’appropriateurs privés de la production sociale. La domination de la bourgeoisie sur la société découle précisément de sa position sociale. En entrant en concurrence avec les autres bourgeoisies, chaque bourgeoisie mobilise toutes les forces dont elle dispose : principalement les moyens de production de base, le capital à investir, la force de travail à exploiter ; mais tout cela ne suffit pas, car sa domination ne découle pas seulement du pouvoir économique qu’elle possède, mais aussi de son pouvoir politique. C’est en effet le pouvoir politique qui lui donne la capacité de gérer socialement les masses prolétariennes qu’elle exploite.

Organisées dans le travail associé de la production et de la distribution capitalistes et au cours de l’histoire de leur mouvement, ces masses ont fait mûrir la conscience qu’elles représentent non seulement la force de travail, mais aussi une force sociale grâce à laquelle elles peuvent lutter contre le niveau et l’ampleur de l’exploitation des capitalistes. L’antagonisme de classe émerge matériellement des relations sociales et de production bourgeoises elles-mêmes, et la bourgeoisie ne peut pas l’effacer parce que cela signifierait effacer sa domination de classe, son identité même en tant que classe dominante. Elle doit donc l’émousser, le contenir dans les limites où il ne produit pas de révoltes, de soulèvements, d’insurrections. Mais, au cours du développement du capitalisme et de ses contradictions toujours plus fortes, les révoltes, les soulèvements, les insurrections, ont été un signal d’alarme et une menace pour le pouvoir bourgeois parce que dans l’affrontement avec la bourgeoisie et son État, la lutte pour la défense immédiate des conditions de vie et de travail du prolétariat tend à s’élever à une lutte politique, à une lutte de classe, à une lutte qui historiquement fixe comme objectif, pour la classe dominante bourgeoise, la défense et le maintien du pouvoir politique en écrasant les tentatives révolutionnaires du prolétariat, pour la classe prolétarienne, l’attaque contre les privilèges et le pouvoir politique de la bourgeoisie afin de le conquérir en renversant son Etat et sa guerre inévitable pour le reconquérir.

Lutte des classes signifie donc guerre de classe, car le prolétariat n’aura aucune chance de parvenir à son émancipation de l’exploitation capitaliste s’il ne renverse pas le pouvoir politique bourgeois ; un pouvoir qui n’est rien d’autre que la dictature de la classe capitaliste et sa politique impérialiste par laquelle elle écrase et opprime le prolétariat dans tous les pays et dans les nations plus petites et plus faibles. Si la lutte prolétarienne n’atteint pas le niveau de la lutte de classe, c’est-à-dire si elle ne pose pas l’objectif de révolutionner la société en conquérant le pouvoir politique, en commençant dans le pays où la situation est favorable à la lutte révolutionnaire, puis en étendant cette lutte au niveau international, le prolétariat continuera à rester soumis à la bourgeoisie, subissant les conséquences toujours plus désastreuses des contradictions qui tenaillent la société capitaliste. Et ces conséquences sont des crises toujours plus aiguës et des guerres bourgeoises : dans un cas comme dans l’autre, les prolétaires paient la prospérité du capital par la misère, la faim, les accidents mortels sur les lieux de travail, l’exploitation toujours plus intense, les catastrophes dites naturelles, la répression et les massacres de guerre.

Comment s’en sortir ?

Les moyens démocratiques et pacifiques ont montré depuis longtemps qu’ils ne résolvaient rien, au contraire, ils renforcent la soumission du prolétariat à la domination capitaliste. Le réformisme et la collaboration de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie se sont avérés être des moyens exclusivement utiles au capitalisme et au pouvoir bourgeois ; en réalité, ils masquent les concrètes dictature économique du capitalisme et dictature politique de la bourgeoisie. Il y a eu des réactions violentes de la part de groupes petits-bourgeois voués à la ruine par les crises économiques qui ont fasciné les couches prolétariennes par leur terrorisme individuel, comme les Brigades Rouges, mais elles ont montré qu’elles ne représentaient qu’une pure illusion au caractère anarchiste imaginant influencer les relations sociales en faveur du prolétariat en éliminant quelques capitalistes, quelques généraux, quelques magistrats. Même ce moyen a montré son inefficacité en ce qui concerne l’émancipation du prolétariat, renforçant au contraire la propagande de la paix sociale et de la collaboration de classe par toutes les forces de conservation sociale, au premier rang desquelles l’opportunisme.

Le chemin de la lutte de classe, dans la réalité historique et non dans les fantasmes des démocrates, est le plus ardu pour le prolétariat car il doit se débarrasser de toutes les illusions produites par la démocratie électorale et parlementaire, et il doit surmonter les habitudes qui se sont enracinées au cours des longues décennies de la politique de collaboration entre les classes dans laquelle les bourgeoisies impérialistes, en échange des mesures de protection sociale dans lesquelles elles ont investi, ont obtenu la paix sociale, une exploitation toujours plus brutale du prolétariat et une main libre dans l’oppression des nations les plus faibles. Le résultat de cette politique n’est pas la paix universelle, ce n’est pas la fin des inégalités sociales, ce n’est pas la prospérité répartie équitablement sur toutes les populations, c’est au contraire plus d’oppression, plus de répression, une exacerbation des facteurs de crise et une guerre bourgeoise qui devient de plus en plus la norme.

Aujourd’hui dans les pays impérialistes, le prolétariat se plie encore complètement aux exigences du capitalisme national, mais aussi aux exigences des alliances capitalistes internationales. Le prolétariat des pays impérialistes bénéficie encore – par rapport au prolétariat des pays capitalistiquement arriérés – de certains avantages que les prolétaires d’autres pays se voient refuser, tant sur le terrain économique que social et politique immédiat. Ces « avantages » sont en fait payés par les bourgeoisies opulentes non seulement par l’exploitation de leur propre prolétariat, mais aussi par l’exploitation bestiale et esclavagiste des prolétaires des pays de la périphérie de l’impérialisme. C’est ainsi que les prolétaires de chaque pays, malgré la concurrence alimentée entre eux par leurs bourgeoisies respectives, sont liés les uns aux autres par les mêmes chaînes. Chaînes que toute loi bourgeoise, qu’elle soit démocratique ou fasciste, ne défera jamais, mais au contraire resserrera encore plus.

Comme les esclaves de la Rome antique, les esclaves salariés de la société capitaliste ultramoderne doivent se libérer de leurs chaînes par leurs propres forces. Ils doivent s’unir dans des organisations indépendantes de toutes les institutions bourgeoises, se placer sur le terrain de la lutte avec des objectifs qui concernent exclusivement leurs intérêts d’esclaves salariés, de prolétaires ; ils doivent adopter des méthodes et des moyens classistes, c’est-à-dire capables de s’opposer efficacement aux méthodes et aux moyens utilisés par les patrons et leur État. C’est l’expérience de cette lutte, sur le terrain de la défense immédiate, qui donnera au prolétariat la possibilité d’assumer la tâche d’aller au-delà de la défense immédiate, au-delà des intérêts immédiats, et donc de se placer sur le terrain de la lutte politique classiste ; un terrain sur lequel les forces bourgeoises et de conservation sociale le détourneront – comme elles l’ont toujours fait – vers des objectifs démocratiques, parlementaires et bien sûr antifascistes, pacifistes et légalistes, en réclamant de nouvelles réformes et des lois plus « justes ».

Et que faire dans un moment comme celui-ci, où la guerre frappe aux portes ?

Comment les prolétaires russes et ukrainiens ont-ils réagi à la guerre déclenchée le 24 février ?

Ce que l’on sait, c’est qu’entre fin février et début mars, à Moscou, Saint-Pétersbourg et dans des dizaines d’autres villes, il y a eu des manifestations pacifistes contre la guerre. Naturellement, la police anti-émeute a été lancée contre les manifestants et il semble qu’il y ait eu dans les différentes villes plus de 14.000 arrestations (6). Il n’y a pas eu de grèves, il n’y a pas eu de manifestations proprement ouvrières, ce qui montre, d’une part, la crainte naturelle d’être frappé aveuglément par la répression et, d’autre part, l’extrême faiblesse dans laquelle est tombée la classe ouvrière russe qui, à l’évidence, même au niveau de la simple défense de ses conditions immédiates de vie et de travail, n’a pas exprimé jusqu’à présent une force capable de générer une avant-garde politique de classe qui assumerait de lutter contre la bourgeoisie, la classe dominante, la classe qui représente le pouvoir économique et politique sous lequel le prolétariat est écrasé, fragmenté, isolé et asservi.

Le pouvoir bourgeois ne craint pas les manifestations pacifistes ; certes elles peuvent gêner et compliquer le travail de contrôle social de la bourgeoisie russe, qui a toujours eu l’habitude de cacher les morts de ses guerres tout en glorifiant leur sacrifice. Mais la répression des manifestations pacifistes lorsque le pays est en guerre est à son tour une mise en garde à la classe ouvrière pour qu’elle comprenne que le pouvoir ne l’épargnera pas si elle descend protester contre la guerre ; en effet, l’effet redouté que pourraient avoir les protestations ouvrières contre la guerre serait de saper la confiance et la discipline des soldats envoyés faire la guerre, alors qu’ils sont mobilisés dans l’« opération spéciale » contre le gouvernement de Kiev accusé d’être « militariste » et « naziste ».

Les prolétaires ukrainiens, quant à eux, face à l’invasion militaire, aux bombardements, aux pillages, à la destruction massive des villages et des villes, aux massacres de civils, ont réagi comme le fait toute population agressée, non préparée et inconsciente des raisons de l’agression : elle s’est réfugiée dans les sous-sols, a fui les villes bombardées, a tenté d’aider les blessés et les mutilés et s’est pliée aux ukases du gouvernement qui, pour la guerre contre « les Russes », a obligé tous les hommes à rester à la disposition de l’armée pour défendre une « patrie » qui s’est révélée et continue de se révéler dévoreuse de force de travail et de chair humaine au profit exclusif de la classe dominante bourgeoise. En cela, la bourgeoisie ukrainienne n’est pas différente de la bourgeoisie russe : les intérêts qui l’ont poussée à la guerre au cours des huit dernières années sont tout aussi capitalistes, mais ceux d’une bourgeoisie nationale qui vise à se retirer d’une alliance – avec Moscou – afin de se louer aux puissances impérialistes concurrentes de Moscou sur la base de promesses d’affaires plus lucratives.

Les prolétaires russes et ukrainiens sont encore totalement sous la coupe de leurs bourgeoisies respectives et, pour l’instant, ne savent pas réagir autrement que par les moyens et les méthodes que les bourgeoisies elles-mêmes utilisent systématiquement pour les maintenir soumis : en les enrôlant dans leurs forces armées lorsque les intérêts de leurs capitalismes nationaux respectifs sont mis en danger par la concurrence étrangère, en les disciplinant et en les contrôlant pour le succès des actions de guerre, en les formant par une propagande de guerre intentionnellement conçue pour alimenter la haine nationale contre l’« ennemi » du moment. Ainsi, des peuples issus de la même souche, de la même langue, de la même culture, qui, sous la dictature prolétarienne issue d’octobre 1917, avaient exprimé une véritable fraternité et union après avoir contribué à la chute de l’oppression tsariste, à la lutte contre les généraux tsaristes qui entendaient la restaurer, à la lutte du prolétariat international contre le joug des régimes capitalistes et précapitalistes, se trouvent encore une fois à se faire la guerre, au nom de quoi ? Au nom de la souveraineté territoriale, du capitalisme national et d’un régime qui n’a eu aucun scrupule à transformer des centaines de milliers de soldats en chair à canon.

Les prolétaires russes et ukrainiens, eux, ne peuvent même pas compter sur la lutte classiste des prolétaires européens ou américains ; ils ne peuvent pas être incités à suivre l’exemple d’une lutte anti-bourgeoise qu’il n’y a même pas en Europe, le berceau du capitalisme, certes, mais aussi le berceau de la révolution prolétarienne et le cœur de la révolution mondiale.

Nous écrivions en 1967 : « Marx disait, il y a un siècle, que l’Angleterre industrielle montrait au reste du monde alors arriéré, l’image de son propre avenir. L’Angleterre d’aujourd’hui en proie aux difficultés montre à l’Europe l’image de son avenir. L’Europe ( … ) malgré sa relative prospérité actuelle, ne parviendra jamais à la position dominante qui fut celle de la Grande-Bretagne au siècle dernier et qui est aujourd’hui celle des Etats-Unis. Entre l’Europe, même unie, et les Etats-Unis, l’inégalité de développement s’aggrave. Les problèmes dans lesquels se débat l’Angleterre d’aujourd’hui l’Europe les connaitra demain. Et il n’y aura pas de marché plus vaste pour les y noyer. L’Europe sera le cœur de la révolution mondiale. » (7).

Les crises économiques et politiques du capitalisme n’ont jamais déclenché automatiquement la révolution prolétarienne. Ce n’est pas arrivé hier et n’arrivera pas demain. Mais les facteurs objectifs qui font mûrir la situation révolutionnaire sont exclusivement inhérents au capitalisme et à son incapacité à les résoudre sinon en augmentant sa puissance négative. C’est pourquoi, cette puissance négative des facteurs de crise doit atteindre un niveau tel que la classe dominante bourgeoise ne puisse plus vivre comme elle l’a fait jusqu’alors, et que la classe dominée, le prolétariat, ne puisse plus tolérer les conditions dans lesquelles elle a vécu jusqu’alors.

Parmi les facteurs objectifs, il y a la lutte de classe du prolétariat, c’est-à-dire la lutte par laquelle le prolétariat s’entraîne et se prépare à l’affrontement décisif avec la classe dominante. Font partie de cette lutte la présence, l’activité et l’influence du parti de classe, le parti communiste révolutionnaire, qui a pour tâche de guider le prolétariat à la fois dans la lutte de classe, dans la révolution de classe et, une fois la victoire révolutionnaire obtenue, comme nous le rappelle constamment Lénine, dans l’exercice de la dictature de classe, le seul véritable instrument avec lequel il est possible de transformer la société de l’exploitation et de l’oppression capitaliste, de ses guerres de concurrence et de ses guerres armées, en une société sans classes, sans antagonismes de classes et donc sans antagonismes nationaux, dans laquelle les peuples vivront enfin en harmonie.

Nous ne nous faisons pas d’illusions sur le fait que ce chemin pourrait commencer demain, ou qu’il sera facilité par la « prise de conscience » de chaque prolétaire. Comme nous l’avons dit, pour ébranler les fondations de la société capitaliste, il faut déclencher un séisme mondial où non seulement la bourgeoisie de chaque pays se voit confrontée au danger de perdre son pouvoir, ses privilèges mais où le prolétariat de chaque pays ne puisse voir d’autre issue à l’abîme dans lequel il a été précipité par sa propre bourgeoisie que de se soulever contre les pouvoirs constitués, contre les ennemis de classe qui, par leurs actions, se sont finalement fait reconnaître comme des ennemis avec lesquels il n’y a pas de trêve, pas de paix à négocier. Alors les enseignements de la Commune de Paris de 1871 et de la révolution d’Octobre 1917 démontreront aussi jusqu’au dernier prolétaire du pays le plus reculé qu’il est le seul patrimoine précieux de la lutte de classe que le prolétariat a la tâche historique de mener à bien, jusqu’à la victoire révolutionnaire, jusqu’à la République socialiste mondiale.

 

 


 

(1) Cet article est paru initialement dans il comunista n° 173, avril-juin 2022.

(2) Voir Lénine, « Lettre aux ouvriers et paysans d’Ukraine à l’occasion des victoires remportées sur Denikine », 28 décembre 1919. Œuvres Complètes, tome 30, Editions Sociales, Paris 1964, p. 301-307. Cette lettre fait référence à une lettre antérieure du 24 août 1919, également envoyée aux ouvriers et aux paysans, après la victoire sur Koltchak, « Lettre aux ouvriers et aux paysans au sujet de la défense de Koltchak », Œuvres Complètes, tome 29, p. 557-565. Il convient de rappeler qu’en 1919, la guerre déclenchée par les généraux tsaristes Kornilov, Koltchak, Denikine, Iudenitch, Wrangel, etc. contre le pouvoir soviétique battait son plein et que l’Armée rouge avait déjà mis en déroute les troupes de Koltchak au cours de l’été 1919, libérant l’Oural et une partie de la Sibérie. A son tour, Denikine, quatre mois plus tard, subit défaite sur défaite en Ukraine.

(3) Cf. nos « Thèses caractéristiques du Parti », décembre 1951, publiées dans le volume « Défense de la continuité du programme communiste », Editions programme communiste, Paris, p. 182.

(4) Voir Lénine, « Pour le quatrième anniversaire de la révolution d’octobre », 14 octobre 1921, dans Œuvres Complètes, vol. 33, Editions Sociales, Paris 1963, p. 47-48.

(5) Ibid., p. 50 et 48.

(6) Cf. https://rainews.it, 13 mars 2022.

(7) Voir « Pour qui sonne le glas dans la perfide Albion ? », « le prolétaire », n° 42, avril 1967, (Paru en Italie sous le titre : « L’Europa sarà il cuore della rivoluzione mondiale », « il programma comunista », n° 6, 30/3-13/4, 1967).

 

 

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