Russie et révolution dans la théorie marxiste
Deuxième partie
Parti prolétarien de classe et attente de la révolution double (Fin)
(«programme communiste»; N° 107; Mars 2024)
Nous publions ici la fin du rapport exposé par
Amadeo Bordiga à la réunion générale du parti de Bologne les 31 octobre et
premier novembre 1954. Les chapitres précédents sont parus sur les n°104,
105 et 106 de cette revue (A l’origine le rapport fut publié dans « il
programma comunista », du n° 21, 11-25 novembre 1954, au n° 8, 22 avril-6
mai 1955).
29.
DISSIDENCES EXTERNES ET INTERNES
Il est inutile de répéter que nous ne sommes pas en train d’écrire
une histoire de l’économie russe (thème précédent) ni de la politique russe
(thème présent); nous ne faisons que tirer de ces deux vastes domaines les
matériaux pour notre thèse : la ligne des marxistes révolutionnaires en
Russie a été correcte dans la phase où se préparait la « révolution double »
bourgeoise prolétarienne.
Nous fondons
notre résultat non pas en nous référant à tous les épisodes de cette lutte
longue et complexe, mais en insistant surtout sur le rejet et la démolition
des positions, propositions et tactiques adverses, telle qu’elle ressort des
campagnes critiques et polémiques des bolcheviks, de Lénine, dans leurs
importants aspects doctrinaux, journalistiques et organisatifs.
En mettant cet
ensemble d’éléments en rapport avec les développements successifs de la
lutte historique, avec les données – qu’un exposé à venir et une réunion
prochaine mettront au point – de la phase insurrectionnelle de la double
révolution et de la période consécutive et actuelle, nous ferons en sorte de
parvenir à une systématisation claire des problèmes généraux qui lient : a)
les révolutions bourgeoises du passé en Occident (divisées en deux types :
celles qui se présentèrent comme des révolutions uniques, comme en
France et en Angleterre, et celles qui se présentèrent déjà comme des
révolutions doubles, comme en Allemagne) ; b) la révolution russe
dans la mesure où elle se présenta comme double, et en tant que telle
est un acquis réel de l’histoire ; c) les futures révolutions uniques
(c’est-à-dire socialistes) attendues dans les pays de capitalisme développé.
La
« contre-thèse » opportuniste qui s’oppose à nous – nous continuons notre
méthode qui consiste à relier régulièrement les « propositions » déjà
établies avec celles qui doivent venir plus tard – veut s’appuyer sur la
reconnaissance du fait que les événements russes ont confirmé la conception
marxiste de l’évolution historique en ce qui concerne le comportement à
suivre dans une phase double de préparation révolutionnaire, pour en
tirer la conclusion tendancieuse et désastreuse que cette expérience a
conduit à une « révision » de la façon de concevoir les futures révolutions
uniques du prolétariat par rapport à la prévision initiale et à la
théorie du marxisme.
La « révision »
que la vague numéro un de l’opportunisme jeta en travers de notre
route a consisté à nier le caractère autoritaire, central, politique, et de
parti, de la révolution (crise de la Première Internationale). La
« révision » de la vague numéro deux de l’opportunisme a consisté à
nier le caractère violent et insurrectionnel, de discorde nationale,
de la révolution (crise de la Deuxième Internationale). La « révision » de
la vague numéro trois de l’opportunisme consiste à nier le caractère
autonome de la révolution qui abattra le régime capitaliste et qui
sera l’œuvre de la seule classe travailleuse salariée (crise de la Troisième
Internationale).
Soyons encore
plus explicites (au nom de ce schématisme déclaré dont nous nous
réclamons toujours : que reste-t-il à qui fuit tout schématisme ?
Précisément, uniquement l’opportunisme fétide) : c’est une thèse marxiste
reconnue que celle qui affirme que toute révolution bourgeoise est une
révolution du peuple, le prolétariat étant compris dans ce dernier. C’est
une thèse marxiste reconnue que celle qui affirme que toute révolution
bourgeoise déjà avancée peut voir dans le prolétariat déjà développé non
seulement un allié d’autres classes bourgeoises et populaires mais également
un dirigeant d’une révolution populaire, allié avec des couches non
prolétariennes (paysannes).
C’est une
contre-thèse défaitiste vis-à-vis du marxisme que d’affirmer que, dans
les révolutions qui en Europe doivent abattre le régime capitaliste, après
la révolution russe, le prolétariat salarié sera au même niveau que les
classes et les couches populaires pauvres, et que la révolution sera l’œuvre
d’une alliance des salariés avec des classes populaires rurales et
urbaines non ouvrières.
DANS L’ATTENTE
DE LA RÉVOLUTION UNIQUE (en d’autres termes, depuis que le régime
capitaliste est historiquement établi, comme c’est le cas aujourd’hui dans
toute l’Europe et dans deux
autres continents et demi) LA
CLASSE OUVRIÈRE ET SON PARTI NE FORMENT PAS D’ALLIANCES ET SAVENT QUE DANS
LA RÉVOLUTION ILS N’AURONT QUE DES ENNEMIS.
Les innombrables
positions, déformations de la position unitaire et continue des marxistes
révolutionnaires, qu’il est de la plus grande importance d’avoir démolies
« à temps », ne sont pas seulement celles des adversaires ouverts de notre
programme et de notre action, mais aussi celles des courants qui, tour à
tour, dévient, sont en désaccord, et, par un processus dont nous possédons
la théorie complète depuis des décennies, se dirigent vers l’ennemi de
classe. Le cas russe est une mine de ce genre de précieuses leçons.
30.
« AUTODÉLIMITATIONS » CLASSIQUES ET RUSSES
Nous nous sommes suffisamment étendus sur la lutte des marxistes
russes contre le « populisme », ou socialisme rural russe, dont les bases
doctrinales se relient étroitement à l’étude d’Engels dont nous avons parlé
dans la première partie de ce travail. Cette école dissidente est totalement
« extérieure » au marxisme puisque ses partisans, après une première période
indécise, n’hésitaient pas à se déclarer adversaires de l’idéologie et de la
méthode marxistes tout en défendant la cause des classes exploitées
socialement contre un régime d’odieux privilèges économiques. Nous en
viendrons aux autres dissensions, « internes ».
Mais il faut
d’abord dire que la différence entre les écoles vaguement « socialistes »
– qui sous des formes douteuses et le plus souvent littéraires commencent à
traiter d’une « question sociale » issue de la traditionnelle et séculaire
mystique sociologique, partant d’abord des âmes, puis des cerveaux,
et qui affirment un « stomachisme » timide et primitif – et la doctrine
marxiste, compacte, unitaire, monobloc puisque monogène, se
présente en Russie non pas comme un fait original, mais comme la
reproduction de processus déjà présents dans l’histoire de l’Occident. Dès
qu’il se présente en 1848 dans le bloc granitique du Manifeste, le
communisme marxiste se distingue déjà lui-même de toute une gamme de
socialismes grossiers présents jusqu’alors, dans le modèle classique du
chapitre magistral, « Littérature socialiste et communiste ».
Ce chapitre
rejette comme étrangers, comme quelque chose qui ne nous correspond
pas, selon l’expression putassière en vogue, que nous abhorrons par
principe, les misérables « credo » suivants. Nous avons trois sortes de faux
socialismes, et cinq sous-espèces.
31.
LES ÉTAGÈRES DE LA BIBLIOTHÈQUE DE KARL
La première sorte, c’est le socialisme « réactionnaire »,
c’est-à-dire qui a la signification historique de lutte contre la révolution
bourgeoise
en défendant des solutions anticapitalistes parce que précapitalistes.
La seconde c’est le socialisme qui s’arrête à la société bourgeoise
en voulant la perfectionner pour la conserver. La troisième c’est le
socialisme qui veut effectivement sortir de la forme bourgeoise et aller
vers une économie collective mais qui ne sait pas trouver la voie du passage
et la demande à la sagesse ou à la bonté humaine.
Dans la première
sorte (mouvement en arrière) nous avons : a) le socialisme féodal :
il veut prouver aux ouvriers qu’ils doivent combattre le capitalisme parce
que leur sort est meilleur dans la forme féodale. Marx indique une variante
d’une telle école dans le socialisme « clérical ». Un exemple russe (ce
schéma que nous couchons sur le papier existe certainement chez Lénine, mais
actuellement nous ne saurions pas dire où) ? Le pope Gapone qui en 1904
fonda une organisation « des ouvriers russes d’usine ». Sa thèse selon
laquelle le tsar aurait fait siennes les revendications des travailleurs
contre les patrons, était parallèle à celle des organisations ouvrières
zoubatovistes (du nom d’un officier de police) ; mais si le pope qui
entraîna les masses au massacre était peut-être un illuminé, ce n’était pas
un provocateur comme le dit l’histoire « bolchévique » officielle, tissu de
dénonciations de provocations rétroactives à un demi-siècle de distance.
Cette odieuse « conception provocatrice de l’histoire » est l’opposé du
déterminisme marxiste).
Toujours dans la
première sorte, on trouve : b) le socialisme petit-bourgeois qui veut
substituer au capitalisme d’autres modes de production plus arriérés :
« les corporations dans la manufacture et le régime patriarcal dans
l’agriculture ». Le chef de file de cette littérature est Sismondi, puissant
cependant dans la critique des contradictions économiques capitalistes.
L’équivalent russe ? Vous le demandez ? Tout le populisme ! En
luttant contre un tel adversaire, Lénine aurait-il fini par en adopter une
des thèses, en rectifiant le marxisme classique ? Allons donc ! Ou bien le
Manifeste est coulé dans un bronze inaltérable, ou alors il peut être
façonné comme de la pâte molle s’il est permis à ses disciples d’oublier
que, au lieu de prévaloir un siècle après, « ces aspirations finissent en un
miaulement stérile». Ou ce sont eux qui miaulent, ou ce sont nous, avec
Marx, qui brairont.
Il existe
ensuite une troisième sous-espèce : c) le socialisme allemand, école
aujourd’hui oubliée, qui parodia les critiques françaises de la société
bourgeoise avant que celle-ci ne surgisse en Allemagne et qui opposa un
« ouvriérisme » économique et impérial au capitalisme naissant et au
libéralisme allemand, opposition toujours de l’arrière. Il fut balayé
par 1848 comme le socialisme féodal français l’avait été par 1793 et le
socialisme féodal russe devait l’être par 1905.
Le socialisme
petit-bourgeois existe partout, étagère I, rayon b, et c’est lui qui, dans
le monde entier, est maintenu en vie par le kominformisme. Il ne se situe
pas entre le capitalisme et le communisme, il est carrément en
deçà du premier.
La deuxième
sorte est le « socialisme conservateur ou bourgeois ». Il ne veut pas
revenir en arrière, mais il ne veut pas non plus aller de l’avant ; il veut
arrêter l’histoire au mode marchand, en obtenant justice pour les salariés.
Son prophète est Proudhon, et son grand prêtre, comme nous l’avons montré
dans le Dialogue (1) a été Staline.
Comme « ce
socialisme bourgeois a essayé de détourner la classe ouvrière des mouvements
révolutionnaires, en démontrant que ce qui peut lui être utile ce ne sont
pas les transformations politiques, mais les transformations économiques »,
il trouva son équivalent dans l’économisme russe. Lénine fut féroce
contre lui.
La théorie
fondamentale de Staline – construction du socialisme dans un seul pays,
compatible avec la coexistence pacifique avec les régimes capitalistes des
autres pays – qu’est-ce donc sinon du pur « économisme », transposé de
l’échelle nationale à l’échelle mondiale ; socialisme identique à
celui qui aurait pardonné tour à tour à Louis XVI, à Guillaume Ier et à
Nicolas II étant donné qu’aujourd’hui il pardonne à Élisabeth II et au
général Eisenhower ?
Si c’est du
socialisme il est stupide en histoire et en politique, et il ne l’est pas
moins – comment le pourrait-il ? – en économie. Comme son chef de file
Proudhon, il illusionne les masses en leur faisant croire que l’on peut
sortir des limites du capitalisme sans briser son enveloppe marchande.
Selon le plus puissant des coups de marteau asséné dans sa forge par
Marx-Vulcain.
La troisième
sorte est respectée par Marx parce qu’elle va de l’avant.
C’est le socialisme critico-utopiste. Ici l’on a de véritables
ennemis du capitalisme, tout particulièrement dans la première phase des
mouvements prolétariens instinctifs d’Angleterre et de France à l’aube du
siècle dernier, et il ne manque pas l’élément critique : dominent les noms
de Saint-Simon, d’Owen, de Fourier, et de Cabet. S’ils ne prévoient pas
l’action de classe et s’ils se limitent à des plans sociaux, la
société qu’ils décrivent est cependant la négation véritable du
capitalisme. Leurs affirmations sur la société à venir « ont un sens
purement utopiste », parce qu’ils « connaissent de façon trop rudimentaire
les oppositions entre les classes qui commencent à peine à exister à ce
moment ». Mais nous, marxistes modernes, qui fondons tout sur les
oppositions entre les classes dont nous avons donné la doctrine complète et
dont nous vivons la pratique, nous tenons pour nôtres ces
affirmations parce qu’elles définissent la seule société socialiste.
Méditons ce passage essentiel, et répétons-le, quand nous décrivons (comme
nous nous préparons à le faire brièvement) la Russie non socialiste
d’aujour-d’hui : « Abolition de l’opposition entre ville et campagne – de
la famille – des gains privés – de la marchandise – de la discordance
(en termes marxistes : anarchie) sociale – de l’État transformé en une
simple administration de la production ».
Voici
dialectiquement quelle est la position : les utopistes désiraient et
proposaient que toutes ces formes soient abolies, nous marxistes, nous
démontrons qu’elles seront abolies par des forces sociales que le
capitalisme a déjà éveillées.
Salut à
l’utopisme! Il est possible qu’en Russie le stalinisme règne plus longtemps
parce que, les deux révolutions s’étant soudées, le mouvement russe a
parcouru toute la gamme des socialismes rétrogrades et statiques en les
cravachant mais il lui a manqué la troisième forme, théoriquement
insuffisante mais cependant tendue vers une société socialiste non
adultérée, non vénale, non philistine, la vigoureuse et généreuse utopie.
32.
PREMIÈRE CRISE INTERNE : LE MARXISME LÉGAL
La grande caractéristique du communisme russe réside dans le fait
que, bien qu’encerclé par une forêt d’ennemis féroces, il n’a pas hésité à
se battre contre eux tous et en même temps sur tous les fronts des
dissensions internes. On ne comprend pas comment l’unitarisme malpropre
actuel, à usage non seulement interne mais également externe (Lénine
délimitait
avec un rideau, effectivement de fer celui-là, les frontières du parti ; les
misérables porteurs de peste actuels s’exhibent de tous les côtés en
ouvertures nouvelles et en déchirures supplémentaires à celles de leur
longue carrière), aurait pu être engendré par ce communisme russe ; ou
plutôt on comprend bien qu’alors on allait vers la révolution et
qu’aujourd’hui on lui tourne le dos.
Si, comme nous
disions, il n’y a pas eu en Russie d’utopisme prolétarien cela est dû au
fait que lorsque le mouvement se développa jusqu’au seuil du parti, la
théorie de ce parti était internationalement déjà produite et qu’elle venait
de l’étranger. Ceux qui n’avaient avec cette théorie qu’un rapport seulement
livresque pouvaient se tromper au point de supposer – en comprenant de
travers le fond même de la doctrine – qu’elle devait certes naître d’une
succession difficile et tourmentée de luttes sociales mais que, une fois
obtenue, le mouvement pouvait être abrégé.
Or le parti fit
bien d’« importer » l’arme instrumentale déjà disponible qu’est la théorie
du parti. Il n’y a aucun idéalisme là-dedans. Le marxisme ne pouvait pas se
former, les découvertes qui le constituent ne pouvaient pas être faites
avant que le mode de production bourgeois ne se soit diffusé et que ne se
soit développée en son sein la classe prolétarienne dans de grandes sociétés
nationales développées. Mais une fois qu’il est formé, il est valable pour
toutes les zones et les aires qui se développent avec retard, et il permet
d’établir quel sera le processus qui les attend et qui est déterminé de la
même manière. Cela est vrai pour l’idéologie comme pour toute autre
technique ou outillage : la question de savoir comment se construit un
navire ou une machine-outil devient toujours plus immédiatement une question
générale et mondiale dans le monde moderne : si l’on construit en Chine
aujourd’hui une usine, on y mettra les mêmes motrices que celles qui
existent dans la meilleure des usines américaines ; de façon analogue, on
n’aurait pas besoin d’étudier à nouveau la structure de l’économie
capitaliste pour en trouver ex novo les lois sans aller les lire chez
Marx…
Sauf que ces
lois prouvent justement que le capitalisme arrive de façon pénible et
odieuse et que pourtant il faut en passer par là si l’on veut aller
au-delà ; et elles ne fournissent aucun secret « politique » pour le faire
plus commodément.
Les premiers lecteurs enthousiastes des
puissantes œuvres
de Marx ne se rendirent pas compte – il est difficile de devenir marxiste
seulement par la lecture – que la maturité du mouvement n’advient pas
seulement par la divulgation de textes de même qu’elle n’advient pas
seulement en laissant faire la « spontanéité » des masses. Il s’agit de deux
moments différents : la connaissance doctrinale n’est pas un fait individuel
même du disciple ou du chef le plus cultivé, ni non plus une condition pour
que les masses se mettent en mouvement ; elle a pour sujet un organe propre,
le parti. Ce dernier ne se forme pas non plus par une communication de
froides données scientifiques ; il se forme dans le mouvement historique et
par tous les différents épisodes des luttes de classe.
Ce processus,
comme on sait, a été résumé par Lénine dans Que faire ?. Citons le
passage qui se trouve dans la conclusion du texte, en résumant les données
sur les débuts du mouvement marxiste en Russie. Décennie 1894-1904 : la
théorie et le programme de la social-démocratie naissent et se renforcent.
Le nouveau courant n’a que quelques partisans en Russie, la
social-démocratie existe sans mouvement ouvrier ; en tant que parti
politique, elle est dans sa phase intra-utérine.
1894-1898 : la
social-démocratie vient au jour comme mouvement social, comme montée des
masses, comme parti politique. Les intellectuels – pour la plupart
ex-populistes – qui avaient embrassé la doctrine marxiste entrent dans le
mouvement ouvrier durant cette phase ; en substance ils comprennent qu’il
faut dans le même temps combattre l’informe politique populiste - suivre la
théorie socialiste marxiste - adhérer au mouvement social des masses - ne
pas oublier l’exigence, apprise dans la phase populiste, de renverser l’ordre
existant, l’autocratie tsariste.
1898-1902 (date
à laquelle écrivait l’auteur) : alors que le mouvement ouvrier croît encore
en vigueur et en combativité, le parti s’engage dans une crise de mise en
ordre caractérisée par des incertitudes et des oscillations, par l’abandon
des points fondamentaux de la part de quelques-uns. Le courant le plus
dangereux qui dans cette phase nécessita en premier lieu le travail de
Lénine est celui des marxistes « légaux ».
33.
CONTRE LE STROUVISME
Les marxistes légaux continuent la polémique idéologique contre les
erreurs des populistes (Lénine n’exclut pas sur ce point une certaine
collaboration avec eux) et ils font une critique juste de l’action
terroriste individuelle ; mais ils vont jusqu’à nier la nécessité d’une
lutte politique dirigée vers le renversement du pouvoir tsariste ; ils
proposent de limiter l’activité à la diffusion de la doctrine marxiste par
des moyens tolérés, considérés comme légaux par le régime en place. Leur
principal représentant est Pierre Strouve, fermement combattu par Lénine
pour ses directives qui allaient jusqu’à la neutralité envers le tsarisme et
jusqu’à l’apologie du capitalisme, s’engageant dans la voie qui devait
déboucher par la suite dans un libéralisme de type bourgeois, avec l’abandon
et la trahison y compris doctrinale du communisme révolutionnaire.
En effet à Minsk
en 1898, ce n’est pas un véritable parti qui avait été fondé ; il y avait eu
un congrès peu nombreux et dispersé par la police. Lénine, en Sibérie, était
absent ; il fut désigné comme rédacteur de l’Iskra ; à partir de ce
point décisif commença le dur labeur pour constituer le parti, en dépassant
les oscillations, en « liquidant la troisième période ».
La fin de ces
marxistes, « fut la première prophétie réalisée de Lénine et elle lui
donna confiance en sa méthode ». C’est ce que dit Wolfe dans son livre
bien connu, de ligne marxiste non orthodoxe. La fameuse conclusion
d’un livre de Strouve indigna Lénine : « Confessons notre manque de
culture et tournons-nous vers le capitalisme pour nous instruire ».
Wolfe prétend que Lénine, chef de la Russie, dans le combat contre
l’inexpérience économique, l’incapacité et le chaos, aurait un jour répété
les mêmes paroles. Mais il s’agissait d’importer l’équipement technique
capitaliste d’Occident, alors que pour Strouve il s’agissait d’établir
la théorie révolutionnaire et celle-ci on ne peut certainement pas
l’apprendre auprès des grands industriels !
Les paroles du
même Lénine en 1907, rapportées ici par Wolfe, gardent toute leur
valeur : « La vieille polémique contre Strouve et Tougan-Baranovsky fournit
un exemple instructif de la valeur pratique du refus des compromis dans les
controverses doctrinales… Il était utile de considérer la situation comme
elle était il y a une dizaine d’années : les divergences théoriques avec le
strouvisme, si mineures qu’elles apparaissaient à première vue, conduisirent
à la délimitation politique complète du parti ». Donc le Lénine prétendument
pratique et sans a priori considérait toujours les oppositions
doctrinales maintenues jusqu’au bout comme la voie véritable du
développement des forces révolutionnaires futures ; et l’histoire l’a
confirmé.
34.
LUTTE CONTRE L’« ÉCONOMISME »
La première forme sous laquelle l’aile droite du marxisme se
présenta dans le parti social-démocrate fut celle de la tendance
économiste
que Lénine combattit à fond avec l’Iskra et dans la préparation
laborieuse du fameux congrès de 1903 (Bruxelles-Londres) qui déboucha sur la
distinction entre bolcheviks et mencheviks, mais sans encore de scission
formelle en deux organisations.
Un manifeste des
économistes fut lancé en 1899 ; Lénine leur répliqua immédiatement
par une réunion de dix-sept militants déportés en Sibérie qui se
prononcèrent pour la condamnation de ce groupe et son élimination du parti.
Les économistes
soutenaient que l’on ne devait accorder de l’importance qu’à l’organisation
économique et aux conquêtes matérielles des ouvriers dans la lutte contre
les capitalistes pour l’amélioration des conditions de travail. Ils
dépréciaient la lutte politique dans ses objectifs et dans ses organismes.
Ils tenaient pour secondaire, et en fin de compte inutile, la formation du
parti politique ouvrier.
Nous pouvons
comparer l’économisme russe à tous les mouvements occidentaux qui ont
déprécié la tâche du parti, en remarquant cependant qu’il y a une grande
différence historique : ces mouvements se posaient le problème dans les pays
de capitalisme développé, et ils niaient le parti et la lutte pour le
pouvoir avec pour objectifs les intérêts de classe du prolétariat. Nous en
avons de nombreux exemples. Dans le pays classique du capital, l’Angleterre,
le parti politique est un agglomérat d’organisations économiques, les Trade
Unions, c’est-à-dire les syndicats de métiers, et s’il est vrai qu’il
participe aux élections et agit au parlement, d’un autre côté il manque de
tout programme classiste et révolutionnaire et de toute délimitation
théorique, et sa politique n’est pas une politique de lutte de classe mais
de collaboration constitutionnelle. On a donc le labourisme ou ouvriérisme,
ou syndicalisme de droite : l’Angleterre n’a jamais eu un grand parti
politique marxiste d’opposition institutionnelle et sociale.
La dépréciation
du parti politique en tant qu’organisation la plus importante de la classe
travailleuse et en tant qu’organe de la future conquête révolutionnaire du
pouvoir politique constituait le fond de la déviation des libertaires
bakouninistes lors de la scission de la Première Internationale ; en vérité
ces derniers allaient jusqu’à considérer comme trop autoritaires même les
organisations syndicales et la méthode des grèves ; ils étaient, plus
qu’économistes, antipopulistes, ils opposaient au parti de classe
l’individu rebelle ou la masse anonyme insurgée – conception non pas avancée
mais rétrograde et populacière.
À une époque
plus récente la diffamation du parti politique a été théorisée par le
syndicalisme qui se disait révolutionnaire et de gauche.
En partant de la dégénérescence légalitaire et parlementaire des partis
socialistes de la fin du siècle, ces mouvements, forts en France et en
Italie, remettaient la tâche de l’émancipation prolétarienne, y compris
insurrectionnelle, entre les mains des syndicats économiques et de leur
système pas très bien défini. Tout cela s’effondra avec la Première Guerre
mondiale. On ne doit pas cacher qu’un certain « économisme » ouvriériste,
nourri de défiance envers le parti et négateur de la thèse (à propos de
laquelle notre groupe de la gauche italienne est de façon orthodoxe avec
Marx et Lénine) selon laquelle le parti communiste est l’organe de la guerre
révolutionnaire et de la dictature de classe (qui est, soit dit sans
réserve, dictature du parti), fut présent dans des courants de la IIIe
Internationale (hollandais, hongrois, américains, écossais, allemands). Une
version de cet ouvriérisme s’exprime dans l’admission dans le parti
politique des seuls ouvriers, autre vision déformée du problème de
l’organisation.
35.
LA RÉVOLUTION MONOPOLE BOURGEOIS !
Mais les économistes russes ne voulaient pas de parti de classe
avant
même le renversement politique de l’absolutisme par la révolution
bourgeoise. Ils affirmaient que la lutte économique intéressait le
prolétariat, la lutte politique au contraire la bourgeoisie qui devait
accomplir la révolution démocratique, tâche ne revenant pas aux ouvriers
étant donné que leurs intérêts sont en opposition avec ceux de leurs patrons
bourgeois… Thèse insidieuse parce qu’apparemment classiste, en réalité
contre-révolutionnaire et absolument étrangère à la position dialectique de
Marx. À toute époque et en tout lieu, tout « compromis théorique » entre
bourgeois et prolétaires (pire encore entre prolétaires et petits-bourgeois)
doit être refusé et condamné. Mais la concomitance et, à condition qu’elle
soit clairement déclarée, l’alliance dans les mouvements révolutionnaires
entre bourgeoisie et prolétariat (et d’autres classes tant qu’elles sont
antiféodales), est un problème qui doit être résolu en fonction des aires
géographiques et historiques, selon la ligne directrice que nous appliquons
ici strictement.
L’économisme,
qui semblait détester les alliances avec la bourgeoise, ouvrait la voie à
l’opportunisme antirévolutionnaire : réticent à entrer dans la révolution
antitsariste, il aurait fini à son tour par devenir réticent à entrer dans
tout mouvement révolutionnaire et toute dictature révolutionnaire. Il ne
voulait pas donner un coup de main à la bourgeoisie dans un mouvement
insurrectionnel ; il aurait fini par le faire quand elle serait parvenue au
pouvoir démocratique.
C’est là une
autre étape puissante de la construction bolchévique qui n’est pas
simplement la lutte contre toutes les nuances d’opportunisme en
Russie mais qui est aussi un secteur de la lutte historique et mondiale du
marxisme contre tous les révisionnismes, à toute latitude, longitude et date
de passage sur le cadran universel.
Dans Que
Faire ? Lénine mit pour toujours au point ces trois questions : 1) Le
caractère et le contenu essentiels de notre agitation politique. 2) Le
travail pour l’organisation de classe du prolétariat. 3) La création d’un
parti politique prolétarien unique pour toute la Russie et dirigé
centralement. Sur le premier point la réponse est crûment : non pas
désintérêt, mais soutien à la révolution bourgeoise démocratique, au
caractère antiféodal et antidynastique, même si elle s’arrête à cela.
36.
QUESTION D’ORGANISATION
Au moment de rappeler les lignes essentielles de la division des
marxistes entre mencheviks et bolcheviks, sur laquelle on a tant écrit mais
que l’on a peu éclairée, notons que la chose nous intéresse surtout pour le
problème de la « tactique » et, mieux encore, pour le problème historique de
l’action du parti de classe dans la situation : « attente de révolution
bourgeoise ». Cette question est importante tant pour comprendre le
processus révolutionnaire russe en expliquant son point d’arrivée actuel et
la structure sociale actuelle en Russie (nous en tirerons la preuve que la
double attente n’a été satisfaite que sur un seul point, la construction, en
cours, d’une société capitaliste, et non celle d’une société socialiste,
alors que la
double
bataille
révolutionnaire a, elle, été livrée) que pour un autre objectif (qui une
autre fois formera un thème de notre travail) : celui de faire le bilan du
transfert dans le domaine international et dans les domaines de
capitalisme développé des leçons de ce développement russe. C’est
dans ce domaine que le léninisme, et Lénine lui-même, dans des limites à
bien préciser, ont rencontré des insuccès et des obstacles que le style à la
mode d’aujourd’hui appellerait des erreurs.
Pour la méthode
marxiste l’erreur et … le fait de mettre dans le mille sont deux choses qui
doivent toutes les deux arriver par nécessité. De nombreuses batailles, de
nombreuses guerres entre États et de nombreuses guerres sociales ont été
gagnées « en se trompant ». C’est le petit-bourgeois radoteur qui n’a qu’une
seule mesure pour crier ses louanges : le succès.
Avant de venir
aux divergences sur la tactique entre les deux ailes du parti russe que
Lénine dès le départ qualifie exactement de révolutionnaire et
d’opportuniste (tout en notant également que toutes les personnalités dont
les noms remplissent l’histoire changèrent plusieurs fois de côté, et que
les deux fameux termes bolcheviks et mencheviks veulent
seulement dire : majoritaires et minoritaires, alors que le rapport
numérique se renversa également plusieurs fois) nous ne pouvons cependant
pas ne pas rappeler que les premières divergences portèrent sur le problème
de l’organisation du parti. Que faire ? est dédié en majeure partie à
cette question (1902). La question politico-historique est traitée dans
Un pas en avant, un pas en arrière, publié en 1904, qui fait le bilan du
congrès de 1903 où les bolcheviks l’emportèrent seulement dans les élections
aux postes de direction, des charges, et perdirent sur les autres points, et
Deux tactiques, écrit en 1905, en plein mouvement révolutionnaire.
La question
d’organisation, mis à part les caractères propres à une période d’illégalité
et de réaction policière féroce (qui peut tout aussi bien se produire dans
des pays et des périodes de capitalisme développé), revient à traiter le
problème de la nature du parti, des rapports entre parti et classe ; et nous
avons consacré à ce problème – en montrant l’orthodoxie marxiste parfaite de
cette position et de celles de la gauche italienne – d’autres écrits dans ce
journal et dans d’autres réunions depuis la première tenue à Rome. Nous n’y
reviendrons pas davantage.
37.
CONDAMNATION DES « AUTONOMIES »
On doit toutefois relever qu’une analogie absolue, que Lénine rend
évidente dans de nombreux passages, s’établit ici avec l’opportunisme
occidental. Le fameux article I des Statuts, à propos duquel se déroula la
plus grande bataille, établissait que pour adhérer au parti il était
nécessaire d’appartenir à l’une de ses organisations de base. Apparemment il
semble que Lénine distinguait entre les simples militants du parti et les
« révolutionnaires professionnels » dont les groupes plus restreints
formaient l’ossature dirigeante. Nous avons montré plusieurs fois qu’il
s’agit ici du réseau
illégal
et non de la superposition au parti d’un appareil bureaucratique de
personnes rétribuées. Professionnel ne signifie pas non salarié mais
personne se consacrant à la lutte du parti par adhésion volontaire,
désormais détachée de toute association luttant pour la défense d’intérêts
collectifs, même si celle-ci reste la base déterministe de la naissance du
parti. Toute la portée de la dialectique marxiste réside dans ce double
rapport. L’ouvrier est révolutionnaire par intérêt de classe, le communiste
est révolutionnaire pour le même objectif mais il s’est élevé au-dessus de
l’intérêt subjectif.
C’était Martov
qui prétendait que l’on pouvait être membre du parti sans faire
partie d’une de ses organisations de base, de façon que les chefs politiques
et intellectuels – chose différente des agents illégaux – puissent établir
un lien direct entre leur personne et le parti, comme centre, ce que Lénine
interdit.
Il faut noter
qu’on débattait justement dans ces années la même question dans les partis
européens. En Italie, alors que les éléments de gauche travaillaient à
épurer les sections de base des éléments intellectuels, ou
intellectueloïdes, politicards et opportunistes par super-électoralisme, les
statuts toléraient encore l’inscription « auprès de la direction du Parti »
qui repêchait ces épaves sans tenir compte de l’avis des camarades et de la
majorité des travailleurs qui les avaient bien connues. Tout cela se faisait
à de vulgaires fins parlementaires, en admettant qu’un député, qui n’était
pas élu comme candidat du parti, pût cependant « s’inscrire au groupe
parlementaire » qui prétendait jouir de son autonomie et délibérer en son
sein de la conduite à tenir. La gauche finit par obtenir avant la guerre que
ces autonomies fussent abolies et que toute l’action du parti comme celle de
chacun de ses membres particuliers soit dirigée par la direction élue par
les congrès, le comité central.
Ces thèses sont
exactement les mêmes que celles que nous trouvons chez Lénine dans ses
démolitions cinglantes de la « liberté de critique », de l’autonomisme,
des vaines protestations des opportunistes, avérés ou en incubation, contre
la discipline, contre le « dogmatisme théorique », etc.
38.
SPONTANÉITÉ ET CONSCIENCE
Puisqu’elles servent de transition à la question de la tactique,
rappelons les thèses de ce précieux petit chapitre intitulé « La spontanéité
des masses et la conscience de la social-démocratie », où il vaudrait
désormais mieux écrire non plus
social-démocratie mais parti communiste, les mots
n’étant que des symboles commodes et passagers.
La question est
grave. A notre époque bourgeoise l’action du parti de classe est linéaire
et, si l’on veut, monolinéaire : elle est dirigée contre l’ordre
capitaliste avec les seules forces du prolétariat. Au temps de Lénine elle
était bilinéaire, c’est-à-dire qu’elle était dirigée contre l’ordre
féodal despotique et contre le capitalisme, présent comme rapport
économico-social mais pas encore comme pouvoir d’État. La phase historique
des alliances interclassistes n’était pas close et c’était même le problème
numéro un. Non seulement malgré cela mais plutôt à cause de cela, le parti
devait avoir non pas une frontière élastique et indistincte, facile à
traverser et retraverser, mais des frontières de fer sur la doctrine et
l’organisation à opposer tant aux ennemis déclarés qu’aux fameux
compagnons de route transitoires. On peut lutter dans la rue à leurs
côtés mais l’on doit d’autant plus s’en méfier et les critiquer sévèrement
dans leurs positions idéologiques et dans leurs organes associatifs. Voilà
la position de Lénine, voilà, strictement identique, celle de Marx quand il
pousse en avant à coups de fouets les révolutions bourgeoises, la russe
surtout, et quand en même temps il déchiquette les fausses théories et les
basses manœuvres des partis qui les conduisent et de leurs chefs bourgeois
ou petits-bourgeois.
Les thèses des
marxistes radicaux sont précises sur ce point. Elles ne se réduisent pas au
cas linéaire facile de la lutte moderne entre prolétariat et bourgeoisie.
Dans cette dernière il est indiscutable que les limites théoriques et
organisatives ne doivent pas être franchies et pas davantage les limites
tactiques : on marche seul, on refuse des alliés en règle générale – ce
n’est pas un principe philosophique mais seulement une règle historique.
Mais dans la
période vécue par les bolcheviks, au milieu de difficultés terribles, lors
de la période bilinéaire, il n’est pas facile de défendre une limite
rigide de la tactique, c’est-à-dire de la pratique politique, de l’action
matérielle ; il faut la franchir plusieurs fois et dans des sens différents
(exemple : boycotter une Douma, entrer dans une autre ; admettre au
gouvernement le parti S.-R. puis le mettre hors la loi, etc.). Alors il
devient véritablement ardu de saisir et de défendre solidement, pendant
vingt ans, la position selon laquelle, malgré toutes les manœuvres que
l’histoire impose, les limites théoriques et les limite d’organisation
doivent être férocement défendues contre toute rupture.
39.
MASSES ET PARTI
Donc
spontanéité de
la masse, conscience du parti.
Outre le mot social-démocratie, Lénine accepterait de supprimer également le
mot conscience dont on a abusé et contre lequel il s’est battu comme
un lion plusieurs fois. Au congrès de 1903 il parla peu sur le projet de
Plekhanov, avec lequel il était d’accord contre les innombrables amendements
proposés par l’archidroitier Akhimov qui braillait : Ici les concepts de
Parti et de Prolétariat sont toujours opposés ! Le premier comme
collectivité active, causale, le second comme moyen passif sur lequel et à
travers lequel opère le Parti ! On utilise le nom de parti comme sujet, au
nominatif, celui de prolétariat comme objet à l’accusatif
(Akhimov écrivait au génitif, Wolfe écrit en anglais, langue sans
déclinaison, et il observe qu’en russe génitif et accusatif ont la même
désinence) ! Wolfe a un credo non marxiste (en fait, il croit sérieusement
être marxiste) mais il se situe entre l’idéaliste historique et le
libertaire, et il persiste à voir à tout instant des contradictions entre
des moments éloignés de l’œuvre de Lénine là où il n’en existe pas du tout.
Il note ici : cette critique grammaticale fit rire mais parmi ceux qui
riaient beaucoup vécurent assez longtemps pour voir qu’il s’agissait d’un
sens profond, non symbolique. Et il ose dire qu’en effet, le bolchévisme
exerça la pression du parti sur le prolétariat.
Lénine dans ce
premier débat laissa donc Plekhanov se battre tout seul, mais nous avons
déjà rappelé comment il réagit au mot conscience. Dans un passage où
était cité parmi les contradictions du capitalisme « la croissance de
l’insatisfaction, de la solidarité et du nombre des prolétaires », on
proposait d’ajouter « et de la conscience ». Ce n’est pas une amélioration
dit Lénine, au contraire, cela donne l’idée que le développement de la
conscience est quelque chose de spontané. « En dehors de l’influence du
parti, il n’existe pas d’activité ‘‘consciente’’ des travailleurs ».
C’est pesant, mais c’est ainsi.
Donc l’action
des prolétaires est spontanée, dans la mesure où elle naît des
déterminations économiques, mais elle n’a pas pour condition la
« conscience », ni dans l’individu, ni dans la classe. La lutte de classe
physique est un fait spontané, non conscient.
La classe
parvient à sa conscience seulement quand en son sein s’est formé le parti
révolutionnaire qui possède la connaissance théorique, fondée sur le rapport
de classe réel, propre en fait à tous les prolétaires. Les prolétaires ne
pourront cependant jamais en posséder la connaissance véritable
– c’est-à-dire la théorie – ni comme individus, ni comme totalité, ni comme
majorité, tant que le prolétariat sera sujet à l’éducation et à la culture
bourgeoises, c’est-à-dire à la fabrication bourgeoise de son idéologie,
autrement dit jusqu’à ce que le prolétariat triomphe … et cesse d’exister.
En termes
exacts, il n’y aura donc jamais de consciences prolétarienne. Il y a la
doctrine, la connaissance communiste, et celle-ci se trouve dans le parti du
prolétariat, non dans la classe.
Nous dirons
volontiers connaissance, doctrine, théorie, à la place de conscience,
parce que par conscience on a l’habitude d’entendre une activité subjective
de la personne ; cette acception amène à conclure faussement que, de même
que le parti est conscient d’une action qui dans le prolétariat est
inconsciente (spontanée, non précédée de délibération), de même le chef
du parti est celui qui injecte dans celui-ci la conscience dans le
part : ce serait une imbécillité gigantesque, dont les conséquences
autocratiques épouvantent des gens comme Wolfe, qui insère dans les pages de
son récit senti et très brillant la fable des « Trois qui firent une
révolution » – Lénine, Trotsky, Staline (2).
40.
LUTTE POUR LA DÉMOCRATIE ET PROLÉTARIAT
Déjà, cependant, on trouve dans
Que Faire ? différents passages et tout un paragraphe
qui nous servent à clarifier la position sur le problème historique
« contingent » de l’appui à la démocratie. Il semble à Wolfe que ce groupe
d’individus, enfermé dans une salle à Londres et dont les membres se
disputaient avec acharnement sur des nuances de phrases, était terriblement
éloigné de la réalité de la lutte qui éclatait en Russie. Et pourtant Lénine
a consacré tout un travail analytique ultérieur (Un pas en avant, deux
pas en arrière) à l’analyse des épisodes, en apparence byzantins, de ce
long congrès. Aurait-ce été du temps perdu, un tour à vide ? En vérité, dans
ce démêlage de la voie révolutionnaire des oscillations opportunistes, de
temps à autre brille avec éclat la vive puissance de l’événement futur, de
dix, vingt, trente ans après.
Cette question
de l’appui à la démocratie est vue de façon diamétralement opposée par les
deux ailes, par les deux « âmes » du congrès. Par exemple Lénine rapporte
que le camarade Possadovski (un membre de la gauche), à un certain moment,
« soulève le problème d’une sérieuse divergence dans la question
fondamentale de la valeur absolue des principes démocratiques. Avec
Plekhanov, il en nie la valeur absolue ». Immédiatement, les
droitiers, les anti-iskristes, les chefs, comme dit Lénine d’une
manière peu cérémonieuse, du centre, du marais, protestent
violemment contre l’orateur. C’est un des exemples avec lequel Lénine, avec
sa puissante analyse, élabore dans ce flot d’avis, de changements capricieux
de positions, et même de nervosité excessive (comme cela se vérifie dans
certaines séances secrètes de parti, pour qui en a fait l’expérience) la
synthèse lumineuse de la scission en deux termes inconciliables, entre ceux
qu’il appelle de façon colorée les jacobins et les girondins
du parti ; lui, on le comprend, est jacobin ! Ce sont les séances au cours
desquelles sa femme raconte que, durant une ardente intervention de Lénine,
Plekhanov, admiratif, lui aurait murmuré : c’est de cette étoffe que l’on
fait les Robespierre.
Eh bien cette
formule du camarade Possadovski, oublié depuis, vit toujours un demi-siècle
après, et nous sépare par exemple du sympathique Wolfe, qui place dans son
Credo, en épigraphe à son livre, des citations de saveur
historico-idéaliste et qui décrit au long des pages l’alternance d’un Lénine
féroce et cynique et d’un autre qui croit que le socialisme réside tout
entier dans les « limites sacrées » de la liberté ; Wolfe donc se range
parmi ceux qui admettent « la valeur absolue du principe démocratique »,
absolue, c’est-à-dire au-dessus des époques et des classes. Alors que nous,
nous considérons le socialisme comme la négation du principe démocratique,
dont la valeur n’est ni éternelle ni absolue, mais seulement bourgeoise et
individualiste, tout en défendant historiquement la thèse selon laquelle le
parti russe et Lénine devaient appuyer la lutte pour la démocratie,
qui en substance est la lutte pour le capitalisme et rien d’autre.
Dans cette
situation historique le communiste peut, et même doit donner pour la
démocratie jusqu’au dernier morceau de sa propre chair. Il trahit s’il
permet à celle-ci d’effacer la moindre partie de la Doctrine du Parti. Dans
le premier cas, au moment historique adéquat, il ira au-delà de la
démocratie et la piétinera avec le même enthousiasme qu’il l’avait soutenue.
Dans le deuxième cas il se trouvera, prisonnier des limites – posées
inconsciemment –les plus contre-révolutionnaires qui soient, en s’étant lié
les mains et en ne les déliant que pour la réaction bourgeoise, afin de ne
pas violer la mystique imbécile de la valeur absolue du principe de
liberté.
41.
FORMULES MAGIQUES DE LÉNINE
On ne lit pas sans « clé » et il faut fuir le piège des citations
décochées par surprise, non reliées comme nous le faisons systématiquement
sur le
Fil du temps.
Il faut comprendre quelle part de chaque passage, et presque de chaque
proposition, sert à préserver notre position dialectique des pompeuses
métaphysiques des absolus, et quelle part vise à l’appui pratique,
dans l’action, qu’il faut accorder, au moment opportun et avec l’effet
opportun, au mouvement et à l’objectif qui ne sont pas les nôtres mais qu’il
est important de voir se dérouler et se réaliser.
Nous prenons
donc le paragraphe de Lénine comme une étape pour prouver que jamais ce
mouvement, que nous appelons nous-mêmes par son nom, n’hésita ni ne louvoya
entre la suggestion d’une « valeur absolue » philosophique, et la tentation
vulgaire de s’en débarrasser, dans le seul but de vaincre au plus vite, pour
la joie du « pouvoir ».
Formules
difficiles à lire, à comprendre et à appliquer parce que, dans la période de
l’histoire à deux branches, et de la lutte sur deux fronts, elles se lisent
de deux manières et avec deux sons qui contrastent et s’harmonisent, à tel
point que, en flirtant avec Marx, nous les appelons magiques, au risque
d’entendre quelque imbécile dire, comme tant de fois, que nous sommes pour
un parti d’initiés, ou d’apprentis sorciers.
Eux, qui dupent
et arnaquent le prolétariat paraissent toujours simples, faciles, fluides et
d’une banalité souriante. Concédons-leur que Lénine, dans ses formulations,
était l’as de la clarté liée à la profondeur, faisons nous aussi un peu la
cour à l’exemplaire être humain d’exception, pourvu que reste gravé le
dégoût pour la transparence liquide obtenue en adoptant la gélatineuse
absence d’ossature du mollusque.
Les
« économistes » avaient dit hypocritement : en donnant des « mots d’ordre »
d’agitation politique antitsariste, et donc démocratique, la conscience
socialiste des ouvriers ne se développe pas, parce que « le cadre est trop
limité » : la lutte contre la bourgeoisie y est en dehors. Ce n’est au
contraire que de la seule lutte économique contre le patron que provient
cette conscience.
Lénine
« utilisera volontairement une formule rude, tranchée, simplifiée » : « la
conscience de classe ne peut être apportée à l’ouvrier que de l’extérieur,
c’est-à-dire de l’extérieur de la lutte économique, de l’extérieur de la
lutte entre ouvriers et patrons (l’as-tu jamais lu, Antonio Gramsci ?). Le
seul domaine dans lequel il est possible d’atteindre cette conscience est
celui des rapports de toutes les classes et de toutes les couches de
la population (osons ajouter : de toutes les époques) avec l’État et le
gouvernement, le domaine des rapports réciproques de toutes les
classes ». « Pour donner aux ouvriers des connaissances politiques, il ne
suffit pas de donner la réponse qui presque toujours contente les militants,
surtout quand ils tendent à l’économisme : aller aux ouvriers. Les
communistes doivent aller dans toutes les classes de la population ».
Ceci, dit
Lénine, permet d’établir la différence entre le vulgaire trade-unionisme et
la politique communiste (comme d’habitude : social-démocrate). Il est
évident qu’il y a ici le risque de lire de travers, surtout si l’on ne se
relie pas à toutes les formulations ultérieures des écrits sur la lutte
contre le pouvoir tsariste, pour une démocratie élective, pour une
république même bourgeoise.
42.
LE PASSAGE DIFFICILE
Tant que la bourgeoise elle-même, avec sa constellation
populaire,
faite d’artisans, de paysans, et même de boutiquiers, et ainsi de suite, a
un pont historique révolutionnaire à traverser dans la lutte contre
le pouvoir féodal et dynastique, les socialistes n’hésiteront pas à
travailler parmi les bourgeois et les petits-bourgeois, dans le but
d’exacerber cette opposition, de hâter le passage sur ce pont, les armes à
la main.
Ce n’est que
dans le complexe de ces exigences historiques, dans la phase composite,
qu’il est possible d’arriver à une orientation pour la classe ouvrière
capable de l’amener à la lutte ultérieure non seulement contre les alliés
capitalistes actuels mais aussi, au moment opportun, contre leur cortège de
classes moyennes.
Le sens moins
immédiat de tout cela, qui est valide dans tout le cours historique, est le
suivant : s’appuyer uniquement sur le rapport syndical entre ouvrier et
patron ne conduira jamais à la force politique de classe qui ne se réalise
que dans le parti dans la mesure où celui-ci parvient à dominer dans sa
vision toute la ligne de l’histoire. C’est une illusion de croire
qu’immédiatement, spontanément, un travailleur devient un militant de la
révolution parce qu’il s’est rendu compte de l’opposition de ses intérêts
particuliers avec ceux de son employeur : il ne le sera que lorsque, dans un
domaine non restreint, il recevra, dans le parti et du parti, la vision d’un
grand cours que des millions d’hommes traversent et qui conduit tous
les pays de vastes continents au socialisme.
Pour un telle
conscience les données du duo de deux personnages et d’une seule
révolution ne suffisent pas. Chez Lénine les révolutions sont deux et les
personnages trois, principalement parce qu’il en était ainsi dans la Russie
de son temps, et aussi en substance dans toute l’aire où se meut la
révolution et qui, aujourd’hui encore, comprend, il serait insensé de
l’ignorer, les immenses populations de l’Orient.
Formé à cette
école formidable, le prolétariat russe pour avoir combattu de façon décisive
dans la révolution bourgeoise démocratique, et également pour s’en être mis
directement le poids énorme sur les épaules, en dirigeant lui-même vers les
objectifs bourgeois les sous-classes populaires, nées pour faire des soldats
mais non des capitaines de l’histoire, parvint à ne pas subir « les valeurs
absolues du principe démocratique » quand il s’agit d’ériger sa dictature
comme force « pure ».
Cela aurait été
un miracle s’il n’avait pas été arrêté par le terrible embourgeoisement des
travailleurs des pays capitalistes qui luttaient dans une situation
unilinéaire et qui avaient face à eux une démocratie qu’il ne fallait
plus aider à naître.
Le prolétariat
russe est allé toujours de l’avant. Son exemple, employé à contretemps, a
été mal transféré dans la lutte en Occident, où malheureusement le mouvement
opportuniste a entraîné les masses à marcher à reculons et les a de nouveau
plongées dans la superstition de l’absolu démocratique.
Longue sera la
totale reconstruction.
43.
LA PERSPECTIVE HISTORIQUE
En ayant recours aux œuvres de Lénine de la période initiale, le
problème historique – l’arrivée de la révolution bourgeoise vue par le parti
de la révolution prolétarienne – dont nous sommes sur le point de compléter
le cadre, a été développé pour une situation (comme Lénine lui-même le
relève) originale dans l’histoire, même par rapport à l’autre exemple
classique de l’Allemagne avant 1848, dont Marx et Engels durent déjà donner
un tracé et un cadre complets.
En effet avant
que le mouvement révolutionnaire antiféodal ne soit arrivé à maturation, le
parti existait déjà avec sa propre théorie originale le distinguant de tous
les autres et également avec une organisation complétement indépendante.
Dans les travaux
de la période 1898-1904 Lénine (sur la ligne ferme de la systématisation
théorétique déjà donnée par Plekhanov lors de la décennie précédente)
consolide les questions du rapport entre classe et parti et de
l’organisation du parti ; et il œuvre, comme il le fera également par la
suite, à la « délimitation », c’est-à-dire à l’épuration incessante du parti
lui-même, en en rejetant insuffisances et opportunismes.
Avec la montée
de la vague de 1905 et d’une période de luttes politiques brûlantes, aux
exigences de la fermeté de la théorie et de l’organisation s’ajoute celle de
la stratégie révolutionnaire qui inévitablement donne lieu, non seulement à
des dissensions, mais à deux positions opposées. Sans se laisser troubler
par l’urgence de l’action, Lénine, loin de voiler l’opposition, s’emploie à
en disséquer le contenu profond et à en démontrer le caractère irrémédiable.
Les questions
qui divisent le camp des « sociaux-démocrates », c’est-à-dire des marxistes
russes, sont au nombre de deux ; ou mieux, les différentes questions
tactiques se réduisent à deux questions principales : la ligne à suivre
envers le mouvement antitsariste bourgeois et celle à suivre envers le
mouvement paysan.
Le matériel que
le mouvement russe nous fournit est immense, mais la difficulté à s’en
servir l’est tout autant, surtout si l’on oublie de toujours rapporter les
solutions des bolcheviks, en opposition à celles des opportunistes de tout
bord, au moment historique donné et au cadre des forces sociales et des
formes économiques que nous avons cherché à tracer dans tout ce qui précède.
Pour ne jamais oublier les points d’orientation : régime despotique féodal
encore sur pied ; formation avancée du capitalisme et prolétariat
industriel ; existence du parti prolétarien solide en doctrine et distinct
en organisation ; et donc pour conjurer le déferlement de fausses
extrapolations à des situations radicalement différentes, nous rejetons
(comme le lecteur l’a bien compris) la méthode oblique des citations
« glanées » sans ordre ni critères de faits et de textes, et nous
poursuivons l’analyse systématique d’exposés organiques, se rapportant
organiquement à des épisodes déterminés du processus.
Comme nous
l’avons fait dans la première partie pour le travail d’Engels sur les faits
sociaux de Russie, nous en ferons de même dans cette partie finale pour deux
petites œuvres de Lénine relatives à la révolution de 1905. L’une la
précède, c’est Deux tactiques de la social-démocratie russe ; l’autre
la suit, c’est Le programme agraire de la social-démocratie russe
(1907). Inutile de dire combien ces deux questions s’interpénètrent
étroitement.
44.
LÉNINE ET LA QUESTION AGRAIRE
Dans notre étude sur la question agraire dans une série de
Fils du temps,
où nous avons repris à fond la théorie de Marx, nous nous étions réservés le
soin de développer la partie relative à la Russie en utilisant de façon
organique les œuvres de Lénine, comme nous l’avons fait pour le troisième
volume du Capital et pour l’Histoire des doctrines économiques.
Dans cet exposé
nous avons déjà rapporté des matériaux importants de Lénine qui prouvent son
orthodoxie marxiste absolue, en utilisant les écrits de 1900 « contre les
critiques de Marx ». Et nous avons également largement employé ses écrits
fondamentaux contre les idées et la pratique des populistes, qui portent
toujours sur le problème agraire.
Dans l’œuvre de
1907, il ne s’agit plus seulement de la théorie – plusieurs fois rappelée et
étayée par des citations de Marx – mais également du « programme immédiat »
des bolcheviks à propos des revendications agraires de la Première
Révolution.
Beaucoup de
confusion régnait alors sur ce point essentiel, et nous avons déjà rappelé
ce que disait Lénine : « le défaut des débats du congrès de Stockholm
réside dans le fait que les considérations pratiques l’emportent sur les
considérations théoriques, les considérations politiques sur les
considérations économiques ». Nous avons dit aussi que Lénine justifiait
la chose par la coïncidence des séances du congrès et des violents
mouvements de masse.
45.
BRÈVE PARENTHÈSE HISTORIQUE
Rappelons que le IIe congrès du parti se tint en 1903 à Bruxelles
et à Londres ;
s’y opposèrent les deux fractions, celle des bolcheviks et celle des
mencheviks : les premiers l’emportèrent dans les élections au Comité
Central, mais l’Iskra, le célèbre journal de Lénine, passa aux
seconds (Nouvelle Iskra, néo-iskristes). En avril 1905 le IIIe
congrès du parti, officiellement uni (P.O.S.D.R.), fut tenu par les
bolcheviks à Londres, alors que les mencheviks réunissaient une conférence à
Genève. Le IVe congrès du parti eut lieu en avril 1906 à Stockholm. Entre
ces dates, comme nous le savons, se déroulèrent les luttes gigantesques de
la première révolution russe.
Puisque,
l’exposé de notre thème présent se termine par l’examen des questions
centrales, nous compléterons ce qui ne saurait être une véritable
chronologie en rappelant que la période prérévolutionnaire (de la guerre
perdue contre le Japon et la Première Révolution à la guerre mondiale et la
Deuxième Révolution) présente dans la vie du parti, qu’il convient d’appeler
le parti de Lénine, les étapes suivantes : au IVe congrès de Stockholm, le
parti se réunifie et les mencheviks sont en majorité ; le Ve congrès se
réunit à Londres en mai 1907 et les bolcheviks se retrouvent en majorité. Ce
fut le dernier congrès du parti jusqu’à 1917.
La conférence de
Prague de janvier 1912 fit cependant date dans la vie du parti ; les
bolcheviks constatèrent que les divergences étaient dans les faits devenues
irrémédiables et ils exclurent les mencheviks du parti. Toutes les autres
fractions, y compris le groupe de Trotsky, désavouèrent cette conférence,
lors des réunions de Paris en mars et de Vienne en août.
Il ne nous
intéresse pas ici de suivre la valse des noms et la longue polémique
posthume sur les mérites et les démérites qui se rattache peut-être
davantage à une autre question, celle des dissensions sur la tactique dans
la Troisième Internationale : une falsification organisée a jeté sur tout
cela d’épaisses ombres artificielles. Selon Trotsky, très doué pour de
telles reconstructions mais qu’on a mis à mort pour le faire taire, en août
1914 la guerre en balayant et jetant tout dans la fournaise, détermina un
alignement de tendances nouveau et original et traça une barrière entre la
« répartition » des groupes et des personnes avant et après ce tournant
crucial.
Cela n’a pas
grande importance et il nous suffit d’indiquer qu’en substance la situation
historique à la veille de 1905 se représente avec les mêmes lignes
essentielles à la veille de 1917 : classes et partis sont identiques et la
même situation de guerre et de défaite se répète.
La façon de
poser dès les années de lutte 1905-1907 la question constitutionnelle et la
question agraire dans la puissante continuité théorique qui est selon
l’opinion générale personnifiée par Lénine, mais qui est un patrimoine
impersonnel du marxisme, du mouvement communiste, détermina les deux
lectures, avant et après les faits, de la question de la Révolution.
46.
CONTRE-RÉVOLUTION ET RÉVOLUTION
Le 17 octobre 1905 le fameux Manifeste du tsar « concédait une
constitution » en fixant les élections à la Première Douma et en nommant
Witte premier ministre. Cela arrivait sous la pression de l’insurrection
triomphante et alors que le soviet de Saint-Pétersbourg assumait déjà des
fonctions de gouvernement national. Mais le 30 décembre l’insurrection était
écrasée à Moscou, la légalité triomphait sous le masque constitutionnel.
À la conférence
de Tammerfors de ce même mois de décembre les bolcheviks – qui en août
avaient boycotté la précédente Douma de Boulyguine, purement consultative –
décidèrent de boycotter également les élections à la Première Douma. Dans le
même temps les socialistes-révolutionnaires s’étaient scindés en une droite
de socialistes nationaux et une gauche favorable au boycott de la Douma, qui
fut élue en mars.
À Stockholm en
mai, le IVe congrès (comme nous l’avons dit, à majorité menchevique) voit la
majorité de la fraction bolchévique favorable à la tactique de la
participation à la Douma (où le groupe est composé seulement de mencheviks)
mais pour des considérations bien différentes.
Cependant le
tsar avait dissous la première Douma législative en convoquant les élections
pour la deuxième qui s’ouvrit en mai 1907, peu de temps avant le Ve congrès
où les bolcheviks l’emportèrent.
Le conflit entre
les deux fractions était également évident dans la question parlementaire,
et il n’était pas très différent de celui qui existait alors en France et en
Italie. Les mencheviks étaient pour le bloc avec les cadets, libéraux
bourgeois, jusqu’à former avec eux un gouvernement ; les bolcheviks
dénonçaient le parti cadet comme un ennemi du prolétariat et de la
révolution démocratique elle-même, et admettaient des ententes transitoires
seulement avec les populistes et les socialistes-révolutionnaires, en
maintenant fermement leur critique de ces mouvements petits-bourgeois.
Ce n’est pas le
moment de traiter de la question que l’on appela par la suite la « question
parlementaire ». Il suffit de noter que la ligne tactique revendiquée alors
par Lénine avait été exposée avant la chute effective de l’absolutisme et
après la fin de la période de lutte. Par rapport à celle-ci, la situation
était bien différente dans les parlements européens des États pleinement
démocratiques jusqu’à 1914, où la lutte de classe entre ouvriers et
capitalistes restait pacifique. Une situation encore très différente,
d’une phase plus avancée, se fit jour dans les pays démocratiques
occidentaux après l’ouragan de la grande guerre quand – comme en Italie – le
prolétariat se dressait tout entier avec un potentiel de classe très élevé,
et où il fut submergé, non par les légions des chemises noires mais par la
soumission moutonnière du troupeau traîné aux urnes par le socialisme
électoraliste.
47.
LA RÉACTION DE STOLYPINE
Le tsar ne tarda pas à dissoudre également la IIe Douma en appelant
au pouvoir Stolypine alors que les 64 députés sociaux-démocrates prenaient
le chemin de la Sibérie. Il s’ensuivit des années de répression, très dures
pour le parti.
Lénine manifesta
une grande estime à l’égard de Stolypine pour sa réforme agraire,
complétant la fausse émancipation de 1861. À des fins politiques
réactionnaires, Stolypine encouragea l’évolution des campagnes vers des
formes résolument bourgeoises, en calculant qu’une agriculture plus riche
aurait brisé la révolution en accélérant l’évolution vers le
paysan-propriétaire que Lénine prévoyait aussi clairement que lui. Il
accéléra la liquidation des dernières communes, favorisa la concentration de
la terre entre les mains des paysans riches qui la géraient avec une main
d’œuvre salariée ; en un mot il œuvra pour la domination de l’économie
marchande et du capitalisme. En 1908 Lénine écrivait : « La constitution de
Stolypine et sa politique agraire marquent une nouvelle phase de
l’effondrement du vieux système tsariste semi-patriarcal et semi-féodal, un
nouveau pas vers sa transformation en une monarchie des classes moyennes. Si
cela continuait longtemps nous pourrions être contraints de renoncer à
tout programme agraire. Ce ne serait qu’une vide et stupide phraséologie
démocratique de dire que cela est impossible en Russie. C’est possible ! Si
la politique de Stolypine se poursuit, alors la structure agraire de la
Russie deviendra pleinement bourgeoise, et toute ‘‘solution’’ de la question
agraire, qu’elle soit radicale ou non, deviendra impossible sous le
capitalisme ».
Stolypine, lui,
voulait réaliser la réforme agraire pour éviter que le heurt entre paysans
pauvres et propriétaires féodaux et semi-féodaux ne prenne la forme d’une
révolution agraire qui, dans la doctrine qui est la nôtre et celle de
Lénine, est une révolution bourgeoise, ce que Lénine en bon marxiste
avait alors mille fois raison d’espérer.
La phase
difficile que le parti marxiste traversa par la suite fut caractérisée par
une nouvelle sélection interne.
Sous le poids de
la réaction déchaînée, l’aile droite, renouvelant les fastes du marxisme
« légal », proposa la liquidation du parti en tant qu’organisation
illégale et insurrectionnelle, et même la liquidation de son autonomie
puisque les mencheviks voulaient le dissoudre dans un parti plus grand,
mi-labouriste, mi-populaire, mixture de toutes les idéologies. Lénine
résista résolument à la vague des liquidateurs de droite et il les mit hors
du parti, situation dont prit acte définitivement la conférence de Prague de
1912 citée plus haut.
Lénine lutta
également durant cette période contre les otzovistes qui voulaient
boycotter la troisième Douma inaugurée le 14 novembre 1907, et qui
demandèrent par la suite le rappel des députés. Cette Douma dura jusqu’à
1912 où en octobre la quatrième et dernière fut élue.
Il est
indiscutable – et nous le disons d’autant plus que nous méprisons froidement
toute la clameur vulgaire faite en spéculant sur les textes et les positions
de Lénine en la matière – qu’une possibilité de stérilisation du marxisme du
fait d’un gauchisme creux qui consiste à fermer les yeux pour ne pas voir
au-delà de l’étroit secteur où évoluent les deux seuls personnages du
travailleur salarié et du patron capitaliste, et à nier le reste de la
société. Il s’agit d’un syndical-labourisme à prétention de gauche qui reste
en deçà du marxisme. La puissance de la vision marxiste réside dans le fait
qu’elle se place à tout moment face à toute la société, face à tout le monde
habité par l’espèce humaine, et de plus, face à toute l’histoire.
48.
MARXISME ET PROGRAMME AGRAIRE
Après l’apport d’autant de matériaux, des citations suffiront pour
démontrer que Lénine ne s’est jamais éloigné de la théorie agraire
définitive de Marx et combien est grossière et malhabile la formule suivante
de l’« Histoire » bolchévique officielle : Lénine aurait ramené à la lumière
d’anciennes
idées de Marx et d’Engels sur la nécessité de combiner la révolution
prolétarienne avec une insurrection de paysans en Allemagne (idées connues
et évidentes puisqu’il s’agissait de travailler à la révolution
bourgeoise en retard : 1848-1856. Il se peut que de nombreux socialistes
de la période d’entre les deux siècles ne l’aient pas compris). Lénine,
cependant, ne se serait pas simplement limité à les répéter, « il les
transforma en une théorie harmonieuse (!) de la révolution socialiste en
introduisant un nouveau facteur obligatoire (ces italiques sont
officiels) pour la révolution socialiste : l’alliance (idem) du
prolétariat avec les éléments semi-prolétariens des villes (?) et des
campagnes, comme une condition pour la victoire de la révolution
prolétarienne ». (chap. III, n.4)
Lénine a passé
son temps à démasquer les conditions de la révolution qui
équivalaient à des éliminations de la révolution. Celle-ci est l’une des
plus liquidatrices !
Nous venons de
voir que même dans la Russie très arriérée, Stolypine aurait pu réussir à
nous enlever « tout programme agraire » : c’est-à-dire tout allié.
Selon cette doctrine, non seulement il aurait mis des obstacles à la
révolution bourgeoise mais il aurait éliminé la révolution
socialiste qui, si elle n’avait plus de programme agraire, aurait
dû se défaire également de son programme industriel et, ayant perdu
son allié – facteur obligatoire – aurait dû démobiliser sa propre
armée.
Et c’est
justement cela qu’ils ont fait en Russie. Il n’y a plus qu’à faire parler
Lénine. Quand nous disons, nous pauvres idiots, que nous n’avons rien
transformé du tout, cela compte peu. Qu’il le dise lui et que les
grenouilles historiographes se taisent.
49.
NATIONALISATION
« Même d’un point de vue strictement scientifique (nous sommes au
passage cité sur l’erreur de sacrifier la théorie à la pratique), du point
de vue des conditions de développement du capitalisme en général, nous
devons absolument dire – si nous ne voulons pas être en désaccord avec le
IIIe volume du
Capital –
que la nationalisation de la terre est possible dans la société
bourgeoise, qu’elle favorise le développement économique, facilite la
concurrence et l’afflux de capitaux dans l’agriculture, etc. »
« L’aile droite
de la social-démocratie ne porte pas à son terme logique (comme elle
l’affirme) la révolution démocratique bourgeoise dans l’agriculture parce
que ce terme logique (et économique), en régime capitaliste, est
seulement la nationalisation de la terre conçue comme abolition de la
rente absolue. »
Rappelons notre
exposé sur la question agraire, rappelons que les mencheviks étaient pour la
« municipalisation », Lénine pour la « nationalisation », les populistes
pour le « partage » – trois types de programmes agraires différents, mais
(Lénine l’a répété cent fois) tous les trois bourgeois et démocratiques.
Nous avons
besoin d’une révolution bourgeoise poussée à ses extrêmes conséquences, et
nous sommes pour le plus avancé des trois programmes, le plus
grand-bourgeois, la nationalisation. Le deuxième est petit-bourgeois, le
troisième carrément réactionnaire.
En effet – nous
sommes en 1907 – pour toute révolution bourgeoise un programme
agraire est obligatoire.
Quand il s’agit
uniquement de la révolution socialiste prolétarienne, nous nous
foutons totalement des trois programmes. Surtout du premier qui est
obligatoirement bourgeois, capitaliste et mercantile.
« Qu’est-ce que
la nationalisation de la terre ? » demande Lénine pour commencer. Il relève
que l’on avait l’habitude de dire que tous les groupes populistes russes
donnaient un tel mot d’ordre. Mais pour eux il était synonyme de partage.
Il faut citer : « Le paysan a une seule revendication, pleinement mûrie,
pour ainsi dire, dans la souffrance et par de longues années d’oppression,
celle de rénover, consolider, stabiliser, étendre la petite agriculture,
de la rendre dominante et c’est tout. Le paysan imagine seulement le passage
dans ses mains des grandes propriétés foncières ; avec les mots d’ordre ‘‘la
terre appartient à tout le peuple’’, le paysan exprime l’idée confuse de
l’unité, dans cette lutte, de tous les paysans en tant que masse. Le
paysan est guidé par l’instinct du propriétaire auquel fait obstacle
l’émiettement infini des formes actuelles de propriété foncière médiévale et
l’impossibilité d’organiser la culture de la terre d’une façon qui réponde
totalement à ‘‘ses’’ besoins de ‘‘propriétaires’’ … et dans l’idéologie
populiste ces aspects négatifs du concept confus de nationalisation
prévalent de façon incontestable ».
Mais l’analyse
marxiste est différente. « Même s’il existe la liberté la plus complète et
l’égalité entre les petits agriculteurs installés sur ‘‘la terre de tout le
peuple’’, ou de personne, ou ‘‘de Dieu’’, nous nous trouvons toujours face
au régime de la production marchande qui devient production capitaliste ».
« L’idée de
la nationalisation de la terre, ramenée sur le terrain de la réalité
économique, est donc une catégorie de la société marchande et
capitaliste ».
« La
nationalisation présuppose que l’État reçoive la rente des entrepreneurs
agricoles qui paient un salaire aux ouvriers et retirent un profit
moyen de leur capital, moyen par rapport à toutes les entreprises, tant
agricoles que non agricoles du pays ».
Ici Lénine
expose toute la théorie de Marx de la rente, différentielle et absolue, que
perçoit la classe des propriétaires fonciers. Nous ne reviendrons pas sur
tout cela.
Tous les
terrains, même le plus mauvais, produisent une rente absolue ; elle est la
conséquence de la propriété privée de la terre et la nationalisation
l’abolit. Il resterait, passée à l’État la rente différentielle, conséquence
du fait que le produit d’un terrain plus fertile se vend, pour des raisons
de marché, au prix du produit du terrain le plus mauvais. Cette rente dépend
de la forme marchande de la distribution : l’État peut l’encaisser, il ne
peut pas l’abolir. Avec la nationalisation, les prix du blé baisseraient
mais seulement de ce qui constitue la rente absolue (la partie la moins
importante). Que l’État encaisse le même bas loyer de tous les fermiers
capitalistes : il offrira à certains d’entre eux un surprofit variable en
créant arbitrairement une nouvelle classe rentière, et le pain sera toujours
cher, comme la civilisation bourgeoise et marchande le commande. En
compensation les cure-dents coûteront moins cher.
50.
MUNICIPALISATION
À ce propos un étrillage théorique tomba sur l’échine du menchevik
Pierre Maslov qui, pour soutenir sa version du programme agraire – la
municipalisation qui l’emporta à Stockholm – sur la municipalisation, reprit
toutes les vieilles confusions pour dénaturer la théorie de la rente de
Marx.
Si, comme Maslov
le voulait, la rente absolue est une vue erronée de Marx, et s’il n’existe
qu’une rente différentielle, alors étatiser la propriété foncière est sans
aucun effet. Selon Maslov, quelle que soit la rente, il importe seulement de
voir s’il faut l’attribuer à l’État ou aux communes locales.
Lénine démolit
ici la résolution de Stockholm qui visait à donner aux communes les terres
des propriétaires fonciers pour qu’elles les louent à des entrepreneurs, et
à laisser une autre moitié des terres à la petite propriété foncière là où
elle en avait déjà la possession. On aurait déjà ainsi divisé la population
agraire en deux parties : propriétaires et fermiers de plus ou moins grandes
étendues de la terre communale, avec la zone de résidence obligatoire dans
la circonscription communale.
Cela donne
l’occasion à Lénine de répéter toutes les thèses critiques de la propriété
privée établies par le marxisme.
Nous nous
contentons, toujours par souci de brièveté, de citer des formules qui
confirment des thèses déjà illustrées à fond. « Le populiste pense que la
négation de la propriété privée de la terre est la négation du capitalisme.
C’est une erreur. La négation de la propriété privée de la terre est
l’expression de la revendication de l’évolution capitaliste la plus pure ».
« Marx tournait sa critique non seulement contre la grande mais aussi
contre la petite propriété foncière. Dans des conditions historiques
déterminées, la libre propriété de la terre du petit paysan accompagne
nécessairement la petite production agricole ». Et ici Lénine dit que contre
Maslov, a raison Finn partisan du partage entre les paysans qui travaillent
directement la terre. Mais il ne faut pas oublier que toute libération de la
terre la rend également libre d’être vendue et achetée. Et Lénine cite le
passage de Marx sur lequel nous avons tant travaillé : « Un des maux de la
petite exploitation agricole, quand elle est liée à la libre propriété de la
terre, dérive du fait que le cultivateur avance un capital dans l’achat du
terrain. Et l’investissement de ce capital liquide il le soustrait du
capital employé à la culture ».
Nous ne
répéterons pas non plus l’analyse de l’usure et de l’hypothèque qui ruinent
férocement la petite exploitation privée au point que le cultivateur est
dans un état pire que celui du petit fermier, et peut-être de l’ancien serf.
Mais le projet
menchevik disait que l’État doit aider les petites exploitations à l’aide de
subventions et de prêts. Ici Lénine par une remarque puissante détruit toute
la sale politique des maudits réformateurs agraires qui n’ont pas cessé de
sévir en ruinant la terre, l’agriculture et les populations rurales :
« L’État ne peut être qu’un intermédiaire de la transmission de l’argent
des capitalistes ; et à son tour il ne peut obtenir de l’argent qu’en se
tournant vers les capitalistes. Donc, même avec la meilleure organisation
possible des subventions de l’État, la domination du capital n’est en aucune
façon éliminée, et la question reste la même : sous quelle forme le capital
peut-il être appliqué à l’agriculture ? »
Tout le monde
moderne est plein de questions résolues par les subventions de l’État ! La
grande formule que nous venons de citer rappelle la nôtre, presque sérieuse,
pour la « question méridionale » chère à ceux qui dans ce domaine se
prétendent gramscistes. Trois revendications : N’exigez jamais d’impôts, ne
donnez pas d’aides d’État, ne faites pas d’élections. Le Mezzogiorno italien
sortira de sa dépression. Cela à propos des Lois Spéciales et des
Caisses du Mezzogiorno, vampires de profit à capitaux extrarégionaux.
51.
PARTAGE
Lénine se demande encore si la nationalisation ne conduira pas
sic et
sempliciter
au partage brut. Il a dit que la révolution bourgeoise russe se
trouve dans des conditions favorables, après avoir cité un autre passage de
Marx, que nous avons déjà cité ailleurs : « Le bourgeois radical arrive en
théorie à la négation de la propriété privée de la terre. Mais dans la
pratique il lui manque le courage de le faire puisque l’attaque contre l’une
des formes de la propriété serait très dangereuse également pour l’autre
forme, la propriété privée des conditions de travail (Marx veut dire outils,
machines, matières premières). De plus, le bourgeois a lui-même acquis de la
terre ». Et Lénine comment : « Chez nous, en Russie, il y a un ‘‘bourgeois
radical’’ qui n’a pas encore acquis de terre, qui ne peut craindre,
aujourd’hui, une ‘‘attaque’’ prolétarienne. Ce bourgeois radical c’est le
paysan russe ».
Voilà pour vous,
les grenouilles. L’alliance avec le paysan est aussi obligatoire que
celle avec le bourgeois radical. Ils se trouvent sur le même plan historique
et social.
Or la
nationalisation peut fort bien conduire au partage ; d’ailleurs, dans
l’abstrait, ils sont tous les deux antisocialistes. La théorie bien
assurée, en avant. Elle peut y conduire de façon contingente ; il y a trois
points à examiner : 1) Le partage convient-il au paysan ? Nous avons déjà
dit : oui ; il n’aspire à rien d’autre qu’à être propriétaire. 2) Dans
quelles conditions ? Il est difficile pour Lénine de dire si la « faim de
terre » l’emportera sur toute autre influence opposée. 3) Comment tout cela
se reflète-t-il dans le programme agraire du prolétariat ? Ici pour Lénine,
il n’y a aucun doute. Le prolétariat, dans la révolution bourgeoise,
soutient la bourgeoisie combattante quand elle est engagée dans une lutte
révolutionnaire contre le féodalisme. Mais ce n’est pas son affaire de
soutenir une bourgeoisie qui incline au calme. La nationalisation,
c’est-à-dire l’expropriation des barons et des latifundistes par le pouvoir
révolutionnaire central sera un fait positif, un coup porté à une forme de
propriété. La tendance à revenir à des formes nouvelles de propriété privée
sera le fait de forces réactionnaires qui relèvent la tête ; le prolétariat
s’y opposera de toutes ses forces.
52.
REAFFIRMATION EN 1913
Quand nous étudierons les actes de la révolution, nous verrons s’il
est vrai que Lénine a volé le programme des populistes. Si cette thèse
philistine l’emportait, nous serions toujours prêts à dire que nous ne
sommes pas toujours enthousiasmés par l’activité la plus récente des
révolutionnaires qui ont eu de nombreuses périodes d’activité. Nous le
sommes par exemple par le Plekhanov de 1900 mais pas par celui qui suivit.
Qu’en conclure ?
En 1913, comme
il ressort de quatre des articles de ses Œuvres, Lénine n’avait,
pendant cette période temps rien changé ni rien transformé.
Vivant ou mort,
nous n’avons jamais senti le besoin de le sanctifier. Mais nous le défendons
contre les batraciens qui le sanctifient en tant que transformiste.
« Dans les
journaux et les revues populistes (et kominformistes) on rencontre souvent
l’affirmation que les ouvriers et les paysans ‘‘travailleurs’’ forment une
seule classe … Le soi-disant paysan travailleur est en réalité un petit
patron ou un petit bourgeois, qui presque toujours vend sa propre force
de travail ou emploie lui-même des salariés. Étant un petit patron, il
oscille également en politique entre les patrons et les ouvriers, entre la
bourgeoisie et le prolétariat ». « C’est pourquoi dans tous les pays
capitalistes, les paysans, dans leur ensemble, sont restés jusqu’ici
éloignés du mouvement socialiste des ouvriers et ils adhèrent à différents
partis réactionnaires et bourgeois ».
« Le paysan se
tue de fatigue, plus que le travailleur salarié. Le capitalisme condamne les
paysans à la plus grande des oppressions et à la ruine. Il n’y a pas pour
eux d’autre voie de salut sinon l’union avec les travailleurs salariés dans
la lutte de classe (c’est-à-dire la voie qui passe par la ruine patronale).
Mais pour comprendre cette conclusion, le paysan doit perdre au cours de
longues années toute illusion sur les mots d’ordre trompeurs de la
bourgeoisie ».
« L’économie
politique bourgeoise et ses partisans, pas toujours conscients, que sont les
populistes et les opportunistes, s’efforcent de démontrer que la petite
production est vitale et plus avantageuse que la grande… ».
« Les marxistes
défendent les intérêts des masses en expliquant aux paysans : il n’y a pas
d’autre salut pour vous que votre adhésion à la lutte prolétarienne. Les
professeurs bourgeois et populistes trompent les masses avec des fables sur
la petite entreprise des paysans travailleurs en régime capitaliste ».
Et enfin :
« L’utopie des
populistes est le rêve du petit patron qui se tient entre le capitaliste et
le salarié et pense qu’il est possible de supprimer l’esclavage salarié sans
lutte de classe … La dialectique de l’histoire est telle que les populistes
et les troudoviks proposent en conséquence, en tant que remède
anticapitaliste pour résoudre la question agraire en Russie, une mesure
résolument capitaliste. L’égalitarisme dans le partage de la terre est une
utopie ; mais la rupture complète avec toutes les vieilles formes de
propriété de la terre en petits lopins, ou du domaine, nécessaire
pour toute nouvelle répartition, est, pour un pays comme la Russie, une
mesure économiquement progressive, la plus nécessaire, la plus impérieuse
du point de vue démocratico-bourgeois ».
Lénine explique
en quel sens nous attendons le soulèvement des paysans et, dans le même
temps, nous démolissons sa portée sociale dans la Russie entre deux
révolutions démocratiques bourgeoises, les ouvriers et le parti
socialiste combattant cependant dans ces deux révolutions. Il l’explique
avec des paroles d’Engels qui concluent ici cette difficile systématisation
du programme agraire. Et il faut longuement méditer, en même temps que tout
le matériel que nous avons exposé, ces puissantes paroles :
« Ce qui est
faux dans un sens formellement économique peut être exact dans un sens
historique universel ».
Simplicité et
simplisme, même de gauche, ne sont pas pour nous.
Lénine, s’il
était mort alors, avait toutes les cartes en règle d’un grand combattant et
d’un grand maître.
L’attente de la
double révolution, qui est aussi une étape de l’attente de la révolution
communiste mondiale, doit être conduite comme il la conduisit.
53.
LA QUESTION POLITIQUE
Plaçons-nous maintenant sur la voie lumineuse du texte
Deux tactiques.
Elle nous conduit directement à la gare d’arrivée. Quand nous en
repartirons, nous étudierons comment les faits répondirent à la laborieuse
attente, comment les deux révolutions bouillonnèrent dans la phase aiguë, ce
que signifia la période postrévolutionnaire et ce qu’elle signifie
aujourd’hui.
Les personnages
sont solidement disposés. État despotique tsariste et partis qui le
soutiennent. Partis paysans. Parti démocratico-bourgeois. Parti
social-réformiste. Parti marxiste révolutionnaire. Nous choisissons
l’opuscule Deux tactiques également parce que, écrit après deux
congrès séparés et opposés, il distingue justement deux partis historiques,
et se place au-dessus d’une querelle à l’intérieur d’une même organisation
qui – dans son importance indiscutable – contraint parfois à des polémiques
personnelles et rapetisse même les Trotsky, Lénine, et tous les véritables
révolutionnaires. Mal cependant tolérable, alors que pardonner à
l’opportunisme est désastreux.
Lénine écrit
alors que la révolution de 1905 est sur le point d’éclater et en prévoyant
que son cycle contiendra la fin du tsarisme.
Le bolchévisme
est dès lors le parti de la classe ouvrière qui, contre tous les
opportunismes révisionnistes russes et européens, se range résolument sur la
doctrine et le programme politique de classe pour la voie révolutionnaire de
l’avènement du socialisme, du renversement du capitalisme bourgeois.
Cependant il ne
s’agit pas encore ici de renverser la bourgeoisie capitaliste, mais l’État
despotico-féodal, et la question qui se pose est celle tâches du parti dans
la révolution démocratique, bourgeoise et populaire qui
requiert que l’on ait une tactique et un programme immédiats. Tout cela,
bien entendu, en plaçant fermement à la base les intérêts et les objectifs
de la classe prolétarienne et de la révolution socialiste à venir, qu’elle
soit proche ou lointaine, et dans ses rapports européens et internationaux.
Avec la lutte
contre les populistes, les économistes, les marxistes légaux, toute
perspective prônant le désintérêt du prolétariat et du parti pour la
révolution parce qu’elle est bourgeoise, a été rejetée comme antihistorique
et réactionnaire.
Il s’agit
maintenant, toujours dans le rayon d’une lutte déjà ouverte, d’établir la
condamnation de la méthode menchevique et réformiste d’entrer dans la lutte.
54.
LES TERMES DE L’OPPOSITION
L’histoire de tous les pays a détruit l’hypothèse d’un prolétariat
absent des révolutions bourgeoises. La question est posée ainsi par Lénine
dans les prémisses du texte dont il s’agit : « La classe ouvrière
aura-t-elle la fonction d’un
auxiliaire de la bourgeoisie,
auxiliaire puissant par la force de son assaut contre l’autocratie, mais
politiquement impuissant ; ou bien aura-t-elle la fonction hégémonique
dans la révolution populaire ? »
On comprend donc
qu’il ne s’agit pas de la révolution socialiste : personne ne se
poserait alors la question de savoir si le prolétariat doit être ou non
politiquement puissant, s’il doit détenir l’hégémonie absolue et si, dans ce
but, pour nous qui ne sommes pas des marxistes et des léninistes de salon,
il doit agir par la dictature de son parti contre toutes les autres classes
et tous les autres partis.
L’Iskra,
de droite, en cohérence avec le révisionnisme d’Occident, diminue
« l’importance des mots d’ordre tactiques strictement conformes aux
principes ». Pour eux, c’est le mouvement réel qui impose la tactique ce
n’est pas le parti qui l’établit, ce dernier est ouvert à n’importe
quelle tactique. Pour Lénine : « Au contraire, l’élaboration des décisions
tactiques justes a une très grande importance pour un parti qui veut diriger
le prolétariat dans un esprit rigoureusement conforme aux principes du
marxisme, et non pas simplement se traîner à la remorque des événements ».
Le thème est
donc clairement défini : « Se rendre bien compte des tâches du
prolétariat socialiste dans la révolution démocratique. »
Toute révolution
bourgeoise apparaît avec la revendication de convoquer une assemblée
populaire élue. Dans toutes les révolutions cette dernière prend des formes
diverses, toujours plus radicales, de l’Assemblée nationale convoquée par le
monarque jusqu’à l’Assemblée constituante, à la Convention révolutionnaire,
à la dictature d’un Directoire.
En Russie, en
1905, il y a trois programmes. Le pouvoir tsariste prépare une assemblée
consultative élue selon un système de caste (ce fut la Douma de Boulyguine
dont nous avons parlé). La bourgeoisie libérale (le parti cadet,
représenté par le journal illégal Oszvobozdenie, Libération) réclame
un suffrage libre et étendu pour que l’Assemblée soit véritablement
l’expression du peuple et puisse rédiger la nouvelle constitution de l’État.
Lénine définit cela « une transition, la plus pacifique possible, entre le
tsar et le peuple ». Enfin les socialistes et le prolétariat révolutionnaire
sont pour le renversement révolutionnaire du pouvoir tsariste, la formation
d’un gouvernement provisoire et la convocation d’une Assemblée constituante
avec les pleins pouvoirs.
Les différents
partis petits-bourgeois n’ont pas d’orientation vraiment décidée, mais ils
oscillent entre la position des cadets et la position révolutionnaire, ils
n’excluent pas une alliance totale avec les premiers et une constitution
accordée d’en haut ; le but de Lénine est ici de démontrer que la position
des mencheviks tend vers celle des cadets radicaux et que, en un certain
sens, elle est moins cohérente que la leur.
55.
LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE
La résolution du IIIe congrès (bolchévique) arrête les points
suivants :
1) Le prolétariat luttera pour remplacer la dynastie autocratique par une
république démocratique. 2) Cela ne pourra être obtenu que par une
insurrection populaire victorieuse. 3) Seul un gouvernement révolutionnaire
provisoire pourra convoquer une assemblée constituante au suffrage
universel. En outre, elle admet la possibilité de la participation du parti
au gouvernement provisoire, surtout si c’est nécessaire pour éviter un
retour de la contre-révolution. Qu’il participe ou non au gouvernement, le
parti cependant « sauvegardera son indépendance absolue, dans la mesure où
il aspire à la révolution socialiste complète et où, justement pour cette
raison, il est irréductiblement hostile à tous les partis bourgeois ».
Lénine trace une
politique d’entente possible même dans l’exercice du pouvoir avec les partis
social-paysans, mais jamais avec les cadets bourgeois, et il va développer
cette idée fondamentale dans la formule fameuse de la « dictature
démocratique révolutionnaire du prolétariat et des paysans » comme forme du
pouvoir qui développera la révolution bourgeoise.
L’équivoque
gigantesque est que Lénine n’a jamais proposé qu’avec cette formule on
puisse ou on doive conduire une révolution socialiste, ni alors, ni
jamais, ni en Russie, ni en Occident.
Dans la
conception de Lénine, le gouvernement provisoire, en plus d’avoir dirigé
l’insurrection armée et préparé l’élection de l’Assemblée Constituante, doit
immédiatement réaliser le programme minimum de la révolution tel
qu’il est vu par le parti (les huit heures, le suffrage universel, la
nationalisation de la terre).
« En assignant
au gouvernement révolutionnaire provisoire la tâche d’appliquer le programme
minimum, la résolution élimine par cela même les idées absurdes et
semi-anarchistes sur l’application immédiate du programme maximum, sur la
conquête du pouvoir pour la révolution socialiste ». Cette dernière est
déclarée incompatible avec le niveau du développement économique de la
Russie. « Seuls des gens très ignorants peuvent méconnaître le caractère
bourgeois de la révolution démocratique en cours en Russie ».
Avant de voir en
quel sens la révolution de 1917 dépassa ces perspectives de 1905, nous
sommes certains que les camarades comprennent pourquoi nous insistons tant
sur ce fait absolu : le plan de Lénine était alors celui d’une révolution
seulement bourgeoise. À une distance d’un demi-siècle ce qui n’a pas
succombé à la contre-révolution est justement le résultat historique d’une
révolution capitaliste. La formule de la dictature démocratique partagée en
deux parts égales avec la classe paysanne propriétaire, également et
justement pour cette raison, ne peut pas être invoquée pour la révolution
prolétarienne dans les pays capitalistes développés. Le défaitisme
stalinien consiste à emprisonner le prolétariat moderne des villes et des
campagnes dans le carcan d’une alliance avec des classes semi-bourgeoises,
historiquement rétrogrades par rapport à la bourgeoisie elle-même.
Puisque l’on
triche sur la formule de Lénine, il importe au marxisme révolutionnaire
d’établir que cette formule historique fut forgée au seul service de la
révolution bourgeoise, et l’histoire confirma qu’elle répondait à ce but.
56.
LA TACTIQUE OPPORTUNISTE
Les mencheviks de Genève opposèrent une de leur résolution que
Lénine analyse. Jouant à l’intransigeance ils condamnaient la formule de
l’entrée éventuelle dans le gouvernement provisoire en la comparant au
possibilisme
occidental, au millerandisme, c’est-à-dire à l’entrée des socialistes
dans les ministères dans un régime bourgeois bien établi. Mais Lénine
démolit la tactique équivoque des mencheviks en prouvant qu’ils finissent
par admettre une solution non républicaine pour la formation d’un
nouveau gouvernement. « Tel est le fait incontestable dont, nous en sommes
certains, se servira le futur historien de la social-démocratie russe. Une
conférence des sociaux-démocrates en mai 1905 adopte une résolution qui
contient de belles paroles pour faire avancer la révolution démocratique,
mais qui dans les faits la fait marcher à reculons, et qui en réalité ne va
pas au-delà des beaux mots d’ordre de la bourgeoisie démocratique. »
Indiscutablement l’historien de 1917 a noté le tapage parlementaire commun
aux cadets bourgeois et aux socialistes mencheviks contre le parti de Lénine
qui, les ayant mis à la porte à coups de pieds, fit tomber les têtes
dynastiques.
Alors, toujours
en se basant sur des faits avérés, il apostrophe ainsi les mencheviks : « La
différence entre nous et vous est, dans ce cas, que nous marchons aux côtés
de la bourgeoisie révolutionnaire et républicaine sans fusionner avec elle,
alors que vous marchez, peut-être sans fusionner non plus avec elle
(l’Histoire fera les comptes, semble dire Lénine), avec la bourgeoisie
libérale et monarchique ».
« Voilà
comment sont les choses » finit-il en soulignant. De petites choses,
peut-être ? Si grandes qu’aujourd’hui et pendant de nombreuses années quand
le parti renaîtra partout où il le doit, il sera vital de comprendre notre
démonstration : Lénine n’a voulu assigner à aucun pays de capitalisme
moderne l’obligation misérable de confier la révolution communiste
à une alliance démocratique et interclassiste.
Pour clore ce
résultat apparemment modeste il sera bon, l’exposé ayant été long, de le
faire encore parler le plus possible.
« Les marxistes
sont absolument convaincus du caractère bourgeois de la révolution russe ».
« Les transformations dans le domaine social et économique, devenues une
nécessité pour la Russie, non seulement ne signifient pas l’écroulement du
capitalisme, mais au contraire elles débarrasseront effectivement le terrain
pour un développement large et rapide, européen et non asiatique, du
capitalisme. » Ceci, dans le sens où dialectique et perspective convergent,
est, à la lettre, une prophétie.
« Les
socialistes-révolutionnaires ne peuvent pas comprendre cette idée parce
qu’ils ignorent l’ABC des lois du développement de la production marchande
et capitaliste et ils ne voient pas que même le triomphe complet de
l’insurrection paysanne, même un nouveau partage de toutes les terres
conforme aux intérêts et aux désirs des paysans ne supprimeront pas du tout
le capitalisme mais donneront une impulsion plus grande à son
développement ».
« Les
néo-iskristes comprennent de façon radicalement erronée le sens et la
signification de la catégorie révolution bourgeoise. Dans leurs
raisonnements, on rencontre constamment l’idée qu’elle est une révolution
qui ne peut être avantageuse qu’à la bourgeoisie. Et pourtant rien n’est
plus erroné qu’une telle idée ». Et Lénine réécrit les thèses du
marxisme qui ont été démontrées et rabâchées (sic !) dans les moindres
détails que ce soit dans leur ligne générale, ou en ce qui concerne la
Russie et l’Occident (il est tout sauf transformiste !), en démontrant que
la révolution bourgeoise et capitaliste comporte les plus grands avantages
pour le prolétariat. « Nous ne pouvons pas sortir du cadre bourgeois de la
révolution russe, mais nous pouvons l’élargir jusqu’à des dimensions
immenses ». Ce qui fut fait. Mais, nous criera le philistin, 1917 est bien
différent de 1905. C’est vrai. Mais dans le sens historique universel
1955 est à la hauteur du programme de victoire de 1905.
Et quand nous
dénonçons la falsification kremlinienne du léninisme et du marxisme nous
n’oublions jamais que le Kremlin travaille encore dans un sens
révolutionnaire, en élargissant le cadre capitaliste jusqu’à l’Himalaya
et aux mers jaunes.
57.
DICTATURE DÉMOCRATIQUE BOURGEOISE
Pourquoi une dictature ? Demande-t-on à Lénine (peut-être encore
aujourd’hui). Parce qu’elle devra s’appuyer sur la force armée, et non « sur
telles ou telles institutions constituées par voies légales, pacifiques ».
Parce que des résistances terribles s’élèveront contre l’expropriation des
terres, contre la république, contre l’extirpation des formes
asiatico-despotiques même dans les usines. Parce qu’elle seule pourra –
last
but not least
– « étendre l’incendie révolutionnaire à l’Europe ». « Cette victoire ne
fera pas du tout encore de notre révolution bourgeoise une révolution
socialiste ; la révolution démocratique ne sortira pas directement du
cadre des rapports sociaux et économiques bourgeois ; mais néanmoins
cette victoire aura une importance immense pour le développement futur de
la Russie et du monde entier. Rien n’accroîtra plus l’énergie
révolutionnaire du prolétariat mondial ; rien ne raccourcira autant sa voie
vers la victoire complète que cette victoire décisive de la révolution
commencée en Russie ». Commencée mais non mise en bouteille
en Russie en la dégradant au rang de parodie.
Chez Lénine, ce
lien international est constamment présent. Mais restons un peu encore sur
l’idée de dictature.
« Si la
révolution réussit à emporter la victoire de façon décisive, nous réglerons
les comptes avec le tsarisme à la jacobine, ou si l’on veut à la plébéienne,
selon une phrase de Marx. Toute la terreur française, écrivait-il en 1848,
ne fut rien d’autre qu’un moyen plébéien de régler les comptes avec les
ennemis de la bourgeoisie, avec l’absolutisme, le féodalisme et l’esprit
petit-bourgeois ». Ici Lénine se complaît à comparer l’opposition des
jacobins aux girondins dans la révolution française avec sa propre
opposition aux mencheviks. Plus loin, il revient en effet sur ce thème en
utilisant les informations données par Franz Mehring sur les écrits de Marx
en 1848. La Nouvelle Gazette Rhénane revendiquait « l’institution
immédiate de la dictature comme unique moyen pour réaliser la démocratie ».
Le bourgeois, note Lénine, entend par dictature l’abolition de toutes les
libertés et les garanties de la démocratie, l’arbitraire généralisé, l’abus
systématique du pouvoir dans l’intérêt personnel du dictateur.
L’ultra-réformiste Martynov avait écrit que la prédilection pour le mot
d’ordre de dictature s’expliquait par le fait que Lénine « désirait
ardemment tenter sa chance ». Et Lénine, qui dans ces cas souriait de façon
indulgente au lieu de rugir, lui explique « la différence qui existe entre
le concept de dictature d’une classe et celui de la dictature d’un individu,
entre les tâches de la dictature démocratique et celles de la dictature
socialiste » avec les conceptions de la Nouvelle Gazette Rhénane :
« Toute
organisation provisoire de l’État (Nouvelle Gazette Rhénane, 14
septembre 1848) après la révolution exige la dictature, et une dictature
énergique. Nous avons depuis le début reproché à Camphausen (président du
conseil des ministres après mars 1848) de ne pas agir de façon dictatoriale,
de ne pas briser et extirper immédiatement les restes des vieilles
institutions. Et alors qu’il se berçait d’illusions constitutionnelles, le
parti de la réaction vaincu renforçait ses positions dans la bureaucratie et
dans l’armée, et ça et là se risquait même à reprendre ouvertement la
lutte ». Et dans un autre article sur la puérilité de l’assemblée
constituante Marx disait : « À quoi sert le meilleur ordre du jour et la
meilleure constitution si dans le même temps les gouvernements allemands ont
déjà mis à l’ordre du jour les baïonnettes ? ». Voilà, dit Lénine, le sens
du mot dictature ! Les grands problèmes de la vie des peuples sont résolus
exclusivement par la force.
Marx, en
montrant la faiblesse et le manque de volonté républicaine de la révolution
allemande en 1848, fait une comparaison éclairante avec la France. « La
révolution allemande de 1848 n’est qu’une parodie de la révolution française
de 1789. Le 4 août 1789, trois semaines après la prise de la Bastille, le
peuple français eut raison en une seule journée de toutes les obligations
féodales. Le 11 juillet 1848, quatre mois après les barricades berlinoises
de mars, les obligations féodales ont eu raison du peuple allemand ». « La
bourgeoisie française de 1789 n’abandonna pas, même pour un instant, ses
alliés, les paysans. Elle savait que la base de sa domination était
l’abolition du féodalisme dans les villages et la naissance d’une classe
libre de paysans propriétaires. La bourgeoisie allemande de 1848 trahit sans
scrupule ses alliés les plus naturels, les paysans, qui sont la chair de sa
chair, et sans lesquels elle est impuissante face à la noblesse. Le maintien
des droits féodaux, leur consécration sous l’apparence (illusoire) d’un
rachat : tel est le résultat de la révolution allemande de 1848. La montagne
a accouché d’une souris ! »
Aucune
transformation ! De 1789 à 1848, à 1905 et à 1955, notre « fil » n’est pas
rompu : Les paysans sont les alliés naturels de la bourgeoisie.
Lénine répète : « Le succès de l’insurrection paysanne, la victoire de la
révolution démocratique, débarrasseront simplement la voie pour la lutte
véritable et décisive pour le socialisme, sur le terrain de la société
bourgeoise. Les paysans, en tant que classe de propriétaires terriens,
auront dans cette lutte la même fonction de trahison et d’inconstance que la
bourgeoisie a aujourd’hui en Russie dans la lutte pour la démocratie ».
58.
UNE COMPARAISON HISTORIQUE
Ici Lénine remarque que la
Nouvelle Gazette Rhénane
était un organe de la démocratie et non pas de la classe ouvrière ; et
pourtant, dans ses colonnes, Marx et Engels conduisirent la lutte pour le
radicalisme révolutionnaire bourgeois, alors que paraissait déjà un journal
ouvrier rédigé par des partisans de la doctrine du Manifeste (mais
dont la ligne était peut-être insuffisante). Cependant c’est seulement en
avril 1849 que Marx et Engels se prononcèrent pour une organisation
prolétarienne distincte. Il fallut donc à Marx une année d’expérience dans
la lutte démocratique pour aller plus loin et tracer dans l’organisation les
limites entre politique démocratique et politique ouvrière. Nous, dit
Lénine, nous sommes plus avancés en Russie en 1905 ; les tâches
prolétariennes dans la lutte sont mieux dessinées qu’alors. Et il rappelle
combien Engels était mécontent de l’orientation de la Fraternité Ouvrière
qui, formellement classiste, était empreinte de corporatisme, négligeant le
mouvement politique général. Et Lénine trace un parallèle entre les
considérations d’Engels et les siennes dans les « deux tactiques » et sur
l’opportunisme ouvriériste et « suiviste ».
Nous nous
demandons pourquoi Lénine, qui a si bien formulé pourquoi c’était encore une
bonne tactique pour Marx et Engels dans l’Allemagne de 1849 de rester dans
des sociétés et des journaux démocratiques bourgeois et pourquoi ce ne
l’était plus en Russie où déjà les organisations de journaux et des partis
étaient indépendants, n’a pas, quand il le pouvait encore physiquement,
lutté davantage contre la méthode stupide d’appliquer dans le premier
après-guerre en Occident les tactiques adaptées à la prérévolution
bourgeoise, l’offre aux partis opportunistes d’unité et d’accord
politique dans des fronts communs.
59.
INTERNATIONALISME
Sur un autre point Lénine, comme dans de très nombreux de ses
écrits, même beaucoup plus modernes, revient là où, avec Marx, nous avons
commencé notre chemin. Il critique la froide énonciation donnée par les
mencheviks dans leur résolution, quand ils disent que les sociaux-démocrates
ne pourraient prendre le pouvoir que dans le cas où la révolution s’étende
aux pays de l’Europe occidentale, dans lesquels les conditions pour la
réalisation du socialisme sont arrivées à une
certaine
maturité (pleine maturité, dit Lénine). Dans ce cas, disait la résolution,
il deviendrait possible en Russie d’entrer dans la voie des transformations
socialistes. Et Lénine :
« L’idée
principale ici est celle énoncée plusieurs fois dans Vperiod! (« En
avant ! », organe bolchévique de Lénine) qui affirmait que nous ne devons
pas craindre la victoire complète des socialistes dans la révolution
démocratique, c’est-à-dire la dictature démocratique du prolétariat et des
paysans, puisque cette victoire nous permettra de soulever l’Europe ;
et le prolétariat socialiste européen, après avoir abattu le joug de la
bourgeoisie, nous aidera à son tour à faire la révolution socialiste.
Vperiod! assignait au prolétariat révolutionnaire de Russie une tâche
active : vaincre en Russie dans la lutte pour la démocratie et profiter de
cette victoire pour porter la révolution en Europe ».
L’idée
menchevique était au contraire de refuser le pouvoir dans la victoire
bourgeoise contre le tsarisme et de ne l’accepter que si la
révolution prolétarienne avait submergé l’Europe. Mais la conception de
Lénine était tout autre : la bourgeoisie démocratique russe, en prenant le
pouvoir parlementaire, n’aurait pas été à même de résister aux assauts de la
contre-révolution ; il fallait la mettre de côté et gérer par
procuration la révolution démocratique bourgeoise avec la dictature ouvrière
et paysanne.
Quoi qu’il en
soit il n’était pas question de réaliser le socialisme économique en Russie
sans la révolution prolétarienne à l’Ouest.
Une remarque
intéressante de Trotsky montre que la vision de Lénine était encore plus
géniale. Non seulement en l’absence de la direction prolétarienne (avec
l’alliance, dans ce seul but historique, avec les paysans) il aurait été
impossible d’empêcher le tsarisme réactionnaire de relever la tête mais pour
en avoir la certitude – c’est-à-dire pour seulement sauver la révolution
bourgeoise en Russie – le soulèvement du prolétariat européen était
nécessaire ! Une conception qui conclut le cycle avec la doctrine de Marx
sur la réserve de la contre-révolution européenne constituée par la Russie,
pouvoir monstrueux qui jugule les rébellions bourgeoises comme les
rébellions ouvrières.
À Stockholm
voici comment il répondit à Plekhanov, opposé à la prise du pouvoir, sur la
base du point commun que la révolution ne pouvait être que bourgeoise. Ou
nous prenons le pouvoir, disait-il, ou même la révolution bourgeoise
échouera et alors jamais la nôtre n’arrivera.
« On doit tenir
la restauration pour pareillement inévitable dans l’éventualité de la
municipalisation, de la nationalisation ou du partage de la terre parce que
le petit propriétaire reste, dans toutes les formes possibles de propriété
et de possession, le soutien de la restauration. Après la révolution
démocratique complète, le petit propriétaire se retournera inévitablement
contre le prolétariat et plus vite l’ennemi commun du prolétariat et du
petit propriétaire (absolutisme) sera renversé, plus vite il se
retournera. »
« Notre
révolution démocratique n’a pas d’autres forces de réserve que le
Prolétariat Socialiste d’Occident ».
Encore une fois,
sous une forme symbolique, Lénine n’a pas raté son terrible rendez-vous avec
l’Histoire. Nous l’avons raté, nous, communistes d’Europe, de la Troisième
Internationale, et l’Opportunisme nous regarde aujourd’hui avec son rictus
de Bête Triomphante.
(1) «Dialogue avec Staline», Textes du PCInt n° 8.
(2) « Three Who Made a Revolution », ouvrage de Bertram D. Wolfe, paru en 1948.
Parti Communiste International
Il comunista - le prolétaire - el proletario - proletarian - programme communiste - el programa comunista - Communist Program
www.pcint.org