Russie et révolution dans la théorie marxiste

Deuxième partie

Parti prolétarien de classe et attente de la révolution double (Fin)

(«programme communiste»; N° 107; Mars 2024)

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Nous publions ici la fin du rapport exposé par Amadeo Bordiga à la réunion générale du parti de Bologne les 31 octobre et premier novembre 1954. Les chapitres précédents sont parus sur les n°104, 105 et 106 de cette revue (A l’origine le rapport fut publié dans « il programma comunista », du n° 21, 11-25 novembre 1954, au n° 8, 22 avril-6 mai 1955).

 

 

29. DISSIDENCES EXTERNES ET INTERNES

 

Il est inutile de répéter que nous ne sommes pas en train d’écrire une histoire de l’économie russe (thème précédent) ni de la politique russe (thème présent); nous ne faisons que tirer de ces deux vastes domaines les matériaux pour notre thèse : la ligne des marxistes révolutionnaires en Russie a été correcte dans la phase où se préparait la « révolution double » bourgeoise prolétarienne.

Nous fondons notre résultat non pas en nous référant à tous les épisodes de cette lutte longue et complexe, mais en insistant surtout sur le rejet et la démolition des positions, propositions et tactiques adverses, telle qu’elle ressort des campagnes critiques et polémiques des bolcheviks, de Lénine, dans leurs importants aspects doctrinaux, journalistiques et organisatifs.

En mettant cet ensemble d’éléments en rapport avec les développements successifs de la lutte historique, avec les données – qu’un exposé à venir et une réunion prochaine mettront au point – de la phase insurrectionnelle de la double révolution et de la période consécutive et actuelle, nous ferons en sorte de parvenir à une systématisation claire des problèmes généraux qui lient : a) les révolutions bourgeoises du passé en Occident (divisées en deux types : celles qui se présentèrent comme des révolutions uniques, comme en France et en Angleterre, et celles qui se présentèrent déjà comme des révolutions doubles, comme en Allemagne) ; b) la révolution russe dans la mesure où elle se présenta comme double, et en tant que telle est un acquis réel de l’histoire ; c) les futures révolutions uniques (c’est-à-dire socialistes) attendues dans les pays de capitalisme développé.

La « contre-thèse » opportuniste qui s’oppose à nous – nous continuons notre méthode qui consiste à relier régulièrement les « propositions » déjà établies avec celles qui doivent venir plus tard – veut s’appuyer sur la reconnaissance du fait que les événements russes ont confirmé la conception marxiste de l’évolution historique en ce qui concerne le comportement à suivre dans une phase double de préparation révolutionnaire, pour en tirer la conclusion tendancieuse et désastreuse que cette expérience a conduit à une « révision » de la façon de concevoir les futures révolutions uniques du prolétariat par rapport à la prévision initiale et à la théorie du marxisme.

La « révision » que la vague numéro un de l’opportunisme jeta en travers de notre route a consisté à nier le caractère autoritaire, central, politique, et de parti, de la révolution (crise de la Première Internationale). La « révision » de la vague numéro deux de l’opportunisme a consisté à nier le caractère violent et insurrectionnel, de discorde nationale, de la révolution (crise de la Deuxième Internationale). La « révision » de la vague numéro trois de l’opportunisme consiste à nier le caractère autonome de la révolution qui abattra le régime capitaliste et qui sera l’œuvre de la seule classe travailleuse salariée (crise de la Troisième Internationale).

Soyons encore plus explicites (au nom de ce schématisme déclaré dont nous nous réclamons toujours : que reste-t-il à qui fuit tout schématisme ? Précisément, uniquement l’opportunisme fétide) : c’est une thèse marxiste reconnue que celle qui affirme que toute révolution bourgeoise est une révolution du peuple, le prolétariat étant compris dans ce dernier. C’est une thèse marxiste reconnue que celle qui affirme que toute révolution bourgeoise déjà avancée peut voir dans le prolétariat déjà développé non seulement un allié d’autres classes bourgeoises et populaires mais également un dirigeant d’une révolution populaire, allié avec des couches non prolétariennes (paysannes).

C’est une contre-thèse défaitiste vis-à-vis du marxisme que d’affirmer que, dans les révolutions qui en Europe doivent abattre le régime capitaliste, après la révolution russe, le prolétariat salarié sera au même niveau que les classes et les couches populaires pauvres, et que la révolution sera l’œuvre d’une alliance des salariés avec des classes populaires rurales et urbaines non ouvrières.

DANS L’ATTENTE DE LA RÉVOLUTION UNIQUE (en d’autres termes, depuis que le régime capitaliste est historiquement établi, comme c’est le cas aujourd’hui dans toute l’Europe et dans deux autres continents et demi)  LA CLASSE OUVRIÈRE ET SON PARTI NE FORMENT PAS D’ALLIANCES ET SAVENT QUE DANS LA RÉVOLUTION ILS N’AURONT QUE DES ENNEMIS.

Les innombrables positions, déformations de la position unitaire et continue des marxistes révolutionnaires, qu’il est de la plus grande importance d’avoir démolies « à temps », ne sont pas seulement celles des adversaires ouverts de notre programme et de notre action, mais aussi celles des courants qui, tour à tour, dévient, sont en désaccord, et, par un processus dont nous possédons la théorie complète depuis des décennies, se dirigent vers l’ennemi de classe. Le cas russe est une mine de ce genre de précieuses leçons.

 

30. « AUTODÉLIMITATIONS » CLASSIQUES ET RUSSES

 

Nous nous sommes suffisamment étendus sur la lutte des marxistes russes contre le « populisme », ou socialisme rural russe, dont les bases doctrinales se relient étroitement à l’étude d’Engels dont nous avons parlé dans la première partie de ce travail. Cette école dissidente est totalement « extérieure » au marxisme puisque ses partisans, après une première période indécise, n’hésitaient pas à se déclarer adversaires de l’idéologie et de la méthode marxistes tout en défendant la cause des classes exploitées socialement contre un régime d’odieux privilèges économiques. Nous en viendrons aux autres dissensions, « internes ».

Mais il faut d’abord dire que la différence entre les écoles vaguement « socialistes » – qui sous des formes douteuses et le plus souvent littéraires commencent à traiter d’une « question sociale » issue de la traditionnelle et séculaire mystique sociologique, partant d’abord des âmes, puis des cerveaux, et qui affirment un « stomachisme » timide et primitif – et la doctrine marxiste, compacte, unitaire, monobloc puisque monogène, se présente en Russie non pas comme un fait original, mais comme la reproduction de processus déjà présents dans l’histoire de l’Occident. Dès qu’il se présente en 1848 dans le bloc granitique du Manifeste, le communisme marxiste se distingue déjà lui-même de toute une gamme de socialismes grossiers présents jusqu’alors, dans le modèle classique du chapitre magistral, « Littérature socialiste et communiste ».

Ce chapitre rejette comme étrangers, comme quelque chose qui ne nous correspond pas, selon l’expression putassière en vogue, que nous abhorrons par principe, les misérables « credo » suivants. Nous avons trois sortes de faux socialismes, et cinq sous-espèces.

 

31. LES ÉTAGÈRES DE LA BIBLIOTHÈQUE DE KARL

 

La première sorte, c’est le socialisme « réactionnaire », c’est-à-dire qui a la signification historique de lutte contre la révolution bourgeoise en défendant des solutions anticapitalistes parce que précapitalistes. La seconde c’est le socialisme qui s’arrête à la société bourgeoise en voulant la perfectionner pour la conserver. La troisième c’est le socialisme qui veut effectivement sortir de la forme bourgeoise et aller vers une économie collective mais qui ne sait pas trouver la voie du passage et la demande à la sagesse ou à la bonté humaine.

Dans la première sorte (mouvement en arrière) nous avons : a) le socialisme féodal : il veut prouver aux ouvriers qu’ils doivent combattre le capitalisme parce que leur sort est meilleur dans la forme féodale. Marx indique une variante d’une telle école dans le socialisme « clérical ». Un exemple russe (ce schéma que nous couchons sur le papier existe certainement chez Lénine, mais actuellement nous ne saurions pas dire où) ? Le pope Gapone qui en 1904 fonda une organisation « des ouvriers russes d’usine ». Sa thèse selon laquelle le tsar aurait fait siennes les revendications des travailleurs contre les patrons, était parallèle à celle des organisations ouvrières zoubatovistes (du nom d’un officier de police) ; mais si le pope qui entraîna les masses au massacre était peut-être un illuminé, ce n’était pas un provocateur comme le dit l’histoire « bolchévique » officielle, tissu de dénonciations de provocations rétroactives à un demi-siècle de distance. Cette odieuse « conception provocatrice de l’histoire » est l’opposé du déterminisme marxiste).

Toujours dans la première sorte, on trouve : b) le socialisme petit-bourgeois qui veut substituer au capitalisme d’autres modes de production plus arriérés : « les corporations dans la manufacture et le régime patriarcal dans l’agriculture ». Le chef de file de cette littérature est Sismondi, puissant cependant dans la critique des contradictions économiques capitalistes. L’équivalent russe ? Vous le demandez ? Tout le populisme ! En luttant contre un tel adversaire, Lénine aurait-il fini par en adopter une des thèses, en rectifiant le marxisme classique ? Allons donc ! Ou bien le Manifeste est coulé dans un bronze inaltérable, ou alors il peut être façonné comme de la pâte molle s’il est permis à ses disciples d’oublier que, au lieu de prévaloir un siècle après, « ces aspirations finissent en un miaulement stérile». Ou ce sont eux qui miaulent, ou ce sont nous, avec Marx, qui brairont.

Il existe ensuite une troisième sous-espèce : c) le socialisme allemand, école aujourd’hui oubliée, qui parodia les critiques françaises de la société bourgeoise avant que celle-ci ne surgisse en Allemagne et qui opposa un « ouvriérisme » économique et impérial au capitalisme naissant et au libéralisme allemand, opposition toujours de l’arrière. Il fut balayé par 1848 comme le socialisme féodal français l’avait été par 1793 et le socialisme féodal russe devait l’être par 1905.

Le socialisme petit-bourgeois existe partout, étagère I, rayon b, et c’est lui qui, dans le monde entier, est maintenu en vie par le kominformisme. Il ne se situe pas entre le capitalisme et le communisme, il est carrément en deçà du premier.

La deuxième sorte est le « socialisme conservateur ou bourgeois ». Il ne veut pas revenir en arrière, mais il ne veut pas non plus aller de l’avant ; il veut arrêter l’histoire au mode marchand, en obtenant justice pour les salariés. Son prophète est Proudhon, et son grand prêtre, comme nous l’avons montré dans le Dialogue (1) a été Staline.

Comme « ce socialisme bourgeois a essayé de détourner la classe ouvrière des mouvements révolutionnaires, en démontrant que ce qui peut lui être utile ce ne sont pas les transformations politiques, mais les transformations économiques », il trouva son équivalent dans l’économisme russe. Lénine fut féroce contre lui.

La théorie fondamentale de Staline – construction du socialisme dans un seul pays, compatible avec la coexistence pacifique avec les régimes capitalistes des autres pays – qu’est-ce donc sinon du pur « économisme », transposé de l’échelle nationale à l’échelle mondiale ; socialisme identique à celui qui aurait pardonné tour à tour à Louis XVI, à Guillaume Ier et à Nicolas II étant donné qu’aujourd’hui il pardonne à Élisabeth II et au général Eisenhower ?

Si c’est du socialisme il est stupide en histoire et en politique, et il ne l’est pas moins – comment le pourrait-il ? – en économie. Comme son chef de file Proudhon, il illusionne les masses en leur faisant croire que l’on peut sortir des limites du capitalisme sans briser son enveloppe marchande. Selon le plus puissant des coups de marteau asséné dans sa forge par Marx-Vulcain.

La troisième sorte est respectée par Marx parce qu’elle va de l’avant. C’est le socialisme critico-utopiste. Ici l’on a de véritables ennemis du capitalisme, tout particulièrement dans la première phase des mouvements prolétariens instinctifs d’Angleterre et de France à l’aube du siècle dernier, et il ne manque pas l’élément critique : dominent les noms de Saint-Simon, d’Owen, de Fourier, et de Cabet. S’ils ne prévoient pas l’action de classe et s’ils se limitent à des plans sociaux, la société qu’ils décrivent est cependant la négation véritable du capitalisme. Leurs affirmations sur la société à venir « ont un sens purement utopiste », parce qu’ils « connaissent de façon trop rudimentaire les oppositions entre les classes qui commencent à peine à exister à ce moment ». Mais nous, marxistes modernes, qui fondons tout sur les oppositions entre les classes dont nous avons donné la doctrine complète et dont nous vivons la pratique, nous tenons pour nôtres ces affirmations parce qu’elles définissent la seule société socialiste. Méditons ce passage essentiel, et répétons-le, quand nous décrivons (comme nous nous préparons à le faire brièvement) la Russie non socialiste d’aujour-d’hui : « Abolition de l’opposition entre ville et campagne – de la famille – des gains privés – de la marchandise – de la discordance (en termes marxistes : anarchie) sociale – de l’État transformé en une simple administration de la production ».

Voici dialectiquement quelle est la position : les utopistes désiraient et proposaient que toutes ces formes soient abolies, nous marxistes, nous démontrons qu’elles seront abolies par des forces sociales que le capitalisme a déjà éveillées.

Salut à l’utopisme! Il est possible qu’en Russie le stalinisme règne plus longtemps parce que, les deux révolutions s’étant soudées, le mouvement russe a parcouru toute la gamme des socialismes rétrogrades et statiques en les cravachant mais il lui a manqué la troisième forme, théoriquement insuffisante mais cependant tendue vers une société socialiste non adultérée, non vénale, non philistine, la vigoureuse et généreuse utopie.

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32. PREMIÈRE CRISE INTERNE : LE MARXISME LÉGAL

 

La grande caractéristique du communisme russe réside dans le fait que, bien qu’encerclé par une forêt d’ennemis féroces, il n’a pas hésité à se battre contre eux tous et en même temps sur tous les fronts des dissensions internes. On ne comprend pas comment l’unitarisme malpropre actuel, à usage non seulement interne mais également externe (Lénine délimitait avec un rideau, effectivement de fer celui-là, les frontières du parti ; les misérables porteurs de peste actuels s’exhibent de tous les côtés en ouvertures nouvelles et en déchirures supplémentaires à celles de leur longue carrière), aurait pu être engendré par ce communisme russe ; ou plutôt on comprend bien qu’alors on allait vers la révolution et qu’aujourd’hui on lui tourne le dos.

Si, comme nous disions, il n’y a pas eu en Russie d’utopisme prolétarien cela est dû au fait que lorsque le mouvement se développa jusqu’au seuil du parti, la théorie de ce parti était internationalement déjà produite et qu’elle venait de l’étranger. Ceux qui n’avaient avec cette théorie qu’un rapport seulement livresque pouvaient se tromper au point de supposer – en comprenant de travers le fond même de la doctrine – qu’elle devait certes naître d’une succession difficile et tourmentée de luttes sociales mais que, une fois obtenue, le mouvement pouvait être abrégé.

Or le parti fit bien d’« importer » l’arme instrumentale déjà disponible qu’est la théorie du parti. Il n’y a aucun idéalisme là-dedans. Le marxisme ne pouvait pas se former, les découvertes qui le constituent ne pouvaient pas être faites avant que le mode de production bourgeois ne se soit diffusé et que ne se soit développée en son sein la classe prolétarienne dans de grandes sociétés nationales développées. Mais une fois qu’il est formé, il est valable pour toutes les zones et les aires qui se développent avec retard, et il permet d’établir quel sera le processus qui les attend et qui est déterminé de la même manière. Cela est vrai pour l’idéologie comme pour toute autre technique ou outillage : la question de savoir comment se construit un navire ou une machine-outil devient toujours plus immédiatement une question générale et mondiale dans le monde moderne : si l’on construit en Chine aujourd’hui une usine, on y mettra les mêmes motrices que celles qui existent dans la meilleure des usines américaines ; de façon analogue, on n’aurait pas besoin d’étudier à nouveau la structure de l’économie capitaliste pour en trouver ex novo les lois sans aller les lire chez Marx…

Sauf que ces lois prouvent justement que le capitalisme arrive de façon pénible et odieuse et que pourtant il faut en passer par là si l’on veut aller au-delà ; et elles ne fournissent aucun secret « politique » pour le faire plus commodément.

Les premiers lecteurs enthousiastes des puissantes œuvres de Marx ne se rendirent pas compte – il est difficile de devenir marxiste seulement par la lecture – que la maturité du mouvement n’advient pas seulement par la divulgation de textes de même qu’elle n’advient pas seulement en laissant faire la « spontanéité » des masses. Il s’agit de deux moments différents : la connaissance doctrinale n’est pas un fait individuel même du disciple ou du chef le plus cultivé, ni non plus une condition pour que les masses se mettent en mouvement ; elle a pour sujet un organe propre, le parti. Ce dernier ne se forme pas non plus par une communication de froides données scientifiques ; il se forme dans le mouvement historique et par tous les différents épisodes des luttes de classe.

Ce processus, comme on sait, a été résumé par Lénine dans Que faire ?. Citons le passage qui se trouve dans la conclusion du texte, en résumant les données sur les débuts du mouvement marxiste en Russie. Décennie 1894-1904 : la théorie et le programme de la social-démocratie naissent et se renforcent. Le nouveau courant n’a que quelques partisans en Russie, la social-démocratie existe sans mouvement ouvrier ; en tant que parti politique, elle est dans sa phase intra-utérine.

1894-1898 : la social-démocratie vient au jour comme mouvement social, comme montée des masses, comme parti politique. Les intellectuels – pour la plupart ex-populistes – qui avaient embrassé la doctrine marxiste entrent dans le mouvement ouvrier durant cette phase ; en substance ils comprennent qu’il faut dans le même temps combattre l’informe politique populiste - suivre la théorie socialiste marxiste - adhérer au mouvement social des masses - ne pas oublier l’exigence, apprise dans la phase populiste, de renverser l’ordre existant, l’autocratie tsariste.

1898-1902 (date à laquelle écrivait l’auteur) : alors que le mouvement ouvrier croît encore en vigueur et en combativité, le parti s’engage dans une crise de mise en ordre caractérisée par des incertitudes et des oscillations, par l’abandon des points fondamentaux de la part de quelques-uns. Le courant le plus dangereux qui dans cette phase nécessita en premier lieu le travail de Lénine est celui des marxistes « légaux ».

 

33. CONTRE LE STROUVISME

 

Les marxistes légaux continuent la polémique idéologique contre les erreurs des populistes (Lénine n’exclut pas sur ce point une certaine collaboration avec eux) et ils font une critique juste de l’action terroriste individuelle ; mais ils vont jusqu’à nier la nécessité d’une lutte politique dirigée vers le renversement du pouvoir tsariste ; ils proposent de limiter l’activité à la diffusion de la doctrine marxiste par des moyens tolérés, considérés comme légaux par le régime en place. Leur principal représentant est Pierre Strouve, fermement combattu par Lénine pour ses directives qui allaient jusqu’à la neutralité envers le tsarisme et jusqu’à l’apologie du capitalisme, s’engageant dans la voie qui devait déboucher par la suite dans un libéralisme de type bourgeois, avec l’abandon et la trahison y compris doctrinale du communisme révolutionnaire.

En effet à Minsk en 1898, ce n’est pas un véritable parti qui avait été fondé ; il y avait eu un congrès peu nombreux et dispersé par la police. Lénine, en Sibérie, était absent ; il fut désigné comme rédacteur de l’Iskra ; à partir de ce point décisif commença le dur labeur pour constituer le parti, en dépassant les oscillations, en « liquidant la troisième période ».

La fin de ces marxistes, « fut la première prophétie réalisée de Lénine et elle lui donna confiance en sa méthode ». C’est ce que dit Wolfe dans son livre bien connu, de ligne marxiste non orthodoxe. La fameuse conclusion d’un livre de Strouve indigna Lénine : « Confessons notre manque de culture et tournons-nous vers le capitalisme pour nous instruire ». Wolfe prétend que Lénine, chef de la Russie, dans le combat contre l’inexpérience économique, l’incapacité et le chaos, aurait un jour répété les mêmes paroles. Mais il s’agissait d’importer l’équipement technique capitaliste d’Occident, alors que pour Strouve il s’agissait d’établir la théorie révolutionnaire et celle-ci on ne peut certainement pas l’apprendre auprès des grands industriels !

Les paroles du même Lénine en 1907, rapportées ici par Wolfe, gardent toute leur valeur : « La vieille polémique contre Strouve et Tougan-Baranovsky fournit un exemple instructif de la valeur pratique du refus des compromis dans les controverses doctrinales… Il était utile de considérer la situation comme elle était il y a une dizaine d’années : les divergences théoriques avec le strouvisme, si mineures qu’elles apparaissaient à première vue, conduisirent à la délimitation politique complète du parti ». Donc le Lénine prétendument pratique et sans a priori considérait toujours les oppositions doctrinales maintenues jusqu’au bout comme la voie véritable du développement des forces révolutionnaires futures ; et l’histoire l’a confirmé.

 

34. LUTTE CONTRE L’« ÉCONOMISME »

 

La première forme sous laquelle l’aile droite du marxisme se présenta dans le parti social-démocrate fut celle de la tendance économiste que Lénine combattit à fond avec l’Iskra et dans la préparation laborieuse du fameux congrès de 1903 (Bruxelles-Londres) qui déboucha sur la distinction entre bolcheviks et mencheviks, mais sans encore de scission formelle en deux organisations.

Un manifeste des économistes fut lancé en 1899 ; Lénine leur répliqua immédiatement par une réunion de dix-sept militants déportés en Sibérie qui se prononcèrent pour la condamnation de ce groupe et son élimination du parti.

Les économistes soutenaient que l’on ne devait accorder de l’importance qu’à l’organisation économique et aux conquêtes matérielles des ouvriers dans la lutte contre les capitalistes pour l’amélioration des conditions de travail. Ils dépréciaient la lutte politique dans ses objectifs et dans ses organismes. Ils tenaient pour secondaire, et en fin de compte inutile, la formation du parti politique ouvrier.

Nous pouvons comparer l’économisme russe à tous les mouvements occidentaux qui ont déprécié la tâche du parti, en remarquant cependant qu’il y a une grande différence historique : ces mouvements se posaient le problème dans les pays de capitalisme développé, et ils niaient le parti et la lutte pour le pouvoir avec pour objectifs les intérêts de classe du prolétariat. Nous en avons de nombreux exemples. Dans le pays classique du capital, l’Angleterre, le parti politique est un agglomérat d’organisations économiques, les Trade Unions, c’est-à-dire les syndicats de métiers, et s’il est vrai qu’il participe aux élections et agit au parlement, d’un autre côté il manque de tout programme classiste et révolutionnaire et de toute délimitation théorique, et sa politique n’est pas une politique de lutte de classe mais de collaboration constitutionnelle. On a donc le labourisme ou ouvriérisme, ou syndicalisme de droite : l’Angleterre n’a jamais eu un grand parti politique marxiste d’opposition institutionnelle et sociale.

La dépréciation du parti politique en tant qu’organisation la plus importante de la classe travailleuse et en tant qu’organe de la future conquête révolutionnaire du pouvoir politique constituait le fond de la déviation des libertaires bakouninistes lors de la scission de la Première Internationale ; en vérité ces derniers allaient jusqu’à considérer comme trop autoritaires même les organisations syndicales et la méthode des grèves ; ils étaient, plus qu’économistes, antipopulistes, ils opposaient au parti de classe l’individu rebelle ou la masse anonyme insurgée – conception non pas avancée mais rétrograde et populacière.

À une époque plus récente la diffamation du parti politique a été théorisée par le syndicalisme qui se disait révolutionnaire et de gauche. En partant de la dégénérescence légalitaire et parlementaire des partis socialistes de la fin du siècle, ces mouvements, forts en France et en Italie, remettaient la tâche de l’émancipation prolétarienne, y compris insurrectionnelle, entre les mains des syndicats économiques et de leur système pas très bien défini. Tout cela s’effondra avec la Première Guerre mondiale. On ne doit pas cacher qu’un certain « économisme » ouvriériste, nourri de défiance envers le parti et négateur de la thèse (à propos de laquelle notre groupe de la gauche italienne est de façon orthodoxe avec Marx et Lénine) selon laquelle le parti communiste est l’organe de la guerre révolutionnaire et de la dictature de classe (qui est, soit dit sans réserve, dictature du parti), fut présent dans des courants de la IIIe Internationale (hollandais, hongrois, américains, écossais, allemands). Une version de cet ouvriérisme s’exprime dans l’admission dans le parti politique des seuls ouvriers, autre vision déformée du problème de l’organisation.

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35. LA RÉVOLUTION MONOPOLE BOURGEOIS !

 

Mais les économistes russes ne voulaient pas de parti de classe avant même le renversement politique de l’absolutisme par la révolution bourgeoise. Ils affirmaient que la lutte économique intéressait le prolétariat, la lutte politique au contraire la bourgeoisie qui devait accomplir la révolution démocratique, tâche ne revenant pas aux ouvriers étant donné que leurs intérêts sont en opposition avec ceux de leurs patrons bourgeois… Thèse insidieuse parce qu’apparemment classiste, en réalité contre-révolutionnaire et absolument étrangère à la position dialectique de Marx. À toute époque et en tout lieu, tout « compromis théorique » entre bourgeois et prolétaires (pire encore entre prolétaires et petits-bourgeois) doit être refusé et condamné. Mais la concomitance et, à condition qu’elle soit clairement déclarée, l’alliance dans les mouvements révolutionnaires entre bourgeoisie et prolétariat (et d’autres classes tant qu’elles sont antiféodales), est un problème qui doit être résolu en fonction des aires géographiques et historiques, selon la ligne directrice que nous appliquons ici strictement.

L’économisme, qui semblait détester les alliances avec la bourgeoise, ouvrait la voie à l’opportunisme antirévolutionnaire : réticent à entrer dans la révolution antitsariste, il aurait fini à son tour par devenir réticent à entrer dans tout mouvement révolutionnaire et toute dictature révolutionnaire. Il ne voulait pas donner un coup de main à la bourgeoisie dans un mouvement insurrectionnel ; il aurait fini par le faire quand elle serait parvenue au pouvoir démocratique.

C’est là une autre étape puissante de la construction bolchévique qui n’est pas simplement la lutte contre toutes les nuances d’opportunisme en Russie mais qui est aussi un secteur de la lutte historique et mondiale du marxisme contre tous les révisionnismes, à toute latitude, longitude et date de passage sur le cadran universel.

Dans Que Faire ? Lénine mit pour toujours au point ces trois questions : 1) Le caractère et le contenu essentiels de notre agitation politique. 2) Le travail pour l’organisation de classe du prolétariat. 3) La création d’un parti politique prolétarien unique pour toute la Russie et dirigé centralement. Sur le premier point la réponse est crûment : non pas désintérêt, mais soutien à la révolution bourgeoise démocratique, au caractère antiféodal et antidynastique, même si elle s’arrête à cela.

 

36. QUESTION D’ORGANISATION

 

Au moment de rappeler les lignes essentielles de la division des marxistes entre mencheviks et bolcheviks, sur laquelle on a tant écrit mais que l’on a peu éclairée, notons que la chose nous intéresse surtout pour le problème de la « tactique » et, mieux encore, pour le problème historique de l’action du parti de classe dans la situation : « attente de révolution bourgeoise ». Cette question est importante tant pour comprendre le processus révolutionnaire russe en expliquant son point d’arrivée actuel et la structure sociale actuelle en Russie (nous en tirerons la preuve que la double attente n’a été satisfaite que sur un seul point, la construction, en cours, d’une société capitaliste, et non celle d’une société socialiste, alors que la double bataille révolutionnaire a, elle, été livrée) que pour un autre objectif (qui une autre fois formera un thème de notre travail) : celui de faire le bilan du transfert dans le domaine international et dans les domaines de capitalisme développé des leçons de ce développement russe. C’est dans ce domaine que le léninisme, et Lénine lui-même, dans des limites à bien préciser, ont rencontré des insuccès et des obstacles que le style à la mode d’aujourd’hui appellerait des erreurs.

Pour la méthode marxiste l’erreur et … le fait de mettre dans le mille sont deux choses qui doivent toutes les deux arriver par nécessité. De nombreuses batailles, de nombreuses guerres entre États et de nombreuses guerres sociales ont été gagnées « en se trompant ». C’est le petit-bourgeois radoteur qui n’a qu’une seule mesure pour crier ses louanges : le succès.

Avant de venir aux divergences sur la tactique entre les deux ailes du parti russe que Lénine dès le départ qualifie exactement de révolutionnaire et d’opportuniste (tout en notant également que toutes les personnalités dont les noms remplissent l’histoire changèrent plusieurs fois de côté, et que les deux fameux termes bolcheviks et mencheviks veulent seulement dire : majoritaires et minoritaires, alors que le rapport numérique se renversa également plusieurs fois) nous ne pouvons cependant pas ne pas rappeler que les premières divergences portèrent sur le problème de l’organisation du parti. Que faire ? est dédié en majeure partie à cette question (1902). La question politico-historique est traitée dans Un pas en avant, un pas en arrière, publié en 1904, qui fait le bilan du congrès de 1903 où les bolcheviks l’emportèrent seulement dans les élections aux postes de direction, des charges, et perdirent sur les autres points, et Deux tactiques, écrit en 1905, en plein mouvement révolutionnaire.

La question d’organisation, mis à part les caractères propres à une période d’illégalité et de réaction policière féroce (qui peut tout aussi bien se produire dans des pays et des périodes de capitalisme développé), revient à traiter le problème de la nature du parti, des rapports entre parti et classe ; et nous avons consacré à ce problème – en montrant l’orthodoxie marxiste parfaite de cette position et de celles de la gauche italienne – d’autres écrits dans ce journal et dans d’autres réunions depuis la première tenue à Rome. Nous n’y reviendrons pas davantage.

 

37. CONDAMNATION DES « AUTONOMIES »

 

On doit toutefois relever qu’une analogie absolue, que Lénine rend évidente dans de nombreux passages, s’établit ici avec l’opportunisme occidental. Le fameux article I des Statuts, à propos duquel se déroula la plus grande bataille, établissait que pour adhérer au parti il était nécessaire d’appartenir à l’une de ses organisations de base. Apparemment il semble que Lénine distinguait entre les simples militants du parti et les « révolutionnaires professionnels » dont les groupes plus restreints formaient l’ossature dirigeante. Nous avons montré plusieurs fois qu’il s’agit ici du réseau illégal et non de la superposition au parti d’un appareil bureaucratique de personnes rétribuées. Professionnel ne signifie pas non salarié mais personne se consacrant à la lutte du parti par adhésion volontaire, désormais détachée de toute association luttant pour la défense d’intérêts collectifs, même si celle-ci reste la base déterministe de la naissance du parti. Toute la portée de la dialectique marxiste réside dans ce double rapport. L’ouvrier est révolutionnaire par intérêt de classe, le communiste est révolutionnaire pour le même objectif mais il s’est élevé au-dessus de l’intérêt subjectif.

C’était Martov qui prétendait que l’on pouvait être membre du parti sans faire partie d’une de ses organisations de base, de façon que les chefs politiques et intellectuels – chose différente des agents illégaux – puissent établir un lien direct entre leur personne et le parti, comme centre, ce que Lénine interdit.

Il faut noter qu’on débattait justement dans ces années la même question dans les partis européens. En Italie, alors que les éléments de gauche travaillaient à épurer les sections de base des éléments intellectuels, ou intellectueloïdes, politicards et opportunistes par super-électoralisme, les statuts toléraient encore l’inscription « auprès de la direction du Parti » qui repêchait ces épaves sans tenir compte de l’avis des camarades et de la majorité des travailleurs qui les avaient bien connues. Tout cela se faisait à de vulgaires fins parlementaires, en admettant qu’un député, qui n’était pas élu comme candidat du parti, pût cependant « s’inscrire au groupe parlementaire » qui prétendait jouir de son autonomie et délibérer en son sein de la conduite à tenir. La gauche finit par obtenir avant la guerre que ces autonomies fussent abolies et que toute l’action du parti comme celle de chacun de ses membres particuliers soit dirigée par la direction élue par les congrès, le comité central.

Ces thèses sont exactement les mêmes que celles que nous trouvons chez Lénine dans ses démolitions cinglantes de la « liberté de critique », de l’autonomisme, des vaines protestations des opportunistes, avérés ou en incubation, contre la discipline, contre le « dogmatisme théorique », etc.

 

38. SPONTANÉITÉ ET CONSCIENCE

 

Puisqu’elles servent de transition à la question de la tactique, rappelons les thèses de ce précieux petit chapitre intitulé « La spontanéité des masses et la conscience de la social-démocratie », où il vaudrait désormais mieux écrire non plus social-démocratie mais parti communiste, les mots n’étant que des symboles commodes et passagers.

La question est grave. A notre époque bourgeoise l’action du parti de classe est linéaire et, si l’on veut, monolinéaire : elle est dirigée contre l’ordre capitaliste avec les seules forces du prolétariat. Au temps de Lénine elle était bilinéaire, c’est-à-dire qu’elle était dirigée contre l’ordre féodal despotique et contre le capitalisme, présent comme rapport économico-social mais pas encore comme pouvoir d’État. La phase historique des alliances interclassistes n’était pas close et c’était même le problème numéro un. Non seulement malgré cela mais plutôt à cause de cela, le parti devait avoir non pas une frontière élastique et indistincte, facile à traverser et retraverser, mais des frontières de fer sur la doctrine et l’organisation à opposer tant aux ennemis déclarés qu’aux fameux compagnons de route transitoires. On peut lutter dans la rue à leurs côtés mais l’on doit d’autant plus s’en méfier et les critiquer sévèrement dans leurs positions idéologiques et dans leurs organes associatifs. Voilà la position de Lénine, voilà, strictement identique, celle de Marx quand il pousse en avant à coups de fouets les révolutions bourgeoises, la russe surtout, et quand en même temps il déchiquette les fausses théories et les basses manœuvres des partis qui les conduisent et de leurs chefs bourgeois ou petits-bourgeois.

Les thèses des marxistes radicaux sont précises sur ce point. Elles ne se réduisent pas au cas linéaire facile de la lutte moderne entre prolétariat et bourgeoisie. Dans cette dernière il est indiscutable que les limites théoriques et organisatives ne doivent pas être franchies et pas davantage les limites tactiques : on marche seul, on refuse des alliés en règle générale – ce n’est pas un principe philosophique mais seulement une règle historique.

Mais dans la période vécue par les bolcheviks, au milieu de difficultés terribles, lors de la période bilinéaire, il n’est pas facile de défendre une limite rigide de la tactique, c’est-à-dire de la pratique politique, de l’action matérielle ; il faut la franchir plusieurs fois et dans des sens différents (exemple : boycotter une Douma, entrer dans une autre ; admettre au gouvernement le parti S.-R. puis le mettre hors la loi, etc.). Alors il devient véritablement ardu de saisir et de défendre solidement, pendant vingt ans, la position selon laquelle, malgré toutes les manœuvres que l’histoire impose, les limites théoriques et les limite d’organisation doivent être férocement défendues contre toute rupture.

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39. MASSES ET PARTI

 

Donc spontanéité de la masse, conscience du parti. Outre le mot social-démocratie, Lénine accepterait de supprimer également le mot conscience dont on a abusé et contre lequel il s’est battu comme un lion plusieurs fois. Au congrès de 1903 il parla peu sur le projet de Plekhanov, avec lequel il était d’accord contre les innombrables amendements proposés par l’archidroitier Akhimov qui braillait : Ici les concepts de Parti et de Prolétariat sont toujours opposés ! Le premier comme collectivité active, causale, le second comme moyen passif sur lequel et à travers lequel opère le Parti ! On utilise le nom de parti comme sujet, au nominatif, celui de prolétariat comme objet à l’accusatif (Akhimov écrivait au génitif, Wolfe écrit en anglais, langue sans déclinaison, et il observe qu’en russe génitif et accusatif ont la même désinence) ! Wolfe a un credo non marxiste (en fait, il croit sérieusement être marxiste) mais il se situe entre l’idéaliste historique et le libertaire, et il persiste à voir à tout instant des contradictions entre des moments éloignés de l’œuvre de Lénine là où il n’en existe pas du tout. Il note ici : cette critique grammaticale fit rire mais parmi ceux qui riaient beaucoup vécurent assez longtemps pour voir qu’il s’agissait d’un sens profond, non symbolique. Et il ose dire qu’en effet, le bolchévisme exerça la pression du parti sur le prolétariat.

Lénine dans ce premier débat laissa donc Plekhanov se battre tout seul, mais nous avons déjà rappelé comment il réagit au mot conscience. Dans un passage où était cité parmi les contradictions du capitalisme « la croissance de l’insatisfaction, de la solidarité et du nombre des prolétaires », on proposait d’ajouter « et de la conscience ». Ce n’est pas une amélioration dit Lénine, au contraire, cela donne l’idée que le développement de la conscience est quelque chose de spontané. « En dehors de l’influence du parti, il n’existe pas d’activité ‘‘consciente’’ des travailleurs ». C’est pesant, mais c’est ainsi.

Donc l’action des prolétaires est spontanée, dans la mesure où elle naît des déterminations économiques, mais elle n’a pas pour condition la « conscience », ni dans l’individu, ni dans la classe. La lutte de classe physique est un fait spontané, non conscient.

La classe parvient à sa conscience seulement quand en son sein s’est formé le parti révolutionnaire qui possède la connaissance théorique, fondée sur le rapport de classe réel, propre en fait à tous les prolétaires. Les prolétaires ne pourront cependant jamais en posséder la connaissance véritable – c’est-à-dire la théorie – ni comme individus, ni comme totalité, ni comme majorité, tant que le prolétariat sera sujet à l’éducation et à la culture bourgeoises, c’est-à-dire à la fabrication bourgeoise de son idéologie, autrement dit jusqu’à ce que le prolétariat triomphe … et cesse d’exister.

En termes exacts, il n’y aura donc jamais de consciences prolétarienne. Il y a la doctrine, la connaissance communiste, et celle-ci se trouve dans le parti du prolétariat, non dans la classe.

Nous dirons volontiers connaissance, doctrine, théorie, à la place de conscience, parce que par conscience on a l’habitude d’entendre une activité subjective de la personne ; cette acception amène à conclure faussement que, de même que le parti est conscient d’une action qui dans le prolétariat est inconsciente (spontanée, non précédée de délibération), de même le chef du parti est celui qui injecte dans celui-ci la conscience dans le part : ce serait une imbécillité gigantesque, dont les conséquences autocratiques épouvantent des gens comme Wolfe, qui insère dans les pages de son récit senti et très brillant la fable des « Trois qui firent une révolution » – Lénine, Trotsky, Staline (2).

 

40. LUTTE POUR LA DÉMOCRATIE ET PROLÉTARIAT

 

Déjà, cependant, on trouve dans Que Faire ? différents passages et tout un paragraphe qui nous servent à clarifier la position sur le problème historique « contingent » de l’appui à la démocratie. Il semble à Wolfe que ce groupe d’individus, enfermé dans une salle à Londres et dont les membres se disputaient avec acharnement sur des nuances de phrases, était terriblement éloigné de la réalité de la lutte qui éclatait en Russie. Et pourtant Lénine a consacré tout un travail analytique ultérieur (Un pas en avant, deux pas en arrière) à l’analyse des épisodes, en apparence byzantins, de ce long congrès. Aurait-ce été du temps perdu, un tour à vide ? En vérité, dans ce démêlage de la voie révolutionnaire des oscillations opportunistes, de temps à autre brille avec éclat la vive puissance de l’événement futur, de dix, vingt, trente ans après.

Cette question de l’appui à la démocratie est vue de façon diamétralement opposée par les deux ailes, par les deux « âmes » du congrès. Par exemple Lénine rapporte que le camarade Possadovski (un membre de la gauche), à un certain moment, « soulève le problème d’une sérieuse divergence dans la question fondamentale de la valeur absolue des principes démocratiques. Avec Plekhanov, il en nie la valeur absolue ». Immédiatement, les droitiers, les anti-iskristes, les chefs, comme dit Lénine d’une manière peu cérémonieuse, du centre, du marais, protestent violemment contre l’orateur. C’est un des exemples avec lequel Lénine, avec sa puissante analyse, élabore dans ce flot d’avis, de changements capricieux de positions, et même de nervosité excessive (comme cela se vérifie dans certaines séances secrètes de parti, pour qui en a fait l’expérience) la synthèse lumineuse de la scission en deux termes inconciliables, entre ceux qu’il appelle de façon colorée les jacobins et les girondins du parti ; lui, on le comprend, est jacobin ! Ce sont les séances au cours desquelles sa femme raconte que, durant une ardente intervention de Lénine, Plekhanov, admiratif, lui aurait murmuré : c’est de cette étoffe que l’on fait les Robespierre.

Eh bien cette formule du camarade Possadovski, oublié depuis, vit toujours un demi-siècle après, et nous sépare par exemple du sympathique Wolfe, qui place dans son Credo, en épigraphe à son livre, des citations de saveur historico-idéaliste et qui décrit au long des pages l’alternance d’un Lénine féroce et cynique et d’un autre qui croit que le socialisme réside tout entier dans les « limites sacrées » de la liberté ; Wolfe donc se range parmi ceux qui admettent « la valeur absolue du principe démocratique », absolue, c’est-à-dire au-dessus des époques et des classes. Alors que nous, nous considérons le socialisme comme la négation du principe démocratique, dont la valeur n’est ni éternelle ni absolue, mais seulement bourgeoise et individualiste, tout en défendant historiquement la thèse selon laquelle le parti russe et Lénine devaient appuyer la lutte pour la démocratie, qui en substance est la lutte pour le capitalisme et rien d’autre.

Dans cette situation historique le communiste peut, et même doit donner pour la démocratie jusqu’au dernier morceau de sa propre chair. Il trahit s’il permet à celle-ci d’effacer la moindre partie de la Doctrine du Parti. Dans le premier cas, au moment historique adéquat, il ira au-delà de la démocratie et la piétinera avec le même enthousiasme qu’il l’avait soutenue. Dans le deuxième cas il se trouvera, prisonnier des limites – posées inconsciemment –les plus contre-révolutionnaires qui soient, en s’étant lié les mains et en ne les déliant que pour la réaction bourgeoise, afin de ne pas violer la mystique imbécile de la valeur absolue du principe de liberté.

 

41. FORMULES MAGIQUES DE LÉNINE

 

On ne lit pas sans « clé » et il faut fuir le piège des citations décochées par surprise, non reliées comme nous le faisons systématiquement sur le Fil du temps. Il faut comprendre quelle part de chaque passage, et presque de chaque proposition, sert à préserver notre position dialectique des pompeuses métaphysiques des absolus, et quelle part vise à l’appui pratique, dans l’action, qu’il faut accorder, au moment opportun et avec l’effet opportun, au mouvement et à l’objectif qui ne sont pas les nôtres mais qu’il est important de voir se dérouler et se réaliser.

Nous prenons donc le paragraphe de Lénine comme une étape pour prouver que jamais ce mouvement, que nous appelons nous-mêmes par son nom, n’hésita ni ne louvoya entre la suggestion d’une « valeur absolue » philosophique, et la tentation vulgaire de s’en débarrasser, dans le seul but de vaincre au plus vite, pour la joie du « pouvoir ».

Formules difficiles à lire, à comprendre et à appliquer parce que, dans la période de l’histoire à deux branches, et de la lutte sur deux fronts, elles se lisent de deux manières et avec deux sons qui contrastent et s’harmonisent, à tel point que, en flirtant avec Marx, nous les appelons magiques, au risque d’entendre quelque imbécile dire, comme tant de fois, que nous sommes pour un parti d’initiés, ou d’apprentis sorciers.

Eux, qui dupent et arnaquent le prolétariat paraissent toujours simples, faciles, fluides et d’une banalité souriante. Concédons-leur que Lénine, dans ses formulations, était l’as de la clarté liée à la profondeur, faisons nous aussi un peu la cour à l’exemplaire être humain d’exception, pourvu que reste gravé le dégoût pour la transparence liquide obtenue en adoptant la gélatineuse absence d’ossature du mollusque.

Les « économistes » avaient dit hypocritement : en donnant des « mots d’ordre » d’agitation politique antitsariste, et donc démocratique, la conscience socialiste des ouvriers ne se développe pas, parce que « le cadre est trop limité » : la lutte contre la bourgeoisie y est en dehors. Ce n’est au contraire que de la seule lutte économique contre le patron que provient cette conscience.

Lénine « utilisera volontairement une formule rude, tranchée, simplifiée » : « la conscience de classe ne peut être apportée à l’ouvrier que de l’extérieur, c’est-à-dire de l’extérieur de la lutte économique, de l’extérieur de la lutte entre ouvriers et patrons (l’as-tu jamais lu, Antonio Gramsci ?). Le seul domaine dans lequel il est possible d’atteindre cette conscience est celui des rapports de toutes les classes et de toutes les couches de la population (osons ajouter : de toutes les époques) avec l’État et le gouvernement, le domaine des rapports réciproques de toutes les classes ». « Pour donner aux ouvriers des connaissances politiques, il ne suffit pas de donner la réponse qui presque toujours contente les militants, surtout quand ils tendent à l’économisme : aller aux ouvriers. Les communistes doivent aller dans toutes les classes de la population ».

Ceci, dit Lénine, permet d’établir la différence entre le vulgaire trade-unionisme et la politique communiste (comme d’habitude : social-démocrate). Il est évident qu’il y a ici le risque de lire de travers, surtout si l’on ne se relie pas à toutes les formulations ultérieures des écrits sur la lutte contre le pouvoir tsariste, pour une démocratie élective, pour une république même bourgeoise.

 

42. LE PASSAGE DIFFICILE

 

Tant que la bourgeoise elle-même, avec sa constellation populaire, faite d’artisans, de paysans, et même de boutiquiers, et ainsi de suite, a un pont historique révolutionnaire à traverser dans la lutte contre le pouvoir féodal et dynastique, les socialistes n’hésiteront pas à travailler parmi les bourgeois et les petits-bourgeois, dans le but d’exacerber cette opposition, de hâter le passage sur ce pont, les armes à la main.

Ce n’est que dans le complexe de ces exigences historiques, dans la phase composite, qu’il est possible d’arriver à une orientation pour la classe ouvrière capable de l’amener à la lutte ultérieure non seulement contre les alliés capitalistes actuels mais aussi, au moment opportun, contre leur cortège de classes moyennes.

Le sens moins immédiat de tout cela, qui est valide dans tout le cours historique, est le suivant : s’appuyer uniquement sur le rapport syndical entre ouvrier et patron ne conduira jamais à la force politique de classe qui ne se réalise que dans le parti dans la mesure où celui-ci parvient à dominer dans sa vision toute la ligne de l’histoire. C’est une illusion de croire qu’immédiatement, spontanément, un travailleur devient un militant de la révolution parce qu’il s’est rendu compte de l’opposition de ses intérêts particuliers avec ceux de son employeur : il ne le sera que lorsque, dans un domaine non restreint, il recevra, dans le parti et du parti, la vision d’un grand cours que des millions d’hommes traversent et qui conduit tous les pays de vastes continents au socialisme.

Pour un telle conscience les données du duo de deux personnages et d’une seule révolution ne suffisent pas. Chez Lénine les révolutions sont deux et les personnages trois, principalement parce qu’il en était ainsi dans la Russie de son temps, et aussi en substance dans toute l’aire où se meut la révolution et qui, aujourd’hui encore, comprend, il serait insensé de l’ignorer, les immenses populations de l’Orient.

Formé à cette école formidable, le prolétariat russe pour avoir combattu de façon décisive dans la révolution bourgeoise démocratique, et également pour s’en être mis directement le poids énorme sur les épaules, en dirigeant lui-même vers les objectifs bourgeois les sous-classes populaires, nées pour faire des soldats mais non des capitaines de l’histoire, parvint à ne pas subir « les valeurs absolues du principe démocratique » quand il s’agit d’ériger sa dictature comme force « pure ».

Cela aurait été un miracle s’il n’avait pas été arrêté par le terrible embourgeoisement des travailleurs des pays capitalistes qui luttaient dans une situation unilinéaire et qui avaient face à eux une démocratie qu’il ne fallait plus aider à naître.

Le prolétariat russe est allé toujours de l’avant. Son exemple, employé à contretemps, a été mal transféré dans la lutte en Occident, où malheureusement le mouvement opportuniste a entraîné les masses à marcher à reculons et les a de nouveau plongées dans la superstition de l’absolu démocratique.

Longue sera la totale reconstruction.

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43. LA PERSPECTIVE HISTORIQUE

 

En ayant recours aux œuvres de Lénine de la période initiale, le problème historique – l’arrivée de la révolution bourgeoise vue par le parti de la révolution prolétarienne – dont nous sommes sur le point de compléter le cadre, a été développé pour une situation (comme Lénine lui-même le relève) originale dans l’histoire, même par rapport à l’autre exemple classique de l’Allemagne avant 1848, dont Marx et Engels durent déjà donner un tracé et un cadre complets.

En effet avant que le mouvement révolutionnaire antiféodal ne soit arrivé à maturation, le parti existait déjà avec sa propre théorie originale le distinguant de tous les autres et également avec une organisation complétement indépendante.

Dans les travaux de la période 1898-1904 Lénine (sur la ligne ferme de la systématisation théorétique déjà donnée par Plekhanov lors de la décennie précédente) consolide les questions du rapport entre classe et parti et de l’organisation du parti ; et il œuvre, comme il le fera également par la suite, à la « délimitation », c’est-à-dire à l’épuration incessante du parti lui-même, en en rejetant insuffisances et opportunismes.

Avec la montée de la vague de 1905 et d’une période de luttes politiques brûlantes, aux exigences de la fermeté de la théorie et de l’organisation s’ajoute celle de la stratégie révolutionnaire qui inévitablement donne lieu, non seulement à des dissensions, mais à deux positions opposées. Sans se laisser troubler par l’urgence de l’action, Lénine, loin de voiler l’opposition, s’emploie à en disséquer le contenu profond et à en démontrer le caractère irrémédiable.

Les questions qui divisent le camp des « sociaux-démocrates », c’est-à-dire des marxistes russes, sont au nombre de deux ; ou mieux, les différentes questions tactiques se réduisent à deux questions principales : la ligne à suivre envers le mouvement antitsariste bourgeois et celle à suivre envers le mouvement paysan.

Le matériel que le mouvement russe nous fournit est immense, mais la difficulté à s’en servir l’est tout autant, surtout si l’on oublie de toujours rapporter les solutions des bolcheviks, en opposition à celles des opportunistes de tout bord, au moment historique donné et au cadre des forces sociales et des formes économiques que nous avons cherché à tracer dans tout ce qui précède. Pour ne jamais oublier les points d’orientation : régime despotique féodal encore sur pied ; formation avancée du capitalisme et prolétariat industriel ; existence du parti prolétarien solide en doctrine et distinct en organisation ; et donc pour conjurer le déferlement de fausses extrapolations à des situations radicalement différentes, nous rejetons (comme le lecteur l’a bien compris) la méthode oblique des citations « glanées » sans ordre ni critères de faits et de textes, et nous poursuivons l’analyse systématique d’exposés organiques, se rapportant organiquement à des épisodes déterminés du processus.

Comme nous l’avons fait dans la première partie pour le travail d’Engels sur les faits sociaux de Russie, nous en ferons de même dans cette partie finale pour deux petites œuvres de Lénine relatives à la révolution de 1905. L’une la précède, c’est Deux tactiques de la social-démocratie russe ; l’autre la suit, c’est Le programme agraire de la social-démocratie russe (1907). Inutile de dire combien ces deux questions s’interpénètrent étroitement.

 

44. LÉNINE ET LA QUESTION AGRAIRE

 

Dans notre étude sur la question agraire dans une série de Fils du temps, où nous avons repris à fond la théorie de Marx, nous nous étions réservés le soin de développer la partie relative à la Russie en utilisant de façon organique les œuvres de Lénine, comme nous l’avons fait pour le troisième volume du Capital et pour l’Histoire des doctrines économiques.

Dans cet exposé nous avons déjà rapporté des matériaux importants de Lénine qui prouvent son orthodoxie marxiste absolue, en utilisant les écrits de 1900 « contre les critiques de Marx ». Et nous avons également largement employé ses écrits fondamentaux contre les idées et la pratique des populistes, qui portent toujours sur le problème agraire.

Dans l’œuvre de 1907, il ne s’agit plus seulement de la théorie – plusieurs fois rappelée et étayée par des citations de Marx – mais également du « programme immédiat » des bolcheviks à propos des revendications agraires de la Première Révolution.

Beaucoup de confusion régnait alors sur ce point essentiel, et nous avons déjà rappelé ce que disait Lénine : « le défaut des débats du congrès de Stockholm réside dans le fait que les considérations pratiques l’emportent sur les considérations théoriques, les considérations politiques sur les considérations économiques ». Nous avons dit aussi que Lénine justifiait la chose par la coïncidence des séances du congrès et des violents mouvements de masse.

 

45. BRÈVE PARENTHÈSE HISTORIQUE

 

Rappelons que le IIe congrès du parti se tint en 1903 à Bruxelles et à Londres ; s’y opposèrent les deux fractions, celle des bolcheviks et celle des mencheviks : les premiers l’emportèrent dans les élections au Comité Central, mais l’Iskra, le célèbre journal de Lénine, passa aux seconds (Nouvelle Iskra, néo-iskristes). En avril 1905 le IIIe congrès du parti, officiellement uni (P.O.S.D.R.), fut tenu par les bolcheviks à Londres, alors que les mencheviks réunissaient une conférence à Genève. Le IVe congrès du parti eut lieu en avril 1906 à Stockholm. Entre ces dates, comme nous le savons, se déroulèrent les luttes gigantesques de la première révolution russe.

Puisque, l’exposé de notre thème présent se termine par l’examen des questions centrales, nous compléterons ce qui ne saurait être une véritable chronologie en rappelant que la période prérévolutionnaire (de la guerre perdue contre le Japon et la Première Révolution à la guerre mondiale et la Deuxième Révolution) présente dans la vie du parti, qu’il convient d’appeler le parti de Lénine, les étapes suivantes : au IVe congrès de Stockholm, le parti se réunifie et les mencheviks sont en majorité ; le Ve congrès se réunit à Londres en mai 1907 et les bolcheviks se retrouvent en majorité. Ce fut le dernier congrès du parti jusqu’à 1917.

La conférence de Prague de janvier 1912 fit cependant date dans la vie du parti ; les bolcheviks constatèrent que les divergences étaient dans les faits devenues irrémédiables et ils exclurent les mencheviks du parti. Toutes les autres fractions, y compris le groupe de Trotsky, désavouèrent cette conférence, lors des réunions de Paris en mars et de Vienne en août.

Il ne nous intéresse pas ici de suivre la valse des noms et la longue polémique posthume sur les mérites et les démérites qui se rattache peut-être davantage à une autre question, celle des dissensions sur la tactique dans la Troisième Internationale : une falsification organisée a jeté sur tout cela d’épaisses ombres artificielles. Selon Trotsky, très doué pour de telles reconstructions mais qu’on a mis à mort pour le faire taire, en août 1914 la guerre en balayant et jetant tout dans la fournaise, détermina un alignement de tendances nouveau et original et traça une barrière entre la « répartition » des groupes et des personnes avant et après ce tournant crucial.

Cela n’a pas grande importance et il nous suffit d’indiquer qu’en substance la situation historique à la veille de 1905 se représente avec les mêmes lignes essentielles à la veille de 1917 : classes et partis sont identiques et la même situation de guerre et de défaite se répète.

La façon de poser dès les années de lutte 1905-1907 la question constitutionnelle et la question agraire dans la puissante continuité théorique qui est selon l’opinion générale personnifiée par Lénine, mais qui est un patrimoine impersonnel du marxisme, du mouvement communiste, détermina les deux lectures, avant et après les faits, de la question de la Révolution.

 

46. CONTRE-RÉVOLUTION ET RÉVOLUTION

 

Le 17 octobre 1905 le fameux Manifeste du tsar « concédait une constitution » en fixant les élections à la Première Douma et en nommant Witte premier ministre. Cela arrivait sous la pression de l’insurrection triomphante et alors que le soviet de Saint-Pétersbourg assumait déjà des fonctions de gouvernement national. Mais le 30 décembre l’insurrection était écrasée à Moscou, la légalité triomphait sous le masque constitutionnel.

À la conférence de Tammerfors de ce même mois de décembre les bolcheviks – qui en août avaient boycotté la précédente Douma de Boulyguine, purement consultative – décidèrent de boycotter également les élections à la Première Douma. Dans le même temps les socialistes-révolutionnaires s’étaient scindés en une droite de socialistes nationaux et une gauche favorable au boycott de la Douma, qui fut élue en mars.

À Stockholm en mai, le IVe congrès (comme nous l’avons dit, à majorité menchevique) voit la majorité de la fraction bolchévique favorable à la tactique de la participation à la Douma (où le groupe est composé seulement de mencheviks) mais pour des considérations bien différentes.

Cependant le tsar avait dissous la première Douma législative en convoquant les élections pour la deuxième qui s’ouvrit en mai 1907, peu de temps avant le Ve congrès où les bolcheviks l’emportèrent.

Le conflit entre les deux fractions était également évident dans la question parlementaire, et il n’était pas très différent de celui qui existait alors en France et en Italie. Les mencheviks étaient pour le bloc avec les cadets, libéraux bourgeois, jusqu’à former avec eux un gouvernement ; les bolcheviks dénonçaient le parti cadet comme un ennemi du prolétariat et de la révolution démocratique elle-même, et admettaient des ententes transitoires seulement avec les populistes et les socialistes-révolutionnaires, en maintenant fermement leur critique de ces mouvements petits-bourgeois.

Ce n’est pas le moment de traiter de la question que l’on appela par la suite la « question parlementaire ». Il suffit de noter que la ligne tactique revendiquée alors par Lénine avait été exposée avant la chute effective de l’absolutisme et après la fin de la période de lutte. Par rapport à celle-ci, la situation était bien différente dans les parlements européens des États pleinement démocratiques jusqu’à 1914, où la lutte de classe entre ouvriers et capitalistes restait pacifique. Une situation encore très différente, d’une phase plus avancée, se fit jour dans les pays démocratiques occidentaux après l’ouragan de la grande guerre quand – comme en Italie – le prolétariat se dressait tout entier avec un potentiel de classe très élevé, et où il fut submergé, non par les légions des chemises noires mais par la soumission moutonnière du troupeau traîné aux urnes par le socialisme électoraliste.

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47. LA RÉACTION DE STOLYPINE

 

Le tsar ne tarda pas à dissoudre également la IIe Douma en appelant au pouvoir Stolypine alors que les 64 députés sociaux-démocrates prenaient le chemin de la Sibérie. Il s’ensuivit des années de répression, très dures pour le parti.

Lénine manifesta une grande estime à l’égard de Stolypine pour sa réforme agraire, complétant la fausse émancipation de 1861. À des fins politiques réactionnaires, Stolypine encouragea l’évolution des campagnes vers des formes résolument bourgeoises, en calculant qu’une agriculture plus riche aurait brisé la révolution en accélérant l’évolution vers le paysan-propriétaire que Lénine prévoyait aussi clairement que lui. Il accéléra la liquidation des dernières communes, favorisa la concentration de la terre entre les mains des paysans riches qui la géraient avec une main d’œuvre salariée ; en un mot il œuvra pour la domination de l’économie marchande et du capitalisme. En 1908 Lénine écrivait : « La constitution de Stolypine et sa politique agraire marquent une nouvelle phase de l’effondrement du vieux système tsariste semi-patriarcal et semi-féodal, un nouveau pas vers sa transformation en une monarchie des classes moyennes. Si cela continuait longtemps nous pourrions être contraints de renoncer à tout programme agraire. Ce ne serait qu’une vide et stupide phraséologie démocratique de dire que cela est impossible en Russie. C’est possible ! Si la politique de Stolypine se poursuit, alors la structure agraire de la Russie deviendra pleinement bourgeoise, et toute ‘‘solution’’ de la question agraire, qu’elle soit radicale ou non, deviendra impossible sous le capitalisme ».

Stolypine, lui, voulait réaliser la réforme agraire pour éviter que le heurt entre paysans pauvres et propriétaires féodaux et semi-féodaux ne prenne la forme d’une révolution agraire qui, dans la doctrine qui est la nôtre et celle de Lénine, est une révolution bourgeoise, ce que Lénine en bon marxiste avait alors mille fois raison d’espérer.

La phase difficile que le parti marxiste traversa par la suite fut caractérisée par une nouvelle sélection interne.

Sous le poids de la réaction déchaînée, l’aile droite, renouvelant les fastes du marxisme « légal », proposa la liquidation du parti en tant qu’organisation illégale et insurrectionnelle, et même la liquidation de son autonomie puisque les mencheviks voulaient le dissoudre dans un parti plus grand, mi-labouriste, mi-populaire, mixture de toutes les idéologies. Lénine résista résolument à la vague des liquidateurs de droite et il les mit hors du parti, situation dont prit acte définitivement la conférence de Prague de 1912 citée plus haut.

Lénine lutta également durant cette période contre les otzovistes qui voulaient boycotter la troisième Douma inaugurée le 14 novembre 1907, et qui demandèrent par la suite le rappel des députés. Cette Douma dura jusqu’à 1912 où en octobre la quatrième et dernière fut élue.

Il est indiscutable – et nous le disons d’autant plus que nous méprisons froidement toute la clameur vulgaire faite en spéculant sur les textes et les positions de Lénine en la matière – qu’une possibilité de stérilisation du marxisme du fait d’un gauchisme creux qui consiste à fermer les yeux pour ne pas voir au-delà de l’étroit secteur où évoluent les deux seuls personnages du travailleur salarié et du patron capitaliste, et à nier le reste de la société. Il s’agit d’un syndical-labourisme à prétention de gauche qui reste en deçà du marxisme. La puissance de la vision marxiste réside dans le fait qu’elle se place à tout moment face à toute la société, face à tout le monde habité par l’espèce humaine, et de plus, face à toute l’histoire.

 

48. MARXISME ET PROGRAMME AGRAIRE

 

Après l’apport d’autant de matériaux, des citations suffiront pour démontrer que Lénine ne s’est jamais éloigné de la théorie agraire définitive de Marx et combien est grossière et malhabile la formule suivante de l’« Histoire » bolchévique officielle : Lénine aurait ramené à la lumière d’anciennes idées de Marx et d’Engels sur la nécessité de combiner la révolution prolétarienne avec une insurrection de paysans en Allemagne (idées connues et évidentes puisqu’il s’agissait de travailler à la révolution bourgeoise en retard : 1848-1856. Il se peut que de nombreux socialistes de la période d’entre les deux siècles ne l’aient pas compris). Lénine, cependant, ne se serait pas simplement limité à les répéter, « il les transforma en une théorie harmonieuse (!) de la révolution socialiste en introduisant un nouveau facteur obligatoire (ces italiques sont officiels) pour la révolution socialiste : l’alliance (idem) du prolétariat avec les éléments semi-prolétariens des villes (?) et des campagnes, comme une condition pour la victoire de la révolution prolétarienne ». (chap. III, n.4)

Lénine a passé son temps à démasquer les conditions de la révolution qui équivalaient à des éliminations de la révolution. Celle-ci est l’une des plus liquidatrices !

Nous venons de voir que même dans la Russie très arriérée, Stolypine aurait pu réussir à nous enlever « tout programme agraire » : c’est-à-dire tout allié. Selon cette doctrine, non seulement il aurait mis des obstacles à la révolution bourgeoise mais il aurait éliminé la révolution socialiste qui, si elle n’avait plus de programme agraire, aurait dû se défaire également de son programme industriel et, ayant perdu son allié – facteur obligatoire – aurait dû démobiliser sa propre armée.

Et c’est justement cela qu’ils ont fait en Russie. Il n’y a plus qu’à faire parler Lénine. Quand nous disons, nous pauvres idiots, que nous n’avons rien transformé du tout, cela compte peu. Qu’il le dise lui et que les grenouilles historiographes se taisent.

 

49. NATIONALISATION

 

« Même d’un point de vue strictement scientifique (nous sommes au passage cité sur l’erreur de sacrifier la théorie à la pratique), du point de vue des conditions de développement du capitalisme en général, nous devons absolument dire – si nous ne voulons pas être en désaccord avec le IIIe volume du Capital – que la nationalisation de la terre est possible dans la société bourgeoise, qu’elle favorise le développement économique, facilite la concurrence et l’afflux de capitaux dans l’agriculture, etc. »

« L’aile droite de la social-démocratie ne porte pas à son terme logique (comme elle l’affirme) la révolution démocratique bourgeoise dans l’agriculture parce que ce terme logique (et économique), en régime capitaliste, est seulement la nationalisation de la terre conçue comme abolition de la rente absolue. »

Rappelons notre exposé sur la question agraire, rappelons que les mencheviks étaient pour la « municipalisation », Lénine pour la « nationalisation », les populistes pour le « partage » – trois types de programmes agraires différents, mais (Lénine l’a répété cent fois) tous les trois bourgeois et démocratiques.

Nous avons besoin d’une révolution bourgeoise poussée à ses extrêmes conséquences, et nous sommes pour le plus avancé des trois programmes, le plus grand-bourgeois, la nationalisation. Le deuxième est petit-bourgeois, le troisième carrément réactionnaire.

En effet – nous sommes en 1907 – pour toute révolution bourgeoise un programme agraire est obligatoire.

Quand il s’agit uniquement de la révolution socialiste prolétarienne, nous nous foutons totalement des trois programmes. Surtout du premier qui est obligatoirement bourgeois, capitaliste et mercantile.

« Qu’est-ce que la nationalisation de la terre ? » demande Lénine pour commencer. Il relève que l’on avait l’habitude de dire que tous les groupes populistes russes donnaient un tel mot d’ordre. Mais pour eux il était synonyme de partage. Il faut citer : « Le paysan a une seule revendication, pleinement mûrie, pour ainsi dire, dans la souffrance et par de longues années d’oppression, celle de rénover, consolider, stabiliser, étendre la petite agriculture, de la rendre dominante et c’est tout. Le paysan imagine seulement le passage dans ses mains des grandes propriétés foncières ; avec les mots d’ordre ‘‘la terre appartient à tout le peuple’’, le paysan exprime l’idée confuse de l’unité, dans cette lutte, de tous les paysans en tant que masse. Le paysan est guidé par l’instinct du propriétaire auquel fait obstacle l’émiettement infini des formes actuelles de propriété foncière médiévale et l’impossibilité d’organiser la culture de la terre d’une façon qui réponde totalement à ‘‘ses’’ besoins de ‘‘propriétaires’’ … et dans l’idéologie populiste ces aspects négatifs du concept confus de nationalisation prévalent de façon incontestable ».

Mais l’analyse marxiste est différente. « Même s’il existe la liberté la plus complète et l’égalité entre les petits agriculteurs installés sur ‘‘la terre de tout le peuple’’, ou de personne, ou ‘‘de Dieu’’, nous nous trouvons toujours face au régime de la production marchande qui devient production capitaliste ».

« L’idée de la nationalisation de la terre, ramenée sur le terrain de la réalité économique, est donc une catégorie de la société marchande et capitaliste ».

« La nationalisation présuppose que l’État reçoive la rente des entrepreneurs agricoles qui paient un salaire aux ouvriers et retirent un profit moyen de leur capital, moyen par rapport à toutes les entreprises, tant agricoles que non agricoles du pays ».

Ici Lénine expose toute la théorie de Marx de la rente, différentielle et absolue, que perçoit la classe des propriétaires fonciers. Nous ne reviendrons pas sur tout cela.

Tous les terrains, même le plus mauvais, produisent une rente absolue ; elle est la conséquence de la propriété privée de la terre et la nationalisation l’abolit. Il resterait, passée à l’État la rente différentielle, conséquence du fait que le produit d’un terrain plus fertile se vend, pour des raisons de marché, au prix du produit du terrain le plus mauvais. Cette rente dépend de la forme marchande de la distribution : l’État peut l’encaisser, il ne peut pas l’abolir. Avec la nationalisation, les prix du blé baisseraient mais seulement de ce qui constitue la rente absolue (la partie la moins importante). Que l’État encaisse le même bas loyer de tous les fermiers capitalistes : il offrira à certains d’entre eux un surprofit variable en créant arbitrairement une nouvelle classe rentière, et le pain sera toujours cher, comme la civilisation bourgeoise et marchande le commande. En compensation les cure-dents coûteront moins cher.

 

50. MUNICIPALISATION

 

À ce propos un étrillage théorique tomba sur l’échine du menchevik Pierre Maslov qui, pour soutenir sa version du programme agraire – la municipalisation qui l’emporta à Stockholm – sur la municipalisation, reprit toutes les vieilles confusions pour dénaturer la théorie de la rente de Marx.

Si, comme Maslov le voulait, la rente absolue est une vue erronée de Marx, et s’il n’existe qu’une rente différentielle, alors étatiser la propriété foncière est sans aucun effet. Selon Maslov, quelle que soit la rente, il importe seulement de voir s’il faut l’attribuer à l’État ou aux communes locales.

Lénine démolit ici la résolution de Stockholm qui visait à donner aux communes les terres des propriétaires fonciers pour qu’elles les louent à des entrepreneurs, et à laisser une autre moitié des terres à la petite propriété foncière là où elle en avait déjà la possession. On aurait déjà ainsi divisé la population agraire en deux parties : propriétaires et fermiers de plus ou moins grandes étendues de la terre communale, avec la zone de résidence obligatoire dans la circonscription communale.

Cela donne l’occasion à Lénine de répéter toutes les thèses critiques de la propriété privée établies par le marxisme.

Nous nous contentons, toujours par souci de brièveté, de citer des formules qui confirment des thèses déjà illustrées à fond. « Le populiste pense que la négation de la propriété privée de la terre est la négation du capitalisme. C’est une erreur. La négation de la propriété privée de la terre est l’expression de la revendication de l’évolution capitaliste la plus pure ». « Marx tournait sa critique non seulement contre la grande mais aussi contre la petite propriété foncière. Dans des conditions historiques déterminées, la libre propriété de la terre du petit paysan accompagne nécessairement la petite production agricole ». Et ici Lénine dit que contre Maslov, a raison Finn partisan du partage entre les paysans qui travaillent directement la terre. Mais il ne faut pas oublier que toute libération de la terre la rend également libre d’être vendue et achetée. Et Lénine cite le passage de Marx sur lequel nous avons tant travaillé : « Un des maux de la petite exploitation agricole, quand elle est liée à la libre propriété de la terre, dérive du fait que le cultivateur avance un capital dans l’achat du terrain. Et l’investissement de ce capital liquide il le soustrait du capital employé à la culture ».

Nous ne répéterons pas non plus l’analyse de l’usure et de l’hypothèque qui ruinent férocement la petite exploitation privée au point que le cultivateur est dans un état pire que celui du petit fermier, et peut-être de l’ancien serf.

Mais le projet menchevik disait que l’État doit aider les petites exploitations à l’aide de subventions et de prêts. Ici Lénine par une remarque puissante détruit toute la sale politique des maudits réformateurs agraires qui n’ont pas cessé de sévir en ruinant la terre, l’agriculture et les populations rurales : « L’État ne peut être qu’un intermédiaire de la transmission de l’argent des capitalistes ; et à son tour il ne peut obtenir de l’argent qu’en se tournant vers les capitalistes. Donc, même avec la meilleure organisation possible des subventions de l’État, la domination du capital n’est en aucune façon éliminée, et la question reste la même : sous quelle forme le capital peut-il être appliqué à l’agriculture ? »

Tout le monde moderne est plein de questions résolues par les subventions de l’État ! La grande formule que nous venons de citer rappelle la nôtre, presque sérieuse, pour la « question méridionale » chère à ceux qui dans ce domaine se prétendent gramscistes. Trois revendications : N’exigez jamais d’impôts, ne donnez pas d’aides d’État, ne faites pas d’élections. Le Mezzogiorno italien sortira de sa dépression. Cela à propos des Lois Spéciales et des Caisses du Mezzogiorno, vampires de profit à capitaux extrarégionaux.

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51. PARTAGE

 

Lénine se demande encore si la nationalisation ne conduira pas sic et sempliciter au partage brut. Il a dit que la révolution bourgeoise russe se trouve dans des conditions favorables, après avoir cité un autre passage de Marx, que nous avons déjà cité ailleurs : « Le bourgeois radical arrive en théorie à la négation de la propriété privée de la terre. Mais dans la pratique il lui manque le courage de le faire puisque l’attaque contre l’une des formes de la propriété serait très dangereuse également pour l’autre forme, la propriété privée des conditions de travail (Marx veut dire outils, machines, matières premières). De plus, le bourgeois a lui-même acquis de la terre ». Et Lénine comment : « Chez nous, en Russie, il y a un ‘‘bourgeois radical’’ qui n’a pas encore acquis de terre, qui ne peut craindre, aujourd’hui, une ‘‘attaque’’ prolétarienne. Ce bourgeois radical c’est le paysan russe ».

Voilà pour vous, les grenouilles. L’alliance avec le paysan est aussi obligatoire que celle avec le bourgeois radical. Ils se trouvent sur le même plan historique et social.

Or la nationalisation peut fort bien conduire au partage ; d’ailleurs, dans l’abstrait, ils sont tous les deux antisocialistes. La théorie bien assurée, en avant. Elle peut y conduire de façon contingente ; il y a trois points à examiner : 1) Le partage convient-il au paysan ? Nous avons déjà dit : oui ; il n’aspire à rien d’autre qu’à être propriétaire. 2) Dans quelles conditions ? Il est difficile pour Lénine de dire si la « faim de terre » l’emportera sur toute autre influence opposée. 3) Comment tout cela se reflète-t-il dans le programme agraire du prolétariat ? Ici pour Lénine, il n’y a aucun doute. Le prolétariat, dans la révolution bourgeoise, soutient la bourgeoisie combattante quand elle est engagée dans une lutte révolutionnaire contre le féodalisme. Mais ce n’est pas son affaire de soutenir une bourgeoisie qui incline au calme. La nationalisation, c’est-à-dire l’expropriation des barons et des latifundistes par le pouvoir révolutionnaire central sera un fait positif, un coup porté à une forme de propriété. La tendance à revenir à des formes nouvelles de propriété privée sera le fait de forces réactionnaires qui relèvent la tête ; le prolétariat s’y opposera de toutes ses forces.

 

52. REAFFIRMATION EN 1913

 

Quand nous étudierons les actes de la révolution, nous verrons s’il est vrai que Lénine a volé le programme des populistes. Si cette thèse philistine l’emportait, nous serions toujours prêts à dire que nous ne sommes pas toujours enthousiasmés par l’activité la plus récente des révolutionnaires qui ont eu de nombreuses périodes d’activité. Nous le sommes par exemple par le Plekhanov de 1900 mais pas par celui qui suivit. Qu’en conclure ?

En 1913, comme il ressort de quatre des articles de ses Œuvres, Lénine n’avait, pendant cette période temps rien changé ni rien transformé.

Vivant ou mort, nous n’avons jamais senti le besoin de le sanctifier. Mais nous le défendons contre les batraciens qui le sanctifient en tant que transformiste.

« Dans les journaux et les revues populistes (et kominformistes) on rencontre souvent l’affirmation que les ouvriers et les paysans ‘‘travailleurs’’ forment une seule classe … Le soi-disant paysan travailleur est en réalité un petit patron ou un petit bourgeois, qui presque toujours vend sa propre force de travail ou emploie lui-même des salariés. Étant un petit patron, il oscille également en politique entre les patrons et les ouvriers, entre la bourgeoisie et le prolétariat ». « C’est pourquoi dans tous les pays capitalistes, les paysans, dans leur ensemble, sont restés jusqu’ici éloignés du mouvement socialiste des ouvriers et ils adhèrent à différents partis réactionnaires et bourgeois ».

« Le paysan se tue de fatigue, plus que le travailleur salarié. Le capitalisme condamne les paysans à la plus grande des oppressions et à la ruine. Il n’y a pas pour eux d’autre voie de salut sinon l’union avec les travailleurs salariés dans la lutte de classe (c’est-à-dire la voie qui passe par la ruine patronale). Mais pour comprendre cette conclusion, le paysan doit perdre au cours de longues années toute illusion sur les mots d’ordre trompeurs de la bourgeoisie ».

« L’économie politique bourgeoise et ses partisans, pas toujours conscients, que sont les populistes et les opportunistes, s’efforcent de démontrer que la petite production est vitale et plus avantageuse que la grande… ».

« Les marxistes défendent les intérêts des masses en expliquant aux paysans : il n’y a pas d’autre salut pour vous que votre adhésion à la lutte prolétarienne. Les professeurs bourgeois et populistes trompent les masses avec des fables sur la petite entreprise des paysans travailleurs en régime capitaliste ».

Et enfin :

« L’utopie des populistes est le rêve du petit patron qui se tient entre le capitaliste et le salarié et pense qu’il est possible de supprimer l’esclavage salarié sans lutte de classe … La dialectique de l’histoire est telle que les populistes et les troudoviks proposent en conséquence, en tant que remède anticapitaliste pour résoudre la question agraire en Russie, une mesure résolument capitaliste. L’égalitarisme dans le partage de la terre est une utopie ; mais la rupture complète avec toutes les vieilles formes de propriété de la terre en petits lopins, ou du domaine, nécessaire pour toute nouvelle répartition, est, pour un pays comme la Russie, une mesure économiquement progressive, la plus nécessaire, la plus impérieuse du point de vue démocratico-bourgeois ».

Lénine explique en quel sens nous attendons le soulèvement des paysans et, dans le même temps, nous démolissons sa portée sociale dans la Russie entre deux révolutions démocratiques bourgeoises, les ouvriers et le parti socialiste combattant cependant dans ces deux révolutions. Il l’explique avec des paroles d’Engels qui concluent ici cette difficile systématisation du programme agraire. Et il faut longuement méditer, en même temps que tout le matériel que nous avons exposé, ces puissantes paroles :

« Ce qui est faux dans un sens formellement économique peut être exact dans un sens historique universel ».

Simplicité et simplisme, même de gauche, ne sont pas pour nous.

Lénine, s’il était mort alors, avait toutes les cartes en règle d’un grand combattant et d’un grand maître.

L’attente de la double révolution, qui est aussi une étape de l’attente de la révolution communiste mondiale, doit être conduite comme il la conduisit.

 

53. LA QUESTION POLITIQUE

 

Plaçons-nous maintenant sur la voie lumineuse du texte Deux tactiques. Elle nous conduit directement à la gare d’arrivée. Quand nous en repartirons, nous étudierons comment les faits répondirent à la laborieuse attente, comment les deux révolutions bouillonnèrent dans la phase aiguë, ce que signifia la période postrévolutionnaire et ce qu’elle signifie aujourd’hui.

Les personnages sont solidement disposés. État despotique tsariste et partis qui le soutiennent. Partis paysans. Parti démocratico-bourgeois. Parti social-réformiste. Parti marxiste révolutionnaire. Nous choisissons l’opuscule Deux tactiques également parce que, écrit après deux congrès séparés et opposés, il distingue justement deux partis historiques, et se place au-dessus d’une querelle à l’intérieur d’une même organisation qui – dans son importance indiscutable – contraint parfois à des polémiques personnelles et rapetisse même les Trotsky, Lénine, et tous les véritables révolutionnaires. Mal cependant tolérable, alors que pardonner à l’opportunisme est désastreux.

Lénine écrit alors que la révolution de 1905 est sur le point d’éclater et en prévoyant que son cycle contiendra la fin du tsarisme.

Le bolchévisme est dès lors le parti de la classe ouvrière qui, contre tous les opportunismes révisionnistes russes et européens, se range résolument sur la doctrine et le programme politique de classe pour la voie révolutionnaire de l’avènement du socialisme, du renversement du capitalisme bourgeois.

Cependant il ne s’agit pas encore ici de renverser la bourgeoisie capitaliste, mais l’État despotico-féodal, et la question qui se pose est celle tâches du parti dans la révolution démocratique, bourgeoise et populaire qui requiert que l’on ait une tactique et un programme immédiats. Tout cela, bien entendu, en plaçant fermement à la base les intérêts et les objectifs de la classe prolétarienne et de la révolution socialiste à venir, qu’elle soit proche ou lointaine, et dans ses rapports européens et internationaux.

Avec la lutte contre les populistes, les économistes, les marxistes légaux, toute perspective prônant le désintérêt du prolétariat et du parti pour la révolution parce qu’elle est bourgeoise, a été rejetée comme antihistorique et réactionnaire.

Il s’agit maintenant, toujours dans le rayon d’une lutte déjà ouverte, d’établir la condamnation de la méthode menchevique et réformiste d’entrer dans la lutte.

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54. LES TERMES DE L’OPPOSITION

 

L’histoire de tous les pays a détruit l’hypothèse d’un prolétariat absent des révolutions bourgeoises. La question est posée ainsi par Lénine dans les prémisses du texte dont il s’agit : « La classe ouvrière aura-t-elle la fonction d’un auxiliaire de la bourgeoisie, auxiliaire puissant par la force de son assaut contre l’autocratie, mais politiquement impuissant ; ou bien aura-t-elle la fonction hégémonique dans la révolution populaire ? »

On comprend donc qu’il ne s’agit pas de la révolution socialiste : personne ne se poserait alors la question de savoir si le prolétariat doit être ou non politiquement puissant, s’il doit détenir l’hégémonie absolue et si, dans ce but, pour nous qui ne sommes pas des marxistes et des léninistes de salon, il doit agir par la dictature de son parti contre toutes les autres classes et tous les autres partis.

L’Iskra, de droite, en cohérence avec le révisionnisme d’Occident, diminue « l’importance des mots d’ordre tactiques strictement conformes aux principes ». Pour eux, c’est le mouvement réel qui impose la tactique ce n’est pas le parti qui l’établit, ce dernier est ouvert à n’importe quelle tactique. Pour Lénine : « Au contraire, l’élaboration des décisions tactiques justes a une très grande importance pour un parti qui veut diriger le prolétariat dans un esprit rigoureusement conforme aux principes du marxisme, et non pas simplement se traîner à la remorque des événements ».

Le thème est donc clairement défini : « Se rendre bien compte des tâches du prolétariat socialiste dans la révolution démocratique. »

Toute révolution bourgeoise apparaît avec la revendication de convoquer une assemblée populaire élue. Dans toutes les révolutions cette dernière prend des formes diverses, toujours plus radicales, de l’Assemblée nationale convoquée par le monarque jusqu’à l’Assemblée constituante, à la Convention révolutionnaire, à la dictature d’un Directoire.

En Russie, en 1905, il y a trois programmes. Le pouvoir tsariste prépare une assemblée consultative élue selon un système de caste (ce fut la Douma de Boulyguine dont nous avons parlé). La bourgeoisie libérale (le parti cadet, représenté par le journal illégal Oszvobozdenie, Libération) réclame un suffrage libre et étendu pour que l’Assemblée soit véritablement l’expression du peuple et puisse rédiger la nouvelle constitution de l’État. Lénine définit cela « une transition, la plus pacifique possible, entre le tsar et le peuple ». Enfin les socialistes et le prolétariat révolutionnaire sont pour le renversement révolutionnaire du pouvoir tsariste, la formation d’un gouvernement provisoire et la convocation d’une Assemblée constituante avec les pleins pouvoirs.

Les différents partis petits-bourgeois n’ont pas d’orientation vraiment décidée, mais ils oscillent entre la position des cadets et la position révolutionnaire, ils n’excluent pas une alliance totale avec les premiers et une constitution accordée d’en haut ; le but de Lénine est ici de démontrer que la position des mencheviks tend vers celle des cadets radicaux et que, en un certain sens, elle est moins cohérente que la leur.

 

55. LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE

 

La résolution du IIIe congrès (bolchévique) arrête les points suivants : 1) Le prolétariat luttera pour remplacer la dynastie autocratique par une république démocratique. 2) Cela ne pourra être obtenu que par une insurrection populaire victorieuse. 3) Seul un gouvernement révolutionnaire provisoire pourra convoquer une assemblée constituante au suffrage universel. En outre, elle admet la possibilité de la participation du parti au gouvernement provisoire, surtout si c’est nécessaire pour éviter un retour de la contre-révolution. Qu’il participe ou non au gouvernement, le parti cependant « sauvegardera son indépendance absolue, dans la mesure où il aspire à la révolution socialiste complète et où, justement pour cette raison, il est irréductiblement hostile à tous les partis bourgeois ».

Lénine trace une politique d’entente possible même dans l’exercice du pouvoir avec les partis social-paysans, mais jamais avec les cadets bourgeois, et il va développer cette idée fondamentale dans la formule fameuse de la « dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et des paysans » comme forme du pouvoir qui développera la révolution bourgeoise.

L’équivoque gigantesque est que Lénine n’a jamais proposé qu’avec cette formule on puisse ou on doive conduire une révolution socialiste, ni alors, ni jamais, ni en Russie, ni en Occident.

Dans la conception de Lénine, le gouvernement provisoire, en plus d’avoir dirigé l’insurrection armée et préparé l’élection de l’Assemblée Constituante, doit immédiatement réaliser le programme minimum de la révolution tel qu’il est vu par le parti (les huit heures, le suffrage universel, la nationalisation de la terre).

« En assignant au gouvernement révolutionnaire provisoire la tâche d’appliquer le programme minimum, la résolution élimine par cela même les idées absurdes et semi-anarchistes sur l’application immédiate du programme maximum, sur la conquête du pouvoir pour la révolution socialiste ». Cette dernière est déclarée incompatible avec le niveau du développement économique de la Russie. « Seuls des gens très ignorants peuvent méconnaître le caractère bourgeois de la révolution démocratique en cours en Russie ».

Avant de voir en quel sens la révolution de 1917 dépassa ces perspectives de 1905, nous sommes certains que les camarades comprennent pourquoi nous insistons tant sur ce fait absolu : le plan de Lénine était alors celui d’une révolution seulement bourgeoise. À une distance d’un demi-siècle ce qui n’a pas succombé à la contre-révolution est justement le résultat historique d’une révolution capitaliste. La formule de la dictature démocratique partagée en deux parts égales avec la classe paysanne propriétaire, également et justement pour cette raison, ne peut pas être invoquée pour la révolution prolétarienne dans les pays capitalistes développés. Le défaitisme stalinien consiste à emprisonner le prolétariat moderne des villes et des campagnes dans le carcan d’une alliance avec des classes semi-bourgeoises, historiquement rétrogrades par rapport à la bourgeoisie elle-même.

Puisque l’on triche sur la formule de Lénine, il importe au marxisme révolutionnaire d’établir que cette formule historique fut forgée au seul service de la révolution bourgeoise, et l’histoire confirma qu’elle répondait à ce but.

 

56. LA TACTIQUE OPPORTUNISTE

 

Les mencheviks de Genève opposèrent une de leur résolution que Lénine analyse. Jouant à l’intransigeance ils condamnaient la formule de l’entrée éventuelle dans le gouvernement provisoire en la comparant au possibilisme occidental, au millerandisme, c’est-à-dire à l’entrée des socialistes dans les ministères dans un régime bourgeois bien établi. Mais Lénine démolit la tactique équivoque des mencheviks en prouvant qu’ils finissent par admettre une solution non républicaine pour la formation d’un nouveau gouvernement. « Tel est le fait incontestable dont, nous en sommes certains, se servira le futur historien de la social-démocratie russe. Une conférence des sociaux-démocrates en mai 1905 adopte une résolution qui contient de belles paroles pour faire avancer la révolution démocratique, mais qui dans les faits la fait marcher à reculons, et qui en réalité ne va pas au-delà des beaux mots d’ordre de la bourgeoisie démocratique. » Indiscutablement l’historien de 1917 a noté le tapage parlementaire commun aux cadets bourgeois et aux socialistes mencheviks contre le parti de Lénine qui, les ayant mis à la porte à coups de pieds, fit tomber les têtes dynastiques.

Alors, toujours en se basant sur des faits avérés, il apostrophe ainsi les mencheviks : « La différence entre nous et vous est, dans ce cas, que nous marchons aux côtés de la bourgeoisie révolutionnaire et républicaine sans fusionner avec elle, alors que vous marchez, peut-être sans fusionner non plus avec elle (l’Histoire fera les comptes, semble dire Lénine), avec la bourgeoisie libérale et monarchique ».

« Voilà comment sont les choses » finit-il en soulignant. De petites choses, peut-être ? Si grandes qu’aujourd’hui et pendant de nombreuses années quand le parti renaîtra partout où il le doit, il sera vital de comprendre notre démonstration : Lénine n’a voulu assigner à aucun pays de capitalisme moderne l’obligation misérable de confier la révolution communiste à une alliance démocratique et interclassiste.

Pour clore ce résultat apparemment modeste il sera bon, l’exposé ayant été long, de le faire encore parler le plus possible.

« Les marxistes sont absolument convaincus du caractère bourgeois de la révolution russe ». « Les transformations dans le domaine social et économique, devenues une nécessité pour la Russie, non seulement ne signifient pas l’écroulement du capitalisme, mais au contraire elles débarrasseront effectivement le terrain pour un développement large et rapide, européen et non asiatique, du capitalisme. » Ceci, dans le sens où dialectique et perspective convergent, est, à la lettre, une prophétie.

« Les socialistes-révolutionnaires ne peuvent pas comprendre cette idée parce qu’ils ignorent l’ABC des lois du développement de la production marchande et capitaliste et ils ne voient pas que même le triomphe complet de l’insurrection paysanne, même un nouveau partage de toutes les terres conforme aux intérêts et aux désirs des paysans ne supprimeront pas du tout le capitalisme mais donneront une impulsion plus grande à son développement ».

« Les néo-iskristes comprennent de façon radicalement erronée le sens et la signification de la catégorie révolution bourgeoise. Dans leurs raisonnements, on rencontre constamment l’idée qu’elle est une révolution qui ne peut être avantageuse qu’à la bourgeoisie. Et pourtant rien n’est plus erroné qu’une telle idée ». Et Lénine réécrit les thèses du marxisme qui ont été démontrées et rabâchées (sic !) dans les moindres détails que ce soit dans leur ligne générale, ou en ce qui concerne la Russie et l’Occident (il est tout sauf transformiste !), en démontrant que la révolution bourgeoise et capitaliste comporte les plus grands avantages pour le prolétariat. « Nous ne pouvons pas sortir du cadre bourgeois de la révolution russe, mais nous pouvons l’élargir jusqu’à des dimensions immenses ». Ce qui fut fait. Mais, nous criera le philistin, 1917 est bien différent de 1905. C’est vrai. Mais dans le sens historique universel 1955 est à la hauteur du programme de victoire de 1905.

Et quand nous dénonçons la falsification kremlinienne du léninisme et du marxisme nous n’oublions jamais que le Kremlin travaille encore dans un sens révolutionnaire, en élargissant le cadre capitaliste jusqu’à l’Himalaya et aux mers jaunes.

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57. DICTATURE DÉMOCRATIQUE BOURGEOISE

 

Pourquoi une dictature ? Demande-t-on à Lénine (peut-être encore aujourd’hui). Parce qu’elle devra s’appuyer sur la force armée, et non « sur telles ou telles institutions constituées par voies légales, pacifiques ». Parce que des résistances terribles s’élèveront contre l’expropriation des terres, contre la république, contre l’extirpation des formes asiatico-despotiques même dans les usines. Parce qu’elle seule pourra – last but not least – « étendre l’incendie révolutionnaire à l’Europe ». « Cette victoire ne fera pas du tout encore de notre révolution bourgeoise une révolution socialiste ; la révolution démocratique ne sortira pas directement du cadre des rapports sociaux et économiques bourgeois ; mais néanmoins cette victoire aura une importance immense pour le développement futur de la Russie et du monde entier. Rien n’accroîtra plus l’énergie révolutionnaire du prolétariat mondial ; rien ne raccourcira autant sa voie vers la victoire complète que cette victoire décisive de la révolution commencée en Russie ». Commencée mais non mise en bouteille en Russie en la dégradant au rang de parodie.

Chez Lénine, ce lien international est constamment présent. Mais restons un peu encore sur l’idée de dictature.

« Si la révolution réussit à emporter la victoire de façon décisive, nous réglerons les comptes avec le tsarisme à la jacobine, ou si l’on veut à la plébéienne, selon une phrase de Marx. Toute la terreur française, écrivait-il en 1848, ne fut rien d’autre qu’un moyen plébéien de régler les comptes avec les ennemis de la bourgeoisie, avec l’absolutisme, le féodalisme et l’esprit petit-bourgeois ». Ici Lénine se complaît à comparer l’opposition des jacobins aux girondins dans la révolution française avec sa propre opposition aux mencheviks. Plus loin, il revient en effet sur ce thème en utilisant les informations données par Franz Mehring sur les écrits de Marx en 1848. La Nouvelle Gazette Rhénane revendiquait « l’institution immédiate de la dictature comme unique moyen pour réaliser la démocratie ». Le bourgeois, note Lénine, entend par dictature l’abolition de toutes les libertés et les garanties de la démocratie, l’arbitraire généralisé, l’abus systématique du pouvoir dans l’intérêt personnel du dictateur. L’ultra-réformiste Martynov avait écrit que la prédilection pour le mot d’ordre de dictature s’expliquait par le fait que Lénine « désirait ardemment tenter sa chance ». Et Lénine, qui dans ces cas souriait de façon indulgente au lieu de rugir, lui explique « la différence qui existe entre le concept de dictature d’une classe et celui de la dictature d’un individu, entre les tâches de la dictature démocratique et celles de la dictature socialiste » avec les conceptions de la Nouvelle Gazette Rhénane :

« Toute organisation provisoire de l’État (Nouvelle Gazette Rhénane, 14 septembre 1848) après la révolution exige la dictature, et une dictature énergique. Nous avons depuis le début reproché à Camphausen (président du conseil des ministres après mars 1848) de ne pas agir de façon dictatoriale, de ne pas briser et extirper immédiatement les restes des vieilles institutions. Et alors qu’il se berçait d’illusions constitutionnelles, le parti de la réaction vaincu renforçait ses positions dans la bureaucratie et dans l’armée, et ça et là se risquait même à reprendre ouvertement la lutte ». Et dans un autre article sur la puérilité de l’assemblée constituante Marx disait : « À quoi sert le meilleur ordre du jour et la meilleure constitution si dans le même temps les gouvernements allemands ont déjà mis à l’ordre du jour les baïonnettes ? ». Voilà, dit Lénine, le sens du mot dictature ! Les grands problèmes de la vie des peuples sont résolus exclusivement par la force.

Marx, en montrant la faiblesse et le manque de volonté républicaine de la révolution allemande en 1848, fait une comparaison éclairante avec la France. « La révolution allemande de 1848 n’est qu’une parodie de la révolution française de 1789. Le 4 août 1789, trois semaines après la prise de la Bastille, le peuple français eut raison en une seule journée de toutes les obligations féodales. Le 11 juillet 1848, quatre mois après les barricades berlinoises de mars, les obligations féodales ont eu raison du peuple allemand ». « La bourgeoisie française de 1789 n’abandonna pas, même pour un instant, ses alliés, les paysans. Elle savait que la base de sa domination était l’abolition du féodalisme dans les villages et la naissance d’une classe libre de paysans propriétaires. La bourgeoisie allemande de 1848 trahit sans scrupule ses alliés les plus naturels, les paysans, qui sont la chair de sa chair, et sans lesquels elle est impuissante face à la noblesse. Le maintien des droits féodaux, leur consécration sous l’apparence (illusoire) d’un rachat : tel est le résultat de la révolution allemande de 1848. La montagne a accouché d’une souris ! »

Aucune transformation ! De 1789 à 1848, à 1905 et à 1955, notre « fil » n’est pas rompu : Les paysans sont les alliés naturels de la bourgeoisie. Lénine répète : « Le succès de l’insurrection paysanne, la victoire de la révolution démocratique, débarrasseront simplement la voie pour la lutte véritable et décisive pour le socialisme, sur le terrain de la société bourgeoise. Les paysans, en tant que classe de propriétaires terriens, auront dans cette lutte la même fonction de trahison et d’inconstance que la bourgeoisie a aujourd’hui en Russie dans la lutte pour la démocratie ».

 

58. UNE COMPARAISON HISTORIQUE

 

Ici Lénine remarque que la Nouvelle Gazette Rhénane était un organe de la démocratie et non pas de la classe ouvrière ; et pourtant, dans ses colonnes, Marx et Engels conduisirent la lutte pour le radicalisme révolutionnaire bourgeois, alors que paraissait déjà un journal ouvrier rédigé par des partisans de la doctrine du Manifeste (mais dont la ligne était peut-être insuffisante). Cependant c’est seulement en avril 1849 que Marx et Engels se prononcèrent pour une organisation prolétarienne distincte. Il fallut donc à Marx une année d’expérience dans la lutte démocratique pour aller plus loin et tracer dans l’organisation les limites entre politique démocratique et politique ouvrière. Nous, dit Lénine, nous sommes plus avancés en Russie en 1905 ; les tâches prolétariennes dans la lutte sont mieux dessinées qu’alors. Et il rappelle combien Engels était mécontent de l’orientation de la Fraternité Ouvrière qui, formellement classiste, était empreinte de corporatisme, négligeant le mouvement politique général. Et Lénine trace un parallèle entre les considérations d’Engels et les siennes dans les « deux tactiques » et sur l’opportunisme ouvriériste et « suiviste ».

Nous nous demandons pourquoi Lénine, qui a si bien formulé pourquoi c’était encore une bonne tactique pour Marx et Engels dans l’Allemagne de 1849 de rester dans des sociétés et des journaux démocratiques bourgeois et pourquoi ce ne l’était plus en Russie où déjà les organisations de journaux et des partis étaient indépendants, n’a pas, quand il le pouvait encore physiquement, lutté davantage contre la méthode stupide d’appliquer dans le premier après-guerre en Occident les tactiques adaptées à la prérévolution bourgeoise, l’offre aux partis opportunistes d’unité et d’accord politique dans des fronts communs.

 

59. INTERNATIONALISME

 

Sur un autre point Lénine, comme dans de très nombreux de ses écrits, même beaucoup plus modernes, revient là où, avec Marx, nous avons commencé notre chemin. Il critique la froide énonciation donnée par les mencheviks dans leur résolution, quand ils disent que les sociaux-démocrates ne pourraient prendre le pouvoir que dans le cas où la révolution s’étende aux pays de l’Europe occidentale, dans lesquels les conditions pour la réalisation du socialisme sont arrivées à une certaine maturité (pleine maturité, dit Lénine). Dans ce cas, disait la résolution, il deviendrait possible en Russie d’entrer dans la voie des transformations socialistes. Et Lénine :

« L’idée principale ici est celle énoncée plusieurs fois dans Vperiod! (« En avant ! », organe bolchévique de Lénine) qui affirmait que nous ne devons pas craindre la victoire complète des socialistes dans la révolution démocratique, c’est-à-dire la dictature démocratique du prolétariat et des paysans, puisque cette victoire nous permettra de soulever l’Europe ; et le prolétariat socialiste européen, après avoir abattu le joug de la bourgeoisie, nous aidera à son tour à faire la révolution socialiste. Vperiod! assignait au prolétariat révolutionnaire de Russie une tâche active : vaincre en Russie dans la lutte pour la démocratie et profiter de cette victoire pour porter la révolution en Europe ».

L’idée menchevique était au contraire de refuser le pouvoir dans la victoire bourgeoise contre le tsarisme et de ne l’accepter que si la révolution prolétarienne avait submergé l’Europe. Mais la conception de Lénine était tout autre : la bourgeoisie démocratique russe, en prenant le pouvoir parlementaire, n’aurait pas été à même de résister aux assauts de la contre-révolution ; il fallait la mettre de côté et gérer par procuration la révolution démocratique bourgeoise avec la dictature ouvrière et paysanne.

Quoi qu’il en soit il n’était pas question de réaliser le socialisme économique en Russie sans la révolution prolétarienne à l’Ouest.

Une remarque intéressante de Trotsky montre que la vision de Lénine était encore plus géniale. Non seulement en l’absence de la direction prolétarienne (avec l’alliance, dans ce seul but historique, avec les paysans) il aurait été impossible d’empêcher le tsarisme réactionnaire de relever la tête mais pour en avoir la certitude – c’est-à-dire pour seulement sauver la révolution bourgeoise en Russie – le soulèvement du prolétariat européen était nécessaire ! Une conception qui conclut le cycle avec la doctrine de Marx sur la réserve de la contre-révolution européenne constituée par la Russie, pouvoir monstrueux qui jugule les rébellions bourgeoises comme les rébellions ouvrières.

À Stockholm voici comment il répondit à Plekhanov, opposé à la prise du pouvoir, sur la base du point commun que la révolution ne pouvait être que bourgeoise. Ou nous prenons le pouvoir, disait-il, ou même la révolution bourgeoise échouera et alors jamais la nôtre n’arrivera.

« On doit tenir la restauration pour pareillement inévitable dans l’éventualité de la municipalisation, de la nationalisation ou du partage de la terre parce que le petit propriétaire reste, dans toutes les formes possibles de propriété et de possession, le soutien de la restauration. Après la révolution démocratique complète, le petit propriétaire se retournera inévitablement contre le prolétariat et plus vite l’ennemi commun du prolétariat et du petit propriétaire (absolutisme) sera renversé, plus vite il se retournera. »

« Notre révolution démocratique n’a pas d’autres forces de réserve que le Prolétariat Socialiste d’Occident ».

Encore une fois, sous une forme symbolique, Lénine n’a pas raté son terrible rendez-vous avec l’Histoire. Nous l’avons raté, nous, communistes d’Europe, de la Troisième Internationale, et l’Opportunisme nous regarde aujourd’hui avec son rictus de Bête Triomphante.

 


 

(1) «Dialogue avec Staline», Textes du PCInt n° 8.

(2) « Three Who Made a Revolution », ouvrage de Bertram D. Wolfe, paru en 1948.

 

 

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