La Guerre d’Espagne (3)

La question de la terre dans le cadre de la lutte de classe du prolétariat espagnol

(«programme communiste»; N° 107; Mars 2024)

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INTRODUCTION

 

Nous présentons ici un résumé introductif des travaux sur le problème de la terre dans le cadre de la lutte de classe du prolétariat espagnol, c’est-à-dire les problèmes allant de la composition sociale d’un prolétariat majoritairement situé dans les zones agraires jusqu’à la structure même de l’économie agricole espagnole et à la portée de la crise économique dans celle-ci en tant que catalyseur des tensions sociales qui, de manière latente ou explicite, s’étaient accumulées depuis le milieu du XIXe siècle.

Cette esquisse fait suite à ce qui a déjà été publié sur programme communiste. Nous la présentons sous forme de thèses générales qui servent à situer le problème dans la perspective marxiste (et donc à réfuter les lieux communs des opportunismes de tous bords) ou à critiquer explicitement les prétendues positions de gauche, qui s’appuient sur l’existence de minuscules formations au programme vaguement et éclectiquement antistalinien, pour revendiquer une sorte de voie nationale espagnole au bilan des très durs affrontements de classe des années 1930. Pour notre part, aborder maintenant, bien que partiellement et sans l’objectif d’épuiser le problème, la dite question agraire, signifie continuer à préciser de façon détaillée les termes dans lesquels cette prétendue gauche espagnole n’a pas existé en tant que courant assimilable à la Gauche italienne dans son effort pour restaurer les bases correctes du marxisme, prémisse incontournable pour la réapparition, dans un avenir qui semble encore lointain, du parti communiste qui aura à se confronter aux tâches des futures convulsions révolutionnaires (dans lesquelles il est certain que la question agraire ne constituera pas un problème mineur).

Cette étude fait donc non seulement partie des travaux déjà « semi-élaborés » par notre courant depuis plus de 60 ans, mais elle adopte aussi une caractérisation que nous pouvons appeler in medias res, dans la mesure où nous lui fixons des limites formelles, pour commencer, dans une période spécifique (celle de la plus grande intensité de la lutte prolétarienne dans les campagnes espagnoles) dans le seul but de clarifier à la lumière de cette intensité des tendances et des formes qui, en période de paix sociale, sont floues et difficilement compréhensibles. Mais il ne faut pas perdre de vue que cette clarté n’a de valeur que si elle contribue à démontrer que le marxisme est non seulement capable de poser correctement tous les problèmes du développement historique, économique et social espagnol (ce que nient aussi bien les courants poststaliniens que les anarchistes) mais qu’il est la clé de voûte pour pouvoir les résoudre tous dans un sens prolétarien et communiste lors des futures convulsions sociales que le monde capitaliste porte en lui et qu’il laisse déjà entrevoir.

Concrètement, la question de la terre abordée au moment où les armées de prolétaires des campagnes sont jetés dans la bataille contre un ennemi composé dans une large mesure de petits propriétaires terriens organisés et encadrés par les capitaines propriétaires, et par lequel ils ont été vaincus, montre les conditions dans lesquelles la solution au problème séculaire des campagnes espagnoles va s’opérer par sa disparition pratique dans les conditions où elle existait pratiquement depuis les guerres civiles de Castille (XIVe et XVe siècles).

Le saut définitif vers l’industrialisation s’est fait en Espagne sur la base de cette défaite et il ne peut s’expliquer qu’en partant de la base qui fournit la répression d’une force de travail vaincue et humiliée.

Il n’est pas nécessaire de souligner l’importance pour les marxistes de la question agraire. Il est très probable que dans les œuvres de Marx et d’Engels, il se trouve plus de pages consacrées à ce problème qu’à celui de l’industrie. Il en va de même pour l’œuvre de restauration du marxisme révolutionnaire de Lénine, et il n’est pas nécessaire de parler de l’effort que notre courant lui a consacré tant du point de vue strictement économique que dans ses rapports avec des problèmes aussi vastes que celui des nationalités, la lutte des peuples dits de couleur, ou le bilan de la révolution russe elle-même. On peut aussi dire, en guise d’explication négative, que le peu ou l’absence d’importance que pratiquement tous les courants politiques prétendument révolutionnaires accordent aujourd’hui à cette question est déjà révélateur de la grande pertinence qu’elle continue d’avoir. Mais même ainsi, il est nécessaire de montrer comment son importance a déterminé chacun des événements de la période étudiée. Une importance qui, en raison de son éloignement temporel ainsi que du grand effort de falsification et de caricature dont elle a fait l’objet, peut parfois paraître peu claire dans ses termes concrets.

Nous profitons donc de l’occasion pour revenir sur une explication de la nature de la guerre civile qui a été si souvent répétée qu’elle est maintenant communément acceptée : le coup d’État militaire, initialement promis à un triomphe rapide qui l’aurait placé dans la série interminable des pronunciamientos militaires espagnols, s’est transformé en guerre civile en raison de la résistance opposée par les prolétaires dans les principales villes du pays. La défaite initiale de l’armée dans tous les centres urbains névralgiques a contraint les capitaines rebelles à mobiliser toutes les ressources militaires dont ils disposaient pour entamer une guerre de siège des villes résistantes.

Nous avons nous-mêmes utilisé cette explication du début de la guerre ; elle est cependant partielle car elle laisse de côté pratiquement la moitié du problème. En effet la guerre, comprise comme une guerre de positions dans laquelle deux armées au potentiel similaire se sont affrontées pendant trois ans, n’aurait pas été possible si, en plus de la réponse au coup d’Etat donnée par le prolétariat de Barcelone, Madrid et Valence, il y avait eu une réponse similaire du prolétariat agraire (et de la masse des petits propriétaires agricoles qui lui sont liés) d’Andalousie, d’Estrémadure et, en partie, de Castille. En effet, une fois les militaires putschistes vaincus à Barcelone et à Madrid (et isolés à Valence), les forces rebelles n’avaient pratiquement plus de troupes sur la péninsule ibérique. La carte 1 montre que les forces militaires, bien qu’elles dominassent plus ou moins la moitié de la péninsule, n’avaient pratiquement pas de centres industriels (essentiels pour une guerre prolongée) et étaient, en fait, coincées entre les villes qu’elles ne parvinrent pas à contrôler et qui se retournèrent rapidement contre elles. En résumé, on peut dire que les rebelles ne contrôlaient que les grandes régions de Castille, où la base sociale est essentiellement constituée par la petite paysannerie aisée, le bastion réactionnaire de Navarre, où une paysannerie prospère est le pilier de la préservation sociale depuis 1830, et la région peu peuplée de Galice, où l’absence de concentration prolétarienne empêchait toute résistance au coup d’État. La zone contrôlée par les militaires se caractérisait donc par une faible densité de population, de petits noyaux ruraux et uniquement des villes de taille moyenne par rapport à celles qui échappaient à leur contrôle. Si des villes comme Grenade, Séville ou Cordoue étaient entre leurs mains, c’est parce qu’il s’agit de villes à majorité sociale bourgeoise ou petite bourgeoise qui servent de tête de pont commerciale pour les vastes zones agricoles environnantes. La vaste étendue de territoire allant de Madrid à la Méditerranée, zone dominée par les grands propriétaires terriens et dont la composante prolétarienne est purement agricole, était ingérable pour les rebelles dans les premiers jours de la guerre.

Voyons maintenant la carte 2, qui montre les positions des deux camps dans les premiers jours de septembre (c’est-à-dire à l’arrivée des forces armées à Madrid). Qu’est-il arrivé ? Il s’est passé que toute la partie occidentale de la péninsule (Andalousie occidentale et Estrémadure) est tombée aux mains des rebelles en l’espace de quelques mois. La partie de l’armée dirigée par Franco et Queipo de Llano avance depuis la région du Maroc espagnol, débarque sur la côte méditerranéenne de la péninsule et se dirige vers le sud de Madrid. Pendant ce temps, la zone contrôlée par le général Mola (Navarre, nord de la Castille, etc.) n’évolue guère, ses troupes n’ayant pas réussi à s’approcher de Madrid et étant généralement immobilisées par la pression des colonnes de miliciens de la capitale et de Barcelone.

Ces cartes montrent la zone des agitations agraires pendant la période de la Seconde République (carte 3) et la répartition des terres par type de propriété (carte 4). On constate que les militaires ont avancé précisément dans la zone où le type d’exploitation agricole est essentiellement latifundiste, ce qui, comme nous l’expliquerons, implique la présence d’une importante couche sociale de prolétaires agricoles (journaliers) mélangée à d’autres couches sociales agraires qui subsistent grâce au travail agricole de type métayage et qui, extrêmement appauvries, s’étaient mobilisées aux côtés des prolétaires pendant la période de la République. En d’autres termes, les militaires ont avancé dans les zones les plus conflictuelles de la campagne espagnole, pour lesquelles la stérile réforme agraire républicaine avait été conçue et dans lesquelles le degré de syndicalisation était le plus élevé. Nous expliquerons en temps voulu le développement du conflit prolétarien dans ces régions du pays, mais pour l’instant il suffit de dire que si les prolétaires de ces zones avaient été mobilisés selon un plan cohérent contre les militaires, le sort de ces derniers aurait été le même que celui de leurs compagnons d’armes de Barcelone ou de Madrid.

Cet exemple, donné pour expliquer la pertinence de la question agraire dans la guerre civile et qui fait appel à sa composante sociale, peut être conclu en complétant l’affirmation faite ci-dessus :

Le coup d’État militaire initialement destiné à un triomphe rapide qui le placerait dans la série sans fin des pronunciamientos militaires espagnols s’est transformé en guerre civile en raison de la résistance opposée par les prolétaires dans les principales villes du pays. La défaite initiale de l’armée dans presque tous les centres urbains névralgiques a obligé à mobiliser toutes les ressources militaires dont disposaient les capitaines rebelles pour lancer une guerre de siège contre les villes « non rachetées » ou irrédentes, et ces forces n’auraient pas été suffisantes si elles avaient été confrontées à la masse des prolétaires agricoles qui séparaient les légionnaires et les troupes arabes du Maroc de Madrid tout au long du sud et de l’est de la péninsule. Le coup d’Etat a été arrêté par la classe prolétarienne des villes, mais la guerre a été rendue possible par la démobilisation du prolétariat agricole dans les campagnes.

Avant de conclure cette introduction, clarifions un point et tirons quelques conclusions :

- L’avancée des militaires dans les campagnes espagnoles était une obligation militaire et non politique. C’est-à-dire que cette situation ne peut être assimilée à celle vécue en Italie dans les années 1920, lorsque les milices fascistes s’attaquaient d’abord aux forces prolétariennes des campagnes parce qu’elles étaient plus faibles que celles des villes contre lesquelles se préparait l’attaque finale. En Espagne, le passage du Maroc à Madrid, objectif premier de la victoire, impliquait la traversée des campagnes d’Andalousie et d’Estrémadure, mais l’objectif des rebelles n’a jamais été de supprimer d’abord les noyaux prolétariens de l’Est et du Sud pour accumuler des forces avant le siège de Madrid. Seule l’attaque de Badajoz, qui n’est pas sur la route de Madrid et où se concentraient les prolétaires de la région et ceux qui avaient fui devant l’attaque des troupes d’Afrique, pouvait avoir ce sens compte tenu de la terrible répression subie dans cette ville d’Estrémadure.

- C’est la nécessité de nettoyer le terrain conquis par les troupes venues du Maroc qui a transformé le caractère social du coup d’État : d’une opération éclair qui devait se solder par quelques milliers de morts, on est passé à une guerre de répression systématique.

- Cette même situation modifia non seulement la prépondérance militaire de certains capitaines sur d’autres (Franco sur Mola, essentiellement), mais aussi le programme politique même du soulèvement, qui s’éloigna de la vision initiale d’un mouvement de maintien de l’ordre pour devenir un programme de réorganisation du système politique espagnol (voir le document de Mola).

- La prétendue « révolution prolétarienne » qui se serait produite dans la zone républicaine n’en a jamais été une, puisqu’elle n’a même pas évoqué la possibilité de se répercuter dans les zones de plus grand conflit agraire. Les dirigeants du POUM, de la CNT et de la FAI ont abandonné sans hésitation les prolétaires des campagnes en soutenant la politique de l’Etat républicain.

 

 

carte 1

carte 2

carte 3

carte 4

 

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1. Quelques points fondamentaux  des positions marxistes sur la question agraire

 

Rappelons ces points clés de la doctrine qui nous permettent de nous orienter dans le cours du développement agraire espagnol et qui donneront lieu, à leur tour, à une explication ultérieure de la signification des agitations agraires qui l’ont secoué jusqu’aux années de la guerre civile.

Une thèse tout à fait erronée est que le marxisme, face au problème de la terre, identifie la grande propriété à un mode de production capitaliste pleinement développé dans les campagnes et la petite propriété à un mode de production archaïque, féodal, sous-développé, etc. Au fond, cette thèse est redevable d’une autre, plus générale, plus vaste et donc erronée dans l’absolu, qui rattache le marxisme exclusivement à une critique des formes de propriété en vigueur sous le capitalisme.  Selon ce postulat, la propriété privée des moyens de production est le facteur déterminant de l’émergence du capitalisme et de son développement, et il est tout à fait secondaire qu’elle se fasse avec ces moyens de production, comment elle se passe, et pour qui. Appliquée à la question agraire, cette façon d’aborder le problème voit dans l’extension de la petite paysannerie, des agriculteurs et, en général, de la petite propriété agraire, précisément une multiplication de la propriété privée qui non seulement éloigne la terre de sa socialisation possible en augmentant le nombre de ses propriétaires, mais entraîne aussi des inefficacités économiques résultant de la sous-utilisation des ressources productives existantes.

Il s’agit d’une vision a-historique de la nature du capitalisme, qui ne s’attarde que sur les aspects superficiels de son expression sociale et qui est totalement incapable d’aborder des problèmes tels que la question agraire. La caractéristique essentielle du capitalisme est l’appropriation privée des fruits du travail associé, et cela ne provient pas de l’apparition de la propriété privée, mais de l’évolution technique des moyens de production, du développement de la division du travail, des progrès scientifiques appliqués à la structure productive de sociétés où la propriété privée prédominait déjà et sur lesquelles aucun grand changement n’est intervenu dans l’aspect de la propriété.

Concrètement, dans l’agriculture, pour ce qui est de la question de la propriété foncière, le capitalisme se fonde sur l’existence de la propriété privée de grandes étendues de terre qui coexistent avec des propriétés petites et moyennes, mais qui s’en distinguent par le fait qu’elles constituent, dans une large mesure, la base du pouvoir économique des seigneurs. Les latifundia, les grands domaines fonciers, etc., sont les formes de propriété foncière non seulement du mode de production féodal, mais aussi de formes économiques antérieures comme l’esclavage ou le despotisme asiatique. Dans ces formes, la propriété de la terre au moins, et généralement aussi d’une grande partie des moyens de production, est donc pleinement développée. A côté de cela, même dans les modes de production précapitalistes, existent de petites propriétés qui jouent un rôle relativement mineur dans la société de l’époque, et des formes de propriété communale qui, elles, tendent irrémédiablement à s’éteindre.

La caractéristique du mode de production féodal, pour ne parler que de celui qui précède immédiatement le capitalisme en Europe, n’est donc pas la propriété privée de la terre, comme elle ne l’est pas non plus dans le capitalisme, mais le fait que la force de travail utilisée entretient une relation de servitude à l’égard des grands propriétaires terriens.

La révolution bourgeoise, le passage du mode de production féodal au mode de production capitaliste, dont c’est un jalon définitif, n’implique donc pas un changement essentiel dans le fait qu’il existe une propriété privée de la terre et des moyens de production. Les classes possédantes, avec plus ou moins de variations dans leur composition organique, traversent ce changement en adaptant et en modifiant les relations de vassalité qu’elles entretiennent avec leurs subordonnés sociaux ou, dans le cas extrême de la France, en disparaissant en grande partie et en voyant leurs biens répartis entre les paysans qui accèdent au rang de propriétaires terriens.

La petite propriété agricole peut en effet apparaître comme une caractéristique possible de la domination capitaliste ; c’est-à-dire qu’elle peut constituer une étape favorable au développement du capitalisme dans le monde agricole et, donc, à la maturation des conditions nécessaires à sa transformation socialiste. C’est pourquoi opposer une forte concentration des propriétés foncières à la propriété de petites parcelles de terre impliquerait de faire du monde féodal une étape plus proche du socialisme que le capitalisme. A la racine de cette erreur il y a l’incompréhension de la nature des forces sociales qui sont en jeu quand le monde féodal disparaît devant la pression des rapports productifs capitalistes, fait qui peut ou non culminer dans une révolution bourgeoise, mais qui aboutit en tout cas à l’arrivée au pouvoir de la bourgeoisie, que ce soit par la voie révolutionnaire directe ou par la voie indirecte d’un accommodement avec les anciennes classes dominantes. Dans ce passage, la vieille propriété nobiliaire-féodale disparait avec les formes juridiques qui la soutenaient : amortissement des terres, vassalité, servitude, ordonnances municipales, etc. Cela ne le fait pas tant parce que le développement des forces productives dans les campagnes l’exige, mais parce que le développement industriel dans les villes, conséquence de l’accumulation progressive des changements dans l’organisation du travail, dans la science et la technologie, rend obsolète l’ensemble des rapports de propriété existants. Le capitalisme a besoin de travailleurs libres dont il peut tirer de la valeur ajoutée parce qu’ils sont libres de vendre leur force de travail. Cela se vérifie essentiellement dans les villes où l’industrie a dorénavant dépassé la phase féodale de l’artisanat, mais pas dans les campagnes où les méthodes de culture traditionnelles n’ont pas changé de manière significative. C’est ce besoin qui le pousse à abolir les anciens rapports de propriété, ce qui implique de donner la liberté personnelle aux anciens serfs mais pas nécessairement de liquider les latifundia et les grands propriétaires. Si la paysannerie entre en scène dans cette révolution, si elle constitue son corps social dans les campagnes (cas français ou russe) ou non (cas espagnol), cela détermine la profondeur et l’ampleur du changement dans le milieu agraire.

 Partout où cela se produit, la lutte des paysans est toujours pour la distribution de la terre, pour l’abolition de la propriété privée traditionnelle de la terre et pour le passage à un nouveau type de propriété privée qui implique le morcellement, la distribution de la terre en petites parcelles, mais surtout la libre disposition de la terre par la famille paysanne. Et même cette nouvelle formule s’accompagne presque toujours de la survivance de l’ancienne propriété, développée en fonction des temps nouveaux sous des formules telles que le métayage, le fermage, etc. Là où cela ne se produit pas, là où la paysannerie féodale, pour une raison ou pour une autre, comme ce fut le cas en Espagne, ne se soulève pas contre ses seigneurs, le passage au monde bourgeois dans les campagnes se fait sans grands changements dans la structure de la propriété : le paysan libre travaillera pour le seigneur en échange d’une rente (en nature ou en argent), sans aucun changement dans la distribution des terres et en adoptant seulement le contrat légal à la place de la dépendance personnelle coutumière comme lien entre les seigneurs et les paysans.

La grande propriété foncière, quand elle se maintient en conséquence de l’absence de révolution agraire, bien qu’elle soit une propriété bourgeoise de droit et de fait, ne constitue aucun avantage comparatif d’un point de vue communiste sur la voie du dépassement du régime capitaliste à la campagne et à la ville, dans la mesure où elle n’implique pas automatiquement l’émergence d’un prolétariat agricole pleinement formé, mais tend à maintenir des formes intermédiaires d’exploitation qui ne font que repousser la nécessité de cette révolution.

Mais, peut-on argumenter, les bases matérielles de la lutte de classe du prolétariat et de son développement dans un sens communiste (prise du pouvoir, exercice de la dictature, intervention despotique dans l’économie, transformation socialiste du mode de production) apparaissent avec la concentration industrielle, avec la formation d’armées de travailleurs libres partageant des conditions de vie similaires, organisées par cette concentration, dont le principe est l’expropriation de la petite propriété. En quoi l’apparition d’une petite propriété agricole est-elle un avantage par rapport au maintien de grands domaines fonciers ? La grande propriété industrielle se caractérise par le développement de la division sociale du travail rendue possible par les améliorations techniques de la production. Avec cette division sociale du travail, celui-ci prend une caractéristique sociale et non plus individuelle ; tous les travailleurs acquièrent la qualité commune d’être des producteurs, à l’inverse de toutes les caractéristiques individuelles engendrées par le travail de l’artisan. La grande entreprise suppose une grande concentration de moyens de production techniquement supérieurs à ceux utilisés par le petit propriétaire et la conversion de tout travail individuel en travail social homogène.

Il saute aux yeux que dans le domaine agricole, il n’y a rien de tel avec la grande concentration de la propriété foncière. Pratiquement, du point de vue de sa productivité, de l’utilisation de ressources techniques, etc., la grande propriété terrienne est comparable à une petite entreprise : le travail d’ensemble de la main-d’œuvre employée se présente comme une somme de travaux individuels qui ne produit pas d’avantages d’échelle, qui n’augmente pas exponentiellement les performances et qui, par conséquent, maintient des particularismes, des formes individuelles, etc. Alors qu’un million d’unités monétaires investies dans une grande entreprise industrielle ne correspond pas à mille entreprises industrielles dans lesquelles seraient investis le millième dans chacune, mais constituent une entreprise exponentiellement plus grande que ces mille, mille hectares de propriété, répartis selon un modèle de métayage le plus homogène possible, font un millier de petites entreprises. C’est le type d’exploitation économique du travail associé et non le type de propriété qui définit le capitalisme et, par conséquent, qui crée les bases de son dépassement socialiste. Et le type d’exploitation du travail caractéristique du capitalisme n’apparaît dans l’agriculture que dans une proportion bien moindre que dans l’industrie. Le fait qu’au début du mode de production capitaliste le système de production agraire correspondait, soit à un système de grande concentration de propriété subdivisée en parcelles exploitées selon des régimes de semi-dépendance, soit à un système de petites propriétés directement comparables aux petites entreprises industrielles, indique seulement que le capitalisme est incapable de générer dans les campagnes le progrès économique qu’il génère dans les villes.

La différence essentielle entre la grande et la petite propriété ne réside pas dans la capacité productive de l’une par rapport à l’autre, mais plutôt dans le fait que, sous le système de la propriété terrienne, la révolution agraire est inachevée et l’apparition de rapports sociaux bourgeois sur le terrain ne se produit qu’après un très long processus au cours duquel la revendication première des masses exploitées continue d’être la propriété individuelle de la terre et avec cela l’apparition d’une classe prolétarienne pure assimilable à la classe prolétarienne industrielle tarde à se produire. Au contraire, là où la révolution bourgeoise a été soutenue par une révolution agraire, la masse des paysans petits bourgeois devenus propriétaires de la terre peut plus rapidement déclencher les phénomènes d’intensification de la production, de concentration agraire, etc., accélérant l’émergence du prolétariat agricole et la création des bases de la lutte des classes dans les campagnes.

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2. Espagne : disparition de la propriété féodale, amortissements et réforme agraire

 

La grande importance de la question agraire dans les événements tragiques des années 1930 en Espagne réside dans le développement particulier du mode de production capitaliste depuis le XIXe siècle.

Tout d’abord, il faut préciser qu’il n’y a jamais eu en Espagne un mode de production typiquement féodal : le vassalisme et la servitude n’existaient que dans certaines régions de la péninsule, car les conditions exceptionnelles de la guerre continue contre les Arabes ont favorisé l’émergence d’une classe de paysans libres, fondée sur la propriété individuelle de la terre et l’exploitation des biens communs (pâturages, forêts, etc.) sur une grande partie du territoire frontalier de cette guerre. Pourtant, la carte de l’Espagne se caractérise par une grande diversité de types de propriété, allant de l’accaparement, de l’emphytéose et de la petite exploitation à la grande propriété foncière. Si l’on ajoute à cela des conditions physiques et climatiques très disparates entre les différentes parties du territoire, ce qui implique de grandes différences en termes de productivité, il en résulte d’immenses contrastes entre régions, dont certaines peuvent être assimilées aux petites propriétés apparues en France après la Révolution de 1789 et présentant d’autres particularités importantes difficilement assimilables à d’autres pays européens.

Sans entrer dans la genèse médiévale des propriétés agricoles, nous nous concentrons sur le moment clé du développement agricole du pays : le bouleversement social qu’impliqua le rejet de l’invasion française. C’est à ce moment que se rompt l’équilibre social traditionnel qui avait été maintenu entre la noblesse qui se plaçait sous la protection de la monarchie absolue et les forces bourgeoises progressistes qui avaient établi leur fief dans les communes espagnoles. La défection des premières devant l’envahisseur et la poussée populaire qui oblige les secondes à diriger une révolte non seulement contre les armées napoléoniennes, mais aussi contre l’Ancien Régime, se heurtèrent aux Cortes de Cadix en 1812. Là, les représentants d’une bourgeoisie urbaine peu nombreuse sous la pression d’une ville assiégée et en pleine effervescence, mais ayant besoin de l’appui de la petite noblesse qui luttait aussi contre l’envahisseur, votèrent ce qui sera la législation de référence en matière agraire pendant plus d’un siècle. En résumé, les Cortes de Cadix déterminent l’abolition des seigneuries juridictionnelles et le maintien des seigneuries territoriales. Cela signifiait que les paysans et les terres devenaient libres, c’est-à-dire les premiers non soumis à la dépendance personnelle (ce qui s’exprimait généralement en termes économiques) et les deuxièmes amortissables, aliénables, transférables sans tenir compte des droits de majorité, de primogéniture, etc. Mais cela signifiait aussi que la propriété foncière était remise aux seigneurs qui en avaient été les chefs juridictionnels. La formule était la suivante : à partir de la liberté individuelle et de l’instauration d’une propriété de type bourgeois comme celle que nous venons d’expliquer, celle-ci incomberait à qui aurait des droits historiques sur elle. Inutile de dire que ni les communes ni les paysans ne pouvaient faire valoir de tels droits face aux anciens seigneurs, seuls ces derniers demeurant donc propriétaires là où il y avait des doutes. La propriété privée de la terre demeura donc inchangée, à la différence que les paysans devinrent formellement des travailleurs libres (nous disons formellement parce que, comme nous l’avons dit plus haut, il n’y eut en fait pas de servitude généralisée des paysans au seigneur, sauf dans très peu de régions du pays, la dépendance étant consacrée sous forme de paiements en nature, d’impôts, etc.) Nous pouvons résumer ainsi la carte de la propriété agricole en Espagne en tenant compte des relations sociales qui existaient avant l’indépendance :

 

- Zone andalouse, où les grandes étendues territoriales étaient la norme, pratiquement expropriation totale des paysans. Apparaît la propriété foncière capitaliste consacrée à la culture du blé et de l’orge.

- Zone de la Manche et sud de la Castille jusqu’au Tage, où, exactement comme en Andalousie, persistent les grandes étendues territoriales dédiées au blé et à l’orge.

- Zone castillane jusqu’au Douro, les grandes étendues appartenant à la noblesse et l’église cohabitent avec les petites propriétés agricoles.

- Zone navarraise, prédominance des petites exploitations caractérisées par leur grande fertilité.

- Galice, de grandes propriétés avec un système de baux qui accorde pratiquement la propriété foncière aux paysans qui se consacrent au maïs, à la pomme de terre et à d’autres cultures plus rentables que les céréales.

- Aragon et Catalogne, prédominance de petites propriétés combinées avec quelques-unes plus étendues mais loin des grands latifundia du sud.

- Zone côtière du nord (Asturies, Pays basque, Cantabrie), petites propriétés plus centrées sur l’élevage.

- Levant, mélange de petites et grandes propriétés dédiées à la culture d’arbres fruitiers.

 

Ainsi, les lois de Cadix, qui survécurent aux restaurations absolutistes successives, déterminèrent deux traits essentiels de la campagne. Tout d’abord, la création d’un substrat paysan qui ne pouvait subsister avec ses petites propriétés une fois que les grandes qu’il travaillait habituellement étaient devenues la propriété des seigneurs. Deuxièmement, le caractère aliénable de la terre, qui permettra sa lente concentration entre quelques mains et l’ascension d’une classe de petits propriétaires au statut de grands propriétaires terriens comparables aux nobles qui détenaient traditionnellement la propriété.

L’importance de ces deux facteurs sera mise en évidence lors de l’événement suivant, caractéristique de l’évolution du problème de la terre en Espagne : les « désamortissements ». En se concentrant sur les deux les plus caractéristiques, celui de Mendizábal en 1830 et celui de Madoz en 1855, le processus peut se résumer comme suit : la faillite du Trésor public, qui se détachait de la Couronne et devenait une partie essentielle de l’État bourgeois naissant, empêchait l’État lui-même d’entreprendre les travaux publics (chemins de fer, routes, etc.) nécessaires au développement capitaliste. Il est donc procédé à la vente des terres dites amorties, c’est-à-dire celles qui appartenaient aux communes sous forme de terres communales et celles qui appartenaient aux ordres religieux. En conséquence, la source de revenus de nombreux petits paysans (les terres communes) disparut et un processus de concentration agraire démarra en Andalousie, la Manche, le sud de la Castille et l’Estrémadure, qui a abouti à la carte agraire définitive qui sera perceptible jusqu’aux années 1950. La carte 4  permet d’observer le résultat en termes de concentration de la propriété agricole

Dans l’ensemble, ce processus de concentration de la propriété n’a pas abouti à la création d’entreprises modernes en termes capitalistes : le faible rendement des terres sur lesquelles la concentration avait lieu a entraîné la faiblesse des investissements en capital ; les méthodes de culture (trois feuilles) ou de non-culture de vastes étendues de terre (dédiées à la chasse ou au pâturage), les moyens de production limités (la charrue à traction humaine était encore courante en raison du manque d’animaux) caractérisaient des exploitations très arriérées.

Mais à la place, un phénomène très caractéristique se produisit, surtout en Andalousie : l’émergence d’une grande couche sociale de paysans qui non seulement ne possédaient pas un seul hectare de terre en propriété, mais ne travaillaient pas non plus celui de leur seigneur en termes de baux. Il s’agit des fameux journaliers, qui constituèrent la majorité de la main-d’œuvre des régions andalouse et de la Manche donnant naissance à un prolétariat purement agraire qui jouera dès lors un rôle déterminant dans les troubles ruraux. Dans d’autres régions d’Espagne, comme l’Estrémadure ou l’intérieur du Levant, il y eut des cas semblables, comme celui des Junteros, travailleurs qui possédaient les jougs pour unir les bœufs mais pas un seul pouce de terre et aucun animal, s’assimilant pratiquement aux prolétaires journaliers. Cette grande masse sociale prolétarienne sera la clé d’une constante ébullition dans la campagne, mais aussi la clé de la création d’un prolétariat urbain dans la région de Catalogne qui conservera très vivantes les traditions de lutte qu’il avait connues dans le sud du pays.

On ne peut passer sous silence un autre phénomène, à savoir la persistance d’un petit paysan aisé qui a survécu avec une petite parcelle en propriété et grâce à l’exploitation des terres communales. Surtout dans la région de Navarre, cette paysannerie se retrouva à la fois dans les rangs de la réaction absolutiste pendant les guerres civiles carlistes et dans les armées de Mola pendant la guerre civile.

Ainsi, à la fin du XIXe siècle, la structure agraire espagnole s’était consolidée telle qu’elle durera jusqu’au Plan de Stabilisation de 1959, avec la transformation des vieilles classes seigneuriales en nouvelles classes de propriétaires terriens semi-bourgeois (la fameuse oligarchie agraire) qui seront la principale force sociale du pays jusqu’aux années 30. Là où la campagne était plus productive, cette voie « junker » de l’évolution agraire présentait moins de faiblesses dans la mesure où elle atténuait les tensions sociales et permettait la survie de petites exploitations agricoles qui atténuaient la misère de la paysannerie. Là où la monoculture céréalière et oléicole était prédominante, les limites de la rentabilité ont été rapidement atteintes malgré les mesures protectionnistes et les crises agricoles successives furent particulièrement dures. L’absentéisme foncier, le manque d’investissements en capital, la sous-utilisation des terres, etc., engendrèrent des tensions sociales qui n’ont pu être apaisées que lorsque les armées putschistes de 1936 ont occupé ces régions. Un corps mi-policier et mi-militaire comme la Garde civile, créée spécialement pour réprimer les classes populaires paysannes, donne une idée de l’importante tension qui existait autant que des émeutes successives qui ont éclaté jusqu’au début des années de la République.

Le troisième point à traiter dans ce paragraphe, la Réforme agraire de la IIe République, a déjà été commenté dans les pages de Bilan dans les années 1930. Comme on le sait, il s’agissait d’un programme d’expropriation des terres de certains grands propriétaires moyennant une indemnisation pour les répartir entre les journaliers sans terre ou entre les paysans qui n’en possédaient que de petites parcelles. L’objectif n’était pas tant d’accroître la rentabilité de la production agricole que de contenir une tension sociale croissante. L’objectif de la réforme agraire peut être défini comme une tentative de liquider la lutte sociale qui menaçait d’éclater définitivement dans une grande partie de l’Espagne en créant une couche de paysans aisés, perméables aux intérêts petits bourgeois d’autres couches sociales, et à partir de laquelle un plan d’investissement public pourrait être mis en œuvre pour accroître la productivité de l’agriculture espagnole.

Comme c’était inévitable, la réforme se heurta au fait que c’était la classe bourgeoise espagnole elle-même qui possédait la plus grande partie des terres et que l’image du seigneur féodal absentéiste de ces terres et étranger à la classe bourgeoise relevait du mythe plus que de la réalité. Le programme d’expropriation petit-bourgeois se heurta aux exigences de la grande bourgeoisie qui réclamait que ces expropriations se fassent sans toucher à leurs terres. Ainsi, la réforme elle-même fut conçue comme un plan tel qu’il aurait fallu au moins 150 ans avant qu’une partie substantielle des journaliers accède à la propriété foncière. Le grand projet républicain, qui se voulait une partie substantielle de la république des travailleurs de toutes les classes définie par la Constitution de 1931, fut mort-né et il ne réussit qu’à anéantir les espoirs des prolétaires sans terre dans la République.

Une période d’agitation sociale en milieu rural, beaucoup plus dure que les précédentes, a alors éclaté.

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3. L’agitation sociale à la campagne au cours des années 1931-1936

 

 

Pour caractériser l’agitation sociale dans la campagne pendant cette période, il est important de préciser un fait fondamental : le développement de la production agricole, marqué comme nous l’avons souligné par la fin de l’attachement des paysans à la terre et par les confiscations du XIXe siècle, a donné lieu, à la fin de ce même siècle, à la formation de relations sociales purement capitalistes dans une grande partie des campagnes espagnoles. Les grandes propriétés du sud de l’Espagne étaient exploitées pour la plupart par des prolétaires purs, c’est-à-dire par des travailleurs ruraux qui ne possédaient pas de terres propres et qui vivaient sur la base de contrats avec les propriétaires terriens ; Les petites propriétés du centre-nord de la péninsule se comportaient dans des termes similaires, employant une moindre quantité de main-d’œuvre mais le faisant également dans un rapport salarial ; enfin, des propriétés de taille moyenne apparaissent dans tout le pays, pouvant coexister avec de grandes concentrations de terres travaillées en métayage (foros, rabassa morta, etc.)

En ce sens, il est important d’expliquer un point que nous avons évoqué dans la première section de ce résumé : la faible productivité agricole n’est pas une caractéristique exclusive des modes de production précapitalistes ; c’est aussi la réalité des exploitations agricoles bourgeoises qui, même si elles sont à des années lumières des entreprises industrielles en termes de performances économiques, sont déjà plongées dans des relations sociales typiquement capitalistes. Si, en Espagne, la structure de la propriété n’a pas fondamentalement changé au cours de la période étudiée au-delà de l’émergence d’une classe de nouveaux petits et moyens agriculteurs, on ne peut pas déduire de la continuité dans le domaine de la propriété juridique, une continuité dans le type de production. Le cas le plus singulier est celui de la moitié sud du pays. Dans cette zone, celle qui comptait la plus grande concentration de propriétaires fonciers (voir carte 4), on assiste tout au long du XIXe siècle à un mouvement de junkerisation du développement agricole, c’est-à-dire de maintien de la propriété entre les mains de l’ancienne noblesse, convertie en une oligarchie foncière et infiltrée par une grande partie de la nouvelle grande bourgeoisie rurale, qui, peu à peu, prit en charge la transformation capitaliste des exploitations agricoles. Le régime de la Restauration (comme on appelle le retour des Bourbons sur le trône après la période révolutionnaire de 1868-1874 et l’instauration du bipartisme) reposait sur le pacte entre l’oligarchie foncière et les classes industrielles des principales villes. Dans une sorte de symbiose économique, les intérêts de la production céréalière à grande échelle se conjuguaient parfaitement avec ceux de l’industrie textile catalane naissante, donnant naissance aux pactes tarifaires de la fin du XIXe siècle, tandis que ceux de la production d’olives s’alliaient à ceux qui représentaient le capital industriel basque. Les grandes extensions agricoles de la moitié sud du pays firent également valoir leurs intérêts purement bourgeois dans la formation d’un État qui représentait leurs besoins.

Mais  du côté des paysans, ce processus a été sanglant : à la perte initiale des terres qu’ils cultivaient pour le seigneur et sur lesquelles ils avaient certains droits de permanence, s’ajoutait la perte des terres communales qui leur permettaient de subsister. Cette double pression, caractéristique de l’évolution de la campagne espagnole par la voie Junker, déboucha sur des émeutes agraires qui éclataient périodiquement, créant la base sociale du républicanisme d’abord et du syndicalisme agraire ensuite. Les soulèvements de Malaga dans les années 1840, de Jerez dans les années 1880, véritables insurrections paysannes, répondaient à la transition de la paysannerie vers sa conversion en un prolétariat complètement privé de tout moyen de vie autre que la vente de sa force de travail, phénomène saisonnier et soumis aux fluctuations économiques qui ont déterminé les crises agraires de la fin du XIXe siècle. C’est précisément après ces grandes agitations que les courants anarchistes commencèrent à s’organiser et à imprégner les campagnes de la moitié sud du pays, diffusant un programme collectiviste et immédiatiste tant sur le plan politique qu’économique (et même « militaire »), qui gagna une bonne partie des nouveaux prolétaires. Nous ne nous attarderons pas à réfuter l’idée d’un prétendu millénarisme congénital à la paysannerie ou d’un ADN libertaire parmi les habitants du sud de la péninsule ; mais nous ne pouvons manquer de souligner que le prolétariat rural écrivit les pages les plus dures de l’affrontement contre la bourgeoisie à une époque où le prolétariat urbain n’était encore qu’une petite force.

De tout ce que nous venons de dire, il faut retenir que les agitations agraires dans la moitié sud de l’Espagne, où elles furent les plus nombreuses, avaient un caractère purement prolétarien, tant par leur organisation (sous forme syndicale) que par leur contenu (qui rejeta, dès le début du XXe siècle, la répartition individuelle des terres comme solution). Il est vrai qu’il y a eu d’autres types d’agitations dans des régions comme la Catalogne, où le régime du métayage établi selon le principe de la rabassa morta (les paysans possédaient la terre et les vignes jusqu’à leur mort, date à laquelle le contrat de fermage était renouvelé) créa une classe de fermiers pauvres mais non prolétaires, qui avaient un caractère typiquement paysan, c’est-à-dire qui avançaient la revendication du partage des terres des grands propriétaires entre les familles paysannes. Et il est vrai que le conflit que cette classe, assimilable à la petite bourgeoisie, entretenait avec le pouvoir central fut une source d’instabilité continuelle tout au long de la période républicaine. Mais le véritable poids social, durant cette période, reposait sur les prolétaires d’Andalousie, d’Estrémadure et de Castille-la-Manche ; le rôle qu’ils jouèrent au cours des années 1930 fut décisif tant dans le déclenchement de la guerre civile que dans son développement.

 En fait, comme nous l’avons expliqué dans la section précédente, la mesure la plus urgente à instaurer dès le gouvernement républicain provisoire (1931-1932) dirigé par les partis conservateurs, fut la réforme agraire qui devait affaiblir la force des latifundia du sud en donnant lieu à une répartition des terres entre les journaliers. La réponse de ces journaliers à la chute de la monarchie ne se fit pas attendre. Dans un contexte où la crise économique, qui en Espagne fut dans une large mesure une crise agricole, fit des ravages, condamnant pratiquement la moitié de la main d’œuvre agricole au chômage forcé, l’occupation des terres pour leur culture collective commença quelques jours à peine après l’instauration de la république. Surtout dans la région de l’Andalousie occidentale, les journaliers prirent l’initiative d’abattre les clôtures des terres non cultivées appartenant à la bourgeoisie agraire pour les mettre en exploitation. Ce fut d’ailleurs la raison de la tentative de coup d’État de Sanjurjo en 1932, qui eut lieu précisément à Séville, où la Guardia Civil apparaissait comme la seule garantie possible des grands propriétaires qui voyaient leurs intérêts en danger. Et c’est dans ce contexte que s’expliquent des événements comme celui de Casas Viejas, une agglomération de la région de Cadix, où après une grève générale manquée, les journaliers se barricadèrent dans leurs quartiers et furent massacrés par la Guardia Civil sur ordre du très républicain Azaña, champion des partis de gauche.

La virulence de la mobilisation prolétarienne dans la moitié sud de l’Espagne ne signifie pas qu’elle était absente dans d’autres régions. En fait l’ensemble du prolétariat agricole se lança dans des luttes partielles pour des revendications salariales en affrontant non seulement les grands propriétaires terriens, mais aussi ceux qui possédaient de petites parcelles de terre et qui employaient une main-d’œuvre salariée saisonnière. Comme fait révélateur de cette extension de l’agitation, on peut signaler la mise en place de syndicats ouvriers traditionnels dans des régions où ils n’avaient jamais eu d’implantation auparavant, comme en Aragon, où la classe des salariés était minoritaire par rapport aux petits propriétaires. Mais c’est dans les régions andalouses, d’Estrémadure et de La Manche que la lutte prolétarienne atteignit sa plus grande intensité.

De manière générale, on peut caractériser cette lutte de la façon suivante :

 

1. Comme nous l’avons dit, il ne s’agit pas d’une lutte typiquement paysanne : en raison de son contenu et de ses formes d’organisation, les prolétaires ruraux se présentaient comme une classe qui combattait indépendamment des autres, entraînant derrière eux y compris une bonne partie des petits propriétaires qui n’avaient pas recours au travail de journaliers.

 

2. Outre la réforme agraire, les gouvernements républicains essayèrent de mettre en œuvre un vaste système d’instruments de conciliation sociale capables d’amortir la lutte des classes dans les campagnes. C’est ainsi que furent mis en place des « jurys mixtes », organismes de médiation entre les employeurs, les syndicats et l’État, qui cherchaient à résoudre les conflits du travail sans recourir à la grève. Un système de subventions fut également institué pour fournir du travail aux chômeurs, etc. En général, la pression du prolétariat rural faisait que ces mécanismes de conciliation entre classes jouaient toujours en faveur de leurs intérêts immédiats, généralisant la hausse des salaires, etc. C’est contre ce système, qui favorisait les prolétaires dans la mesure où ils disposaient d’une force réelle acquise par la lutte, mais qui cherchait à saper cette force en la contrôlant par des mécanismes démocratiques, que la bourgeoisie rurale se dressa, ne voyant, comme toujours, que ses pertes immédiates. La répression sanglante qui suivit le coup d’État fut dirigée à la fois contre les forces syndicales et politiques et contre les représentants des institutions démocratiques que la République avait implantées dans le monde rural (enseignants, fonctionnaires, etc.)

 

3. L’anarchisme était la force politique dominante parmi les journaliers depuis la fin du XIXe siècle et, par conséquent, les anarchistes furent à la tête à la fois des affrontements salariaux avec les propriétaires terriens et des mobilisations semi-insurrectionnelles. Les conséquences de cette orientation furent néfastes pour les prolétaires. Même si les affrontements avec la bourgeoisie agraire et ses forces répressives furent très durs lors des grèves, ils n’ont jamais eu, même dans les moments de plus grande mobilisation, un objectif clair, les dirigeants anarchistes se contentant d’indiquer une vague « collectivisation » immédiate des terres (à l’intérieur des communes) comme objectif final et donc gaspillant l’incroyable force ouvrière qui se manifestait au cours de ces années. Malgré l’existence d’un syndicat, la CNT, qui regroupait les prolétaires des campagnes et des villes, les deux  secteurs restaient pratiquement déconnectés l’un de l’autre ; on peut constater combien les phases d’apogée de la lutte dans les campagnes correspondaient à des moments de dépression de la lutte dans les villes et vice versa, sans qu’aucune offensive commune n’ait jamais lieu.

 

 4. Le courant socialiste, organisé en syndicat au sein de l’UGT, avait moins de force parmi les prolétaires ruraux. Sa politique de collaboration avec la dictature de Primo de Rivera la désavoua aux yeux d’une grande partie de ces prolétaires, mais la politique de subventions accordées par le gouvernement socialiste-républicain renforça peu à peu ses positions dans la mesure où il devint gestionnaire de ces subventions. La direction du PSOE-UGT maintint comme position fondamentale le respect absolu de la légalité républicaine, cherchant précisément à renforcer les mécanismes de médiation que celle-ci mettait en place et soumettant la lutte immédiate des prolétaires à la défense du programme agraire des différents gouvernements. Ce n’est qu’après l’arrivée au pouvoir de Lerroux en 1934 et l’inclusion comme ministres des membres du CEDA ( parti qui représentait les grands propriétaires terriens) que la pression de la classe ouvrière força l’UGT à adopter une position de confrontation avec le gouvernement, même si les implications sur le terrain pratique furent impuissantes, comme ce fut le cas pour les anarchistes, lors de l’imposant mouvement de grève de juin 1934.

 

5. La très forte vague de grèves et d’occupations de terres (surtout alors en Estrémadure) qui suivit la victoire du Front Populaire en février 1936 créa un climat pré-insurrectionnel en Espagne. La légalité républicaine était complètement dépassée et ne pouvait sanctionner qu’après coup les occupations de terres des grands propriétaires. Seul le coup d’État militaire fut capable d’arrêter l’extension du conflit. Comme on le sait, la réponse ouvrière dans les villes au soulèvement des généraux entraîna la défaite de la plupart d’entre eux et cela dans les endroits clés (Barcelone, Valence, Madrid, etc.) Le poids des prolétaires organisés dans la CNT et dirigés concrètement par la FAI fut décisif. Mais qu’en fut-il à la campagne ? Les régions où les mobilisations des journaliers avaient été les plus intenses (Estrémadure et Andalousie occidentale surtout) restèrent aux mains de ces mêmes journaliers, tandis que les forces bourgeoises se renforcèrent dans des villes comme Séville grâce à l’extraordinaire concentration de la Guardia Civil et des militaires qui étaient sur place précisément pour combattre les prolétaires.

Le prolétariat rural donne alors l’impression d’être une armée démobilisée : il contrôle le territoire, mais ne reçoit ni l’encadrement militaire ni la direction nécessaires pour achever d’écraser l’ennemi.

 À Barcelone, pendant ce temps, les dirigeants de la FAI acceptent de respecter le gouvernement régional républicain de la Generalitat, affirmant ne pas disposer de suffisamment de forces pour le combattre. A Madrid, ils rejoignent directement le PSOE et les Républicains dans un front unique. Les socialistes, les anarchistes et bien sûr les staliniens laissent au gouvernement l’initiative de mobiliser la classe prolétarienne des campagnes, seul garde-fou contre l’avancée des troupes franquistes venant d’Afrique. Plus craintive des prolétaires que des militaires, la République démobilise les prolétaires maîtres des villes de la région, les appelle à ne pas résister, leur refuse les armes... En novembre 1936, quatre mois après le début de la guerre, Madrid est assiégée depuis le sud, les troupes de Franco ayant parcouru huit cents kilomètres sans aucune résistance, tandis que les organisations syndicales des prolétaires ruraux ont été détruites et que la répression est menée de manière particulièrement sadique contre les journaliers.

 

6. L’oubli du prolétariat des campagnes et des zones insurgées a été une des clés de la défaite. La division entre les camps « national » et « républicain » brisa la solidarité de classe, laissant le prolétariat espagnol à la merci de la réaction des deux côtés.

 

 

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