En défense du marxisme
Christophe Darmangeat
Le communisme primitif n'est plus ce qu'il était
Aux origines de l'oppression des femmes
( Deuxième édition, Smolny 2012, 471 p. )
(«programme communiste»; N° 107; Mars 2024)
C’est
la deuxième édition d’un ouvrage paru en 2009 aux Editions Smolny
(1). Bien que l’ouvrage ait été largement remanié, nous dit l’auteur, les
« thèses essentielles
et les arguments sur lesquelles elles s’appuient » n’ont pas été modifiées. Ce
livre se présente comme une réfutation des thèses de l’anthropologue américain
Lewis Henry Morgan (21/11/1818-17/12/1881) ; mais ce qui est visé à travers
cette réfutation, ce sont les positions marxistes exposées par Engels dans son
ouvrage classique : « L’origine de la famille, de la propriété privée
et de l’Etat » sur la question de la famille et du rapport entre les sexes
dans les sociétés humaines, Engels s’étant appuyé sur les travaux de Morgan.
Darmangeat s’en prend particulièrement à la thèse selon laquelle l’oppression
des femmes était inconnue à l’époque de ce que le marxisme appelle le
« communisme primitif », période de l’organisation sociale humaine
qui ne connaissait ni propriété privée, ni Etat, ni classes sociales ;
selon lui le « communisme primitif » n’était pas du tout ce qu’en
disent les marxistes – d’où le titre de son ouvrage.
Le
livre de Darmangeat a eu un certain impact dans les milieux d’extrême
gauche ; l’auteur affirme en effet situer ses critiques dans une
perspective marxiste ou au moins matérialiste et il n’hésite d’ailleurs pas à
qualifier l’ouvrage d’Engels de
« génial » (tout en précisant :
« pour son
époque »). C’est la raison pour laquelle, en dépit du fait qu’il soit paru il y
a déjà plusieurs années il ne nous semble pas inutile de faire une critique des
thèses de ce livre. Si l’on suit Darmangeat l’ouvrage d’Engels ne vaudrait plus
rien de nos jours car l’oppression des femmes aurait existé tout autant dans
les sociétés communistes primitives que de nos jours ; c’est même
uniquement le capitalisme qui fournit les bases sur lesquelles sera possible
pour la première fois une véritable égalité entre les sexes.
Darmangeat produit une bibliographie impressionnante,
mais un coup d’œil rapide détecte des manques importants dans sa liste ;
c’est le cas de Malinowski qui fut sans doute l’anthropologue le plus connu du
grand public au niveau international dans les années 50 et 60 et jusqu’au début
des années soixante-dix du siècle dernier. Cet oubli est d’autant plus frappant
que les thèses de Malinowski rejoignent en partie celles de Darmangeat contre
Morgan et l’hypothèse d’un matriarcat. Il est vrai que Malinowski, antimarxiste
déclaré, professait des vues plutôt réactionnaires ; il estimait que
l’Union soviétique courrait à sa perte parce qu’il croyait que le mariage y
avait été supprimé, alors que selon lui c’était quelle que soit sa forme, un
pilier des sociétés humaines, les femmes étant toujours à la recherche d’un
homme pour protéger leurs rejetons (2).
En 1877, Morgan publiait un livre qui allait faire
date : « Ancient Society » (« La société archaïque »)
– seulement traduit en français en 1971, un siècle après sa parution
originelle ! C’était le couronnement de décennies de recherche sur les
mœurs des Indiens Iroquois d’Amérique et de ses correspondances avec des
centaines de témoins aux quatre coins du monde sur les sociétés primitives.
Morgan avait été surpris dans sa fréquentation des
Indiens Iroquois (il avait vécu parmi eux) par les formes familiales étranges
qu’il y rencontrait ; il avait été étonné en particulier par la position
des femmes dans ces sociétés, position relativement bien supérieure à celle
dont elles jouissaient dans les sociétés modernes de l’époque, où elles étaient
considérées comme d’éternelles mineures, juridiquement soumises à leur mari. Il
avait été frappé par le fait que les enfants appelaient « mère » non
seulement leur mère véritable, mais aussi toutes ses sœurs et
« père » en même temps que leur vrai père, tous ses frères, etc. Les
structures familiales curieuses qu’il avait découvertes se retrouvaient
également chez des peuples vivant à des milliers de kilomètres et sur d’autres
continents, sans qu’il soit possible de les expliquer par des contacts qui
auraient existé entre eux.
Morgan émit l’hypothèse que la terminologie familiale en
usage chez les Iroquois s’expliquait par l’existence d’un stade antérieur,
celui du « mariage par groupe ». Il élabora à partir des faits qu’il
avait constatés de ceux qui lui étaient rapportés par ses correspondants à
l’étranger, une théorie de l’évolution des structures familiales et de la
société elle-même. Pionnier de ce que l’on appela l’anthropologie sociale, il
appliqua ainsi à l’organisation familiale et sociale de l’humanité le principe
évolutionniste que Darwin avait établi de manière éclatante au niveau de la
biologie.
Son
ouvrage ne pouvait pas ne pas attirer l’attention de Marx qui écrivit de
nombreuses notes dans l’intention de rédiger un livre sur le sujet. Il n’eut
pas le temps de réaliser ce projet et il revint à Engels, en s’appuyant sur ces
manuscrits (3), d’écrire son ouvrage classique : « L’origine de la
famille, de la propriété privée et de l’Etat ». Morgan
« avait redécouvert, à
sa façon, la conception matérialiste de l’histoire », écrit Engels dans sa
préface, et c’est ce qui fait tout l’intérêt de son œuvre.
On
a reproché à Engels ce jugement sur Morgan, et Darmangeat répète ces critiques.
Mais en matière de matérialisme, Engels s’y connaissait tout de même davantage
que ses critiques ultérieurs. Dans sa préface il explique :
« Selon la conception
matérialiste, le facteur déterminant, en dernier ressort, dans l’histoire,
c’est la production et la reproduction de la vie immédiate. Mais à son tour,
cette production a une double nature. D’une part, la production des moyens
d’existence, d’objets servant à la nourriture, à l’habillement, au logement et
des outils qu’ils nécessitent ; d’autre part, la production des hommes
eux-mêmes, la propagation de l’espèce »
(4). Et il continue :
« Les institutions sociales sous lesquelles vivent
les hommes d’une certaine époque historique et d’un certain pays sont
déterminées par ces deux sortes de production : par le stade de
développement où se trouvent d’une part le travail, et d’autre part la famille.
Moins le travail est développé, moins est grande la masse de ses produits et,
par conséquent, la richesse de la société, plus aussi l’influence prédominante
des liens du sang semble dominer l’ordre social.
Mais, dans le cadre de cette structure sociale basée sur les liens du sang, la productivité du travail se développe de plus en plus et, avec elle, la propriété privée et l’échange, l’inégalité des richesses, la possibilité d’utiliser la force de travail d’autrui et, du même coup, la base des oppositions de classes : autant d’éléments sociaux nouveaux qui s’efforcent, au cours des générations, d’adapter la vieille organisation sociale aux circonstances nouvelles, jusqu’à ce que l’incompatibilité de l’une et des autres amène un complet bouleversement.
La vieille société basée sur les liens du sang éclate par suite de la collision des classes sociales nouvellement développées : une société nouvelle prend sa place, organisée dans l’État, dont les subdivisions ne sont plus constituées par des associations basées sur les liens du sang, mais par des groupements territoriaux, une société où le régime de la famille est complètement dominé par le régime de la propriété, où désormais se développent librement les oppositions de classes et les luttes de classes qui forment le contenu de toute l’histoire écrite, jusqu’à nos jours. »
Morgan ne s’exprime pas avec cette clarté. Il n’était
évidemment pas marxiste et il n’y a pas de doute que son matérialisme était
quelque peu boiteux : il divisait son livre en chapitres consacrés au
développement de « l’idée » de gouvernement, de l’idée de famille, de
l’idée de propriété. Mais son matérialisme est cependant incontestable car il
faisait découler l’évolution de la société (et des « idées » de cette
société) de l’évolution des productions et des moyens matériels, ce que le
marxisme appellera le développement des forces productives.
C’est ainsi qu’il classait l’histoire de l’humanité en
trois grands stades, suivant l’outillage et les moyens de production utilisés.
1. « L’état sauvage » caractérisé, dans son
stade inférieur par la cueillette, l’apparition du langage, l’organisation en
« horde », la promiscuité sexuelle, etc. (aucune population connue
n’était plus à ce stade). Son stade moyen se caractérise par l’invention du
feu, l’utilisation d’embarcations pour la pêche, le mariage par groupe, etc.
(stade où se trouvaient les indigènes australiens, polynésiens, etc.) tandis
que le stade supérieur est marqué par l’invention de l’arc, l’utilisation
d’outils en bois, de paniers tressés, etc.
2. La « barbarie », stade où se
développe la domestication des animaux, l’utilisation des métaux, les débuts de
la culture des plantes avec les premiers systèmes d’irrigation, etc. (stade où
se trouvaient les Germains et les Grecs à l’époque d’Homère, etc.)
3. La « civilisation », qui commence avec l’apparition de l’écriture.
Au-delà de discussions sur la pertinence de ces divisions
et de leurs relations avec les structures sociales, ce qui fut et ce qui est
encore reproché à Morgan par les spécialistes, c’est fondamentalement sa
conception « évolutionniste ». Non seulement il ne serait pas
scientifique de travailler sur l’évolution des sociétés et d’essayer d’en
comprendre les modalités, mais l’idée même d’une évolution est un anathème pour
l’anthropologie bourgeoise moderne, anathème qu’elle repousse avec dédain comme
étant une conception surannée du dix-neuvième siècle.
Effectivement à l’époque où la bourgeoisie avait encore à
mener combat contre l’ancien régime et les classes qui lui étaient liées, ses
idéologues, ses intellectuels, ses scientifiques n’hésitaient pas à mettre en
pièces les anciennes conceptions de l’immuabilité de l’ordre des choses, reflet
de leur défense de l’ordre établi aux niveaux politique, économique et social.
Les astronomes avaient prouvé que ni la terre ni le soleil n’étaient le centre
du monde et que la parfaite harmonie céleste n’existait pas ; Darwin
montrait que les espèces étaient soumises aux lois de l’évolution, l’espèce
humaine y compris, etc. Morgan s’inscrivait dans ce grand mouvement en
travaillant sur l’évolution des sociétés humaines et plus particulièrement de
la famille. Mais il touchait là un sujet brûlant.
Le
présentateur de « La société archaïque » écrit avec justesse :
« Tant que les
structures sociales existantes non seulement paraissaient assurées, mais
s’affermissent par l’expansion économique à laquelle elles fournissaient
l’armature sociale, les idéologues des classes dirigeantes, ouverts aux notions
d’évolution et de progrès, pouvaient tolérer, même en les désapprouvant, des
théories faisant apparaître le caractère subordonné et transitoire de la
famille. Tout autre devait être leur attitude au siècle suivant, sous l’effet
de la crise profonde qui atteignait les structures sociales et les valeurs
morales.
La mise en cause de l’ordre social et de ses
institutions déjà ébranlées ne pouvaient que les miner davantage. De plus,
après 1917, la reconnaissance d’une longue période de vie collective,
communautaire, de groupe, au début de l’histoire humaine risquait de favoriser
l’idée marxiste d’un retour nécessaire à des structures sociales collectives.
Il fallut donc empêcher la théorie de Morgan portant sur l’évolution des
structures de parenté de faire partie de l’acquis scientifique. » (5)
Avec la disparition du dogme de l’éternité du mariage et
de la famille telle qu’elle existe de nos jours, c’était un des fondements de
la morale traditionnelle, de « l’ordre moral » si nécessaire à la
défense de l’ordre établi qui risquait de s’effondrer. Ce ne sont donc pas
seulement les bigots les plus réactionnaires qui s’opposèrent aux thèses de
Morgan, mais les scientifiques moyens travaillant dans ce climat conservateur
général dont l’évolutionnisme en la matière devint la cible.
La
science n’est pas une activité qui, parce qu’elle est à la recherche de la
connaissance et de la « vérité », serait au-dessus des déterminations
matérielles et de classe ; c’est une
institution de la société bourgeoise
qui obéit donc à ses lois et qui répond à ses exigences. Le développement très
important de l’ethnologie, qui avait commencé à l’époque de Morgan avant de
battre son plein au vingtième siècle, était ainsi lié au développement du
colonialisme et il avait pour but de comprendre les sociétés
« primitives » afin de
les soumettre (6).
On comprend donc pourquoi les thèses d’un Morgan y furent
combattues : elles affirmaient que ces sociétés étaient autant capables de
développement que les autres, contrairement à la justification idéologique de
l’oppression coloniale par l’apport de la civilisation aux peuples arriérés.
Mais elles furent aussi combattues pour l’atteinte qu’elles portaient à la
société bourgeoise moderne.
Morgan n’hésitait pas à affirmer que la propriété privée
n’avait pas existé de toute éternité, mais qu’elle était apparue à un certain
stade du développement humain ; elle avait apporté avec elle nombre de
fléaux (l’esclavage, le despotisme, l’impérialisme, les classes privilégiées)
avant d’arriver à la démocratie, et elle serait remise en question par
l’évolution future (7).
Il
démontrait de même que la forme actuelle de la famille n’existait pas depuis
toujours ; dans une première période, où l’organisation sociale était la
« horde », régnait la proximité sexuelle (8) et le tabou de l’inceste
n’existait pas ; puis apparût le mariage par groupe, etc. ; la
famille telle que nous la connaissons est ainsi le résultat de toute une
évolution qui va se poursuivre à l’avenir :
« cette forme de
famille [la
famille monogamique-NDLR] est destinée à se perfectionner encore davantage jusqu’à
ce que l’égalité des sexes soit admise et que l’on reconnaisse également des
droits égaux dans le lien conjugal » écrit Morgan (9).
Mettre en question le caractère éternel de
l’« institution sacrée » du mariage et de la famille avait de quoi
faire hurler tous les réactionnaires et les bien-pensants ; mas cela
heurtait et heurte les préjugés bien présents chez les scientifiques eux-mêmes
(10). Citons l’exemple d’empreintes d’Australopithèques (très anciens cousins
de la lignée humaine) découvertes en 1976 à Laetoli (Tanzanie). Certains
anthropologues y ont vu un père, une mère et leurs enfants, la supposée mère
portant peut-être même un petit enfant sur sa hanche (11) ! Apparemment
sans même avoir conscience de son absurdité ils faisaient le postulat
fantastique de l’existence il y à 3,7 millions d’années (date estimée des
empreintes) d’une structure familiale identique à celle qu’ils connaissaient de
nos jours, comme si c’était une structure existant de toute éternité !
Darmangeat
soutient donc que contrairement à ce que dit Engels l’oppression des femmes
existe dans les sociétés communistes primitives sans classes ni Etat ni
propriété privée ; d’ailleurs selon lui il n’existe pas de société qui
ignore la propriété privée ! Il écrit:
« celle-ci est donc
vraisemblablement aussi ancienne que l’homme moderne lui-même » (l2). Voilà une affirmation
péremptoire qui fleure bon le concept bourgeois selon lequel l’« instinct
de propriété » caractériserait l’être humain, concept professé pour
légitimer la société capitaliste. Notre auteur donne un exemple du membre d’une
société primitive de chasseurs-cueilleurs qui marque d’un signe distinctif
l’arbre fruitier qu’il a découvert dans la forêt. Mais selon les anthropologues
qui rapportent ce fait (13), il n’y a aucune appropriation privée des fruits de
cet arbre qui sont distribués parmi les membres de la tribu. Testart qui a
longuement étudié les aborigènes australiens décrit comment leur société est
organisée de telle façon que nul ne peut s’approprier les fruits de son propre
travail : ils sont distribués entre les membres de la société.
Notre
auteur fait une confusion volontaire : lorsque le marxisme parle de
propriété privée, il décrit le fait que la possession par un individu (ou par
un groupe d’individus, une
classe sociale) de moyens de production et des produits qui en
résultent est un monopole dont sont privés les autres individus (ou les autres
classes sociales) ; comme l’écrit Engels l’apparition de la propriété
privée (dès lors qu’il ne s’agit pas de la propriété individuelle d’objets
particuliers) a des causes économiques, elle est la conséquence d’une
modification des rapports de production et d’échange dans l’
« antique communauté
naturelle » humaine (14) : cette propriété privée n’apparaît donc qu’à un
certain moment et dans certaines sociétés de l’histoire humaine et elle
disparaîtra dans la société communiste. Darmangeat n’ignore pas cette position,
mais il veut justement prouver que la propriété privée n’a pas l’importance que
lui attribue le marxisme...
S’appuyant sur des bases de données statistiques censées
représenter un large éventail de populations primitives («chasseurs
cueilleurs »), il écrit qu’il n’existe aucun témoignage de l’existence de
sociétés « matriarcales » (que l’on entende par là des sociétés où
les femmes domineraient les hommes ou simplement celles où elles auraient une
place centrale) et seulement un petit nombre sur des sociétés où les femmes ne
sont pas dominées par les hommes.
Nous ne sommes pas en mesure de faire une critique
détaillée de ces données ; nous nous contenterons de remarquer que
Darmangeat ignore l’exemple significatif des Baoulés de Côte d’Ivoire (la
principale ethnie du pays !) où les vestiges d’une période matriarcale
sont encore bien présents (15). Et que dans la deuxième édition de son ouvrage
il reconnaît un point qui a été démontré, à savoir que les ethnologues ou les
explorateurs ont parfois décrit une oppression des femmes imaginaire sous
l’influence des préjugés de leur époque et de leur milieu (16). Dans d’autres
cas, c’est le contact avec la société coloniale et capitaliste qui provoqua la
dégradation de la condition féminine, comme le montra l’anthropologue
américaine Eleanor Leacock (17).
En
ligne avec l’ouvrage d’Engels, Leacock soutenait sur
la base de ses propres travaux que la domination masculine dans les sociétés
égalitaires était un
« mythe » ; elle a toujours
combattu la conception dominante en anthropologie, selon laquelle l’oppression
des femmes a existé dans toutes les sociétés et affirmé que cette oppression
était arrivée à la suite de changements économiques et de l’apparition des
classes sociales (18).
Darmangeat
au contraire suit la conception dominante (tout en affirmant que ce
« fait » doit être « expliqué à la lumière de la méthode
marxiste » !) : la domination subie par les femmes existerait
dans des
« sociétés égalitaires » (ou
« économiquement égalitaires ») et cela depuis des
dizaines de milliers d’années ! Il s’emploie à réfuter les interprétations
des découvertes archéologiques censées témoigner d’un matriarcat antique. Mais
si l’on écarte les théories hasardeuses d’une Marija
Gimbutas sur l’existence de sociétés paysannes matriarcales
pré-indoeuropéennes adorant une Grande Déesse, il ne reste pas moins que le
nombre de représentations féminines au Paléolithique (« âge de
pierre ») supérieur (de -45 000 à -12 000 ans par rapport au
présent, c’est-à-dire jusqu’à la fin de la dernière glaciation) est un indice
irréfutable de l’importance des femmes à cette époque reculée. Les
représentations humaines étaient très peu nombreuses par rapport à celles
d’animaux, et la plupart du temps très schématiques ou
« symboliques », mais leur caractéristique est qu’elles sont
majoritairement féminines, souvent avec des caractères sexuels hypertrophiés.
Nombre d’auteurs féministes modernes (hommes ou femmes) voient dans ces
« Vénus »
« un regard masculin sur la femme érotisée » (19), signe de la
domination sur les femmes – reprenant le vieux préjugé selon lequel seuls
des hommes peuvent s’adonner à des activités nobles comme la peinture ou la
sculpture ! Il s’agit bien plus probablement de figures réalisées en
relation avec des préoccupations de fécondité. Un archéologue a fait une
intéressante étude statistique des représentations humaines selon leur sexe
probable ; il a trouvé qu’au Paléolithique supérieur les représentations
masculines devenaient plus nombreuses, ce qu’il interprète comme le reflet d’un
rôle social accru des hommes qu’il met en relation avec la généralisation de
l’emploi du propulseur, invention qui rendait la chasse plus efficace et moins
dangereuse (20). Mais les représentations féminines restent majoritaires
témoignant selon toute vraisemblance de leur place centrale dans la société.
Les choses vont changer lorsque le réchauffement
climatique entraînant la fin de la période glaciaire, l’agriculture
apparaîtra ; la sédentarisation, la croissance de la population et la
formation de villages qui s’en suivront, iront de pair avec une
« stratification » sociale croissante, l’apparition des inégalités,
des guerres, comme le démontre l’étude des sépultures. Les représentations
majoritairement féminines des anciennes sociétés égalitaires laisseront alors
la place à des figures de guerriers. Avec des différences chronologiques et autres
plus ou moins grandes selon les conditions matérielles du milieu, ce schéma
général est attesté partout dans le monde.
Dans « L’idéologie allemande » Marx et Engels
remarquent que la première division du travail est la division sexuelle pour
produire les êtres humains. Il est inévitable que cela ait des conséquences sur
l’organisation des sociétés humaines, surtout à un faible niveau des forces
productives. Et de fait toutes les sociétés primitives connues sont organisées
sur la base de ce principe ; les occupations et les travaux y sont
répartis selon le sexe. Darmangeat estime que c’est là la cause originelle de
la domination des femmes. En effet la chasse est généralement réservée aux
hommes (comme la guerre) qui ayant ainsi le monopole des armes peuvent alors
s’imposer aux femmes par la force.
Cet argument a été démonté par Engels dans
« L’Anti-Dühring » : il y explique que la violence, et plus généralement
l’action politique, ne peuvent pas créer ex-nihilo des rapports sociaux de
domination, mais que ce sont à l’inverse ces rapports sociaux existants qui
déterminent l’action politique et l’emploi éventuel de la violence pour les
défendre et les maintenir. Croire que c’est parce que les hommes auraient été
les seuls à utiliser des armes de chasse (ce qui est d’ailleurs discutable)
qu’ils dominaient les femmes, revient à complètement renverser le matérialisme
historique, en mettant les conséquences à la place des causes : s’il
existait déjà une domination, alors le monopole des armes pouvait être utilisé
pour la renforcer. Mais cette domination existait-elle vraiment ?
Nous
avons vu que Darmangeat l’assure sans fournir d’éléments probant. Il cite des paléontologues
qui font l’hypothèse – très fragile – selon laquelle la division
sexuelle du travail aurait été inventée par ceux qu’on appelle les
« Hommes modernes » (ou « Hommes de Cro-Magnon ») arrivés
en Europe il y a 30 000 à 40 000 ans, ce qui leur aurait donné un
avantage dans la compétition avec les « Hommes de Néandertal »
présents avant eux ; cette division du travail avec la spécialisation
qu’elle entraînait, aurait permis une plus grande productivité dans
l’approvisionnement en nourriture. En continuant dans l’opinion courante que
les femmes étaient exclues de la chasse, Darmangeat écrit:
« le monopole
[par les hommes] des armes qui va de pair
avec la chasse au gros gibier, est aussi un monopole de la technique », et c’est
« vraisemblablement » déjà le cas de la taille du
silex. Ce monopole de la technique découlant de la domination imposée par les
hommes de Cro-Magnon sur leurs femmes (à coup de massues ?), se serait
ainsi maintenu depuis lors jusqu’à
« l’actuel déficit des femmes dans les carrières
de scientifiques et d’ingénieurs ». Et tant pis si au cours de ces dizaines de milliers
d’années se sont succédés des bouleversements sociaux,
des révolutions, l’apparition de classes sociales et leurs luttes,
substantiellement cela n’aurait rien changé à la domination masculine. Cette
conclusion implicite est un défi au matérialisme historique pour qui la
situation des femmes, comme celle des hommes, dépend des conditions économiques
et sociales.
Nous arrêtons là ces quelques notes de lecture ;
elles nous semblent suffisantes pour caractériser l’ouvrage de Darmangeat.
Derrière ses quelques réaffirmations marxistes, il s’inscrit en réalité dans
tout un courant antimarxiste (revendiqué notamment par feu l’anthropologue
Testart dont il écrit que son livre « lui doit beaucoup » et qui
avait relu son manuscrit) qui « en s’opposant à la théorie du communisme
primitif cherchait à torpiller les doctrine de Marx, Engels, Bebel et
autres » (21).
Il n’y a pas de doute que bien des hypothèses de Morgan
n’ont pas été confirmées, mais cela ne remet pas selon nous en question
l’analyse matérialiste qui fait découler l’oppression des femmes de la
propriété privée et de la division de la société en classes et donc leur
émancipation de la disparition du capitalisme comme l’établit Engels.
Darmangeat
n’hésite pas à écrire dans sa conclusion que « le capitalisme en tant que
tel n’a ni amélioré ni aggravé la situation des femmes »
(22).
En réalité il a énormément
aggravé la situation des
femmes prolétaires, s’il a amélioré la
situation des femmes bourgeoises. Mais du coup la question de l’émancipation
des femmes est devenue un problème prolétarien qui ne pourra être résolu que
par la lutte révolutionnaires des prolétaires, hommes et femmes.
(1) Christophe
Darmangeat est militant de « Lutte Ouvrière ». Cette organisation n’a
pas voulu se mouiller en publiant dans sa propre maison d’éditions (Les Bons Caractères) un ouvrage critiquant
Engels ; mais elle ne l’a cependant pas non plus condamné.
(2) En
fait Darmangeat ne l’avait pas lu. C’est ainsi que, pour réfuter un argument de
Morgan et d’Engels, il affirme de façon péremptoire (p.84) qu’on n’a jamais
découvert aucune population, aussi primitive soit-elle, qui ignore que la
maternité est la conséquence d’un rapport sexuel. C’était pourtant le cas des
indigènes des Iles Trobriand (Mélanésie) décrits par Malinowski dans son livre
bien connu « La vie sexuelle des sauvages » ; voir à ce sujet le
chapitre VII, cf.
https://matricien.files.wordpress.com/2013/04/bronisc582aw-malinowski-e28093-la-vie-sexuelle-des-sauvages-du-nord-ouest-de-la-mc3a9lanc 3a9sie-1-2 .pdf.
La revue
Dis-continuité n°27 (juin 2007) a publié
une discussion entre Malinowski et Briffault, célèbre
partisan de l’existence du matriarcat.
(3) Ces manuscrits furent connus pour la première
fois dans une traduction en russe en 1945. Mais ce n’est qu’au début des années
1980 que furent publiées les « Ethnographical-notebooks »,
telles qu’elles avaient été écrites. Ce sont des notes de travail moitié en
anglais, moitié en allemand (avec de longues citations dans d’autres langues)
non destinées à la publication ; mais il est significatif qu’il ait fallu
attendre si longtemps pour qu’elles soient accessibles. On peut les télécharger
à https://www .marxists.org/ archive/ marx/
works/ 1881/ ethnographical-notebooks/
notebooks.pdf
(4) Cf.
Engels, « L’Origine de la famille, de la propriété privée et de
l’Etat », Ed. Sociales 1972, p. 17-18. Le présentateur de l’ouvrage met
ici une note pour affirmer qu’Engels se trompe, en mettant sur le même plan
« la propagation de l’espèce et la production des moyens d’existence ».
Cette critique, typique du mouvement stalinien a été reprise par
d’autres ; c’est le cas de l’ethnologue Alain Testart dont se revendique
Darmangeat, qui parle de
« lapsus » à ce sujet et qui estime
d’ailleurs que cet ouvrage n’est pas marxiste ! Ce qui ne l’empêche pas de
critiquer le marxisme. Cf. Alain Testart « Le communisme primitif. 1
Economie et idéologie », Paris 1985, p. 22.
(5) Cf. introduction de Raoul Makarius
à Morgan, « La Société archaïque », Editions Anthropos 1985, p.
III-XXI.
(6) Citons
par exemple le grand anthropologue britannique Evans-Pritchard :
« la valeur de
l’anthropologie sociale dans l’administration a été généralement reconnue
depuis le début du siècle, et aussi bien le Colonial Office que les
gouvernements coloniaux ont manifesté un intérêt croissant à l’enseignement de
l’anthropologie et à la recherche anthropologique »,
Social Anthropology, Londres 1962. Cité dans
« La Société archaïque »,
op. cit., p. XL.
(7) Cf.
« La société archaïque », p. 394. Morgan n’était pas un révolutionnaire
socialiste, mais un démocrate ; il pensait que le capital et le travail
devraient collaborer en harmonie ; ses ennemis politiques étaient
l’aristocratie et les marchands contre lesquels
« les travailleurs
devront se soulever » et il sympathisait avec les Communards. Cf. ibidem,
p. II-XIX.
(8) Engels
écrit: ce stade,
« en supposant qu’il ait vraiment existé, il
appartient à une époque si reculée que nous ne pouvons guère à nous attendre
trouver chez des fossiles sociaux, chez des sauvages arriérés, des preuves
directes de son ancienne existence ». Cf. « L’origine de la
famille... »,
op. cit., p.41. Récemment certains
biologistes ont tiré de l’étude des spermatozoïdes humains des conclusions
allant dans le sens d’une « promiscuité » sexuelle à une certaine
étape reculée de l’évolution humaine, ce qui leur a valu de fortes critiques
car ils contrevenaient au dogme de la famille nucléaire comme caractéristique
de l’espèce humaine.
(9) Cf.
« La société archaïque »,
op. cit., p. 447.
(10) Les anthropologues se sont moqués de la théorie
de Morgan du mariage par groupe. Pourtant de nombreux anthropologues qui ont
étudié les aborigènes australiens ont signalé l’existence de ce type de mariage
(qui n’implique pas union effective): Darmangeat affirme qu’ils se sont
trompés.
(11) Peut-être allaient-ils faire leurs courses dans le
supermarker australopithèque du coin...
https://www.pbs.org/wgbh/evolution/library/07/1/real/l_071_03.html
(12) Cf. Darmangeat, « Le communisme
primitif... », Nouvelle édition, p. 239.
(13) Radcliffe-Brown,
cité par Testart, « Le communisme primitif... »,
op. cit., p. 7.
(14) Cf. Engels, « Anti-Dühring »,
Editions Sociales 1973, p.191.
(15) Cf. https://www. rezoivoire.
net/ ivoire/ patrimoine/
606/matriarcat-baoule-reine-celibataire-et-culte-des-ancetres-maternels.
html?newsid=606
(16) La primatologue belge Chris Herzfeld
a constaté le même phénomène dans son domaine : les préjugés machistes de
ses collègues masculins leur ont fait voir une domination inexistante des
singes mâles sur les femelles !
(17) Darmangeat
écrit que sa démonstration est certes « convaincante » pour ce qui
est des tribus indiennes du Canada qu’elle a étudiées, mais que son tort est de
la généraliser. Et il reproche le même travers à ceux qui veulent défendre
Engels en citant Leacock. Cf. « Le
Communisme... »
op. cit. p. 113-115.
(18) Voir par exemple Leacock,
« Le genre dans les sociétés égalitaires » http:// revueperiode.net/ le-genre-dans-les-societes-egalitaires/
(19) Cf. J.-P. Demoule,
« Les dix millénaires oubliés qui ont fait l’histoire », Editions
Pluriel, p.177.
(20) Cf. J.-P. Duhard,
« Réalisme de l’image masculine paléolithique » Editions Millon,
Grenoble 1976.
(21) Cf. R. Makarius,
« la Société archaïque », p. XV.
(22) Cf. « Le communisme... » op. cit., p. 313.
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