Eléments de l’histoire de la Fraction de Gauche à l’étranger

(de 1928 à 1935) (2)

(«programme communiste»; N° 98; Mars 2003)

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La première partie de cette étude est parue dans «Programme Communiste» n° 97. Nous y renvoyons le lecteur pour ce qui est du début de l’analyse très lucide de la Fraction sur la situation internationale au début des années trente.

 

 

Pour ce qui est de l’attitude par rapport à la possibilité de la guerre, la Résolution explique avec justesse: «le devoir des communistes doit être de déclarer que comme la guerre est inévitable tant qu’existe un régime basé sur l’oppression de classe, toute la propagande en faveur du désarmement n’est que le véhicule pour préparer idéologiquement les masses à la guerre; que cette propagande pour le désarmement est destinée à désarmer idéologiquement les masses pour mieux désarmer la guerre civile quand la guerre éclatera; qu’elle est destinée à corrompre et à désarmer l’enthousiasme avec lequel le prolétariat mondial a salué les armées rouges de Russie, les années de la révolution russe et mondiale».

Ces phrases pourraient passer pour banales car ce sont des choses que nous savons depuis bien longtemps; mais il faut se souvenir que c’était l’époque où recommençait à se développer à l’échelle internationale la propagande pacifiste, où commençaient les grandes conférences sur le désarmement. La Russie n’attendra pas longtemps pour participer à une de ces conférences et se mettre à prêcher aux prolétaires du monde entier que le désarmement est possible, qu’il pourrait empêcher l’éclatement d’une nouvelle guerre mondiale et qu’il faut donc se mettre d’accord avec les capitalistes pour y arriver.

La Résolution continue:

«Contre la politique de zig zag de l’Internationale à gauche qui vise à détruire toutes les énergies prolétariennes et communistes en menant les partis communistes à se lancer sur le terrain difficile du mouvement des classes et de leur lutte en suivant une politique hasardeuse dans laquelle le jeu opportuniste consiste à se donner un vernis écarlate de pseudo-gauche». C’est le dit «tournant à gauche» avec sa théorie du «social-fascisme», qui voit les partis prendre à l’improviste des allures de gauche. La situation est présentée comme prérévolutionnaire et on reparle de révolution prolétarienne. Il s’agit d’une autre réponse à l’éventualité de guerre, mais d’une réponse qui est tout aussi opportuniste dans la mesure où «l’enjeu de la manoeuvre réalisée par le capitalisme est de se lancer hardiment à l’offensive». Alors que l’Internationale prétendait que la classe ouvrière était à l’offensive, c’était au contraire le capitalisme qui était partout à l’attaque.

Nous n’avons pas la place ici de nous étendre longuement sur cette période qui mériterait sans aucun doute un étude détaillée. Ce que nous avons cité suffit à montrer que de 1928 à 1930 la Fraction a maintenu une position tout à fait correcte face à l’évolution du stalinisme, dans l’Internationale communiste ou dans le parti italien, mais aussi une position qui tranche par rapport à celle des divers courants qui cherchaient tant bien que mal (et généralement plutôt mal) à reconstituer des organisations internationales de gauche. Il faut à ce sujet examiner un peu les rapports de la Fraction avec Trotsky.

 

La Fraction et Trotsky

 

Une chose saute immédiatement aux yeux à la lecture des textes publiés sur Prometeo et plus tard sur Bilan: l’énorme patience manifestée par les camarades de la Gauche pour ne pas rompre les ponts avec les oppositions de gauche et en particulier avec le trotskysme. Bien conscients qu’une possibilité de lutte commune était possible jusqu’à un certain point, ils cherchaient autant que possible à éviter une rupture qu’à l’inverse les autres organisations consommaient régulièrement. Il faut souligner que les ruptures dans ce cas particulier n’ont jamais été de notre fait, mais du trotskysme et en particulier, on doit le dire, de Trotsky lui-même.

Il existe une série de correspondances entre Trotsky et la Fraction, sur lesquelles nous nous arrêterons brièvement; il y a aussi une série de lettres de la Fraction aux divers secrétariats internationaux qui se sont succédés dans l’organisation trotskyste avec de fréquents changements de militants, des luttes personnelles et des remplacements d’individus les plus volatils qui soient avec à chaque fois des regrets de Trotsky et la rechute dans les mêmes erreurs.

Mais avant d’en arriver là, nous voulons parler un moment de la lettre de réponse à la revue Contre le courant, publiée sur Prometeo le premier septembre 1928, donc peu de temps après la fondation de la Fraction: c’est une lettre intéressante, peut-être la plus significative de cette période, la plus équilibrée et également la plus nette. Contre le courant était l’organe de l’un des regroupements en France (il s’était donné le nom de «L’Opposition communiste») qui cherchait à constituer un rempart contre le stalinisme, mais sans de claires positions de principe et en oscillant au gré des sollicitations contingentes. Il s’était mis en contact avec Trotsky et pendant un certain temps il y eut comme une lune de miel entre celui-ci et les époux Paz qui animaient ce groupe. Puis vint la rupture comme elle vint plus tard avec Rosmer, avec Molinier, avec les divers personnages dont malheureusement s’entourait Trotsky, jusqu’aux plus troubles, jusqu’à celui qui allait lui fracasser le crâne. Les Paz terminèrent leur carrière politique, comme tant d’autres, en rejoignant le bercail de la vieille social-démocratie.

Le 2 juin 1928 «Contre le courant» dans une «Lettre ouverte aux Communistes d’opposition» adressée à Marcel Body et ses camarades de Limoges, au «Cercle Marx-Lénine» (animé par Souvarine), au Groupe Barré-Treint, au Groupe lyonnais de l’Opposition (animé par Souzy), à «La Lutte de Classes» (Naville), au «Réveil Communiste», à Rosmer et ses camarades de la «Révolution Prolétarienne» et à la «Fraction de gauche», proposait la tenue d’une Conférence Nationale des groupes d’opposition en vue de la création d’un organe commun aux divers groupes, comme prélude à leur unification (1). Les arguments avancés par «Contre le Courant» étaient de pure opportunité:

«La perspective prochaine d’une politique très agressive de la bourgeoisie contre le prolétariat impose aux communistes des tâches et des devoirs toujours plus importants. Dans l’incapacité et la carence du Parti, il appartient donc aux Communistes d’Opposition (...) de fournir un effort plus vigoureux et plus cohérent, en adoptant des modalités d’action nouvelles.

(...) Mais actuellement chacun de ces groupes agit isolément. Il existe plusieurs organes communistes d’Opposition: le militant qui s’oriente vers l’opposition ne pouvant les lire tous, choisit au hasard des relations personnelles qu’il a pu avoir avec tel ou tel camarade d’Opposition, ou encore s’abstient et renonce, au moins provisoirement, à militer dans une Opposition morcelée... (...) Aucun des organes existant n’a les moyens matériels - rédaction, périodicité, diffusion - qui permettraient d’atteindre des résultats d’envergure. Chacun vit et progresse modestement, alors que la situation exige des progrès rapides et décisifs. N’est-il pas indispensable de créer ou de resserrer les liens entre les groupes? Le moment n’est-il pas venu de créer un organe unique, qui serait l’organe politique et doctrinal des communistes d’Opposition?

(...) Mais objectera-t-on, comment concevoir un journal unique sans accord préalable sur une plate-forme? La réponse est simple: l’organe commun sera tout d’abord, dans une certaine mesure, une juxtaposition des diverses tendances. Certes pareil état de choses ne saurait être tenu pour idéal, c’est le fait d’une période de transition telle que le Parti lui-même en a connu de semblables». La lettre ouverte rappelait ensuite que dans le parti aviaent coexisté au début plusieurs tendances «dont l’une au moins était profondément social-démocrate», tendances qui se partageaient la rédaction de «L’Humanité» avec chacune tant de jours par semaine (!), et que les militants d’Opposition étaient, il y a encore peu de temps, tous membres du même parti. «Ce qui a été possible dans le Parti ne peut-il être réalisé dans l’Opposition, alors que nous avons l’avantage de ne pas compter dans nos rangs d’opportunistes à la Cachin et que sont écartés les oppositionnels d’occasion comme Suzanne Girault?

(...) Il n’est pas nécessaire d’insister sur les avantages politiques qui résulteraient d’un renforcement de notre cohésion. L’Opposition serait en mesure d’augmenter la force de son rayonnement et de toucher un nombre toujours plus considérable de communistes. De plus, les contacts établis pour la Direction collective d’un organe unique prépareront les voies de l’unité à travers la période provisoire où cet organe serait partagé entre les diverses tendances».

C’est une proposition typique de l’immédiatisme: les divergences politiques entre les divers groupes sont secondaires; réunissons nous, nous serons ainsi plus forts quantitativement, nous aurons plus de moyens et par conséquent nous pourrons obtenir des succès «rapides et décisifs», l’unité politique entre les différentes tendances étant la conséquence naturelle de l’unité organisationnelle. L’expérience malheureuse qu’avait justement constitué la constitution du PCF sur la base de la fusion de courants hétérogènes avec comme conséquence la crise permanente de l’organisation qui n’avait jamais réussi à devenir une authentique parti communiste, n’avaient rien appris à ces militants puisqu’ils faisaient de cette méthode le modèle à suivre!

Les camarades de la Fraction répondirent à cette demande de la même façon que Bordiga avait répondu à Korsch (2): il faut tout d’abord faire un bilan de toute cette période dramatique de la vie de l’Internationale si nous ne voulons pas retomber dans les mêmes erreurs. Leur lettre expliquait ainsi leur refus de participer à cette tentative sans principe:

«A l’avis de notre fraction de gauche, le devoir des communistes, c’est bien de tirer de toutes les expériences prolétariennes, et surtout des plus récentes, les leçons qu’elles comportent; c’est de former la condition indispensable afin que le processus de dégénérescence de l’Internationale, processus qui s’accompagnera de catastrophes, de luttes extrêmement aiguës dans le monde entier et dans la Russie elle-même, se résolve dans une réelle régénération du marxisme révolutionnaire de gauche, pour remettre l’avant-garde prolétarienne à la tête des combats décisifs. (...) Pas mal de groupes d’opposition croient devoir se borner au rôle d’un cénacle qui enregistre les progrès du cours dégénératif et ne présente au prolétariat que l’étalage de vérités qu’on présume avoir dites. Eh bien, nous, nous pensons que nous aurons les lendemains que nous aurons su préparer.

(...) Nous pensons que la crise de l’Internationale dépend de causes très profondes, de sa fondation apparemment uniforme mais substantiellement hétérogène, de l’absence d’une politique ferme et d’une tactique communiste, ce qui a causé une altération des principes marxistes et a conduit à des désastres révolutionnaires. (...) Il est inconcevable que tous les événements que nous avons vécu puissent se renfermer dans l’anti-stalinisme, et il est tout à fait sûr que cette base - l’anti-stalinisme - ne fournit aucune garantie pour la régénération du mouvement révolutionnaire».

C’est là un point fondamental: au cours de toute la période qui vient de s’écouler on a eu un rapprochement, une fusion, puis une division de courants qui ne sont plus unis que par l’aspect négatif de l’anti-stalinisme. La fraction affirme que l’anti-stalinisme n’est pas un élément suffisant car par lui-même il ne suffit pas à résoudre les questions de principe, les questions politiques et tactiques qui ont conduit au désastre.

«Il y a beaucoup d’oppositions. C’est un mal», continue la lettre: on ne peut se réjouir en effet de la multiplication de tendances oppositionnelles au sein du mouvement prolétarien; «Mais il n’y a pas d’autre remède que la confrontation de leurs idéologies respectives, la polémique, pour aboutir ensuite à ce que vous allez nous proposer (c’est-à-dire l’unification). Si l’on met la charrue avant les boeufs, on freine et on dévie l’effort interne que les groupes d’opposition doivent faire, on reproduit la confusion dont les résultats ont été si lamentables. S’il existe plusieurs oppositions, c’est qu’il y a plusieurs idéologies qui doivent se manifester dans leur substance et non pas se rencontrer dans une simple discussion dans un organe commun. Notre mot d’ordre, c’est d’aller en profondeur dans notre effort sans nous laisser guider par la suggestion d’un résultat qui serait en réalité un nouvel insuccès.

Nous pensons qu’il est indispensable de se connaître réellement avant d’en arriver à affirmer si tel ou tel groupe fait une véritable critique de gauche. Des plate-formes d’abord, et pas de semblables à celle présentée par le groupe Treint-Girault (3) il y a quelques mois! La nôtre, vous le saurez, a été présentée au IIIe Congrès du parti italien, au Congrès de Lille du parti français (4). Nous allons rééditer en français les articles les plus importants du camarade Bordiga, et nous avons déjà décidé d’éditer quelques numéros de notre journal, en français, afin que les camarades puissent être bien informés sur notre pensée.

Enfin, comme vous le savez, nous avons donné une solution très précise en constituant la fraction de gauche. Nous pensons que si l’Internationale, après avoir officiellement altéré ses programmes, a manqué à son rôle de guide de la Révolution mondiale, il n’en reste pas moins vrai que les partis communistes - étant donné la nature de la situation où nous vivons - sont les organes où l’on doit travailler pour combattre l’opportunisme, et - ce n’est pas du tout exclu - pour en faire le guide de la révolution.

(...) Il se peut que les opportunistes nous excluront tous; nous sommes convaincus que les situations imposeront aux dirigeants de nous réintégrer, en tant que fraction organisée, à moins que les situations ne doivent voir l’éclipse totale des partis communistes. Dans ce cas aussi, que nous jugeons fort improbable, nous nous trouverions également dans la possibilité d’accomplir notre devoir communiste» (5).

 

Correspondance avec Trotsky

 

Il est intéressant de d’examiner la correspondance avec Trotsky qui est publiée sur un n° du Bulletin Interne de la Fraction (6). Dans sa première lettre (juin 1929), la Fraction envoie à Trotsky les Thèses de Lyon dans la version française rédigée pour le Congrès de Lille du PCF (1927); il s’agit du même texte que celui présenté pour le IIIe Congrès du PC d’I à Lyon (1926), à l’exception de quelques chapitres finaux plus spécialement consacrés à la situation française: démonstration que les positions de notre courant n’étaient pas celles d’une opposition nationale, mais avaient une valeur internationale et générale. Trotsky répondit à cet envoi par un commentaire très positif non seulement du texte mais aussi de la figure d’Amadeo Bordiga (on peut noter qu’à la même époque il lui dédia son ouvrage «L’Internationale Communiste après Lénine»).

Dans la lettre d’envoi des Thèses, il faut relever l’analyse que les camarades font de la situation russe. Ils partent d’un critère que Bordiga avait utilisé dans sa lettre à Korsch; c’est-à-dire qu’ils ne jugent pas la situation russe sur la base de l’examen de la structure économique, de la situation économique particulière de l’année 1929, mais du point de vue de la politique internationale menée par la Russie et du rôle joué par l’Internationale Communiste en fonction de la politique de l’Etat russe. Sur cette base, ils jugent que la situation est extrêmement grave et que le stalinisme au pouvoir représente une force qui tend non vers le socialisme, mais vers la défaite de la révolution et la démolition des conquêtes d’Octobre. C’est donc une attitude correcte, qui évitait de s’enliser, comme c’était typique des oppositions de l’époque, dans l’examen de la structure économique du moment, où l’on notait que se reconstituait la propriété privée, que les mesures en faveur des Koulaks faisaient refleurir le marché: elle se basait avant tout sur les conséquences de la situation sur l’organe dirigeant de la dictature prolétarienne - le parti - et sur la politique à l’échelle internationale que menait le parti dirigeant l’Internationale.

Mais nous devons dire que dans toute cette période de la Fraction il n’y a pas une analyse comme celle à laquelle ensuite arrivera le parti, grâce à Amadeo, de l’évolution de la structure économique et sociale russe. Sur ce point les camarades ont alors une position semblable à celle de Trotsky: ils pensent que le trait caractéristique de la Russie constitué par la possession par l’Etat des grands moyens de production, représente, sinon un aspect de socialisme effectif, du moins un aspect extrêmement favorable pour le développement de la révolution.

Après avoir reçu la réponse de Trotsky, la Fraction lui envoie une letttre où elle expose sa vision de la perspective de constitution d’un courant international unitaire de gauche. Son idée est toujours celle exprimée par Amadeo: la nécessité que dans les divers pays les militants communistes rescapés de l’offensive stalinienne tirent le bilan des événements et élaborent leur vision critique de ce qui s’est passé; à la suite de cela il sera possible de confronter les positions. Ce n’est que sur cette base qu’on pourra ensuite envisager une convergence ou une collaboration. La Fraction n’exclut pas que cela puisse se produire grâce au travail particulier de l’un des groupes nationaux de l’opposition internationale - peut-être la fraction russe, comme du reste c’était l’objectif et l’ambition (au bon sens du terme) de Trotsky. Les camarades n’excluent pas du tout que la fraction russe puisse être celle qui donnera à l’opposition internationale la base d’interprétation et des événements permettant aux autres groupes de travailler; à condition cependant que ce groupe national ne considère pas le problèmes d’un point de vue national, mais, à partir de ses expériences nationales, cherche à résoudre des problèmes de caractère essentiellement international, bref conserve un point de vue international. C’est ce que du reste notre mouvement a toujours fait dans l’Internationale: les divers problèmes qui se sont posés lors des Congrès ou des Exécutifs élargis ont toujors été des problèmes d’orientation internationale, orientation internationale dont l’occasion, la confirmation ou, si l’on veut, le point de départ pour ce qui est de l’analyse, se trouvait dans une expérience vécue - par exemple l’énorme difficulté de libérer le prolétariat des mille illusions démocratiques dans un pays capitaliste avancé et aux traditions démocratiques.

La réponse de Trotsky est de dire que la Fraction a une curieuse conception de l’internationalisme; il lui reproche de concevoir la future Internationale comme une mosaïque de sections nationales, qui auraient élaboré chacune leur propre plateforme et qui auraient mis ensuite en commun le résultat de ce travail.

Il est évident que ce n’était pas du tout là l’idée de la Fraction; ce qu’elle défendait, c’était qu’il fallait faire ce qui n’avait pas été fait en 1919-1920, dans les divers pays où devait naître un mouvement qui était vraiment communiste. Si ce mouvement ne naissait pas, il était inutile de créer des organisations internationales faites de moignons ou d’avortons des partis communistes. Ce n’est qu’à la condition que se constituent dans les divers pays des courants communistes qui, sur ce terrain national arrivent à élaborer un programme international, un programme qui embrasse les principes généraux, programmatiques et tactiques du mouvement communiste, ce n’est qu’à cette condition qu’une nouvelle Internationale serait non seulement possible mais viable. Alors on pourrait éviter une réédition des circonstances de 1919-1920 où il était impossible de faire autre chose que ce qui avait été fait et où malheureusement l’Internationale est née comme un ensemble de partis communistes immatures, qui n’avaient rien pu produire en leur sein qui puisse constituer une plateforme, un programme communiste valide, y compris sur la base de leurs expériences de lutte et du bilan de leur combat.

Il est compréhensible que la Fraction s’insurge contre les accusations jugées injustes de Trotsky et qu’elle lui réponde amèrement qu’elle a toujours eu des positions internationalistes. Quoi qu’il en soit, cet aspect de la polémique ne nous intéresse guère.

Il est beaucoup plus intéressant, y compris pour comprendre certaines positions qui se sont affirmées alors et contre lesquelles nos camarade se sont âprement battus, de voir comment la Fraction revient ensuite à la charge en soulignant le même principe fondamental à propos des divergences sur la façon de concevoir la naissnce de la future Internationale. Ce que Trotsky a cherché à faire à cette époque, c’était en fait de transporter telle quelle en Occident la plate-forme de l’opposition russe. Pour lui, cette plateforme étroitement liée à la situation russe même si elle affirmait des principes de caractère international, devait devenir le patrimoine commun de toutes les diverses fractions nationales existantes ou encore à naître. Cela créait inévitablement dans les divers groupes des problèmes très compliqués, parce que tout le monde n’était pas d’accord sur certaines appréciations de tels ou tels événements ou de telles ou telles situations en Russie. Il en résulta que le mouvement trotskyste, né sur l’adhésion à la plate-forme de l’opposition russe, ne cessa de se fragmenter, avec des groupes qui entraient dans la Ligue, ou en sortaient, selon qu’ils étaient d’accord ou non avec telle analyse particulière de la situation russe. Il y avait une espèce de forcing de Trotsky à ce sujet, qui ne cessa même de s’amplifier, si l’on songe à un thème qui prendra une importance décisive dans les années suvantes. Au milieu de son internationalisme incontestable, il y a en effet tout de suite quelque chose qui saute aux yeux: Trotsky, exilé, concentre toute son attention sur la Russie. Pour lui, le point central est la défense de la Russie, ce qui n’est peut-être pas faux en soi dans les circonstances de l’époque, mais qui devient obsessionnel au point que tous les autres problèmes lui sont sacrifiés.

Trotsky estime que l’URSS est en danger à l’échelle internationale au sens qu’il y aurait une espèce de coalition des Etats capitalistes se préparant à lancer une croisade antibolchevique contre elle. La situation véritable était bien différente et la Fraction avait compris qu’on allait dans la direction opposée, qu’on allait vers un accord entre la Russie et un bloc ou l’autre des alignements impérialistes. Trotsky par contre était en proie à cette obsession continuelle: il faut sauver la Russie et seule l’opposition de gauche peut y arriver. C’est ainsi qu’il finira par créer une organisation internationale qui, fondamentalement, est une organisaiton de défense de l’URSS. Sans le déclarer ainsi, et même «inconsciemment» si l’on veut, la position de Trotsky sera qu’il faut constituer la IVe Internationale par tous les moyens et avec toutes les organisations, quelles qu’elles soient, pourvu qu’elles soient prêtes à défendre l’Union soviétique. Cette position de défense à tout prix de la Russie soviétique, par n’importe quel moyen, avec n’importe quel allié, prendra encore plus de poids après la victoire de Hitler, lorsque le danger deviendra effectivement pressant. Alors Trotsky se lancera dans la politique de l’entrisme dans les partis sociaux-démocrates, et il essayera de susciter une espèce de mobilisation internationale des groupes socialistes de gauche.

C’est cette position qui est à la base de toutes les manoeuvres de Trotsky. Ce n’est évidemment pas le seul facteur, il y a aussi toute une vision politique à critiquer; mais il ne fait aucun doute que sur les tendances manoeuvrières existantes chez l’ancien chef de l’Armée Rouge, cette position a joué un rôle particulièrement négatif en le poussant à chercher des rapprochements avec des forces les plus confuses dans l’espoir de pouvoir y trouver des points d’appui éventuels pour la défense de l’URSS.

A l’inverse, la position de la Fraction maintient l’internationalisme dans son intégralité. Si la Russie doit être défendue, ce n’est que par le prolétariat révolutionnaire international et il faut travailler à la reconstitution de l’organe dirigeant de la révolution mondiale, sinon tout sera perdu. Ce n’est pas seulement la Russie, pas seulement l’Internationale, mais le sort de la classe ouvrière qui est en jeu: en cas d’échec elle sera précipitée dans une nouvelle guerre. Dans la troisième lettre de la Fraction on trouve donc la revendication de la nécessité de travailler dans la perspective de la reconstitution de forces homogénes du point de vue politique, indépendamment du fait que ces forces aient des possibilités immédiates d’influencer les situations. La condition pour qu’à un certain moment cette influence puisse se concrétiser et s’exercer dans une saine direction de classe est qu’elle ait une base homogéne et surtout fondée sur une expérience réelle, sur une contribution réelle. Ce n’est que si ces forces - qui peuvent dites «nationales» dans le sens où elles sont nées dans une certaine région géographique, avec une certaine tradition historique de lutte de classe -, ont la possibilité de dresser un bilan politique de toute la période qui vient de s’écouler afin d’en faire profiter le mouvement international, qu’il sera possible d’assurer une défense du prolétariat international et donc aussi de la Russie (et non de la Russie puis du prolétariat) face au danger d’une guerre qui menace tout le prolétariat et pas seulement la Russie soviétique.

Trotsky s’efforça de mettre sur pied des secrétariats internationaux dont il serait fastidieux de faire l’histoire, tant leur composition varia et fut hétérogéne (à un certain moment l’un des membres fut Alfonso Leonetti dont tout le monde sait bien quel personnage il était et resta jusqu’à ce que la mort le retire de la circulation). Quoi qu’il en soit il y a de très nombreuses lettres de la Fraction à ces divers secrétariats internationaux successifs qui démontrent son insistance à maintenir tous les contacts possibles avec l’opposition de gauche. Il n’y avait aucun préalable ni aucune condition de sa part, si ce n’est la condition qu’il n’y ait pas de confusion, qu’on travaille avec calme, sérieux et prudence et avec le plus de clarté possible à la reconstitution d’une force internationale, et qu’on le fasse sur la base d’un bilan général des événements de la décennie écoulée. C’est ce qu’ils appelaient une plate-forme, c’est-à-dire un document fondamental qui aurait intégré les apports que les divers groupes auraient pu faire après une analyse sérieuse et réfléchie de ces événements.

Mais c’est Trotsky qui, à un certain moment, prendra l’initiative de la rupture. C’est lui qui déclare «nous n’avons rien à faire avec la Fraction de gauche», nous n’avons aucun principe en commune avec eux. Ceci est lié à une polémique à la suite d’événements internationaux qui conduisirent la Fraction à prendre des positions très discutables; mais les positions de Trotsky sont, elles aussi, très discutables et peut-être encore davantage que celles de la Fraction. Nous allons essayer de comprendre pourquoi éclata cette polémique compètement négative et comment elle doit être interprétée.

Mais il nous faut d’abord rappeler un événement particulier; il n’est pas sans importance car il s’agit d’un phénomène récurrent qu’il faut bien avoir présent à l’esprit; c’est déjà arrivé entre notre sein et cela pourra nous arriver demain encore.

Au moment où naît la Fraction il y a déjà eu lieu une lutte interne dans l’émigration italienne qui a abouti à une scission. Un groupe en est nè, dirigé par le camarade Pappalardi, qui publia pendant un an environ le journal «Le réveil communiste», remplacé ensuite par «L’Ouvrier communiste». Ce dernier journal est plus intéressant du point de vue des positions politiques et idéologiques qui s’y expriment. On y voit que le groupe Pappalardi avait en substance des positions proches de celle de Korsch, au moins sous certains aspects. Il soutenait non seulement que la révolution en Russie était arrivée au stade de prendre en charge la réalisation des tâches d’une révolution bourgeoise en abandonnant les tâches prolétariennes, mais aussi qu’elle n’avait jamais été, depuis le début, autre chose qu’une révolution bourgeoise. L’opposition à cette conclusion à laquelle arrivaient divers courants d’opposition internationale, est et a été une position fondamentale de notre courant et de la Fraction de gauche.

Le groupe Pappalardi tirait de ce renversement des perspectives classiques de l’Internationale communiste en ce qui concernait la Russie et le régime soviétique, des positions particulières: l’abandon en substance de la dictature du prolétariat exercée par le parti unique, remplacée par l’idée de la dictature oeuvre du prolétariat sans l’intervention d’aucune organisation intermédiaire et en particulier du parti. Il s’agissait en bref d’une conception ouvriériste comme il en existait à des degrés divers dans les divers courants d’opposition au stalinisme et que, dans une certaine mesure, la Fraction elle-même héritera dans sa phase de déclin.

Il existe en effet toute une littérature de la Fraction, dont nous ne pourrons parler ici, qui déboucha, non pas sur des positions identiques parce que jamais la Fraction n’abandonna la conception du rôle déterminant du parti dans la révolution et dans la dictature, mais sur la recherche de règles, disons constitutionnelles, pour empêcher que le parti abuse la classe ouvrière et au lieu d’être son guide, devienne en quelque sorte son «patron» qui l’exploite par l’intermédiaire de l’Etat. Il s’agit là d’une théorisation toute métaphysique.

Cela dit très brièvement, y compris pour rappeler comment certains phénomènes se répètent et ne doivent pas nous étonner, voyons un peu la réaction de la Fraction à certains événements dramatiques de cette période qu suscitèrent des réponses discordantes en son sein, certaines justes, certaines fausses et qui provoquèrent des réponses de Trotsky correctes sous certains aspects et par contre sous beaucoup d’autres extrêmement discutables.

 

Au feu des événements historiques

 

Les événements dont nous parlons sont les suivants: d’un côté l’Espagne de 30 à 31 avec le passage de la monarchie plus ou moins dictatoriale à la république démocratique; puis l’accession d’Hitler au pouvoir et toute la période qui précède; et le tournant des Fronts populaires qui voit sa concrétisation en 36 en France et en Espagne, en dehors donc de la période que nous traitons ici.

Il faut souligner à nouveau, en particulier à propos de l’Allemagne, que l’on ne retrouve rien dans les textes de la Fraction qui rappelle la théorie du social-fascisme. Rien qui se rapproche des thèses de l’Internationale et du Parti communiste allemand qui ont eu une responsabilité énorme dans la venue de Hitler au pouvoir en divisant la classe ouvrière en deux tronçons occupés à se combattre au lieu de lutter contre les fascistes. Au contraire, dans toute la phase qui précède comme dans la phase qui suit la prise du pouvoir par les fascistes, la Fraction mène une critique continuelle des orientations de l’Internationale et appelle au Front unique - sur des bases syndicales et non évidemment sur la base de combinaisons politiques.

La Fraction rappelle continuellement que la seule force qui peut s’opposer à la victoire d’Hitler et en général au déchaînement de l’offensive anti-prolétarienne du nazisme soutenue par les forces légales de l’Etat, est le prolétariat mobilisé pour la défense de ses conditions de vie et de travail indépendamment des positions politiques de ses divers secteurs. C’est la perspective d’une extension très large à l’échelle générale de la lutte ouvrière, non seulement sur le terrain de la défense des conditions immédiates de vie de la classe ouvrière, mais aussi de la défense y compris armée du prolétariat contre l’attaque fasciste. Cette perspective découle directement des positions défendues par notre courant dans l’Internationale et qui sont complètement étrangères à l’indifférentisme et au schématisme typique des partisans des thèses sur le social-fascisme. En Italie le parti s’est battu les armes à la main contre les fascistes en même temps qu’il combattait - bien évidemment non par les armes mais par la polémique - la social-démocratie et où il cherchait à rassembler tout le prolétariat dans la défense commune des intérêts immédiats de vie et de travail, et même politiques aussi dans une certaine mesure, avec un front unique de toutes les grandes organisations de masse.

C’est une position toujours revendiquée dans les articles que consacre la Fraction à la montée d’Hitler au pouvoir. Au même moment le Parti communiste allemand sous la direction de l’Internationale évidemment - mais il y avait une convergence parfaite entre ce parti et l’Internationale - soutenait non seulement des positions d’un infantilisme grossier, mais il sous-évaluait aussi complètement le danger nazi en niant la possibilité d’un passage du régime démocratique ou social-démocratique à un régime ouvertement fasciste. A l’inverse la Fraction affirme que les conditions économiques en Allemagne sont telles que la situation en est arrivée au point où le pouvoir bourgeois ne peut se sauver que par l’instauration d’une dictature ouverte qui détruira les organisations prolétariennes et, en ce sens, détruira aussi les forces de la social-démocratie qui sont à la tête de ces organisations prolétariennes, même si, comme nous le savons, celle-ci ouvre la voie au fascisme.

La position de Trotsky, surtout en ce qui concerne l’Allemagne, revient à considérer qu’il y a comme une antithèse absolue entre fascisme et social-démocratie et que le fascisme est contraint de détruire la social-démocratie pour des raisons de principe. Par conséquent la social-démocratie sera contrainte de se défendre et de défendre donc dans cette mesure le prolétariat.

Cela, la Fraction le nie. Elle sait parfaitement que la social-démocratie ne se défendra pas, comme elle ne s’est jamais défendue. Et surtout elle ne défendra pas le prolétariat. L’opposition entre eux n’est pas telle que fascisme et social-démocratie puissent être considérés comme se trouvant de part et de l’autre de la barricade. Mais la Fraction n’ignore pas que le prolétariat suit encore largement la social-démocratie. Il se pose alors le problème de comment gagner ces masses qui sont sous l’influence d’un parti qui ne les défendra pas face à la menace toujours plus pressante du fascisme. Il n’est pas possible de les gagner sinon à travers un intense travail d’intervention dans les luttes revendicatives qui deviennent de plus en plus aiguës parce que les conditions de la classe ouvrière allemande sont dramatiques - il y a un nombre vertigineux de chômeurs - et pour la constitution parmi les prolétaires qui se mettent en mouvement d’un front unique de bataille selon une direction classiste non capitularde. Et comme le parti tourne le dos à cette orientation, le rôle des communistes oppositionnels, organisé en Fraction, est primordial.

De l’ardente polémique de cette époque, nous citerons un article paru sur «Prometeo» le 5 février 1933, quelques jours donc après la venue au pouvoir de Hitler (7). A ce moment le Parti communiste allemand et l’Internationale professent une vision complètement optimiste de la situation selon laquelle on est en présence d’un gouvernement de coalition qui ne pourra pas durer pas et qu’on reviendra à un gouvernement bourgeois classique. A l’inverse la Fraction, sur la base de l’expérience italienne, est convaincue qu’un régime de coalition entre fascistes et partis dits libéraux ou radicaux est une étape obligatoire pour aller ensuite vers un régime monolithique où tout le pouvoir sera concentré en un seul parti comme cela est nécessaire pour la préservation de l’ordre établi.

L’article répète que «démocratie et fascisme, bien que formes différentes de gouvernement et d’organisation sociale, répondent tous deux aux intérêts de la même classe capitaliste» et c’est celà qui explique que «le même personnel politique qui semble à un certain moment constituer le soutien ultime de la défense de la démocratie, appelle à un autre moment le fascisme au pouvoir».

Seuls des charlatans peuvent voir dans cette analyse, continue l’article, quelque chose d’analogue au social-fascisme. En effet «le fascisme constitue une forme d’organisation sociale extrêmement plus grave pour la classe laborieuse et cette classe doit se mobiliser à temps pour défendre ses intérêts menacés; mais cette défense n’est possible qu’à une seule condition: refus net et décidé de s’appuyer sur les forces de la démocratie et sur les partis de la démocratie et de la social-démocratie, mais orientation de la lutte sur une base de classe pour relier à la défense des intérêts mmédiats des travailleurs la défense des libertés conquises et menacées, en même temps que le parti du prolétariat dévoile aux masses le rôle de la démocratie qui engendre le fascisme et expose la nécessité de la lutte simultanée sur deux fronts, contre les deux formes d’organisation sociale de la même classe capitaliste».

L’article explique ensuite pourquoi le fascisme allemand a mis tant de temps pour arriver au pouvoir et a du suivre des voies différentes de celles du fascisme italien. En Allemagne il y a une plus grande connivence de la part de l’Etat - la connivence existait aussi en Italie, mais de façon plus masquée - et une moins grande intensité des actions illégales des chemises noires parce que les forces du prolétariat allemand étaient plus grandes que celles du prolétariat italien:

«L’accession extra-légale du fascisme italien a commencé bien avant son accession au pouvoir et il est possible de dire que la Marche sur Rome était la conclusion de toutes les actions extra-légales qui avaient déjà démoli les principales organisations de classe du prolétariat. En Allemagne ces actions extra-légales ne pouvaient être réalisées quand l’organisation étatique n’était pas encore dans les mains des fascistes: la prétendue neutralité des forces de l’Etat ne suffisaient pas pour donner l’assaut aux organisations du prolétariat, il fallait la participation active des forces étatiques. Pour prendre un exemple dans la situation italienne, il suffit de rappeler que les journées de décembre à Turin ont suivi et non précédé la marche sur Rome. Des centres prolétariens de l’importance de Turin ne peuvent être conquis que lorsqu’on peut mobiliser pleinement tout l’appareil d’Etat. Le prolétariat allemand était un Turin dans son ensemble, et cela que ce soit en raison de la part très importante du prolétariat dans sa population, par sa densité ou par la force de ses organisations» (...).

«Hitler au gouvernement est la réalisation de la prémisse indispensable pour le déchaînement de l’action spécifique du fascisme, des expéditions punitives, du massacre des organisations du prolétariat. Et le massacre des organisations du prolétariat allemand est la condition nécessaire pour passer demain à la phase plus avancée de la lutte contre-révolutionnaire».

La Fraction insiste sur le fait que le fascisme, qui avait face à lui un énorme prolétariat, a par conséquent était contraint de suivre un chemin détourné, d’utiliser des méthodes indirectes pour arriver au pouvoir. Il pourra alors se déchaîner contre le prolétariat battu dès le départ, désarmé par le stalinisme et la social-démocratie, par le démocratisme et par le soit-disant extrémisme de gauche de l’Internationale. Après la victoire de Hitler celle-ci accomplira d’ailleurs un brusque tournant à 180°, proclamant qu’il faut se fier à la démocratie, que seule la démocratie peut conduire à l’émancipation du prolétariat. Et alors, après avoir tiré à boulets rouges sur la social-démocratie pendant des années, voilà qu’à l’échelle internationale, les staliniens tomberont dans ses bras et se mettront à lui dresser des lauriers...

Il n’y avait donc aucune chance que le fascisme cède le pouvoir à la social-démocratie ou laisse la place à une forme non dictatoriale de gouvernement. Au contraire il était certain qu’il resterait au pouvoir et que s’il restait une seule chance pour que le prolétariat puisse se défendre, l’heure avait sonné pour un front unique prolétarien sur la base des organisations syndicales qui regroupent tous les prolétaires. C’est ce qu’explique un article du n° suivant du journal «Prometeo» (8). Le centrisme (rappelons que ce terme était alors utilisé pour désigner les staliniens) qui a abandonné la perspective du front unique est un des responsables de la défaite de la classe ouvrière. Le centrisme qui a subordonné les organisation syndicales à la fameuse théorie selon laquelle fascisme et social-démocratie sont des frères jumeaux, a affaibli la capacité de résistance de la classe ouvrière; il a dressé les prolétaires qu’il influençait contre les ouvriers sociaux-démocrates, et a donc créé ainsi les conditions pour la victoire sans combat du nazisme. Chacun sait qu’Hitler est arrivé au pouvoir pacifiquement, avec beaucoup moins de résistance prolétarienne qu’en Italie. Mussolini a fait la marche sur Rome en wagon-lit, Hitler est arrivé à Berlin en aéroplane, ce qui est en pratique plus rapide. Les grandes actions contre le prolétariat se sont déchaînées après la venue au pouvoir.

On sait peut-être moins que l’Internationale est restée à peu près silencieuse face à cet évenement - c’est ce que dénoncent avec raison nos camarades -, qu’elle ne donne aucun mot d’ordre à la classe comme si la défaite en Allemagne n’avait guère d’importance, alors que la Fraction affirme qu’il s’agit d’une défaite internationale de la classe ouvrière.

Dans un article très intéressant sur la signification internationale de la venue au pouvoir de Hitler la Fraction insiste sur l’importance stratégique du point de vue révolutionnaire, et donc aussi du point de vue contre-révolutionnaire, de l’Allemagne. Il s’agit du maillon entre le monde bourgeois et le monde prolétarien victorieux en Russie; centre du continent européen capitaliste développé, donc coeur de la future révolution internationale l’Allemagne était aussi le pont vers la Russie soviétique révolutionnaire. L’importance internationale de la position de l’Allemagne et de son prolétariat aggravait donc en conséquence les répercussions de la défaite subie sur l’échiquier allemand.

 

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Il existe toute une série de résolutions de la Fraction de gauche sur les tâches de la Fraction en Allemagne, avant comme après la prise du pouvoir par les nazis. Elles réaffirment ses positions fondamentales et s’opposent à toutes les manoeuvres réalisées par le parti allemand qui, tout en se livrant à une démagogie faussement degauche, appliquait ensuite des méthodes complètement démocratiques. Par exemple un des mots d’ordre du Parti communiste allemand dans cette période était celui de la révolution nationale. Il s’agissait pour lui de réagir au traité de paix de Versailles en se posant sur un terrain d’une défense populaire contre les prévarications des puissances victorieuses. Il s’agit là de positions démocratiques, précisément démocratiques. Par ailleurs en même temps que se menait la campagne contre les sociaux-démocrates, le parti appelait les ouvriers à quitter les grands syndicats dirigés par ces derniers au lieu de rester en leur sein pour y combattre et, si possible, en expulser les bonzes socialistes. Il y avait aussi les grandes campagnes pour le plébiscite rouge en Prusse où il s’agissait de faire tomber le gouvernement de Severing; en renversant électoralement le gouvernement social-démocrate, on renversait aussi automatiquement, selon le Parti communiste allemand, les nazis... Toute cette démagogie faussement de gauche s’alliait donc en même temps à des positions qui annonçaient le tournant vers des positions crassement démocratiques et ultra-démocratiques comme jamais l’Internationale communiste n’en avait connues.

 

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Dans cette période, et surtout à propos de l’Allemagne on voit Trotsky prendre des positions vraiment incroyables.

Pour ce qui est de la situation espagnole, Trotsky en s’appuyant évidemment sur des données objectives y compris relativement justes, applique le schéma de la révolution permanente et plus particulièrement le schéma des révolutions doubles: il estime alors que va se reproduire en Espagne la même situation que celle de la révolution d’Octobre. Comme il s’agit d’un pays arrièré où subsistent, surtout à la campagne, de forts résidus pré-capitalistes, il voit le problème comme celui de la transformation d’une future révolution bourgeoise en révolution prolétarienne. Nous reviendrons plus loin sur cette question, et nous allons parler d’abord de l’Allemagne.

A ce propos Trotsky soutient qu’il y a une opposition fondamentale entre fascisme et social-démocratie et par conséquent le parti communiste allemand doit avoir une position de défense ouverte de la démocratie et de la social-démocratie. Il va jusqu’à prendre une position de défense ouverte du stalinisme. Trotsky arrive à dire - ce que la Fraction rappellera longtemps - qu’une victoire révolutionnaire en Allemagne est possible même avec une politique erronnée, même avec la politique de Thälmann, le chef stalinien du parti. Thälmann sera candidat à la présidence de la République et à cette occasion il reçoit l’appui de l’opposition de gauche trotskyste: c’est l’appui au représentant des bourreaux de l’opposition de gauche en Russie, l’appui à l’Internationale qui a mené le prolétariat international à la défaite et qui prépare la défaite en Allemagne.

Nous allons donner quelques citations de Trotsky qui font frémir; mais il faut comprendre jusqu’où il pouvait aller et comprendre aussi comment certaines positions outrées de la Fraction ont été conditionnées jusqu’à un certain point par des positions opposées de Trotsky. Dans une brochure de février 1932 celui-ci assimile les conquêtes réalisées par la classe ouvrière au sein de la société bourgeoise dans une période démocratique (mais aussi dans une période qui pouvait ne pas être démocratique) à des noyaux de démocratie prolétarienne à l’intérieur de la démocratie bourgeoise:

«Au cours de plusieurs dizaines années les ouvriers ont construit à l’intérieur de la démocratie bourgeoise, en l’utilisant tout en luttant contre elle, leurs bastions, leurs bases, leurs foyers de démocratie prolétarienne: les syndicats, les partis, les clubs de formation, les organisations sportives, les coopératives, etc. Le prolétariat ne peut arriver au pouvoir dans le cadre de la démocratie bourgeoise, mais seulement par la voie révolutionnaire: ceci est démontré aussi bien par la théorie que par l’expérience.» Nous sommes d’accord avec cette dernière phrase, mais voyons la suite:

«Mais c’est précisément pour cette voie révolutionnaire que le prolétariat a besoin des points d’appui de la démocratie prolétarienne à l’intérieur de l’Etat bourgeois. C’est à la création de telles bases que s’est réduit le travail de la IIe Internationale à l’époque où elle remplisssait encore un rôle historique progressiste» (9) (souligné par nous).

Cette affirmation est proprement stupéfiante: elle ouvre la voie à toutes les conceptions réformistes selon lesquelles il est faux de dire que l’Etat bourgeois est l’instrument de la domination de la classe bourgeoise; sous la plume de Trotsky il devient, partiellement sans doute, un instrument de la classe ouvrière! La tâche des communistes n’est plus alors la destruction de l’Etat bourgeois, mais la défense d’une partie au moins de cet Etat contre l’offensive bourgeoise menée par les fascistes. Ce que Trotsky légitime ainsi c’est l’antifascisme démocratique, l’alliance avec les fameux secteurs bourgeois démocrates qui en Italie avait déjà scellé la défaite prolétarienne et qui servira par la suite à enchaîner le prolétariat à des objectifs strictement bourgeois, jusque et y compris la participation à la deuxième boucherie mondiale.

(...) «Le fascisme a pour fonction essentielle et exclusive de détruire tous les bastions de la démocratie prolétarienne jusqu’à leurs fondements. Est-ce que cela a ou non une “valeur de classe” pour le prolétariat?» Trotsky pose cette question pour tirer la conclusion. Comme il n’y a pas de doute que l’existence des organisations prolétariennes (que Trotsky baptise «de démocratie ouvrière», ce qui est un terme qui n’a aucun sens du point de vue scientifique marxiste mais ne sert qu’à brouiller les idées) a une valeur ( y compris pour nous!), puisque ces organisations et ces associations existent et sont reconnues sous le régime démocratique, il faut alors défendre la démocratie! La logique de ce raisonnement est très faible mais c’est bien celle que suit Trotsky.

Dans une autre brochure, écrite après la victoire de Hitler et adressée aux prolétaires sociaux-démocrates, il développe le même thème mais en tirant les conclusions jusqu’au bout:

«Si Hitler s’avise de liquider le Reischstag [c’est-à-dire le Parlement], et si la social-démocratie se montre décidée à combattre pour ce dernier, les communistes aideront la social-démocratie de toutes leurs forces» (10). Donc si l’institution parlementaire risque de s’effondrer, puisque cette institution est liée à l’existence de ces bastions de démocratie prolétarienne que sont les grandes organisations ouvrières - ou, mieux, puisque ces noyaux de démocratie prolétarienne ne peuvent vivre que s’il y a un Reichstag, alors les communistes défendront le parlement! Il est caractéristique que lorsque quelques jours plus tard le Reichstag sera incendié tous pleureront la destruction de ce temple de la démocratie bourgeoise et que notre Fraction sera la seule à défendre le malheureux Van der Lubbe; et elle le défendra pas seulement en tant que prolétaire accusé d’un acte terroriste même très discutable, mais aussi parce que l’incendie d’un parlement par un prolétaire ne pouvait que nous réjouir...

Plus loin il affirme:

«La mission du fascisme n’est pas tant d’achever les débris de la démocratie bourgeoise que d’écraser les premiers fondements de démocratie prolétarienne. Quant à notre mission, elle consiste à placer les éléments de la démocratie prolétarienne d’ores et déjà créés, à la base du système soviétique de l’Etat ouvrier. Dans ce but il faut briser l’écorce de la démocratie bourgeoise et en libérer le noyau de démocratie prolétarienne. Le fascisme menace le noyau vital de la démocratie ouvrière. Cela même dicte le programme du front unique» (11).

L’abus même du terme «démocratie ouvrière» qui englobe en réalité les partis et organisations révolutionnaires et les partis et organisations réformistes, c’est-à-dire contre-révolutionnaires, tout comme ce schéma caricatural de la révolution sociale qui fait disparaître toutes ses caractéristiques fondamentales sont déjà de très graves concessions aux préjugés sociaux-démocrates. Mais Trotsky va plus loin; après avoir ainsi esquissé (ou plutôt défiguré) le but final, il termine:

«Nous sommes des matérialistes et c’est pourquoi nous ne séparons pas l’âme du corps. Tant que nous n’avons pas encore la force d’instaurer le sytème soviétique, nous nous plaçons sur le terrain de la démocratie bourgeoise» (souligné par nous) (12). Tout est dit.

 

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Trotsky finit donc par identifier à la démocratie les organisations et institutions que le prolétariat a construits malgré et contre elle. Il n’est pas vrai en effet que les principes démocratiques comprennent la liberté d’organisation de la classe ouvrière. C’est l’inverse qui est vrai. La classe ouvrière a dû se battre pour conquérir ces fameux droits et ces fameuses libertés, alors que la célèbre loi Le Chapelier instituée sous la révolution interdisait l’association ouvrière. Il n’existe pas de lien logique ni métaphysique entre la démocratie et l’existence des organisations prolétariennes. Si le prolétariat a pu obtenir le doit de s’organiser dans la société bourgeoise ce n’est certainement pas parce que cela faisait partie des principes éternels de la démocratie, mais parce que la classe ouvrière s’est organisée et a lutté pour imposer la reconnaissance de ses organisations à la classe dominante. Bien entendu cette dernière a cédé sous cette pression avec l’objectif de corrompre et de mettre à son service ces mêmes organisations. Il n’y a pas de rapport de dérivation dialectique, mais plutôt, si l’on veut, d’opposition dialectique, entre la démocratie et les organisations ouvrières.

Dans cette période de montée de Hitler au pouvoir, Trotsky se laissera aller à dire que l’on passe de la démocratie au fascisme dialectiquement. C’est là une monstruosité car cela implique qu’il y a une opposition, une rupture, entre l’une et l’autre forme et que donc il soit possible et qu’il faille de défendre l’une (la forme démocratique avec ses noyaux de démocratie prolétarienne) contre l’autre.

En réalité ce n’est jamais en se plaçant sur le terrain de la démocratie bourgeoise, mais sur celui, opposé, de la lutte de classe qu’il est possible non seulement de résister réellement à l’offensive capitaliste déchaînée dont le fascisme représente la pointe extrême, mais aussi d’arracher les prolétaires à l’influence de la social-démocratie et de toutes les organisations de collaboration des classes. On ne peut attendre pour quitter le terrain de la démocratie d’être devenu assez fort pour faire la révolution, parce qu’en restant sur ce terrain illusoire on se condamne à ne jamais se renforcer, on condamne le prolétariat à rester dispersé, paralysé et anesthésié par les mécanismes, les institutions, la propagande et les habitudes démocratiques conservatrices.

Il est intéressant de noter que dans cette même période, adhérent à l’Opposition de gauche les fameux «Trois» - Leonetti, Tresso et Ravazzoli. Ces ex-dignitaires staliniens qui avaient participé à la purge contre notre courant adhèrent sur des positions démocratiques (c’est bien là aussi caractéristique de l’amalgame trotskyste) et représentent en réalité un courant de droite du parti communiste italien qui n’avait pas digéré le zig zag «à gauche» de la dite «Troisième période» et du social-fascisme; ils défendent la thèse de la revendication d’une Assemblée constituante en Italie pour combattre le fascisme.. Or Trotsky ne réfute pas cette position; il estime qu’on peut très bien lancer ce mot d’ordre, à condition d’analyser si c’est bien opportun dans la situation donnée. Il n’oppose pas de raison de principe à ce mot d’ordre de la Constituante qui, pas du tout par hasard, deviendra quelques années plus tard le cri de ralliement de la Résistance italienne et le drapeau de la reconstitution de la démocratie, c’est-à-dire de la défense du régime bourgeois en Italie contre tous les risques de débordements prolétariens à l’issue de la guerre.

 

(Suite et fin au prochain numéro)

 

 


 

 

(1) cf «Lettre ouverte aux communistes d’opposition», «Contre le courant. Organe de l’opposition communiste», n° 12, 28/6/28 (reprint Maspero 1971).

(2) cf Programme Communiste n° 68.

(3) Albert Treint et Suzanne Girault avaient été les dirigeants du PCF à l’époque de la «bolchévisation», période où ils s’étaient faits les exécutants zélés de tous les tournants de l’Internationale et où ils avaient expulsé les militants de gauche. La mise à l’écart de Zinoviev en Russie avait précipité leur chute. Alors qu’il avait été l’auteur de la célèbre définition du front unique: plumer la volaille socialiste, Treint, ironie ou plutôt logique implacable de l’histoire, réintégra quelques années plus tard... le poulailler social-démocrate.

(4) Il s’agit pour l’essentiel des «Thèses de Lyon» présentées par la Gauche au IIIe Congrès du PCI, publiées dans notre brochure «Défense de la continuité du programme communiste», Textes du PC.International n° 7.

(5) cf «Contre le courant» n° 13, 5/8/1928.

(6) Il s’agit du «Bulletin d’Information de la Fraction de Gauche italienne» n°2, septembre 1931, qui contient 3 lettres de Trotsky (25/9/29, 22/4/30 et 9/6/30) et les réponses de la Fraction.

(7) «Hitler al governo», «Prometeo» n° 84. Ce numéro contient aussi la très courte lettre de rupture de Trotsky avec la Fraction.

(8) «Il Fronte unico per la difesa del proletariato tedesco», «Prometeo» n° 85, 5/3/1933.

(9) cf «La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne», 8/12/1931 in Léon Trotsky, «Comment vaincre le fascisme», Ed. Buchet Chastel, Paris 1973, p. 102-103. Nous avons vérifié sur l’édition anglaise et sur l’original russe («Byuletin Opozitsyi») que Trotsky parle bien de points d’appui dans l’Etat bourgeois!

(10) cf «Entretien avec un ouvrier social-démocrate», 23/2/1933 in Léon Trotsky, Ecrits 1928-1940, Tome III, supplément à IVe Internationale, Paris 1959, p. 368.

(11) Ibidem, p. 372.

(12) Ibid.

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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