Sur le fil du temps

LA DOCTRINE DU DIABLE AU CORPS

«Battaglia Comunista» n°21 (1-13/11/1951)

(«le prolétaire»; N° 464;  Octobre-Novembre 2002)

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Le «Fil du Temps» que nous publions ici est paru sur l’organe du Partito Comunista Internazionalista à la fin 1951à l’époque où se délimitaient  dans cette organisation deux tendances aux orientations toujours plus différentes. Quelques mois plus tard les divergences devenues inconciliables allaient déboucher sur la séparation et la constitution d’un parti, certes peu nombreux, mais doté d’une base suffisamment homogène pour s’atteler au travail, que nous jugions vital pour l’avenir, de restauration et de défense du programme communiste face à l’extrême confusion semée par la victoire de la contre-révolution. Parmi les points cruciaux à clarifier, il y avait celui du rôle croissant de l’Etat dans l’économie (avec les nationalisations notamment), présenté comme une nouvelle forme imprévue du capitalisme (quand il n’était pas tout simplement identifié au socialisme!). Dans l’article, Bordiga cite, sans le nommer, des extraits de la correspondance qu’il avait sur ce thème avec Damen, le leader de la tendance innovatrice et activiste et du futur P.C.Internazionalista (Battaglia Comunista).

 

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Pour faire en sorte que les boussoles qui ont perdu le nord indiquent à niveau la bonne route, il est indispensable d’y voir clair sur le problème du capitalisme d’Etat.

Nous avons fait en sorte de fournir de nombreuses contributions, tirées du bagage des notions traditionnelles de l’école marxiste, pour démontrer que le capitalisme d’Etat n’est pas seulement  l’aspect le plus récent du monde bourgeois, mais que ses formes les plus complètes sont très anciennes et qu’elles remontent à la naissance même du type capitaliste de production; elles ont servi de facteurs originels de l’accumulation primitive, et elles ont de loin précédé le milieu conventionnel et fictif , qui relève davantage de la propagande bourgeoise que de la réalité, de l’entreprise privée, de la libre entreprise et autres belles choses.

Comme nous l’avons déjà dit, il y a dans le camp des communistes de gauche antistaliniens de nombreux groupes qui ne le pensent pas de même. Sur la base des premiers textes, nous leur disions par exemple: «Où qu’il soit et où que soit la forme économique du marché, le capitalisme est une force sociale. Et c’est une force de classe. Et il a à sa disposition l’Etat politique». Et nous ajoutions la formule qui, selon nous, exprime bien les aspects les plus récents de l’économie mondiale: «Le capitalisme d’Etat n’est pas une soumission du capital à l’Etat, mais un assujettissement de l’Etat au capital».

 Ces groupes trouvent, au contraire, que les termes de la première thèse étaient «exacts jusqu’en 1900, date à laquelle on a l’habitude de faire débuter l’époque de l’expansion impérialiste, et en soi ils restent actuels mais ils sont incomplets au moment où l’évolution du capitalisme attribue à l’Etat la fonction de soustraire la phase terminale de cette évolution à l’initiative privée».

Et ils vont jusqu’à dire que nous serions des attardés dans le monde de la «culture» économique, si nous ne comprenions pas que si celle-ci ne s’aligne pas sur l’histoire, elle cesse d’être marxiste; et si nous ne cherchions à compléter l’analyse de Marx sur l’économie d’Etat par l’étude des textes dus à la puissante personnalité de l’économiste Kaiser. Déplorable et fatal travers! Il n’est possible de vérifier une thèse qui cherche à exprimer des rapports donnés entre des choses et des faits qu’en la confrontant avec les choses et les faits et non en lisant la signature pour se déterminer selon que l’auteur ait ou non une puissante personnalité!

Pour nous, la personnalité importe peu, que ce soit celle d’un Kaiser ou d’un autre; et si ce dernier en vient, en 1950, à attaquer l’idole de l’initiative privée, nous, nous savons bien que don Carlo l’a mise en pièces il y a un bon siècle: et nous le savons en tant  qu’attardés têtus,  lecteurs paresseux de la dernière édition…

Dans le marxisme, la notion d’initiative privée n’existe pas; baissez les yeux sur le cadran de la boussole au lieu de les lever au ciel comme celui qui entend des paradoxes (paradoxe: chose qui semble fausse à l’oreille commune, alors qu’elle est absolument vraie).

Dans mille discours de propagande nous avons répété que le programme socialiste consiste à l’abolition de la propriété privée des moyens de production, et c’est juste, avec les gloses de Marx au programme de Gotha et avec celles de Lénine sur Marx. Propriété, disions-nous, non pas économie privée. L’économie précapitaliste était privée, c’est à dire individuelle. Propriété est un terme qui n’indique pas un rapport purement économique mais un rapport juridique; il fait référence au domaine non plus des seules forces de production mais des rapports de production. Propriété privée signifie droit privé, lequel est sanctionné par les codes bourgeois: cela nous ramène à l’Etat et au pouvoir, facteurs de force, de violence, dans les mains d’une classe. Notre vieille et saine formule ne signifie rien si elle ne contient pas déjà la notion que, pour dépasser l’économie capitaliste, il faut dépasser la construction juridique et étatique qui lui correspond.

Ces quelques notions élémentaires devraient suffire à éviter le piège contenu dans la thèse selon laquelle le programme socialiste est réalisé dès que la propriété individuelle est devenue propriété de l’Etat, dès que l’usine est nationalisée.

Entendons-nous: les groupes dont nous contestons le jugement ne soutiennent pas que le capitalisme d’Etat est déjà le socialisme, mais ils en arrivent à soutenir qu’il constitue une troisième forme, nouvelle, entre capitalisme privé et socialisme. Ils disent en fait qu’il y a deux moments différents, celui où «l’Etat a plus la vieille fonction de gendarme que celle d’agent économique» et celui où «il accroît au maximum l’usage de la force pour protéger particulièrement l’économie qui est concentrée en lui». Nous, nous disons que dans ces deux formules, plus ou moins heureusement rédigées, et mieux, dans ces deux époques historiques, le capitalisme est le même, la classe dominante est la même, l’Etat historique est le même. L’économie est l’ensemble du domaine social dans lequel ont lieu les faits de la production et de la distribution, et tous les hommes y participent; l’Etat est une organisation précise qui agit dans le domaine social, et l’Etat de la période capitaliste y a toujours la fonction de gendarme et de protecteur des intérêts d’une classe et du mode de production qui correspond historiquement à cette classe. L’Etat qui concentre en lui l’économie est une formule incongrue. Pour le marxisme, l’Etat est toujours présent dans l’économie, son pouvoir et sa violence légale sont des facteurs économiques du début à la fin. Il serait tout au plus possible de dire: l’Etat, en certains cas déterminés, assume avec son administration la gestion des entreprises de la production industrielle; et s’il les assume toutes, il aura concentré la gestion des entreprises, jamais l’économie. Surtout tant que la distribution se réalise avec des prix exprimés en monnaie (qu’ils soient fixés d’office importe peu) et, par conséquent, tant que l’Etat est une entreprise parmi les entreprises, un contractant parmi les contractants;  pire encore quand on considère comme entreprise chacune des sociétés nationalisées, comme le font les travaillistes, les partisans de Churchill et les staliniens. Pour sortir de tout ça, il ne faut pas faire appel à des mesures administratives mais à la force révolutionnaire de la guerre de classe.

Le problème est mieux posé dans un intéressant bulletin des camarades du «Groupe français de la Gauche communiste internationale» (1) dont nous ignorons les noms et les personnalités de ceux qui écrivent. Le problème est posé au travers de questions sensées et qui méritent leur développement , et il est posé en opposition à la vision du groupe bien connu de Chaulieu, influencé par la théorie de la «décadence» et du passage du capitalisme à la barbarie, barbarie qui inspirerait l’horreur dans la même mesure que les régimes «bureaucratiques». Une théorie dans laquelle vraiment, on ne comprend pas quelle sorte de Kaiser indiquent les boussoles tant on déblatère de marxisme. Sur la décadence du capitalisme, nous avons les éléments du bulletin interne de notre mouvement, où est traitée la théorie erronée de la courbe descendante (2). Loin de toute prétention scientifique, est idiote la théorie qui dit: ô capitalisme, fais ce que tu veux, arrête-nous, moque toi de nous, réduis-nous à trois chats pelés qui ne méritent même pas un coup de pied: peu importe car tout cela signifie que tu es en pleine décadence. Qu’est-ce que ce serait s’il n’était pas en décadence...

Quant à la barbarie, elle s’oppose à la civilisation et donc à la bureaucratie. Nos ancêtres barbares, les bienheureux, n’avaient pas d’appareils d’organisation ayant pour base (sacré vieil Engels!) deux éléments: un territoire bien défini, une classe dominante bien définie. Il y avait le clan, la tribu, pas encore la civitas. Civitas veut dire cité et veut dire aussi Etat. Civilisation opposée à la barbarie, veut dire organisation étatique et veut dire aussi forcément bureaucratie. Plus d’Etat, plus de civilisation, plus de bureaucratie et ceci au fur et à mesure que se succèdent les civilisations de classe: voilà ce que dit le marxisme. Ce n’est pas le retour à la barbarie mais l’avancée vers la super-civilisation qui nous écrase dans tous les territoires où dominent les monstrueuses super-organisations étatiques contemporaines. Mais laissons à leurs crises existentielles les gens de «Socialisme ou Barbarie», que le bulletin cité réfute en un titre juste: Deux ans de bavardage. Comme on sait, entre nous il est interdit de bavarder!

Venons-en aux formules équilibrées avec lesquelles les camarades français posent le problème: Définition de la classe dirigeante des pays de capitalisme d’Etat. Exactitude ou insuffisance de la définition: capitalisme héritier des révolutions libérales.

La conclusion à laquelle tend ce groupe est juste: cesser de présenter la bureaucratie comme une classe autonome, perfidement nichée au sein du prolétariat, et la considérer comme un vaste appareil lié à une situation historique donnée de l’évolution mondiale du capitalisme. Nous sommes donc sur la bonne voie: la bureaucratie que toutes les sociétés de classe ont connue, n’est pas une classe, elle n’est pas une force de production, c’est une des «formes» de la production, propre à un cycle donné de domination de classe. Dans certaines phases de l’histoire, elle semble apparaître sur la scène comme protagoniste; nous allions dire nous aussi dans les phases de décadence; ce sont, au contraire, dans les phases prérévolutionnaires et celles d’une expansion maximale. Pourquoi appeler décadente la société prête à l’intervention de la révolution sage-femme, de l’obstétricienne qui fera venir à la lumière la nouvelle société? Ce n’est pas la femme enceinte qui est décadente mais la femme stérile. Les Chaulieu voient le ventre énorme de la société capitaliste et ils prennent les hésitations de la sage-femme devant la matrice gonflée pour une imaginaire stérilité de la femme enceinte. Ils accusent le bureaucratisme du Kremlin de nous avoir donné un socialisme mort-né par abus de pouvoir, alors que le tort est de ne pas avoir empoigné les forceps de la révolution pour déchirer le ventre de l’Europe-Amérique, tendu par la luxuriante accumulation du capital, et d’avoir consacré des efforts inutiles à une matrice infertile. Et peut-être seulement à une matrice non fécondée, reculant de la bataille de la récolte à celles des semailles.

Venons à la partie purement d’économie marxiste, après seulement une clarification rapide.  L’expression «capitalisme héritier des révolutions libérales» justement citée comme centrale contient cette thèse historique précise: le cycle du capitalisme, de la révolution bourgeoise à la révolution prolétarienne, est un cours unique de classe; il ne faut  pas le rompre en plusieurs sous peine de renoncer au marxisme révolutionnaire. Mais il faut dire comme un peu plus loin: capitalisme issu des révolutions bourgeoises, plutôt que libérales. Il serait encore mieux  de dire des révolutions antiféodales. En effet, c’est la propagande bourgeoise qui prétend que le libéralisme comme idéal général, était le but et le mobile de ces révolutions. Marx s’est dressé face à ce mensonge: selon lui, le but historique de ces révolutions est la destruction des obstacles posés à la domination de la classe capitaliste.

C’est seulement en ce sens que la brève formule est exacte. Il s’en déduit clairement que le capital peut  se dépouiller du libéralisme sans changer de nature. Et se déduit aussi clairement: le sens de la dégénérescence de la révolution en Russie n’est pas d’être passée de révolution pour le communisme à révolution pour un type développé du capitalisme, mais à une pure révolution capitaliste: c’est-à-dire coucourant à la domination capitaliste dans le monde entier, qui élimine par étapes successives les vieilles formes féodales et asiatiques dans les différentes régions. Comme dans la situation historique des XVIIème, XVIIIème, XIXème siècles, la révolution capitaliste devait avoir des formes libérales, au XXème siècle elle a des formes totalitaires et bureaucratiques.

Cette différence résulte non de changements qualitatifs fondamentaux du capitalisme, mais de l’énorme différence de développement quantitatif, comme intensité dans chaque métropole, et diffusion à l’échelle planétaire.

Et si la ligne du développement historique est bien comprise, le fait que le capitalisme, pour sa conservation comme pour son développement et son extension, a toujours moins recours aux balivernes libérales et toujours plus aux moyens de police et d’étouffement bureaucratique,  ne conduit pas à hésiter un seul instant sur la certitude que ces mêmes moyens devront servir à la révolution prolétarienne. Elle utilisera violence, pouvoir, Etat et bureaucratie ou despotisme comme disait avec ce mot plus terrible le Manifeste du Parti Communiste d’il y a 103 ans; puis elle saura se débarrasser de tout cela.

Le chirurgien ne dépose pas le bistouri ensanglanté avant que le nouvel être ait émis, avec le premier air inspiré, l’hymne à la vie.

 

HIER

 

Avec la disparition des personnes privées qui, en tant que propriétaires des usines, organisent la production, la forme fondamentale du capitalisme ne disparaît-elle pas? Telle est, dans le domaine économique, l’objection qui trouble beaucoup de gens.

«Le capitaliste» est nommé cent fois par Marx. D’autre part, le mot «capital» vient de caput qui signifie tête et par conséquent, traditionnellement, est capital toute richesse léguée, testée, à toute personne titulaire d’un titre. Pourtant, la thèse (à laquelle depuis longtemps nous consacrons des exposés qui n’apportent rien de nouveau mais ne font qu’expliquer) qui affirme que l’analyse marxiste du capitalisme n’a pas comme élément nécessaire la personne du patron d’entreprise reste vraie. Les citations de Marx seraient innombrables, nous finirons avec une seule.

Prenons le prétendu capitalisme «classique» de la «libre» entreprise. Marx met de tels adjectifs toujours en italiques car ils caractérisent justement l’école économique bourgeoise qu’il combat et détruit dans ses conceptions, c’est là un point qu’on oublie toujours.

On suppose évidemment que dans les mains de Monsieur X, le premier capitaliste apparu, il y avait une masse d’argent. Bien. Des sections entières de l’œuvre répondent à la question: comment cela est-il possible? Les réponses sont variées: vol, pillage, usure, marché noir et, comme nous l’avons souvent vu, ordre du roi ou loi de l’Etat.

Et donc, X, au lieu de tenir le petit sac de monnaie d’or et de le faire rouler chaque nuit entre ses doigts, agit comme un citadin imbibé des idées civiles libérales et humanitaires: il affronte noblement les risques de faire circuler son capital.

Donc, premier élément: l’argent accumulé.

Second élément: achat de matières premières, le classique coton brut en balles rencontré dans tant de chapitres et de paragraphes.

Troisième élément: achat d’un immeuble où l’on installe la fabrique et les métiers pour filer et tisser.

Quatrième élément: organisation et direction technique et administrative: le capitaliste classique y pourvoit lui-même; il a étudié, circulé, voyagé; il a imaginé les nouveaux systèmes qui, travaillant les balles et produisant les fils en masse, les rendront moins coûteux. Il habillera à bon marché les gueux d’hier et jusqu’aux Noirs d’Afrique centrale habitués à aller tout nus.

Cinquième élément: les ouvriers qui sont aux métiers. Ils n’auront pas l’obligation d’apporter une once de coton brut ou une seule petite canette de rechange, choses qui arrivaient dans les temps semi-barbares de la production individuelle. Mais en même temps, gare s’ils emportent un seul bout de coton pour raccommoder leur pantalon. Ils sont payés avec une marchandise, juste équivalent de leur temps de travail.

Ces éléments étant entrés en combinaison, il en résulte ce qui est le mobile et le but de tout le procès: la masse des fils ou des tissus. Le fait essentiel est que celle-ci ne peut être portée sur le marché que par le capitaliste et le produit en argent est entièrement et seulement à lui.

C’est toujours la même vieille histoire. Vous connaissez les comptes. Sortie: le coût du coton brut – tant pour compenser l’usure de l’immeuble et de l’outillage – et les salaires des ouvriers. Rentrée: le prix du produit vendu. Cette partie dépasse la somme des trois autres et la différence constitue la bénéfice, le profit de l’entreprise.

Il importe peu de savoir que le capitalisme fait ce qu’il veut de cet argent récupéré. Il pouvait le faire aussi avec l’argent du départ sans rien fabriquer. Le fait important est que, après avoir tout racheté et reconstitué tous les stocks équivalents au premier investissement, il a dans les mains une masse de valeur supérieure à celle d’origine. Il peut la consommer personnellement, bien sûr. Mais socialement, il ne le peut, et quelque chose l’oblige à l’investir en grande partie, à la poser à nouveau comme un capital.

Marx dit que la vie du capital ne consiste que dans son mouvement comme valeur perpétuellement vouée à se multiplier. La volonté de la personne du capitaliste n’est pas nécessaire pour cela, de même qu’elle ne pourrait l’empêcher. Le déterminisme économique n’oblige pas seulement le travailleur à vendre son temps de travail mais également le capital à s’investir et à s’accumuler. Notre critique du libéralisme ne consiste pas à dire qu’il y a une classe esclave et une classe libre: il y en a une exploiteuse et une profiteuse, mais elles sont toutes les deux liées aux lois du type historique de production capitaliste.

Le procès n’est donc pas un procès d’entreprise mais un procès social, et c’est seulement en tant que tel qu’il peut être compris. Déjà chez Marx, nous avons l’hypothèse que les divers éléments se détachent de la personne de l’entrepreneur capitaliste et soient tous remplacés par la participation à une partie du bénéfice réalisé dans l’entreprise productive. Premièrement: l’argent peut être celui d’un prêteur, d’une banque et recevoir un intérêt périodique. Deuxièmement: en conséquence les matières premières achetées avec cet argent ne sont pas en réalité propriété de l’entrepreneur mais de celui qui finance. Troisièmement: en Angleterre, le propriétaire d’un édifice, d’un bâtiment ou d’une usine, peut ne pas l’être du sol qu’il occupe; le bâtiment et l’usine peuvent être louées. Rien n’interdit qu’il en soit de même pour les métiers à tisser et toutes les machines et les outils. Quatrième élément : l’entrepreneur peut ne pas avoir les connaissances techniques et administratives de direction: il engage alors ingénieurs et comptables. Cinquième élément: les salaires des travailleurs; évidemment, même leur distribution est faite avec les avances de celui qui finance.

La stricte fonction d’entrepreneur se réduit à celle d’avoir deviné qu’il y a une demande sur le marché de certaines masses de produits, dont le prix de vente dépasse le coût de tout ce qui est indiqué plus haut. Ici la classe capitaliste se circonscrit à la classe des entrepreneurs qui est une force sociale, politique, base principale de l’Etat bourgeois. Mais la couche des entrepreneurs ne coïncide pas avec celle des propriétaires d’argent, du sol, des maisons, des usines, des marchandises, des machines, etc…

Il y a deux formes, deux points fondamentaux pour reconnaître le capitalisme. Le premier est le droit de l’entreprise productive à disposer des produits et du profit provenant de leur vente (des prix fixés ou des réquisitions de marchandises n’affectent pas le droit à un tel bénéfice) ne soit pas contesté ni remis en cause. Ce qui protège un tel droit fondamental dans la société présente est, dès le début, un monopole de classe, c’est un échafaudage de pouvoirs grâce auquel Etat, magistrature, police frappent celui qui transgresse la loi. Telle est la condition d’une production par entreprises. Le deuxième point est que les classes sociales «n’ont pas de frontières fixes». Historiquement, elles ne sont plus des castes, ni des ordres. Appartenir à l’aristocratie terrienne durait au-delà de la vie puisque le titre passait d’une génération à l’autre. La propriété des immeubles ou d’une grosse finance dure  en moyenne au moins une vie humaine. La durée «moyenne d’appartenance d’un individu donné à la classe dominante» tend à devenir toujours plus brève. C’est pourquoi, dans les formes extrêmement développées, ce n’est plus le capitaliste qui nous intéresse mais le Capital. Ce metteur en scène n’a pas besoin de personnages stables. Il les trouve et les recrute où il veut et il les remplace dans des cycles toujours plus rapides.

 

AUJOURD’HUI

 

Nous ne pouvons pas faire ici la démonstration que le capitalisme «parasitaire» de Lénine ne doit pas être compris au sens que le pouvoir résiderait plus dans les mains des capitalistes financiers que dans celles des capitalistes industriels. Le capitalisme ne pouvait pas se diffuser et s’accroître sans devenir toujours plus complexe et sans séparer toujours plus les différents éléments qui concourent au gain spéculatif: finance, technique, équipement, administration. La tendance est que le maximum de bénéfice et de contrôle social s’éloigne toujours plus des mains des éléments positifs et actifs et se concentrent dans celles des spéculateurs et du banditisme affairiste.

Nous ferons donc un saut de Marx  à… Don Sturzo (3).

Ce dernier s’est occupé avec sa prudence habituelle du scandale de l’Institut National des Assurances. C’est intéressant quand il dit: je ne sais pas ce qui se passait à l’époque fasciste car j’étais en Amérique; mais là-bas des choses de ce genre sont courantes: on en voit bien d’autres! Nous en étions sûrs. Le parasitisme capitaliste de l’Italie actuelle bat celui de l’Italie de Mussolini, et tous deux ne sont que des plaisanteries de gamins comparés aux manœuvres de l’affairisme étasunien.

L’I.N.A. dispose de moyens financiers colossaux parce qu’il concentre tous les versements des travailleurs pour les assurances sociales, comme d’autres instituts para-étatiques semblables dont les sigles sont connus. Il paie lentement et donc dans ses caisses tourne une masse énorme d’argent. Il a donc le droit (quoique n’ayant ni tête, ni corps, ni âme: ce n’est pas pour rien que nous sommes dans la civilisation de l’habeas corpus!) de ne pas faire dormir tant de richesses, donc il place et investit. Quelle aubaine pour l’entrepreneur moderne! Il est le capitaliste sans capital, comme dialectiquement le capital moderne est le capital sans patron, acéphale.

Le mal, dit le sage prêtre sicilien (dont certains haut placés désirent ardemment pouvoir faire l’éloge funèbre) est la formation, à l’ombre de l’I.N.A., de trop de sociétés de complaisance.

Que sont donc, Kaiser, les sociétés de complaisance ? Quelques types versés dans les affaires, qui ont des bureaux luxueux et sont introduits dans les antichambres économiques et politiques, mais qui n’ont pourtant pas un sou en propre, ni titres nominatifs, ni immeubles cadastrés (et même pas le loyer d’une maison: ils vivent dans de grands hôtels, connaissent à fond Vanini (4), mais eux, Vanini ne les connaît pas) font le «plan» d’une affaire donnée et fondent une société qui a pour seul patrimoine le plan en question. L’argent, l’I.N.A. ou un institut similaire leur en donnera, s’il le faut en vertu d’une petite «loi spéciale»; une loi, mettons pour le développement de l’élevage des crabes sur les carcasses des navires coulés. Cela devient un problème qui va vite se poser parmi les problèmes nationaux de premier plan, surtout avec un puissant discours d’un parlementaire de l’opposition contre l’inaptitude du gouvernement.

Autrefois, en effet, l’entrepreneur moyen allait à la banque pour acquérir l’argent à investir dans l’affaire projetée. La banque disait: eh bien d’accord, quelles sont tes garanties, en dehors de tes propriétés, titres et autres…? Mais un institut para-étatique n’a pas de si basses exigences: l’intérêt national lui suffit, et il débourse l’argent. Le reste de l’histoire va de soi. Si le vieil entrepreneur dans son plan et son projet productif commettait une bévue, l’entreprise s’arrêterait là; son argent ne rentrait plus et il sortait, penaud, de la classe patronale.

Notre société de complaisance avec son brillant état-major n’a pas cette crainte; si elle prend des crabes et que ceux-ci sont acquis par des gourmets à un prix rémunérateur, il y a apparition d’un bénéfice. Si par malheur on ne prend pas de crabes, ou que personne n’en mange, il n’y a pas de mal; coupons, indemnités, participations ont été encaissés et c’est l’I.N.A. qui paie pour la faillite du plan visant à produire des crabes.

Avec ce petit exemple banal, nous avons expliqué ce qu’était le capitalisme d’Etat ou l’économie concentrée dans l’Etat. Il va sans dire que la perte de l’I.N.A. est la perte de tous les pauvres malheureux qui laissent dans ses caisses une partie de leur salaire.

Le capitalisme d’Etat est la finance centralisée dans l’Etat à la disposition du manipulateur du moment de l’initiative d’entreprise. Jamais l’initiative privée n’a été aussi libre que depuis que seul le profit lui revient et que lui ont été supprimés tous les risques de perte, reportés sur la collectivité.

Seul l’Etat peut imprimer autant de billets qu’il veut et punir les faussaires. Sur ce principe initial de force repose, selon les formes historiques successives, le procès de l’expropriation progressive des petits propriétaires et de la concentration capitaliste. Nous avons de nombreuses fois dit qu’aucune économie où les entreprises ont des bilans et où les échanges se mesurent en argent, ne peut échapper à de telles lois.

Le pouvoir de l’Etat s’appuie donc sur les intérêts convergents de ces bénéficiaires qui profitent des plans spéculatifs des entreprises et de leur réseau à ramifications internationales profondes.

Pourquoi ces Etats n’avanceraient-ils pas du capital à de telles bandes, qui n’acquittent jamais leurs dettes envers eux, mais par la force les font payer de la faim des classes exploitées? La preuve que de tels Etats «capitalisateurs» ont une dette chronique envers la classe bourgeoise réside dans le fait qu’ils sont contraints d’émettre des emprunts, en acceptant leur argent et en payant des intérêts.

Une administration socialiste d’ «économie concentrée» ne donnerait l’aval à aucun plan venant de l’extérieur de même qu’elle ne paierait aucun intérêt. Et, du reste, elle n’utiliserait pas d’argent.

Le capital concentré dans l’Etat ne l’est que pour faciliter la manœuvre de la production pour la plus-value et le profit, qui reste « à la portée de tous», c’est-à-dire à la portée des membres de la classe des entrepreneurs: non plus de simples entrepreneurs de production, mais ouvertement des entrepreneurs d’affaires; on ne produit plus de marchandises, disait déjà Marx, mais on produit de la plus-value.

La personne du capitaliste ne sert plus: le capital vit sans lui avec la même fonction,  centuplée. Le sujet humain est devenu inutile. Une classe sans les individus qui la composent? L’Etat au service, non d’un groupe social mais d’une force impalpable, œuvre du saint esprit ou du diable? Renvoyons l’ironie à notre vieux don Carlo. Voici la citation promise.

«Le capitaliste, en transformant l’argent en marchandises qui servent d’éléments matériels d’un nouveau produit, en leur incorporant ensuite la force de travail vivant, transforme la valeur - du travail passé, mort, objectivité - en capital, valeur se valorisant elle-même, monstre animé qui se met à travailler comme s’il avait le diable au corps».

Il faut prendre le Capital par les cornes.

 


 

(1) Bulletin paru en septembre 51 du groupe qui allait former la section du Parti Communiste International en France.  Chaulieu, cité plus bas était le pseudonyme de Castoriadis, animateur de la revue «Socialisme ou Barbarie».

(2) Voir «Le renversement de la Praxis dans la théorie marxiste», P.C . n°56.

(3) Le prêtre Don Sturzo était le fondateur de la Démocratie Chrétienne, leprincipal parti italien.

(4) Vanini était le ministre de Finances démocrate-chrétien, qui avait mis au point le formulaire de la déclaration d’impôts.

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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