Les luttes de classes et d’Etats dans le monde des peuples de couleur, champ historique vital pour la critique révolutionnaire marxiste (fin)

(«le prolétaire»; N° 467;  Juin-Juillet 2003)

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La doctrine des modes de production s’applique à toutes les races humaines

 

(Les 2 premières parties de cet article sont parues dans les n°465 et 466 du «prolétaire»)

 

ORIGINALITE TOTALE DU MARXISME

 

Les acquis que possédait déjà le marxisme il y a un siècle sans qu’il soit besoin de les compléter, de les améliorer ou de les enrichir (pour employer le terme le plus trivial de tous), apparaissent ici dans toute leur puissance dialectique; il s’agit seulement de les défendre après les avoir exhumé des vagues nauséabondes des dégénérescences. Le Manifeste a proclamé que «les communistes appuient tout mouvement direct contre les conditions sociales existantes». Il n’y est pas du tout sous-entendu que ce n’est vrai que pour les «conditions» constituées par l’ordre et la constitution étatique propres au capitalisme bourgeois. Et en effet quand le Manifeste passe en revue les pays de l’époque, il ne peut indiquer de mouvement de la classe ouvrière contre l’Etat bourgeois qu’en Angleterre et en France. Pour tout le reste de l’Europe, il est prescrit aux communistes de soutenir toute insurrection antiféodale et anti-despotique, non seulement quand elle est l’oeuvre de la bourgeoisie, mais même dans certains cas (Pologne de 1848 à 1871) de la petite noblesse. Il s’agit, bien entendu, de mouvements conspiratifs et insurrectionnels tendant à renverser, y compris de façon terroriste, les pouvoirs constitués.

Ce qui était théorisé comme une norme stratégique pour l’Europe de 1847-71, l’est évidemment aujourd’hui (1) pour les Etats arriérés de l’Asie et de l’Afrique régis par des formes étatiques précapitalistes.

Mais, sans perdre de vue les différences géographiques et historiques, il existe dans l’un et l’autre cas selon l’essence du marxisme, une donnée de base commune fondamentale. Il ne s’agit pas seulement du concept de révolution en permanence, qui signifie appuyer ces insurrections et ces révoltes afin d’y faire succéder directement la révolte des prolétaires contre les bourgeois. Et il ne suffit pas non plus de savoir que, conformément aux lois historiques générales du cours des révolutions, ce seront les bourgeois démocrates qui attaqueront les travailleurs et qui les massacreront après avoir grâce à eux remporté la victoire, dans le but d’empêcher la permanence de la vague révolutionnaire (il aurait fallu prévoir en 1928 avec ce critère que le Guomindang allait se comporter en bourreau des communistes en Chine comme l’avaient fait en France la monarchie bourgeoise en 1831, la Seconde République en 1849 et la Troisième en 1871, sans parler de la Première contre Babeuf et les «Egaux»).

Il s’agit d’une donnée et d’un caractère essentiel qui va au-delà du choix heureux du moment stratégique pour attaquer les alliés de la veille (dont il n’existe qu’un seul exemple mais de taille, l’Octobre russe), parce que c’est un caractère qui concerne la théorie et la doctrine, sans lesquelles il n’y a pas de mouvement révolutionnaire, et qui ne peut être possédé, comme la capacité stratégique, que par le Parti, alors que la classe amorphe et immédiate «sombre dans la doctrine de ceux aux côtés desquels elle marche», de sorte que c’est une absurdité de la consulter toujours et partout.

Quand le parti marxiste choisit les alliés des communistes à certains tournants historiques critiques, il possède déjà complètement la négation ouverte, la critique, mieux, la démolition sans fard de toute «superstructure idéologique» de ses alliés dans la guerre civile; il ne la tait pas, il ne la cache pas une seconde même au milieu du fracas des armes. «Jamais les communistes ne cachent leurs objectifs».

Ce résultat qui serait et qui est impossible dans un rassemblement, dans un front, étendu au niveau de la superstructure, comme c’est de règle dans toute agitation pacifiste, propagandiste, éducationniste, légaliste, constitutionnelle, parlementaire, dépend de l’existence d’un solide parti de la classe prolétarienne; un parti qui ne peut être peu nombreux sans que les grandes masses soient infectées par les idéologies ennemies professées par les «alliés»; un parti qui ne peut être pléthorique et populaire sans perdre la capacité vitale à maîtriser l’intégralité de la théorie, à cause de l’entrée dans ses rangs d’ouvriers encore sous l’empire des théories adverses ou, pire, de couches petites-bourgeoises, anti-révolutionnaires par nature au moment de la lutte pour le socialisme.

Que cette doctrine existe depuis 1848, ce n’est pas seulement prouvé par les textes dont la force vitale est démontrée par le fait qu’ils ont rassemblé dans le monde et pendant un siècle une multitude de combattants de classe; c’est aussi prouvé par l’existence dans le monde de pays où est pleinement réalisée la phase de la lutte de classe ultime entre capitalistes et salariés. En 1848, c’était l’Angleterre, et (rappelons ce passage dialectique) si l’école théorique était allemande et l’avant-garde combattante française, cela n’y change rien. Voilà l’Internationale!

En 1918 dans toute l’Europe continentale on a combattu les armes à la main et revendiqué la théorie, mais tout cela n’a pas suffit; nous avons déjà traité en long et en large l’histoire de l’infection opportuniste .

Dans la période actuelle, l’ensemble des plus grands partis du prolétariat n’est qu’un réseau d’égouts où coule le liquide nauséabond des idéologies politiques bourgeoises, de l’apologie du libéralisme, de la constitutionnalité, de toute une série d’ignominies.

La rupture inexorable entre les superstructures de classes opposées, même aux moments où elles sont jetées physiquement - infrastructurellement - à l’assaut d’un ennemi commun, est inscrite dans la doctrine révolutionnaire; faisant du parti communiste le dépositaire de la position du futur homme-social communiste cette doctrine proclame - ici nous revenons aux Grundrisse, au fondement de tout un siècle de marxisme - que, si la forme bourgeoise doit triompher dans le corps à corps historique avec les formes précapitaliste, celles-ci lui étaient cependant supérieures en comparaison à l’ordre social qui est au coeur du seul et unique programme de notre parti, ordre social vers lequel nous tendons, vers lequel le parti conduit la classe ouvrière au combat.

Arriver à cette grande vérité qui signifie la mort pour infamie de l’individualisme, de toute idéologie et pratique individualiste, est la clé de la victoire, aujourd’hui en théorie, demain dans l’histoire, du futur homme-société; et seul le parti peut arriver à un si grand résultat.

Quelle peine faudrait-il infliger à ceux qui cherchent des garanties contre le culte des grands hommes, des grands leaders et des divas, en mettant en cause la primauté aujourd’hui du parti, primauté qui ne pourra être demain celle de la classe que lorsque celle-ci, ayant triomphé, ne sera plus une classe? Le parti communiste ne possède pas de grands noms, il n’a pas de divas, pas même Marx ou Lénine; il est une force qui tire son potentiel d’une humanité encore à naître dont la vie ne sera qu’une vie de collectivité et d’espèce, depuis les fonctions manuelles les plus simples jusqu’aux activités mentales les plus complexes et les plus difficiles. Définissons le parti: c’est la projection dans le présent de l’Homme-Société de demain.

 

LE BUT DE LA SOCIETE N’EST PAS LA PRODUCTION, MAIS L’HOMME

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Grundrisse, p. 387 (2). Eloge de la société classique gréco-romaine. «Les Anciens ne se sont jamais préoccupés de rechercher quelle était la forme de propriété foncière, etc. la plus productive ou la plus fertile en richesses. Bien que Caton ait pu s’interroger sur la manière la plus avantageuse de cultiver son sol, ou que Brutus ait prêté son argent au taux le plus élevé, la richesse n’apparaît pas comme le but de la production dans cette société. La recherche porte sur le mode de propriété le plus susceptible de former les meilleurs citoyens. La richesse n’apparaît comme une fin en soi que chez les rares peuples marchands qui monopolisent le métier des transports [carrying trade dans le texte: navigation et caravanisme commerciaux: Phéniciens, Carthaginois ... ] qui vivent dans les pores du monde antique, tels les Juifs dans la société médiévale. A présent [c’est-à-dire à l’époque capitaliste] la richesse est, d’une part, une chose réalisée dans des choses [marchandises], production matérielle, et l’homme s’y oppose comme sujet; d’autre part, comme valeur, elle n’est que le pouvoir de commander le travail d’autrui dans le but non pas d’exercer une domination, mais d’en tirer des jouissances, etc. Si elle est une fin en soi, la richesse a une figure matérielle, soit de chose, soit de rapport médiatisé par la chose contingente et extérieure a l’individu».

«Ainsi, combien paraît sublime l’antique conception qui fit de l’homme, quelle que soit l’étroitesse de sa base nationale, religieuse et politique, le but de la production, en comparaison de celle du monde moderne où le but de l’homme est la production, et la richesse le but de la production».

Une petite parenthèse s’impose ici pour rendre lisible un passage difficile. Après avoir déclaré que la superstructure socio-idéologique du monde classique, malgré ses limitations (comme par exemple l’exclusion de l’esclave de l’état de citoyen libre), était plus élevée que celle du monde moderne bourgeois, pourtant bien supérieur du point de vue scientifique, technologique et économique, Marx continue en opposant au capitalisme non plus l’antiquité romaine, mais «notre» société communiste.

«Mais, au fait, que sera la richesse une fois dépouillée de sa forme bourgeoise encore limitée [elle aussi]? Sinon l’universalité des besoins, des capacités, des jouissances, des forces productives, etc. des individus, universalité produite dans l’échange universel? Sinon la domination pleinement développée de l’homme sur les forces naturelles, sur la nature proprement dite aussi bien que sur sa nature à lui

Arrivé à ce point formidable, le rédacteur a pris le temps d’intercaler un violent coup de fouet à ces prétendus marxistes qui sont enclins à s’abandonner aux faiblesses et aux convoitises de leur sensibilité animale et qui s’en excusent bassement par des arguments déterministe.

«Sinon l’épanouissement entier de ses capacités créatrices, sans autre présupposition [cela signifie mythe, dieu, idée immanente, Moi conscient d’exister, d’être ou de vouloir ... ] que le cours historique antérieur qui fait de cette totalité du développement un but en soi? en d’autres termes, développement de toutes les forces humaines, en tant que telles, sans qu’elles soient mesurées d’après un étalon préétabli [lire: droit, morale naturelle, philosophie absolue et autres]? L’homme ne se reproduira pas comme unilatéralité, mais comme totalité. Il ne cherchera pas à demeurer quelque chose qui a déjà été [qui s’est déjà développée] mais s’insérera dans le mouvement absolu du devenir».

La succession impétueuse des furieux points d’interrogation dans ce texte rédigé frémissant dans la langue originale de l’auteur, vaut n’importe quel exposé de dialectique matérialiste contre tout idéalisme et métaphysique.

La charge l’ordre capitaliste, vu à partir du passé comme à partir de l’avenir n’est pas encore terminée:

«Dans l’économie bourgeoise et l’époque correspondante, au lieu de l’épanouissement entier de l’intériorité humaine, c’est le dépouillement complet [du travail et du travailleur lui-même]; cette objectivation universelle apparaît comme totale et le renversement [dans la pratique humaine] de toutes les entraves unilatérales [vivre, survivre, se reproduire] comme sacrifice du but en soi [du but universellement humain et donc aussi subjectif] à un but tout à fait extérieur [la production mercantile inexorable et folle]. C’est pourquoi, le juvénile monde antique apparaît comme un monde supérieur. Et il l’est effectivement, partout où l’on cherche une figure achevée, une forme et des contours bien définis [peuple romain, polis athénienne ... ]. Il est satisfaction [travail de l’homme ayant pour finalité non la production mais l’homme lui-même] à une échelle limitée, alors que le monde moderne laisse insatisfait. Ou bien s’il est satisfait, il est trivial».

La civilisation bourgeoise naissante triompha parce qu’elle a sa place dans le cours du développement historique; mais dès le berceau notre doctrine a gravé sur elle en signes indélébiles son inscription funéraire.

 

 

Conclusion

Programme mondial de la forme révolutionnaire communiste

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Nous allons amener les voiles après cette course à travers les termes de la question nationale et coloniale, qui fait venir sur la scène toutes les formes ou modes de production, des plus anciens au plus moderne - comme le faisait Lénine pour la Russie de 1917-21 dans son discours classique sur l’Impôt en nature, et en attendant de revenir à fond sur tous les aspects historico-géographiques du drame immense que nous suivons d’heure en heure - en reprenant les fondements des Grundrisse de Marx que nous avons déjà utilisés.

Nous évaluons chaque forme sociale passée ou actuelle, proche ou lointaine, en la confrontant aux caractéristiques que notre doctrine a gravées pour notre super-ennemi numéro Un: la forme salariale mercantile, à savoir le capitalisme. Et par-dessus tout, s’élève, comme programme doctrinal et comme diane de combat, l’appel en faveur de la forme antimercantile de demain, dont nous avons déjà donné la formule de base: non plus les hommes soumis à la démence de la production, mais la production orientée pour satisfaire la plénitude sereine de la vie humaine, de l’homme-espèce, et, si on nous le permet, puisque partis de la horde tribale restreinte et consanguine, nous dépassons la race et la nation, de l’homme-humanité.

Avant de faire, avec les mots et phrases mêmes de Marx, la liste sommaire des différentes formes, nous donnerons au théorème historique suprême une expression rigoureuse. La leçon banale du socialisme, tel qu’il était présenté vaguement par les pré-marxistes et par les mille variétés postérieures de déformateurs du marxisme, veut condamner le capitalisme en tant qu’«appropriation» par des individus, de catégories d’objets conquis par l’homme sur la nature au cours des générations. Notre leçon du socialisme, c’est la destruction du capitalisme en tant qu’«expropriation» de toute l’humanité (et surtout de cette partie où l’individu est réduit à la forme si vantée par l’idéologie bourgeoise du «travailleur libre»), «expropriation» de son lien objectif avec la nature et avec le mode dans lequel, au cours des générations, l’homme en a transformé le domaine matériel par une série de conquêtes glorieuses et douloureuses.

Le lien objectif entre les conditions naturelles dans lesquelles l’homme travaille et l’homme lui-même en tant qu’objet individuel et collectif, est encore vivant dans les formes les plus anciennes que le capitalisme détruit; il disparaît dans la forme bourgeoise démente où le travailleur a une existence purement subjective et où le monde entier de la nature et des conquêtes de son espèce se dresse contre lui comme étranger, comme ennemi, comme «un monstre qui le dévore en dissipant l’illusion qu’un individu libre puisse en vivre en le dévorant à son tour».

La conception banale selon laquelle la révolution prolétarienne consiste à chasser les usurpateurs qui ont péché contre le Saint Esprit a permis de réduire la revendication socialiste aux positions les plus stupides qui non seulement ne sortent pas du cadre de la forme bourgeoise mercantile, mais, pire, sont complètement étrangères à la trajectoire historique de l’humanité et de ses différentes parties: l’appropriation du capital par le syndicat, le comité d’entreprise, la commune ou l’Etat, qui ne sont rien d’autre que des formes dégénérées et paranoïaques de son appropriation privée et personnelle.

 

Série des formes: Europe

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Dans le premier communisme tribal, qu’il s’agisse de la horde nomade ou du village établi sur un territoire agricole, tout est propriété, temporaire ou stable, de la communauté entière. Chacun de ses membres est propriétaire ou copropriétaire au même titre que les autres des conditions du travail: terre, troupeaux, premiers outils de travail, produits du travail. Ces éléments sont un prolongement matériel du corps organique de l’homme et de ses arts. La propriété est un prolongement de l’homme, de la même façon que l’instrument de production l’est de sa main préhensile. Cet homme primitif existe de manière objective dans ses relations avec les objets et la nature, et non pas de manière subjective comme aujourd’hui dans le mythe du citoyen délibérant, mais auquel la nature et sa conquête humaine réelle ont été fermées comme une porte claquée au nez.

Dans la seconde forme tribale, la propriété reste commune à tous, mais il apparaît une subdivision temporaire des conditions du travail entre les groupes familiaux, et donc à travers elles, de la terre à travailler. La forme propriété demeure collective, la forme possession devient individuelle, mais le lien entre l’homme et les conditions de son travail n’est pas brisé. Cette évolution suit sensiblement celle de la famille: vers la monogamie à partir du mariage de groupe entre les membres des deux sexes de la horde, grande forme anti-individualiste des «fratries» décrites de main de maître par Engels, .

Forme de la libre propriété laborieuse. Forme romaine classique. La terre de la communauté est partagée entre les citoyens et leur famille qui la travaillent. Une partie de la terre reste commune: l’ager publicus, et toute la communauté a la possibilité de s’en servir. Chaque membre de la communauté est propriétaire. Au centre, il y a la cité-Etat (polis, civitas) particulièrement guerrière. Le propriétaire citoyen est aussi un soldat combattant. La population croît, la cité conquiert de nouvelles terres qu’elle partage entre les légionnaires.

Forme germanique. La ville y a moins d’importance que dans la forme romaine. Les chefs de famille en vivent éloignés (ce sont des terres moins fertiles et les populations sont peu denses et encore semi-nomades) et ne se réunissent que périodiquement pour délibérer et pour se répartir (ce peut être par tirage au sort) les terres par roulement. L’Etat n’est pas centralisé.

Dans toutes ces formes l’homme travailleur est bien lié aux conditions de son travail. Est-ce que ce lien objectif fut rompu par la forme esclavagiste et le servage de la glèbe (horreurs exécrées par le libéralisme bourgeois)? La réponse de notre doctrine est profonde. L’esclave et le serf de la glèbe sont moins brutalement séparés des conditions de leur travail que le travailleur moderne. Lorsque les tribus libres dans leur mouvement ou leur établissement géographique, deviennent trop nombreuses pour la surface disponible, elles entrent en guerre. La guerre est un phénomène de division du travail; certains membres de la horde, peut-être les chasseurs habitués à une lutte sanglante, sont affectés à la défense de la vie et du travail de tous. Si une tribu ennemie est vaincue, quel est son sort? Engels raconte comment, chez les anciens aborigènes d’Amérique, elle était exterminée; cela protégeait la tribu victorieuse du mélange des sangs, mais surtout et de façon déterministe, du triste avenir de la division en classes et de la naissance du pouvoir étatique. Dans la forme européo-romaine apparaît l’esclavage. Mais comme la terre est partagée entre les citoyens qui sont tous agriculteurs et soldats, les prisonniers le sont aussi, après avoir suivi les chars du triomphe de l’unité supérieure, la cité-communauté. L’esclavage, en Europe, a une forme privée.

A la longue les individus libres se divisèrent entre patriciens et plébéiens (selon le marxisme la distinction vient d’origine est que les plébéiens possèdent la pleine propriété quiritaire de la terre qu’ils travaillent et un droit de jouissance sur l’ager publicus, qui est tout d’abord administré puis conquis partiellement comme propriété par les patriciens, ce qui est à l’origine de la grande propriété foncière); mais tous peuvent posséder des esclaves.

L’esclave est considéré comme une partie objective des conditions du travail de l’individu libre qui l’a conquis par la lutte tout comme sa terre. Mais l’esclave, dans cette forme objective et passive, n’est pas coupé de la terre et de son produit; il le mange avec son maître, et, du fait de la nouvelle division sociale du travail et de leur intérêt commun, le premier n’aura à manger qu’en fonction de ce que le second pourra avoir. L’esclave est réduit aux conditions de l’animal d’élevage que le maître défend et nourrit, et (depuis que l’anthropophagie, dans ses rares apparitions, a disparu) il sert, ainsi que l’affirme la Genèse, de collaborateur à l’homme de la même façon que le boeuf, mais non pas de réserve de viande comme celui-ci.

Nous devons survoler les autres caractéristiques de la forme romaine. La cité prévaut sur la campagne pour des raisons de direction politique et militaire, mais le travail agricole est plus noble que le travail artisanal urbain (ce sera le contraire au Moyen-Âge). Progressivement, les familles urbaines et les gentes nobles, qui se réclament idéalement de la lignée des tribus originaires pures, ne se définissent plus par l’hérédité du sang mais par les circonscriptions territoriales des districts de résidence où tous les individus libres ont accès. Cela dans les admirables constitutions des demos athéniens et des comices romains que l’ignoble âge capitaliste n’a fait que copier sans savoir les dépasser et sans se libérer du corporatisme médiéval de métier, sinon en théorie (on peut également dire cela de troupes entières de pseudo-marxistes oublieux du fait que seule l’abolition de la division sociale du travail pourra aller au-delà).

Reprenons le chemin difficile des Grundrisse et parlons de la forme germanique. L’esclave-prisonnier apparut également chez ces peuples, mais peut-être uniquement au service des condottiere. La servitude s’annonça plus tard et surtout lorsque la vague de ces peuples errants rompit le lien unitaire de l’Etat impérial romain, garantie suprême de stabilité du travailleur libre sur sa terre, à savoir de son lien humain avec les conditions de son travail, la plus noble et la seule expression de la liberté connue par l’humanité jusqu’alors. Le servage, que le crétin bourgeois méprise tant, est une forme qui naît non pas tant d’un acte de force que d’une division consensuelle des tâches sociales. Le membre de l’ordre teutonique, qui a troqué le chariot contre la terre, est devenu pacifique: il n’a plus l’Etat et la patrie du légionnaire-paysan romain. Il ne pourrait donc plus travailler ou du moins récolter le produit de sa sueur s’il ne s’associait pas a un seigneur guerrier, dans une forme classiste à Etat très peu concentré. Le serf travaille la terre et son seigneur porte l’épée et verse son sang pour que la terre soit sûre. Ils en mangent le produit ensemble.

Pour synthétiser, le travailleur reste, dans toutes ces formes, attaché aux conditions de son travail. L’esclave et le serf ne vont pas à la guerre, mais c’est pour ces derniers plutôt que pour eux-mêmes que combattent le citoyen libre, plébéien ou patricien (infanterie ou cavalerie), ou le chevalier médiéval, en mettant leur vie en jeu afin que le lien entre l’homme et les conditions de son travail ne soit pas brisé par l’ennemi.

Communisme primitif total, communisme avec rotation des possessions, libre propriété laborieuse, esclavage, servitude de la glèbe.

Cette série se poursuit dans le mode capitaliste. Et il est inutile de le décrire puisqu’il nous infeste de toutes parts. Marx n’est pas un de ces économistes qui se fixent pour but d’en trouver les lois éternelles, que les félons de demain voudront imposer au socialisme lui-même. Marx décrit la fin et la mort du monde capitaliste en l’accusant d’avoir, contrairement à toutes les formes passées ainsi qu’à la forme communiste future, et donc pour la première et unique fois, perpétré le crime contre nature qui consiste à séparer la chair de l’homme vivant des conditions objectives de sa vie et de son activité, qui se réalisent dans son travail; et c’est en artisan musclé qu’il enfonce le clou à grands coups, rivant le capitalisme à sa totale infamie et à sa destruction révolutionnaire inéluctable.

 

Série des formes: Asie

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Ce continent immense où la forme sociale humaine est née, ne ferait pas partie de cet arc colossal qui enjambe les millénaires! Une telle absurdité ne pourrait venir que d’une compréhension du marxisme uniquement comme une théorie engendrée au sein de la société bourgeoise qui fait de la libération du salarié vis-à-vis au bourgeois une copie stérile de celle de l’esclave vis-à-vis du maître, du serf vis-à-vis du noble ou du sujet vis-à-vis du monarque.

Dans la conception de Marx, le même contenu réel et doctrinal anime la série asiatique et la série européenne.

La série asiatique part des deux formes de propriété et de possession communes de la tribu primitive; mais au lieu de la mise en place d’une hiérarchie de tribus, on assiste, en règle générale, à la formation précoce d’un pouvoir central qui s’impose à toutes les tribus. Pour l’historien idéaliste, ce centre prendra les formes du Dieu, du Mythe, de la caste sacerdotale, du Prophète, du Héros, du Conquérant, du Roi, de l’Empereur, du Fils du Ciel. Pour nous, la différence, qui ne change pas la ligne universelle de la grande série, consiste dans le danger majeur que représentait pour la fratrie originaire pacifique, non l’unité humaine voisine, mais plutôt la colère de la nature, la famine, l’inondation, le cataclysme tellurique. De là une division particulière du travail où la communauté de village était amenée à payer tribut d’une partie du produit de son travail à l’unité centrale qui régularisait les fleuves et organisait le territoire par les premiers travaux publics de grande envergure. C’est ainsi que naquirent pour la première fois l’Etat, les magistratures hiérarchiques, les armées civiles - comme peut-être la lointaine armée des Vigiles, pour la Guerre contre la Nature, que l’humanité de demain aura aussi à mener ...

C’est de ces formes que surgirent également la libre propriété paysanne (mais pas aussi fortement protégée par le pouvoir central que dans les formes européennes classiques), l’esclavage et le servage. Mais les esclaves étaient davantage esclaves de l’Etat, représenté dans sa fonction utile par le Despote (qui naquit dans la grande figure légendaire du Patriarche; d’où l’appellation de la forme asiatique patriarcale) que de riches particuliers; lorsqu’une noblesse locale voulait pressurer les serfs de la glèbe, le pouvoir monarchique et administratif luttait contre elle. La forme du Roi chef de la classe qui travaille (Trotsky) n’est pas du reste inconnu en Europe: l’Italie du Sud, si calomniée, fut le théâtre de dures luttes contre les barons (vaincus depuis deux siècles et plus, et mal ressuscités à des fins électorales dans cette seconde partie, encore plus répugnante, du XX° siècle par de sales démagogues qui osent parler de Marx et de Lénine) menées par les rois souabes, angevins et espagnols, parallèlement aux authentiques révoltes des villages agricoles et des foules urbaines.

Dans la série asiatique aussi, apparaît d’abord la cité où le pouvoir a les ramifications de son «génie civil et militaire» et où s’installe, comme au Moyen-âge européen, l’artisanat manufacturier ou urbain. Avant l’Europe, la monnaie et le marché intérieur, et aussi international, y apparaissent. Avant l’Europe, les classes intellectuelles et cultivées, adoratrices insatiables du système marchand et monétaire, pèsent sur la société, et seule retarde leur dénonciation consciente comme Babeuf après la révolution française, oppose historiquement la Force à la Raison - dénonciation dont le paysan est incapable.

Aujourd’hui cependant la Force surgit d’en bas dans des émeutes formidables, précisément à un moment historique où les sans-réserves occidentaux, les dépouillés des conditions naturelles de leur travail, les prolétaires, semblent avoir oublié la révolte à coups de pierre contre les instruits, les spécialistes et les gradés, les prétoriens et les flics d’Etat et de classe de toutes sortes.

 

 VOIE MONDIALE UNIQUE DE LA DICTATURE ANTIMERCANTILE

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Nous n’avons pas eu besoin de rappeler comment la forme slave servait de trait d’union entre la forme européenne et la forme asiatique: nous avons longuement décrit ailleurs comment la Russie s’est dotée d’un féodalisme d’Etat; puis d’un capitalisme d’Etat après que sa révolution ait coupé le cordon ombilical qui la reliait à la dynamique révolutionnaire mondiale de la conception marxiste, et détruit ensuite l’organisation qui l’exprimait.

La haine du paysan chinois et oriental contre le mercantilisme intérieur et étranger qui met en péril la maigre nourriture tirée de la terre, pourrait être pilotée dans le difficile passage par un prolétariat industriel peu nombreux se mettant à partir des villes (théâtres de scènes de rébellion non inférieures aux meilleures traditions européennes) à la tête de la révolution.

 L’aide de la Russie prolétarienne révolutionnaire aurait suffi pour faire triompher, même dans la Chine d’aujourd’hui, la dictature des prolétaires désormais séparés de tout lien d’avec les conditions de travail, c’est-à-dire «n’ayant dans la révolution à perdre que leurs chaînes, et un monde à gagner» - le monde de l’objectivité nature-technologie - si la contre-révolution capitaliste n’avait pas réussi par ses victoires dans l’après-première guerre mondiale, avec comme toujours l’aide de traîtres, à couper le lien entre les masses du prolétariat européen et les prolétaires russes.

La thèse léniniste de la conjonction de la lutte contre le capital impérialiste des travailleurs des métropoles et des serfs de couleur d’Orient aurait alors triomphé. Mais dans les années cruciales de 1917 à 1923 le combat suprême fut perdu, et l’histoire devra le reproposer demain.

Il ne devra y avoir alors aucun doute que savoir gagner la bataille de la théorie, qui décrit le capitalisme dans son essence profonde comme la séparation du travailleur d’avec les conditions du travail, ne signifie pas introduire une froide définition dans une science passive; mais que pour le communisme dialectique, cela signifie lancer la consigne incendiaire de la lutte pour la destruction du système capitaliste. Le travailleur est coupé de son lien avec la terre, les outils de travail et le produit du travail, puisqu’il ne peut plus mettre la main sur aucune de ces conditions; il est réduit à une fonction subjective morte et perdue puisqu’il ne peut mettre la main que sur une seule chose: cette poignée de cet ignoble argent qui constitue son salaire et qui est sa seule propriété.

La caractérisation marxiste du mode capitaliste dans les termes que nous avons utilisés et qui placent au-dessus de lui toutes les formes historiques plus anciennes où l’homme n’était pas expulsé de la nature et réduit à un rouage de l’Automate monstrueux de la Production, exprime que la dictature révolutionnaire du prolétariat devra viser une seule cible: l’infâme mécanisme marchand et monétaire. Si cette cible est manquée, ce sera la victoire du monstre capitaliste et non du socialisme, comme c’est arrivé en Russie. Mais la bataille sera proposée à un prolétariat mondial et interracial qui aura tiré de ce désastre une force décuplée.

La base nécessaire pour cet affrontement inévitable est la concordance doctrinale entre le cheminement historique de la race blanche et celui des races de couleur, concordance qui doit être retrouvée toute entière dans les Tables fondamentales de la révolution établies déjà depuis un siècle par Karl Marx - dont nous ne voulons pas faire le Prophète de la classe expropriée par le Capital de son prolongement dans la Nature et dans la Vie - à la face desquelles seront flétris aujourd’hui et exterminés demain les blasphémateurs.

 


 

(1) Rappelons que ce texte date de 1958. («Il programma comunista», n° 4, 25 février - 10 mars 1958).

(2) Editions Sociales, tome 1, p. 424 et 425. Gundrisse, 2 bis. Supplément au chapitre du Capital, p. 21-23, Editions 10.18.

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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