La disparition de l’individu en tant que sujet économique, juridique et acteur de l’histoire, est partie intégrante du programme communiste original (2)

( Compte-rendu de la réunion générale de Parme 1958 )

(«le prolétaire»; N° 470; Déc. 2003 / Janvier-Février 2004)

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( La première partie de cet article est parue dans le numéro précédent du journal, N° 469  )

 

LA VICTORIEUSE INVARIANCE

 

Tous les textes de Marx à quelque endroit qu’ils se trouvent dans son œuvre gigantesque convergent entre eux. Ce que nous avons exposé jusqu’ici nous permet d’intégrer l’exégèse de l’écrit sur la propriété de la terre développée dans les «Corollaires» à Turin, où se trouve le théorème classique: «transférer la terre aux travailleurs agricoles associés signifie remettre toute la société entre les mains d’une classe particulière de producteurs» (1).

Marx voit la nationalisation du sol, mesure de transition, comme un fait «qui provoquera la transformation complète des rapports entre capital et travail et éliminera finalement la production capitaliste tant dans l’industrie que dans l’agriculture. Ce sera seulement alors que les différences et les privilèges de classe disparaîtront et la société se transformera en une association de producteurs (souligné dans le texte): vivre du travail d’autrui sera devenu une affaire du passé. Il n’y aura plus alors ni gouvernement, ni Etat en opposition avec la société».

Rappelons que cet écrit est postérieur à 1868. Quelle splendide invariance! Le texte continue ainsi: «L’agriculture, les mines, les industries, en bref toutes les branches de la production seront progressivement organisées de la façon la plus efficace. La centralisation nationale des moyens de production deviendra la base naturelle d’une société composée d’associations libres et égales de producteurs développant une activité consciente selon un plan commun».

Même littéralement ce passage est suffisamment clair pour faire comprendre que toute économie organisée par régions (Russie) ou pire par communes (Chine) est en dehors de la voie historique qui, en passant d’abord par le socialisme inférieur, est la seule pour arriver au plein communisme. Et donc pour convaincre d’erreur doctrinale incurable la résolution du 23 août 1958 du Comité Central du Parti Communiste Chinois: «Le but fondamental des Communes populaires (où pourra être introduit le système des salaires!) est d’accélérer la construction socialiste, et le but fondamental du socialisme est de préparer activement la transition au communisme. Il semble que l’accession de la Chine au communisme ne soit pas un événement de l’avenir lointain (sic!). Nous devons nous servir des Communes populaires pour explorer quelle est la voie la plus pratique pour la transition au socialisme». Tandis qu’un autre texte s’intitule: «La Commune, unité de base de la société communiste future».

Si se référer à notre doctrine n’est pas une blague stupide, cette exploration a déjà été faite: il n’y a pas besoin de sondes spatiales! La route n’est pas, comme il plaît aux Chinois: communalisme, socialisme, communisme, mais, à l’opposé: concentration nationale, socialisme (international et non mercantile), communisme.

Ce passage de Marx pourrait cependant provoquer une équivoque chez des lecteurs quelque peu... réactionnaires: la société communiste serait composée d’associations multiples dans le sens que chacune disposerait de son propre produit et l’échangerait avec les autres. Ce serait là une erreur très grave: l’erreur, rectifiée auparavant, de remettre la société entre les mains de coopératives de producteurs agricoles ou de leur fédération. Les associations de producteurs de la société future, dont les membres seront d’ailleurs régulièrement renouvelés plusieurs fois durant la vie active humaine, auront pour seul but, la fonction, l’acte, la joie de produire. Non seulement dans la mesure où elles suivront un plan rationnel commun et dans la mesure où la société se sera transformée en une association de producteurs comme il est dit dans le ­texte, mais surtout dans la mesure où ces regroupements, techniques et non économiques, de producteurs mettront tout leur produit à la disposition de la société et de son plan central de consommation.

Nous pensons être arrivés à la preuve que selon le marxisme invariant la société communiste ne connaît pas de propriété de groupes (de même qu’elle ne connaît pas de propriétaires individuels) même pas sur le produit de leur travail et sur l’objet de leur consommation. Produire, vivre et jouir sont dans ce système un même acte qui a sa récompense en lui-même, un acte qui ne s’accomplit pas sous la vile impulsion de l’appétit de consommation. La synthèse dialectique travail-besoin se réalise seulement à l’échelle de l’Homme social.

Bien entendu selon le philistin bourgeois l’histoire de la Russie a démontré que ce n’est là qu’un rêve généreux, fou et impossible.

Mais le philistin occidental comprendra qu’il ne peut plus chanter victoire quand le philistin russe sera obligé de cracher la confession qu’il n’a rien à voir avec le communisme marxiste.

 

L’HOMME ET LA NATURE

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Le brillant passage dont s’est servi le rapporteur pour clarifier des questions d’économie et d’histoire sociale - en traitant la question de l’évolution des rapports entre individu et société, et celle de la possibilité pour une science humaine (non pas individuelle mais collective et de parti, voilà le point crucial) d’établir des lois de l’histoire à venir - nous a conduit sur le terrain que l’on appelle communément philosophique. Cela a donné lieu à quelques critiques des interventions de marxistes (de souche stalinienne malheureusement) au cours du congrès philosophique de Venise.

Nous prétendons que l’étude des lois de la société future est possible, parce que nous attribuons à la science de la société humaine, bien qu’elle n’en soit encore qu’à ses débuts, la même capacité qu’à la science de la nature, qui, elle, était déjà en pleine floraison au début de l’époque bourgeoise, il y a quatre siècles.

Le marxisme s’affranchit de la croyance superstitieuse en l’existence d’une barrière infranchissable entre les formes de la connaissance des faits de la nature et celles des faits humains. Notre prétention à décrire la société future se fonde sur celle de l’astronomie à prévoir les éclipses - fait très ancien - et même les phases millénaires de la vie d’une étoile ou d’une nébuleuse.

Il n’y a aucune raison que la philosophie de l’histoire soit différente de la philosophie de la nature; il est possible d’exprimer cela de façon plus correcte en disant qu’indépendamment de leur degré différent de développement, la science de la nature et celle de l’histoire se servent des mêmes méthodes de recherche dans le but unique de trouver l’uniformité des événements passés et actuels, et pour en tirer la prévision des événements futurs.

Ce serait impossible si l’on admettait que les deux mondes, celui de la nature matérielle et celui de l’esprit, sont étrangers l’un à l’autre. C’est sur la base de ces considérations élémentaires que tous les marxistes qui ont traité de philosophie et de critique des philosophies conventionnelles du monde bourgeois, se sont proclamés monistes, en tant que matérialistes. Une philosophie qui serait basée uniquement sur le monde de l’Esprit, en considérant que le monde matériel est une émanation ou (ce qui est moins obscur) une création de celui-ci, serait, elle aussi, moniste. Au contraire, se disent dualistes les systèmes qui considèrent les deux mondes comme distincts et opposés. Marx et Engels se sont définis comme monistes face à Hegel et à l’idéalisme allemand. Lénine et Plekhanov défendirent cette position contre des philosophes bourgeois plus récents et contre des déformateurs du marxisme classique y compris sur le plan philosophique.

Les soi-disant marxistes du congrès de Venise, eux, revendiquent de ne pas être «monistes», qualification qu’ils attribuent au «matérialisme vulgaire» et «bourgeois». Ils appellent le matérialisme de Marx, selon l’expression qui plaisait à Staline, dialectique; mais pour ces fumistes la dialectique signifie que le monde de l’homme a une position distincte et opposée au monde de la nature.

Homme et nature était un des thèmes du congrès; et cela aurait conduit à parler beaucoup du marxisme: mais de quel marxisme? D’après le compte-rendu de «L’Unità» de septembre, le congrès aurait pris position contre la tendance à résoudre les deux termes l’un dans l’autre: «la nature dans l’homme (idéalisme) ou l’homme dans la nature (mécanisme ou matérialisme vulgaire)». La conception aujourd’hui «à la mode» établirait que les deux termes sont «corrélatifs», et le marxisme en serait sinon l’unique (sic!), du moins la plus vivante expression.

Le seul fait qu’un journal qui se dit marxiste aille chercher des succès dans un symposium de philosophes officiels et professionnels suffit à expliquer l’effroyable confusion de principes où nous nous trouvons..

La dialectique est invoquée à tort pour faire passer frauduleusement l’affirmation que le domaine des faits humains s’oppose de l’extérieur au domaine des faits naturels. Cette affirmation n’est exprimée que pour arriver au rejet de la conception selon laquelle les processus humains sont déterminés par des causes naturelles; elle revient à introduire l’action de facteurs non matériels dont l’homme pensant est le porteur, comme cause des transformations du monde.

Cela revient à admettre que la nature se modèle sur des formes qui ont fait leur première apparition dans la Pensée, c’est-à-dire dans l’esprit, et qui y trouvent toutes leurs genèses. En réalité il faut placer le jeu de la dialectique dans un tout autre rapport: non entre la nature et l’homme, mais entre société humaine et individu.

Même quand elles ne l’avouent pas ouvertement, toutes les idéologies qui veulent mettre au premier plan l’homme par rapport au monde physique et lui donner sur celui-ci une prééminence qui le libère de la détermination, n’ont pas en vue l’homme-espèce mais l’homme-individu. Tous les idéalismes sont des individualismes. Tous les Croce qui disent que la seule origine de la science se trouve dans l’acte de penser, admettent comme domaine de recherche la pensée et le cerveau, qui est celui d’un homme individuel.

 

Les divers matérialismes

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Qu’est-ce que Marx veut dire quand il parle de matérialisme vulgaire? Quelque chose de semblable à ce qu’il conçoit quand il oppose l’économie vulgaire à l’économie classique précédente, bien que toutes les deux soient bourgeoises. Le matérialisme vulgaire n’est pas le matérialisme d’avant, mais celui d’après la révolution française. Dans l’Encyclopédie, il se trouve un matérialisme philosophique que Marx nomme précisément classique; il lui attribue la capacité d’aller de la destruction de tout fidéisme dans la nature, à la destruction du fidéisme et du spiritualisme dans la société humaine. Mais la victoire de la société capitaliste a arrêté ces développements doctrinaux classiques; elle a réduit la science économique à l’économie vulgaire qui cache l’extorsion de plus-value, de même qu’elle a réduit le matérialisme classique des Diderot et d’Alembert à une philosophie vulgaire qui ne touche pas à la domination bourgeoise et fait l’apologie de l’oppression économique après avoir condamné l’oppression culturelle et juridique. Le matérialisme vulgaire tel que l’entend Marx est celui qui se développe dans le positivisme scientiste, raillé aujourd’hui à juste titre, des Spencer, Comte, Ardigo et diverses versions nationales qui séduisirent, il y a des décennies, les socialistes révisionnistes anglo-latins, alors que l’idéalisme vieux style racolait les Allemands et les Russes.

Essayons d’indiquer plus précisément la distinction entre matérialisme vulgaire et matérialisme marxiste. Admettons que dans les deux cas les faits matériels soient mis à la base en tant qu’infrastructure et que de leur dynamique on veuille déduire la science des faits et comportements humains, l’explication des opinions et des idéologies. La myopie du matérialisme vulgaire réside dans le fait de poser cette relation dans le champ clos de l’individu humain.

Pour le matérialisme historique, terme que Marx considérait équivalent à celui de déterminisme économique, la question est placée au niveau de toute la société et de toute son histoire; l’étude ne porte plus sur le comportement et la pensée de l’individu, mais sur l’attitude et l’idéologie des classes sociales et des formes qui se succèdent dans l’histoire.

 Le déterminisme des positivistes se réduit à faire dépendre la psychologie de la physiologie; celui des matérialistes marxistes part de l’économie sociale pour fonder sur cette base l’explication du droit, de la religion, de la morale et même de la philosophie des époques successives.

 La première vision est insuffisante et stérile; elle se perd en outre dans une perspective obscure et sans issue. Comme nous le faisons, elle tient compte de l’effet du milieu physique extérieur à l’homme, mais fragmenté en d’innombrables particularités irréductibles; tandis que ce qui nous importe, ce sont les circonstances et les relations générales, comme celles existant entre un climat géographique donné et l’adaptation et le comportement qui en résultent dans une population, sous forme de moyenne valable pour tous les individus.

La science est encore très loin de pouvoir déterminer, à partir des données physiques du milieu dans lequel vit un organisme humain et du... menu qui lui a été servi à table, la genèse de la pensée dans son cerveau, ne serait-ce que parce que le lien qui unit les systèmes végétatif et neuropsychique n’est pas encore découvert. Mais avec le matérialisme marxiste nous prétendons pouvoir traiter avec une rigueur scientifique, c’est-à-dire avec une bonne réduction des marges d’erreurs, la relation causale entre les conditions matérielles de vie d’une collectivité humaine, en tant que rapport avec la nature et que rapports entre les hommes (entre classes sociales), et les caractères de son organisation politique, juridique, etc...

La différence entre les deux matérialismes ne réside donc pas dans le fait complètement inventé que Marx aurait abandonné le terrain moniste pour établir une creuse égalité entre la nature et l’homme, une espèce de néodualisme; elle réside dans ce point fondamental: la conception marxiste ne se passe pas par la détermination insaisissable en jeu dans l’organisme individuel et dans le cerveau personnel, elle n’a pas pour objet la vide illusion de la «personnalité»; elle fonde la relation sur les conditions matérielles d’une communauté sociale et toute la série de ses manifestations et de ses développements historiques.

Avec quantité de preuves historiques à l’appui, nous considérons que l’influence d’une personnalité sur les événements sociaux est fondamentalement nulle; l’histoire et la sociologie humaines doivent être considérées comme un des champs de description parmi lesquels se trouve la connaissance de la nature sans qu’une telle distinction et séparation ait une valeur prépondérante par rapport à toutes les autres. C’est la raison pour laquelle il est exact de dire que dans la doctrine marxiste, la science de la société humaine est comprise dans celle de la nature matérielle, cette dernière devant même précéder la première.

 

pourquoi MATÉRIALISME DIALECTIQUE?

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Etant bien entendu que le matérialisme dialectique à été très mal présenté par Staline dans son livre - dont le seul but était de justifier par des concessions à un absurde volontarisme historique la prétention de construire artificiellement le socialisme dans la Russie isolée et arriérée - nous pouvons maintenant préciser dans quelle mesure l’expression matérialisme dialectique peut être admise comme équivalent à matérialisme historique. La dialectique ne revient pas à dire que l’économie fait la politique, la politique (vulgairement réduite à une praxis d’Etat) refaisant ensuite à sa façon l’économie. Ce serait une simple inversion de thèses et pas la synthèse féconde d’une thèse et d’une antithèse. Marx a dit que les hommes font leur propre histoire, nous objectent depuis toujours de pauvres radoteurs. Et bien sûr qu’ils la font, avec les mains, les pieds, avec la bouche aussi, avec les armes; matériellement, ils la font. Ce que nous nions c’est qu’ils la fassent avec la tête, c’est-à-dire qu’ils soient capables de la «construire» (terme odieux, typique de l’entrepreneur bourgeois) d’après un modèle, ou un projet intégralement pensé. Ils la font sans aucun doute, mais pas comme ils croyaient et pensaient la faire, ni comme ils le prévoyaient et le voulaient. Voilà le nœud de la question.

La dialectique apparaît quand on pose la question suivante: cette impuissance, cette négation du libre-arbitre humain, concerne-t-elle l’individu seul ou bien la société humaine?

La réponse marxiste est ici classique. Le sujet individuel, à plus forte raison dans les sociétés à structure individualiste, est totalement immergé dans cette impuissance à prévoir et à guider. Dans ces sociétés - surtout dans celles dont l’idéologie est un libéralisme poussif - plus l’individu se trouve à un niveau élevé et plus il est une marionnette mue par des fils déterministes.

Aussi longtemps qu’elle est divisée en classes, même la société prise dans son ensemble ne peut pas posséder de vision et de contrôle de son propre avenir; au cours de l’histoire, les intérêts des classes qui s’affrontent en elle s’habillent de prévisions (prophéties) et d’idéologies opposées, mais n’arrivent pas à se hisser à la capacité de prévoir et de préparer l’avenir.

Parmi les classes existant dans la société capitaliste actuelle, seule celle qui a intérêt à l’abolition de la division de la société de classes, peut aspirer à être capable de lutter dans ce but et à avoir cette connaissance en son sein; cette classe, c’est le prolétariat moderne, comme le marxisme l’a découvert.

Mais tant que le prolétariat vit dans la société capitaliste, la vision consciente de son avenir ne peut pas exister en chacun de ses membres, ni dans sa totalité; et il est idiot de prétendre que cette conscience et cette volonté puissent exister dans la majorité de cette classe; cette idée de majorité n’est rien d’autre qu’un de ces innombrables sous-produits bourgeois qui embrouillent l’esprit des prolétaires et que seule une suite de générations pourra effacer.

Un individu seul ne peut donc pas arriver à la perspective de la société communiste par l’effet de sa position et des ses intérêts personnels: ce serait tomber dans le matérialisme vulgaire que de le croire. Il ne peut pas non plus accéder à la vision de la classe et l’avenir de la société humaine, si ce n’est en résultante des forces de classe.

La contradiction est: l’individu ne peut pas et la collectivité ne peut pas non plus. Cela conduirait à l’incapacité éternelle non seulement à vouloir l’avenir, mais aussi à le prévoir.

 De cette double thèse - le prolétariat, peut et ne peut pas; il est la première classe qui tende à la société sans classes, mais il n’a pas la lumière qui brillera pour l’espèce humaine après la disparition de ces dernières - le Manifeste des Communistes nous a donné la solution dialectique: premier moment: parti, deuxième moment: dictature. Le prolétariat, masse amorphe, s’organise en parti politique et s’érige en classe. Ce n’est qu’en s’appuyant sur cette première conquête qu’il s’organise en classe dominante. Il va vers l’abolition des classes au moyen d’une dictature de classe. Dialectique!

La capacité de décrire à l’avance et de hâter le futur communiste, existant, dialectiquement, ni dans l’individuel ni dans l’universel, se trouve dans la formule qui en synthétise le potentiel historique: le parti politique, acteur et sujet de la dictature.

 

passivité DÉTERMINÉE DE L’INDIVIDU

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La thèse que nous avons établie remet à leur place respective le matérialisme vulgaire ou bourgeois et le matérialisme communiste. Le premier opère - même lors de son origine classique - à partir de la personne. Quand le Français d’Holbach disait «nihil est in intellectu quod primus non fuerit in sensu», c’est-à-dire: rien n’est dans l’intellect qui n’ait d’abord été dans les sens, il établissait une relation directe entre l’influence matérielle de la nature sur l’individu et ses manifestations mentales, ses opinions. C’était, même pour Marx, un pas en avant, parce que cela permettait de dépasser le fidéisme, selon lequel il y a dans l’esprit de chacun quelque chose d’inné (l’âme) qui vient de la divinité, et même l’idéalisme saxon de l’époque qui, même en se débarrassant de Dieu, affirmait qu’il se trouve dans toutes les têtes un substrat idéal qui ne découle pas des sensations matérielles.

Mais la position du matérialisme bourgeois est très en arrière de la nôtre. Marx établit la relation entre la condition matérielle moyenne dans laquelle vit un groupe social donné, et ses manifestations correspondantes dans les domaines de l’intellect qui sont appelées la religion, l’idéologie, l’art, la culture, la politique. La passivité de l’«esprit» par rapport à la matière chez l’individu est pour nous un fait établi, mais la science du temps capitaliste, aujourd’hui en pleine crise dégénérative, est incapable d’en découvrir le mécanisme qu’elle a cherché en vain. La pensée officielle, surtout dans les congrès philosophiques, n’a pas la clé dialectique pour expliquer ses propres contradictions. Pour le croyant, Dieu a tout arrangé dans la tête de l’homme (comme dans la nature physique qui l’entoure); mais il en fait une personne, avec son libre arbitre dans ses opinions et ses comportements, et une responsabilité (complément inévitable de cet écœurant fétiche qu’est la personnalité), et en conséquence le système des récompenses et des punitions.

Au début le bourgeois athée avait éliminé le libre arbitre et fait dépendre la tête de l’estomac; mais - pour le dire vite - comme sa nouvelle «forme de production» avait besoin d’estomacs vides, il autorisa les cerveaux respectifs à penser et à avoir une opinion; fondant le système de la démocratie élective générale et de responsabilité juridique, il alla jusqu’à faire de son Etat de classe dominante l’Absolu éthique social. La culture moderne, où se vautrent honteusement les déserteurs de la révolution, oscille entre ces deux pantins de carton-pâte que sont l’individu responsable et l’Etat éthique.

Nous, nous conservons le résultat de la passivité inconsciente de l’individu; mais notre déterminisme ne prétend pas en faire la prévision et la vérification à l’échelle individuelle. La démonstration se fait dans le domaine social par l’analyse historique (et économique); et notre théorie n’est pas remise en cause par le fait que la règle moyenne générale puisse être contredite dans des cas particuliers très variés. Nous ne cherchons pas la preuve de cette passivité dans les opinions existant dans la tête des hommes pris un par un, ni de sa rupture dans la volonté consciente et l’initiative d’action de personnes, petites ou grandes.

Cependant cette rupture se produit; et de manière générale elle a toujours eu lieu dans l’histoire avant que sa conscience théorique exacte soit apparue. La rupture qui suivra la détermination de l’époque bourgeoise, qui fait que les victimes du système pensent selon son idéologie, se produira, mais, pour la première fois dans l’histoire (donc non par effet inné dans l’acte créatif divin ou dans l’immanence de l’Idée) - c’est là le «renversement de la praxis» - avec l’apparition d’un sujet connaissant, voulant et agissant de sa propre initiative, qui n’est pas une personne, mais le parti révolutionnaire. Celui-ci exprime l’organisation de la classe prolétarienne moderne mais, plus qu’il ne représente la classe dans un sens bourgeois de délégation démocratique, il la représente dans son programme et dans sa future réalisation, il représente la société communiste de demain; c’est le sens du saut (Marx-Engels) du régime de la nécessité à celui de la liberté que n’accomplit pas l’homme par rapport à la société, mais l’espèce humaine par rapport à la nature.

 

puissante ORTHODOXIE

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Négation de l’individu, affirmation de l’Homme Social, de l’espèce sortie de sa préhistoire tourmentée. Il ne faut pas se lasser de répéter qu’il s’agit de la thèse originelle de l’école marxiste, et qu’elle déblaie le terrain de tous les immédiatismes aussi pernicieux que tenaces dont le diagnostic commun est la paralysie de la dialectique, non contingente et superficielle, mais universelle, du marxisme révolutionnaire.

Pour le premier effet, nous nous référons au passage plus classique de Marx qui se trouve dans la Préface à la Critique de l’économie politique. Quand au lieu de l’individu, nous prenons en compte l’ensemble des hommes, nous ne faisons pas seulement une intégration quantitative, nous pourrions dire aussi spatiale, d’un à beaucoup, mais aussi une intégration temporelle. La vie de l’espèce n’a pas les limites temporelles de celles de la Personne éphémère; pour le marxisme, la Production ne sert pas seulement à assurer la vie de l’animal humain individuel, elle est un anneau de sa Reproduction. Le baron philosophe cité plus haut (échappé en tant que personne à son déterminisme de classe féodale) n’aurait pas exclu l’hérédité: chaque cerveau ne pompe pas seulement des sensations de sa vie, mais aussi de celle de ses ancêtres. Ceci est absolument scientifique; mais l’est tout autant, la constatation entièrement matérialiste, que chacun pense aussi avec le cerveau des autres, y compris de ses contemporains. Il serait spirituel de dire que le cerveau est une glande qui secrète la pensée (2), mais nous ne sommes pas des matérialistes vulgaires, et nous n’attendons pas qu’on découvre l’hormone-pensée. Pour nous, matérialistes authentiques, il y a un cerveau collectif et l’Homme Social connaîtra un développement du Cerveau Social inconnu des anciennes générations. Mais que l’on pense avec la tête des autres est un fait connu des anciens comme des contemporains.

«Dans la production sociale de leur vie les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté; rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles». Le texte se poursuit en définissant comme base ces rapports de production qui constituent la structure économique de la société.

Sur cette base réelle «s’élève une superstructure juridique, politique à laquelle correspondent des formes déterminées de la conscience sociale». Comme dans notre fidèle reconstruction, la personne n’est pas du tout présente sur la scène. Ce n’est pas la position économico-sociale de l’individu qui détermine son idéologie comme on le dit souvent, mais à tort. La formule de Marx est: «Le mode de production de la vie matérielle conditionne le procès de la vie sociale, politique et spirituelle en général». Suit la description bien connue de la contradiction entre les forces productives et les formes de production ou rapports de production, ou théorie des révolutions (de toutes les révolutions). C’est là que la critique, après avoir écarté la conscience individuelle et celle de toute société donnée, s’en prend même, de façon lapidaire, à la «conscience que la révolution a d’elle-même». Le texte dit: «Pas plus qu’on ne juge un individu sur l’idée qu’il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de bouleversement (et, nous ajouterons, à plus forte raison une époque de conformisme) sur sa conscience de soi».

Après avoir dressé un peu plus loin la liste de la série classique des modes de production historiques, Marx écrit qu’avec la forme bourgeoise «s’achève donc la préhistoire de la société humaine», dans la mesure où les forces productives sont devenues suffisamment développées pour permettre de résoudre l’antagonisme entre rapports et formes de production, c’est-à-dire de passer à une société sans classes; il précise que ces rapports bourgeois, les derniers à être antagoniques, le sont «non dans le sens d’un antagonisme individuel, mais dans le sens d’un antagonisme surgissant des conditions de la vie sociale des individus».

Notre réduction à zéro du facteur individuel dans l’histoire, dans les révolutions et dans la révolution communiste, est donc rigoureusement classique. C’est l’élimination de la personne individuelle comme sujet de l’action révolutionnaire, et même de l’antagonisme social (lutte des classes).

 

 (à suivre au N° 471)

 


 

(1) cf «Le programme révolutionnaire de la société communiste élimine toute forme de propriété de la terre, des établissements de production et des produits du travail», corollaires à la réunion de Turin du parti (juin 1958), «Il Programma Comunista» n° 18-22/1958.

(2) Cabanis, médecin français représentant du matérialisme bourgeois, avait eu dans son «Traité du physique et moral de l’homme» (1802) cette formule célèbre: «le cerveau sécrète la pensée comme le foie sécrète la bile».

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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