L’Union Sacrée pour condamner la révolte des banlieues

(«le prolétaire»; N° 479; Nov.-Déc. 2005 / Janv.-Févr. 2006)

 

Les émeutes de cet automne en France ont revêtu le caractère d’un événement politique majeur, au point de se transformer en véritable révolte des banlieues, qui a touché, de façon évidemment très variable, toutes les villes du pays, y compris celles qui n’ont que quelques milliers d’habitants - à condition qu’il y ait une population prolétarienne. Ces émeutes ont commencé dans le département de la région parisienne de Seine Saint Denis, qui est le département le plus prolétarien de France, après un incident fatal causé par le harcèlement policier, comme il en existe régulièrement depuis des décennies. Au mieux ces crimes (appelés «bavures policières») provoquaient autrefois des manifestations et des affrontements localisés au quartier où ils avaient eu lieu; jamais comme aujourd’hui ils ne se sont étendus ni à d’autres villes et ni bien sûr à tout le territoire.

 C’est d’une part l’indice de l’importance des tensions sociales qui se sont accumulées, d’autre part le résultat de l’aggravation continue des mesures répressives depuis quelques années dont les jeunes sont les premiers touchés, mais qui frappent aussi de manière croissante l’ensemble des prolétaires. A Marseille il y a eu le cas des travailleurs de la SNCM, puis une décision de justice déclarant illégale la grève des travailleurs du Métro et des Bus marseillais qui durait depuis 29 jours, sous prétexte que c’était... une grève politique (opposition au changement de statut)!

Le gouvernement a utilisé le prétexte d’une supposée menace terroriste pour accroître la présence policière et faire passer toute une série de mesures renforçant le contrôle étatique sur les communications, assimilant à des activités terroristes l’aide aux travailleurs sans-papiers, etc.

La propagande officielle des autorités, relayée par tous les médias a assimilé ces jeunes à des voyous, de la «racaille», ne cherchant qu’à détruire aveuglément par amour de la violence. Les partis gouvernementaux assuraient que les émeutes étaient l’oeuvre soit de délinquants dealers de drogue, soit de groupes «bien organisés» qualifiés d’ «islamistes», soit la conséquence de la... polygamie! Cette propagande a attisé de façon spectaculaire le racisme ambiant déjà très important en temps normal, et qui avait été encore renforcé par la propagande «antiterroriste». Les prolétaires immigrés sentent instinctivement qu’ils vont servir de bouc-émissaires.

Dans les faits les groupes religieux islamistes ont fait au contraire tout leur possible pour calmer les jeunes et collaborer avec la police (une «fatwah» proscrivant les émeutes a même été lancée), sans grand succès d’ailleurs. Quant aux dealers qui de tout temps ont servi d’indicateurs de police, ils ont besoin de tranquillité pour faire leurs affaires. L’extrême droite appelait à l’utilisation de l’armée, tandis que la gauche, approuvant l’état d’urgence, n’a critiqué le gouvernement qu’en émettant des doutes sur ces capacités à y ajouter des mesures sociales, affirmant elle aussi que la priorité est le retour à «l’ordre républicain».

Cette révolte a obligé les diverses forces politiques à prendre position «à chaud» (c’est le cas de le dire!). Il est très instructif d’examiner un peu plus en détail leurs réactions devant l’éclatement d’un mouvement social de ce type; en effet comme elles n’ont pas été tempérées par la propagande ou les discours habituels, ces réactions dévoilent, bien plus que de savantes analyses, la nature politique de ces différentes forces.

 Il est de ce point de vue très significatif de constater que la très grande majorité des organisations politiques, de la droite à l’extrême-gauche ont rivalisé pour condamner les émeutes, à l’unisson du bourrage de crâne des grands moyens de désinformation bourgeois.

 

Le réformisme casqué

 

Il n’est sans doute pas nécessaire de s’attarder longuement sur le Parti Socialiste. Emmené par un de ses anciens ministres de l’Intérieur, Vaillant, le groupe parlementaire du PS voulait voter pour l’instauration du couvre-feu décidé; la direction du parti batailla pour le convaincre que pour des raisons électorales il ne fallait pas apparaître comme de suivistes du gouvernement. Comme il était impensable de voter contre, les députés du PS finirent pas accepter de s’abstenir lors du vote d’une mesure à laquelle ils étaient pour la plupart très favorables. Il est bien fini le temps où le PS jouait la comédie de l’indignation et de la mobilisation contre le vote de «lois scélérates»! Lorsqu’il était au gouvernement, il a fait ce qu’il a pu pour augmenter les pouvoirs de la police, durcir la répression et «blinder» la «démocratie» - du plan «Vigipirate» aux arrestations et expulsions de travailleurs sans papiers (souvenons-nous de ces trouvailles socialistes parmi tant d’autres qu’ont été les expulsions par charters ou la légalisation des «prisons clandestines»).

Le PCF, lui, a tenté d’avoir une position critique vis-à-vis du gouvernement et de l’instauration de l’état d’urgence, mais après avoir appelé à la répression. Dans un communiqué publié sur «l’Humanité» le 4 novembre et intitulé «Assez de provocations (pour ces triste sires tout ce qui trouble le sacro-saint ordre établi ne peut être que le résultat de provocations - NdlR) et d’irresponsabilité!», le PCF déclarait ainsi: «Rétablir l’ordre est une urgence extrême», accusant le gouvernement d’être «incapable de garantir l’ordre public». Dans le catalogue en 9 points de mesures à prendre que contenait ce communiqué, il s’y trouvait des classiques revendications réformistes de plus de crédits pour les services publics et pour l’emploi, la demande d’un «véritable dialogue» des pouvoirs publics avec les populations, à côté d’un volet proprement répressif: appels à «Redonner du sens à la loi» (...) «afin que la notion de devoirs reprenne tout son sens et sa légitimité»; à «Donner à la justice les moyens de faire respecter la loi»; à «Mettre la police au service de toute la nation, ce qui implique: démocratisation, formation, proximité et moyens adaptés».

Le réformisme ne se contente pas en effet de répandre ses doucereuses illusions sur les bénéfices du dialogue entre les classes, sur le rôle possible de l’Etat en faveur des exploités à condition qu’il soit démocratisé; intimement lié aux institutions et aux mécanismes du système capitaliste qu’il veut par conséquent protéger de toute attaque, le réformisme est forcément casqué. Lorsque les tensions sociales deviennent trop fortes, il n’hésitera jamais à faire appel à la répression étatique ou même à prendre en charge lui-même cette répression contre les prolétaires comment cent exemples l’ont démontré et le démontrent chaque jour.

Si le PCF a condamné officiellement l’instauration du couvre-feu et alla jusqu’à faire mine de participer à une mobilisation contre l’état d’urgence (mobilisation qui ne fut qu’une farce), l’attitude répressive de ses maires dont un André Gérin (banlieue lyonnaise) n’hésitant pas à féliciter ouvertement Sarkozy est l’illustration, témoigne une nouvelle fois de la réalité de ses agissements sur le terrain.

Si on lit l’appel unitaire contre l’état d’urgence du 9/11, signé outre le PCF, par les Verts, la LCR, la FSU, l’Union syndicale Solidaires, etc. (le PS n’ayant pas signé, ni la CFDT, FO ou la CGT), on peut relever des phrases qui caractérisent leurs auteurs: «Même en mai 1968, alors que la situation était bien plus dramatique (sic!), aucune loi d’exception n’avait été utilisée par les pouvoirs publics»; «Stopper les violences et rétablir les solidarités (?) dans les banlieues est une nécessité (!). Cela implique-t-il de les soumettre à une législation d’exception héritée de la période coloniale? On sait où mène le cycle bien connu qui enchaîne provocations et répression». Autrement dit, vive la répression, à condition qu’elle en soit pas d’exception mais raisonnable et modérée - comme en 68!; d’ailleurs cela risquerait moins de mettre le feu aux poudres...

 

L’extrême gauche électoraliste contre les  émeutes

 

Nous venons de voir que la LCR était signataire de cet appel contre l’instauration de l’état d’urgence qui était en réalité un authentique appel à la répression. Sans doute la LCR a jugé bon de signaler son désaccord avec la deuxième phrase que nous avons citée, mais ce désaccord ne l’a pas empêché de signer. Si l’on en croît le compte-rendu d’une réunion préparatoire à cet appel (1), elle s’est opposée à la revendication de retrait des CRS des banlieues qui était formulée par les habitants ainsi qu’à la revendication d’amnistie des jeunes arrêtés par la police et qui ont été victimes d’une véritable justice expéditive. Son représentant a affirmé que la LCR était d’accord avec ces revendications, mais qu’il ne fallait pas les avancer pour ne pas rompre l’unité avec le PCF et compromettre l’action. En fait d’action et de mobilisation il n’y a rien eu, comme il ne pouvait rien y avoir sur la base d’un tel rassemblement d’adversaires de la lutte prolétarienne. On a là toute l’hypocrisie du centrisme, révolutionnaire en paroles, contre-révolutionnaire dans les faits, comme disaient les bolcheviks (sauf qu’il ne parle même plus de révolution!): sa fonction politique précise dans le système bourgeois est de ramener dans le giron des organisations classiques de la collaboration entre les classes, les prolétaires qui tendent à rompre avec elles. La LCR peut bien, maintenant que le calme est revenu et que force est restée à la loi, parler de la «révolte des jeunes»; lorsque cette révolte était en cours elle s’y opposait, à l’instar d’un Krivine participant à des rondes de propriétaires pour protéger leurs biens (2)!

Il faut par contre reconnaître à Lutte Ouvrière une franchise méritoire. Dès le début elle a condamné les émeutes et accusé le gouvernement d’avoir réduit la «police de proximité» (3), en des termes rappelant ceux du PCF. Rappelons que la police de proximité avait été une invention du gouvernement de gauche pour mieux quadriller les quartiers prolétariens. Seul le plus crasse réformisme peut s’imaginer que la police sert à protéger les «citoyens»: elle sert en réalité à protéger le système capitaliste fondé sur l’exploitation et la répression du plus grand nombre. C’est donc foncièrement une arme antiprolétarienne comme, à la différence de L.O., le savent par expérience les jeunes prolétaires sans avoir eu besoin d’étudier la théorie marxiste.

Dans ses articles de dénonciation de la «violence stérile» des jeunes des quartiers populaires, L.O. n’a jamais manqué de citer les «voyous», les «trafiquants», les «petits parasites» comme étant en partie responsables de ces violences. Pour elle, cette révolte montre que la jeunesse est «déboussolée»: pensez donc, brûler des écoles alors qu’il en manque «pour transmettre à tous ce minimum d’éducation que les familles n’ont pas les moyens de transmettre - ne serait-ce que savoir lire, écrire et parler correctement (sic!)»! «Les travailleurs n’ont pas à se réjouir de la forme que prend cette explosion, et pas seulement parce qu’ils sont les premiers à en souffrir (!). La jeunesse, c’est l’avenir. Mais de quel avenir une jeunesse déboussolée peut-elle être l’artisan?» (4).

Focalisée sur les incendies de voitures que décrivaient les médias et dont les services de police tenaient la comptabilité quotidienne, L.O. ne semble pas s’être aperçue que la violence des jeunes était d’abord tournée contre la police, puis contre ce qui représentait pour eux l’autorité établie et les privilégiés - du petit commerçant rapace à l’école qu’ils n’ont vécu que comme un bagne, etc. Rappelons que déjà en 68 les incendies de voiture avaient été utilisées par le pouvoir pour dresser la population contre les émeutiers. Les communistes véritables n’ont pas à s’aligner sur cette propagande, mais leur faut comprendre la nature prolétarienne de ces événements; ils n’ont pas à gémir sur la menace de «décomposition de la vie sociale» que ces événements feraient apparaître, mais à saluer la démonstration que les jeunes des banlieues ont faite de leur capacité de révolte et de lutte, au-delà du caractère inévitablement primitif, élémentaire, de cette première révolte.

La conclusion de L.O. n’est évidemment pas celle-là. Lors de son congrès de décembre, face à une motion de sa minorité qui décrivait les émeutes comme une «rébellion d’une partie de la jeunesse ouvrière» et soutenait qu’il fallait défendre ces «jeunes prolétaires» contre la justice, les dirigeants de L.O. ont répondu qu’il s’agissait d’une «révolte des asociaux»....

Cette seule expression qui exprime toute la morgue du réformiste, de l’«aristocrate ouvrier», vis-à-vis des prolétaires qui entrent en lutte sans respecter les usages et les bonnes manières (et qui n’écrivent ni ne parlent correctement!) suffirait à montrer de quel côté de la barricade sociale se trouve L.O.

 

Les révolutionnaires de la phrase

 

Si nous nous tournons ensuite vers les groupes qui se situent à gauche du trotskysme et qui se revendiquent à tort ou à raison de la Gauche communiste, nous avons un spectacle qui n’est guère enthousiasmant.

«Il Programma Comunista» écrit avec raison que «les communistes doivent affirmer avec force que les rebelles des banlieues sont des prolétaires [et non] simplement (...) des immigrés ou (...) des membres de tel ou tel groupe ethnique, nationale ou religieux». Il PC n’a bien sûr pas tort de rappeler la nécessité du parti révolutionnaire pour «rassembler l’énergie et la colère qui se dégage des profondeurs» de la société et la diriger vers la lutte politique de classe jusqu’à l’insurrection et la dictature du prolétariat; mais on peut s’interroger sur la signification qu’il donne vraiment à cette révolte lorsqu’il nous dit qu’il ne fait que reprendre l’analyse se trouvant dans un article écrit il y a presque trente ans au sujet d’une grande panne d’électricité à New-York qui avait vu pillages et échauffourées éclater dans la nuit. D’autant plus que par rapport à cet article expliquant que le gigantesque fait divers new yorkais avait révélé l’antagonisme social permanent et toujours prêt à exploser sous le capitalisme, Il PC a jugé bon de rajouter des mises en garde de son cru: «abandonnées à elles-mêmes, [ces flambées] sont destinées à passer sans laisser de traces (...), à refluer dans la frustration ou pire encore à être canalisées dans les impasses d’une rébellion anarchique (...) ou encore du fondamentalisme ethnique ou religieux, deux issues négatrices de toute perspective révolutionnaire». Tant que le prolétariat n’a pas encore la force de se regrouper en parti, toutes ses luttes courent le risque de refluer dans la frustration ou d’être canalisées dans telle ou telle impasse - et elles le sont le plus souvent. Cela signifie-t-il que ces luttes sont inutiles, qu’elles sont toujours condamnées en attendant «le parti révolutionnaire mondial» qu’Il PC «exhorte» les communistes «à renforcer, étendre, enraciner» comme s’il existait déjà? En ne comprenant pas la dialectique qui existe entre les luttes spontanées du prolétariat qui à un certain point débouchent sur la reprise de la lutte de classe, et la reconstitution du parti révolutionnaire, Il PC ne peut que tomber dans un exhortationnisme moralisant d’un côté, et dans la méfiance envers les flambées prolétariennes spontanées de l’autre.

Sur la révolte des banlieues, le «Bureau International pour le Parti Révolutionnaire» (BIPR) qui comprend le groupe italien «Battaglia Comunista», la britannique «Communist Workers Organization» et qui publie en France la revue «Bilan et perspectives» a donné position dans un communiqué publié sur son site internet en date du 9 novembre.

Cette prise de position était une condamnation de la révolte: «Ces émeutes ne sont pas une perspective pour la classe ouvrière. Ces jeunes (...) n’ont qu’un faible instinct de classe et en tout cas très confus», à la différence des émeutes en Argentine en 2001 ou des pillages de supermarchés par les prolétaires victimes du cyclone Katrina (?). «Les émeutiers en France détruisent les voitures de leurs voisins prolétaires, mettent le feu aux écoles fréquentées par leurs frères et soeurs, brûlent les supermarchés. Ces émeutes (...) n’offrent aucun contenu politique de classe». Dans un premier temps il était cependant ajouté que «bien qu’étant sur un terrain revendicatif», elles démontraient «une certaine disponibilité à la lutte des travailleurs», puis ce bout de phrase fut retiré.

Le communiqué se terminait de façon quelque peu confuse «en soulignant encore plus fort la nécessité pour les révolutionnaires de contribuer à recréer les conditions de lutte sur le terrain revendicatif afin d’investir le terrain politique: en bref la nécessité du parti révolutionnaire (...)».

Par la suite «Battaglia Comunista» a quelque peu rectifié le tir en affirmant dans son journal théorique «Prometeo» qu’il s’agissait d’une «révolte de jeunes prolétaires» et non pas de «sous-prolétaires» (lumpen prolétaires). Mais sa définition finale des événements est échafaudée pour concilier la condamnation initiale de la révolte avec la reconnaissance d’un caractère prolétarien: «une émeute prolétarienne, dans sa composante sociologique, qui s’est exprimée avec les caractéristiques typiques des révoltes sous-prolétariennes» (5). Ce qu’il estime logique car les divers secteurs du prolétariat n’arrivent pas à se reconnaître comme faisant partie d’une même classe; la seule solution est donc de construire le parti. Mais le moins qu’on puisse dire est que si ce parti est celui du «BIPR» qui a le plus grand mal à reconnaître si les révoltés sont ou non des prolétaires, le prolétariat ne sortira pas de la confusion...

Le groupe «Il Partito Comunista», issu d’une scission du parti au début des années 70, ne se pose guère de questions; dans le n° de décembre de son journal «Il Partito Comunista», il affirme sans hésiter que les émeutiers sont des «déclassés».

(...) «L’excitation est sans but, elle ne proclame pas d’objectifs, sinon celui de décharger une colère devenue haine contre tous les symboles de l’Etat et du marché. (...)

La révolte n’est pas encore en Europe une révolte d’affamés. C’est une révolte de déclassés [qui sont] un poids pour leurs familles, de rejetés, du travail, de l’école. Ils rejettent un monde qui les rejettent et ne peut pas ne pas les rejeter. Ils sont des privés d’affection, ce qui dans notre langage signifie être et se sentir utiles, nécessaires et désirés, inscrits dans des rapports précis de travail, de classe et de lutte de classe. (...) Les jeunes déclassés des banlieues quand même la mort devient un jeu, veulent tout détruire, et se détruire eux-mêmes d’abord. Ils n’ont rien à perdre. Mais rien non plus à gagner. Au contraire la révolte disciplinée de la classe ouvrière qui devra éclater, illuminée par le parti de classe, qui saura où frapper et ce qu’il faut détruire, a un monde entier à conquérir, et sait qu’elle l’a».

En lisant ces écoeurantes tirades, inspirées d’une sous littérature psychologisante, qui opposent la révolte future de la classe ouvrière vue de façon caricaturale, aux mouvements actuels, comment ne pas penser aux paroles de Lénine, qui lui en savait un peu en matière de révolution et de marxisme? Il écrivait:

«Croire que la révolution sociale soit concevable sans explosions révolutionnaires d’une partie de la petite bourgeoisie avec tous ses préjugés, sans mouvement des masses prolétariennes et semi-prolétariennes politiquement inconscientes contre le joug seigneurial, clérical, monarchique, national, etc., c’est répudier la révolution sociale (...). Quiconque attend une révolution sociale “pure” ne vivra jamais assez longtemps pour la voir. Il n’est qu’un révolutionnaire en paroles qui ne comprend rien à ce qu’est une révolution» (souligné par Lénine) (6).

Cette condamnation sans appel des «florentins» d’Il Partito par Lénine, vaut aussi pour la Courant Communiste International que nous avons gardé pour la fin.

 

Le  social-pacifisme  du  CCI

 

Selon le CCI, «Les émeutes n’ont rien à voir avec la lutte ouvrière». Le CCI a multiplié les articles de condamnation des jeunes révoltés dans des termes très semblables à ceux de Lutte Ouvrière, à cette différence près que le CCI s’est évertué à expliquer que la bourgeoisie utilisait les émeutes contre les ouvriers. Pour le CCI c’était les émeutes et non la répression policière (pas un mot pour les jeunes matraqués, bastonnés, emprisonnés, condamnés par centaines) qui créait «la peur», un «climat de terreur», bref «un réel danger pour la classe ouvrière». Rien ne manquait dans ses articles de l’argumentaire déversé jusqu’à l’écoeurement par les médias: les blessures infligées aux pompiers, les «petits frères ou petites soeurs qui ne pourront plus aller dans leur école», «le magasin de proximité à bas prix qui s’est envolé en fumée», etc. Selon le CCI, ces violences «totalement absurdes» avaient comme premières victimes les prolétaires eux-mêmes «dans leur chair» (sic!). Critiquant notre tract, le CCI affirme que «ces émeutes sont le produit de ressentiments individuels et n’ont comme perspective que la destruction et l’autodestruction». Il n’est pas question pour lui de «rattacher le combat de ces jeunes à la classe ouvrière» car le «comportement destructeur» de ces «jeunes égarés» «pèse contre la classe ouvrière» (7).

Sur son journal, le CCI avait écrit que ce n’était pas la bourgeoisie qui avait créé les émeutes, mais qu’elle les utilisait contre le prolétariat. Faisant un pas de plus dans sa revue, elle laisse entendre maintenant que la bourgeoisie essaye et réussit à «entraîner» certains jeunes dans la voie des émeutes (combien de temps lui faudra-t-il pour déclarer que celles-ci n’étaient en réalité qu’une manoeuvre machiavélique de la bourgeoisie?):

«La bourgeoisie, dont les représentants les plus intelligents sont bien conscients de la menace sous-jacente que constitue le prolétariat, est donc particulièrement soucieuse de faire de la publicité aux révoltes sociales et de minimiser ou ignorer quand elle le peut, les mouvements et les actions authentiques du prolétariat.

En identifiant le violent chaos des révoltes sociales à toutes les autres manifestations de la décomposition de la société, la bourgeoisie espère discréditer toute résistance à sa domination, y compris et en particulier la lutte de classe du prolétariat.

En présentant les révoltes sociales comme la principale expression de l’opposition à la société capitaliste, la bourgeoisie espère persuader les membres de la classe ouvrière, les jeunes en particulier, que ces actions condamnées à l’échec sont la seule forme de lutte possible. Et en montrant en détail les limites évidentes et les échecs certains de ces révoltes, la bourgeoisie cherche à démoraliser, à éteindre et à disperser la menace que représente l’unité prolétarienne, une unité qui requiert en particulier la solidarité entre la jeune génération de la classe avec les générations plus anciennes.

Cette tactique vis-à-vis de la classe ouvrière connaît un certain succès, notamment parmi les jeunes et les chômeurs de longue durée ainsi que parmi les minorités ethniques au sein du prolétariat. Beaucoup d’éléments de ces secteurs ont été entraînés dans les émeutes en France» (7)..

Il y a une dizaine d’années, après les émeutes de Los Angeles, répondant à une polémique similaire du CCI lors des émeutes de Los Angeles, nous écrivions:

«Il serait évidemment tout-à-fait stupide de prendre les émeutes pour ce qu’elles ne sont et ne peuvent être: la manifestation du mouvement révolutionnaire prolétarien, tout simplement parce que ce mouvement n’existe pas encore à l’heure actuelle. Prétendre que des explosions de colère spontanées comme ces émeutes risquent de détourner la classe ouvrière de sa véritable lutte de classe anticapitaliste est au mieux une amère plaisanterie aujourd’hui où celle-ci est encore entièrement engluée dans la collaboration des classes, enchaînée par le réformisme au sort de l’économie capitaliste et sous l’emprise des illusions nationalistes, démocratiques, pacifistes et légalistes. Toute l’importance des émeutes aux yeux des communistes, comme symptôme et indication de l’avenir, est qu’elles constituent une rupture de cette collaboration des classes, une déchirure des ces illusions qui paralysent le prolétariat, une brèche dans la domination bourgeoise et l’emprise réformiste. Bien entendu, il y a encore très loin des émeutes à la révolution, de l’explosion de colère spontanée à la lutte de classe dirigée par le parti révolutionnaire marxiste; mais il n’est pas possible d’arriver à cette lutte révolutionnaire sans que l’étouffante paix sociale ne soit ébranlée par ces explosions de rage, sans que les opprimés et les exploités, les ouvriers et les chômeurs, ne se sentent poussés à s’affronter violemment à l’ordre établi.

(...) Paraphrasant Lénine, nous pourrions dire que croire la reprise de la lutte de classe (car c’est de cela qu’il s’agit aujourd’hui, et pas encore de la révolution) concevable sans explosions sociales mettant en mouvement masses prolétariennes, semi-prolétariennes, et même petites bourgeoises contre l’ordre capitaliste, c’est répudier cette reprise de la lutte de classe; mais pour les «révolutionnaires en paroles», qui, tout comme les médias bourgeois, ne veulent voir dans les émeutes que la «violence aveugle et barbare», le «lumpen-prolétariat», les gangs, le racisme, bref, les «préjugés et les fantaisies réactionnaires» inévitables dans tout profond mouvement de masses, le plus important est de détourner la classe ouvrière de la participation à ces émeutes: «il est évident que des fractions de la classe ouvrière participent à ces émeutes, et c’est bien là que réside le danger, celui que les ouvriers soient de plus en plus nombreux à abandonner le terrain de classe (?) pour les pillages et la violence aveugle (!), les explosions raciales ou nationalistes (?), en s’imaginant que ceux-ci sont la seule solution à la misère de leur situation» («RI» n°214).

Si effectivement les ouvriers étaient déjà «nombreux» à se situer sur le «terrain de classe», quitter ce terrain pour se livrer aux pillages serait une régression et un pas en arrière dans la lutte anticapitaliste. Mais le petit problème consiste précisément, n’en déplaise aux révolutionnaires en paroles, en ce que les ouvriers et plus généralement les prolétaires, ne sont qu’en nombre infinitésimal sur le terrain de classe et sont au contraire très «nombreux» sur le terrain de la collaboration des classes, ou, pour reprendre les termes de Lénine, que les «ouvriers arriérés», c’est-à-dire arriérés du point de vue politique et de la conscience de classe, constituent à notre époque l’écrasante majorité de la classe ouvrière. Le fait qu’une partie de cette majorité commence à «déserter» ce terrain de la collaboration des classes, ne serait-ce que momentanément, sans avoir une conscience claire de leurs actes, «sans perspective ni projet», est pour les communistes un signe d’une grande importance: le signe qu’un pas en avant vers le «terrain de classe», vers la reprise de la lutte de classe, est en train de s’accomplir. Ce pas en lui-même est encore insuffisant ( nous n’avons jamais dit ou écrit que les émeutes constituaient ce terrain de classe); il en faudra encore d’autres pour arriver à la lutte de classe, pour arriver à la «constitution du prolétariat en classe et donc en parti» (Marx, «Le Manifeste»).

Et l’article se terminait par une conclusion que nous pouvons reprendre intégralement aujourd’hui:

«A l’exemple de Marx et de Lénine, nous ne crions pas à la barbarie à propos des émeutes, nous ne voyons pas dans «le processus de décomposition de la classe dominante, de la vieille société tout entière» («Le Manifeste») un «danger de contamination» pour la classe ouvrière risquant «d’exercer une pression vers la dissolution et la décomposition du prolétariat et, partant, d’affaiblir ou même de remettre en cause sa capacité à réaliser sa tâche historique de renversement du capitalisme» («RI» n°213) - ce qui est déjà une capitulation devant tous ceux qui affirment que la classe ouvrière n’est plus une classe révolutionnaire. Nous nous efforçons d’analyser et d’évaluer la portée de ces événements afin d’évaluer les modalités et les rythmes de la reprise de la lutte prolétarienne, et nous n’y trouvons pas des motifs d’inquiétude ou de désespoir.

Nous y voyons au contraire l’affaiblissement des liens qui paralysent la classe ouvrière depuis trop longtemps; nous constatons que se créent les conditions matérielles de sa décontamination de l’idéologie, de la praxis et des traditions bourgeoises à mesure que la classe capitaliste rencontre des difficultés croissantes à faire régner son ordre. (...)

Tout révolutionnaire digne de ce nom doit être inconditionnellement du côté des émeutiers contre l’Etat bourgeois, comme il doit l’être à l’occasion de chaque lutte prolétarienne. Cela n’implique absolument pas de tomber dans le suivisme par rapport au mouvement, que ce soit dans le cas d’une émeute ou dans le cas d’une lutte ouvrière, mais exige au contraire d’y défendre les positions révolutionnaires de classe, s’il le faut à contre-courant, en attendant de pouvoir orienter le mouvement, comme dit Lénine.»

 


 

(1) Paru sur le site trotskyste www.wsws.org

(2) cf l’hebdomadaire «Marianne» n°477 du 12 novembre: «Depuis 10 jours (...) toutes les nuits des voitures flambent devant la façade [de la copropriété qui est “un abcès de fixation” pour les jeunes émeutiers] et les propriétaires se serrent les coudes pour protéger leurs biens. “Je ne suis pas visé”, se défend Krivine. “C’est une explosion de l’exclusion”. Et il reprend le récit de ses nuits folles où, à 60, ils font des rondes jusqu’à 2 heures du matin pour éviter que la “détresse” n’attaque leurs murs. “Ca crée des liens. Les réseaux de solidarité se sont renforcés”». Trotsky avançait le mot d’ordre de milices ouvrières; ses disciples dégénérés avancent-ils celui de milices de propriétaires?

(3) cf LO n°1944 (4/11/2005)

(4) cf LO n° 1945 (7/11/2005)

(5) cf «Prometeo» n°12 (décembre 2005)

(6) cf Lénine, Oeuvres, Tome 22, p. 383.

(7) Les citations viennent des n° 363 et 364 de «Révolution Internationale»

(8) cf «Revue Internationale» n°124 (premier trimestre 2006)

 

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