Lutte Ouvrière, les «bordiguistes» et Auschwitz ou le grand alibi : à propos d’une «mise au point»

(«le prolétaire»; N° 500; Mai-Septembre 2011)

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Sur le n° 130 (octobre 2010) de sa revue théorique, «Lutte de Classe», Lutte Ouvrière a publié un article intitulé: «Michel Dreyfus, Lutte Ouvrière et le négationnisme: une mise au point nécessaire».

Il s’agit d’une réponse à un ouvrage intitulé «L’antisémitisme à gauche» publié en août 2009. L’auteur de ce livre, Miche Dreyfus,  historien membre du CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique), y fait une étude fouillée pour répertorier les manifestations d’antisémitisme dans les partis et organisations de gauche, ouvrières, anarchistes, socialistes ou communistes, depuis les origines.

 

Qu’est-ce que l’antisémitisme?

 

Comme nous n’avons pas la place ici de faire une analyse détaillée de l’antisémitisme, nous rappellerons juste qu’il s’agit d’une position politique réactionnaire dont la fonction est de protéger le système capitaliste, car elle attribue la responsabilité de ses méfaits non au système lui-même et à ses lois, mais à une fraction bien particulière et restreinte des capitalistes: ceux de confession juive. Par exemple pour l’humoriste antisémite Dieudonné, ce ne sont pas les premiers capitalistes, mais les Juifs, qui ont été responsables de la traite des Noirs. Lorsque des courants ou des individus qui se disent révolutionnaires, socialistes, de gauche, etc., versent dans l’antisémitisme, ils démontrent par ce fait même qu’ils ne se situent pas ou plus sur les positions prolétariennes de classe, mais qu’ils reprennent des positions de la classe ennemie. Ce fut par exemple le cas d’un Proudhon.

Ne comprenant pas ou ne s’étant pas posé la question de l’origine, de la nature et du rôle de l’antisémitisme, Dreyfus, lui, n’y voit qu’une sorte de perversion mystérieuse de l’esprit dont ne sont peut-être pas atteints tous les non-Juifs (comme le veut la mythologie religieuse judaïque pour qui la haine des Juifs caractérise les Gentils, par jalousie vis-à-vis du «Peuple Elu»), mais qui est cependant une «menace» pour tous, quelle que soit leur classe sociale ou leur appartenance politique. Son étude est en conséquence un catalogue fastidieux et sans intérêt, qui, bien que se voulant objective et critique par rapport à certains dénonciateurs obsessionnels d’antisémites et affirmant que «la gauche» a moins de responsabilité que la droite en la matière, additionne d’authentiques manifestations d’antisémitisme à des insinuations ou des affirmations stupides ou des rumeurs reprises ici ou là (1): c’est ainsi que les historiens professionnels écrivent scientifiquement l’histoire.

Dreyfus se définit comme «citoyen juif et laïc» et de gauche; en fait c’est un social-démocrate partisan d’Israël. Voulant démontrer que l’extrême gauche n’est pas indemne d’antisémitisme, il consacre entre autres «quelques lignes» pleines d’insinuations à L.O.; il y écrit que lors de la fête de cette dernière en 1981 les thèses de Faurisson «auraient été exposées» (admirons le conditionnel) et que 10 ans plus tard des autocollants de la Vieille Taupe (librairie dirigée par P. Guillaume qui s’est rendu célèbre pour son soutien à Faurisson) y ont été vus. Pour Dreyfus, c’est le signe de «l’indifférence» de L.O. vis-à-vis du négationnisme (négation de l’existence des chambres à gaz). Circonstance aggravante selon lui, le groupe qui a été à l’origine de Lutte Ouvrière n’a pas participé, à la différence des autres trotskystes, à la Résistance pendant la dernière guerre mondiale. «On retrouve ici, commente notre historien, le rejet de l’antifascisme commun aux anarchistes, aux bordiguistes et aux pacifistes».

L.O. réplique avec raison que la «Résistance» était «un ensemble dirigé par des hommes politiques de la bourgeoisie» et que le groupe en question avait eu raison de ne pas s’y intégrer «parce que, pour des révolutionnaires communistes, le premier devoir est de lutter pour l’indépendance politique de la classe ouvrière». A la bonne heure! Lutte Ouvrière ne nous avait guère habitué à des déclarations de ce genre, pourtant effectivement élémentaires pour des communistes; mais encore faut-il que les déclarations se concrétisent dans la pratique...

Après avoir fait les citations ci-dessus, «Lutte de Classe» revient sur un article du «Monde» d’avril 2002 qui reprochait à L.O., outre le fait que Guillaume avait distribué des tracts à la sortie d’un de ses meetings, de permettre la présence de la brochure «Auschwitz ou le grand alibi» à sa fête. Nous avions alors analysé cet article comme s’inscrivant dans le cadre des pressions sur L.O. pour qu’elle rejoigne le rassemblement de gauche, sous prétexte d’opposition au F.N., qui allait donner quelques semaines plus tard les résultats que l’on sait aux élections présidentielles, et en définitive pour qu’elle s’intègre davantage dans le théâtre politique bourgeois.

Lutte Ouvrière n’avait pas réagi à l’époque; 8 ans après, pour des raisons qui lui appartiennent, elle sort de sa torpeur et décide de répondre au «Monde» en même temps qu’à Dreyfus, en expliquant au passage ce qu’elle pense de notre brochure, et en prenant en quelque sorte la «défense» des... «bordiguistes»! Leur lutte sous la dictature de Mussolini, écrit-elle, montre ce que vaut l’accusation portée contre eux d’indifférence face au fascisme.

Mais voyons plus précisément comment elle juge «Auschwitz ou le grand Alibi».

 

Caricature ?

 

Selon elle, l’analyse qui se trouve dans notre brochure «est bien dans la manière caricaturale, apolitique, purement économiste du courant bordiguiste d’interpréter les événements (...). D’après son auteur, ce serait parce que la bourgeoisie n’avait plus besoin de cette couche sociale qui avait joué un rôle économique indispensable dans la société précapitaliste que l’impérialisme aurait décidé de la faire disparaître (...). Pourtant l’élimination des Juifs (et des Tsiganes) n’était nullement nécessaire, ni même utile à l’impérialisme».

En fait de caricature, L.O. nous donne là un bel exemple de caricature de notre texte! Nous n’avons jamais écrit cette stupidité selon laquelle l’impérialisme allemand aurait un beau jour «décidé» d’éliminer la «couche sociale» particulière constituée par les Juifs parce qu’elle était devenue inutile. Mais, plus important, en voulant se démarquer de notre prétendu économisme apolitique et caricatural, L.O. montre qu’elle est en rupture avec le marxisme.

Car c’est Marx qui a expliqué que ce sont les lois économiques du capitalisme qui, dans les périodes de crise, entraînent l’élimination d’une bonne partie la couche sociale constituée par les petits bourgeois. Dans ces moments de tension les petits-bourgeois écrasés par la concurrence, enragés (comme disait Trotsky) et désespérés, s’en sont pris au bouc-émissaire que depuis longtemps les bourgeois leur désignaient pour éviter qu’ils se tournent contre le capitalisme: le concurrent immédiat, étranger ou pas vraiment allemand, différent en tout cas, le Juif, avec l’espoir que son élimination puisse leur apporter un certain soulagement.

Si l’antisémitisme a revêtu une telle importance dans l’Allemagne où le capitalisme en crise ruinait les petits-bourgeois (et même moyens-bourgeois) par centaines de milliers, c’est bien parce qu’il était utile et nécessaire à la sauvegarde de l’ordre bourgeois.

Que par la suite l’élimination sociale des Juifs se soit transformée en élimination physique (chose que les Nazis eux-mêmes n’avaient pas prévue), cela est dû aux circonstances extrêmes de la guerre (qui, ne l’oublions pas, signifie pour le capitalisme international liquidation massive des forces productives en surnombre, et tout particulièrement de la principale, la force de travail, les prolétaires par dizaines de millions); nous renvoyons le lecteur à notre brochure et à nos textes sur la question pour une explication plus détaillée. Ce que nous voulons rappeler ici, c’est que pour le matérialisme historique, pour le marxisme, il n’existe pas d’évènements importants dans l’histoire qui ne répondent à des causes déterminées, à des nécessités objectives.

Pour nos adversaires, le massacre des Juifs est au contraire un événement qui échappe au déterminisme historique et que par conséquent le marxisme est incapable d’expliquer (un événement unique et irréductible, ajoutent ceux qui répandent les fables du judaïsme sur le Peuple Elu) parce qu’il relève du seul domaine des idées, où règnent le hasard, l’indéterminisme, la liberté absolue de la pensée.

 

Tarés et pervers

 

Cette explication idéaliste du génocide par la seule idéologie raciste de Hitler et des Nazis n’est pas une idiotie inoffensive; c’est une «explication» utile et nécessaire pour consolider le système capitaliste en l’absolvant de toute responsabilité dans ce massacre! L.O. nous donne une explication de ce genre, en attribuant l’élimination des Juifs au fait que le parti Nazi, appelé au pouvoir par l’impérialisme pour «briser la classe ouvrière et ses organisations», comptait «dans ses sphères dirigeantes nombre de tarés et de pervers, d’obsédés de l’antisémitisme». Ce ne sont plus les «grands hommes» comme dans la vieille historiographie idéaliste bourgeoise, mais les tarés et les pervers qui font donc l’histoire selon L.O....

A l’inverse, expliquait un commentateur que Marx lui-même a cité parce qu’il expliquait exactement la méthode matérialiste: «Marx envisage le mouvement social comme un enchaînement naturel de phénomènes historiques, enchaînements soumis à des lois qui, non seulement sont indépendantes de la volonté, de la conscience et des desseins de l’homme, mais qui, au contraire, déterminent sa volonté, sa conscience et ses desseins» (2): Marx aurait-il été le premier à utiliser une méthode caricaturale, apolitique, et purement économiste d’interprétation des évènements? Notre brochure se veut précisément une analyse marxiste, matérialiste, et non pas idéaliste, subjective ou psychologisante. Il est pour le moins curieux pour des gens qui s’affirment marxistes, de prétendre expliquer un phénomène historique d’une aussi grande ampleur par les obsessions de quelques tarés et pervers.

Michel Dreyfus n’accuse pas comme d’autres «Auschwitz ou le grand alibi», dont il attribue d’autorité la paternité à Bordiga, d’antisémitisme ou de négationnisme; mais, dit-il «ce texte va devenir une des références du négationnisme» car, «dix ans plus tard, sa rencontre avec la pensée de Rassinier [un précurseur du négationnisme] lui attribue une portée différente». «Bel amalgame», commente L.O., amalgame fantasmagorique, ajouterons nous, où l’on voit le texte rencontrer la pensée de Rassinier (mort à ce moment), probablement dans l’au-delà, et du coup changer de «portée»...

Mais en dépit des «divergences qui [la] séparent de l’analyse du courant bordiguiste», en dépit du titre «inutilement provocant» de notre brochure, L. O. trouve qu’«elle n’en décrit pas moins une certaine réalité: le génocide servant d’alibi aux dirigeants israéliens (...) et aux dirigeants des différentes puissances impérialistes solidaires de cette politique d’Israël».

Lutte Ouvrière serait-elle finalement tombée d’accord avec notre brochure, au ton et à quelques autres divergences près? Rien n’est moins sûr.

En effet quand la brochure parle d’ alibi, ce n’est pas par rapport à Israël (ce ne serait d’ailleurs qu’une banalité), mais par rapport aux démocraties bourgeoises. Un démocrate bourgeois aussi influent que feu l’intellectuel de gauche Vidal-Naquet l’avait, lui, parfaitement compris; il affirmait que l’existence d’Auschwitz est la preuve d’une différence de nature fondamentale entre le fascisme et la démocratie; et donc la démonstration que la défense de la démocratie est une nécessité dépassant les clivages de classe. Il nous reprochait logiquement d’affirmer qu’en réalité Auschwitz était utilisé comme alibi par la démocratie bourgeoise pour couvrir ses propres crimes, massacres et génocides, y compris sa complicité dans le massacre des Juifs; bref, comme un alibi pour cacher l’identité de nature entre ces deux formes politiques de la domination bourgeoise (3). Et si identité de nature il y a, c’est la justification de l’antifascisme démocratique, cette alliance interclassiste pour défendre une forme de la dictature de classe de la bourgeoisie - la dite démocratie -, qui disparaît.  Cela n’implique pas que les prolétaires ne doivent pas combattre le fascisme, mais qu’ils ne peuvent vraiment le combattre qu’en conservant leur indépendance de classe et en combattant le capitalisme et toutes les formes politiques de la domination bourgeoise.

«Lutte de classe» passe sous silence cet aspect du texte, qui est l’aspect politique essentiel. Pour quelle raison, sinon que L.O. se refuse à dénoncer et combattre, même sur le papier, la démocratie?

L’article se termine en accusant - justement - Dreyfus, «comme tous les réformistes», de «dissocier la lutte contre le fascisme et la lutte contre le capitalisme, [d’]oublier cette dernière au nom de l’unité avec tous ceux qui prétendent être opposés au fascisme». Trotsky a défendu énergiquement le front unique contre les nazis, continue l’article, mais «ce front unique ne consistait pas à renoncer à la perspective de la révolution prolétarienne». La réalité n’est pas si simple et la tactique préconisée par Trotsky était beaucoup plus ambiguë, comme nous avons eu l’occasion de le rappeler, puisqu’il était arrivé à dire que le programme du front unique était de défendre certaines institutions de l’Etat bourgeois: «Si Hitler s’avise de liquider le Reischstag [c’est-à-dire le Parlement], et si la social-démocratie se montre décidée à combattre pour ce dernier, les communistes aideront la social-démocratie de toutes leurs forces», écrivait-il ainsi (4).

C’est la condamnation de cette position, c’est-à-dire de la défense - momentanée, partielle, conditionnée, tant qu’on voudra, mais défense quand même, en alliance avec les adversaires de la révolution que sont les sociaux-démocrates - de la démocratie bourgeoise qui a caractérisé et caractérise notre courant et qui est explicité dans la brochure «Auschwitz ou le grand alibi». De cela l’article de «Lutte de classe» ne dit rien. Ce n’est bien sûr pas par hasard: n’est-il pas arrivé à L.O. lors d’élections municipales d’appeler à voter pour le P.S. pour «faire barrage» au F.N.?

De même que ce n’est pas par hasard si nous avons été exclu des Fêtes de Lutte Ouvrière précisément parce que nous y exposions «Auschwitz ou le grand Alibi» (ce dont l’article «oublie» d’informer ses lecteurs): il était utile et nécessaire pour L.O. de ne pas risquer de se retrouver associée, de quelque façon que ce soit, à nos positions sur cette question brûlante.

La «mise au point» de «Lutte de classe» voulait peut-être réaffirmer la fidélité de Lutte Ouvrière aux positions marxistes: c’est raté.

 

*   *   *

 

Pour terminer, relevons rapidement quelques affirmations significatives de Dreyfus. Il estime par exemple que l’analyse de notre brochure est proche de celle de Louzon (membre du groupe syndicaliste La Révolution Prolétarienne) qui faisait une «analyse économiciste du nazisme», ce qui est «l’un des fondements d’une argumentation» qui sera utilisée ultérieurement par les négationnistes (bien que selon lui Louzon affirmait que «l’attitude des nazis dans leurs dernières années «relève de la psychiatrie, non de la sociologie» et est inexplicable par le matérialisme historique!): pour les réformistes, il s’agit toujours de disqualifier le marxisme et la possibilité d’expliquer l’histoire de façon matérialiste et donc déterministe, car cela impliquerait la reconnaissance que le capitalisme obéit à des lois et ne peut devenir autre chose que ce qu’il est, et d’autre part qu’il est une forme économique et sociale transitoire qui devra laisser place à une forme supérieure.

 De même, Dreyfus répète à plusieurs reprises dans son ouvrage que l’opposition à la démocratie bourgeoise et l’antisémitisme vont souvent de pair (5): la lutte contre l’antisémitisme, justification de la démocratie bourgeoise, il n’y a là en vérité qu’une variante du funeste antifascisme démocratique, à laquelle Lutte Ouvrière devrait pouvoir souscrire sans problème...

 


 

(1) Tentant sans doute de prévenir cette accusation, Dreyfus trouve bon de faire cette précision curieuse qu’il a «privilégié ce qui a été formulé explicitement, au détriment de ce qui a pu être chuchoté confidentiellement au sein de telle ou telle organisation»: champion en insinuations, il laisse ainsi entendre qu’il en sait beaucoup plus que ce qu’il en dit...

(2) Marx publie ce passage d’un auteur russe en écrivant qu’il s’agit d’un exposé très juste de la méthode matérialiste. cf «Le Capital», Tome 1, Postface à la deuxième édition allemande. Editions Sociales 1976, p. 19-20.

(3) cf «Les assassins de la mémoire», Ed. La Découverte 1995.

(4) cf L. Trotsky, «Entretien avec un ouvrier social-démocrate», 23/2/33, cité dans «Programme Communiste» n°98, p. 49.

(5) Par exemple: «Jusqu’à nos jours, ce sont généralement les militants les plus hostiles à la “démocratie bourgeoise” - anarchistes, syndicalistes révolutionnaires, socialistes antiparlementaires - qui feront preuve d’antisémitisme». cf «L’antisémitisme à gauche», p. 41-42. Les plus révolutionnaires seraient donc les plus antisémites: c’est l’antienne classique des sionistes qui n’ont de cesse de dénoncer un prétendu rapprochement «rouge - brun»...

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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