Dictature du prolétariat et parti de classe

(«le prolétaire»; N° 501; Octobre 2011 - Janvier 2012)

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Alors que les mots d’ordre de démocratie réelle fleurissent dans des rassemblements aux quatre coins du monde, appelant à l’union informelle et apolitique des 99% de la population, toutes classes confondues, les marxistes défendent plus que jamais la nécessité de l’organisation de la classe exploitée indépendamment de toutes les autres pour la défense exclusive de ses intérêts de classe; organisation indépendante dont l’aboutissement est le parti de classe, organe indispensable au prolétariat  pour se diriger dans la lutte des classes jusqu’à la victoire révolutionnaire concrétisée dans l’instauration de sa dictature sur les ruines de l’Etat bourgeois.

 

La dictature du prolétariat

 

La position marxiste dans la question de l’Etat est condensée dans ces quelques lignes programmatiques:

«Entre la société capitaliste et la société socialiste se situe la période de transition révolutionnaire de la première en la seconde, à quoi correspond également une période de transition politique où l’Etat ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat» (1).

S’il en était besoin, cette formule classique démontre que le communisme révolutionnaire ne revendique pas la dictature par «idéal politique», par goût de la force ou soif de la violence, comme voudraient le faire croire les démocrates, porte-paroles traditionnels des classes moyennes conservatrices (en fait plus attachées à l’ordre social en vigueur qu’à la démocratie politique puisque, en cas de crise brutale, elles n’hésitent pas à se tourner vers le fascisme).

Le marxisme revendique la dictature parce qu’il prévoit, et qu’il lutte pour la transformation révolutionnaire de la société capitaliste en société socialiste.

Le capitalisme n’est pas éternel contrairement à ce croyaient les révolutionnaires bourgeois du dix-huitième siècle et contrairement à ce que veulent faire croire la misérables démocrates sociaux actuels, dans la mesure où toutes leurs revendications reposent sur le maintien de l’exploitation du travail salarié et de tous les rapports d’échange propres à l’économie capitaliste; pas plus que les modes de production antérieurs et les sociétés qui y correspondaient, ni le capitalisme ni la société divisée en bourgeois et prolétaires ne peuvent disparaître peu à peu et de manière pacifique: cette disparition ne peut résulter que de l’approfondissement, de la généralisation et de l’unification, non seulement nationale mais internationale, de la lutte spontanée, dispersée, limitée de groupes prolétariens, sur un programme anticapitaliste révolutionnaire.

Ces théorèmes du marxisme découlant de l’analyse matérialiste historique signifient que l’éclatement d’une révolution sociale est inévitable, et qui si celle-ci est victorieuse, elle mettra fin au mode de production capitaliste et à la division de la société en classes.

Le marxisme n’a rien d’une doctrine abstruse réservée aux spéculations alambiquées d’intellectuels et de spécialistes universitaires; il affirme essentiellement trois positions fondamentales qui sont autant d’appels à la lutte révolutionnaire:

1. Le capitalisme, c’est-à-dire l’exploitation du travail salarié, n’est pas éternel, mais historiquement transitoire, tout comme l’ont été l’esclavage et la féodalité, c’est-à-dire l’exploitation du travail servile.

2. Le capitalisme ne peut pas disparaître pacifiquement parce que la classe capitaliste et les classes moyennes qui la soutiennent ne renonceront jamais à leurs privilèges.

3. Même durant les époques de réaction, c’est-à-dire les époques où le prolétariat  renonce à la lutte révolutionnaire, accepte le régime qui l’opprime économiquement, politiquement et moralement, ou en tout cas s’y résigne, les antagonismes de classe ne disparaissent pas; ils éclatent au grand jour à la première grave crise économique ou politique que la croissance même du capitalisme provoque inévitablement.

Telles sont les positions irréfutables sur lesquelles repose la revendication politique maximale du communisme authentique: la dictature du prolétariat; même si elle nous semble aujourd’hui lointaine, la révolution socialiste ne peut manquer d’éclater à un certain moment de l’histoire; c’est précisément ce moment que les communistes attendent et préparent, parce que seule cette révolution peut entraîner la fin de la barbarie et de la misère capitalistes.

Or comme le disait Engels aux anarchistes «anti-autoritaires», «la révolution est la chose la plus autoritaire qui soit puisqu’une partie de la société [la classe révolutionnaire] impose sa volonté à l’autre [tout l’agrégat social qui vit de l’exploitation prolétarienne] à coups de fusils et de canons, moyens autoritaires s’il en fût».

Repousser avec horreur cette perspective, ce n’est pas seulement repousser le socialisme, c’est passer lâchement sous silence tout ce qui s’est passé d’important dans l’histoire humaine, tous les pas en avant sérieux accomplis par l’humanité depuis qu’elle s’est organisée en société, car quelle révolution tant soit peut profonde a jamais été pacifique, à commencer par la révolution démocratique bourgeoise de 1789?

Ceci étant rappelé, il est alors facile de comprendre le sens de la grande formule «dictature du prolétariat» que non seulement la propagande bourgeoise, mais aussi des générations de réformistes petits-bourgeois et de prétendus révolutionnaires ont réussi à discréditer jusque parmi les prolétaires.

Elle exprime une nécessité évidente: le prolétariat ne peut ni ne doit éternellement lutter de façon dispersée, ni surtout de façon plus ou moins défensive. A un moment donné de sa lutte il lui faut prendre l’initiative, toute l’initiative, dans ses mains, rendre tous les coups à l’adversaire et passer à l’offensive générale.

Et comme cette offensive générale ne peut être couronnée de succès tant que l’ennemi de classe dispose du pouvoir d’Etat, l’objectif de la prise du pouvoir, du renversement politique de la bourgeoisie, en est la conclusion logique; toute lutte sociale radicale est aussi une lutte politique, affirmait Marx contre Proudhon. La conquête du pouvoir a pour but non seulement d’arracher à la classe des capitalistes l’arme suprême de l’Etat, mais aussi et surtout de détruire le capitalisme afin que puisse surgir une nouvelle société sur les ruines de la société d’exploitation.

Un tel pouvoir ne peut être que révolutionnaire parce que, pour se maintenir et empêcher la contre-révolution, il ne reconnaît aucune valeur aux pratiques et aux normes constitutionnelles, juridiques et politiques de l’ancien régime bourgeois. Il ne peut être que dictatorial (comme l’est aussi tout pouvoir bourgeois, où, même derrière les façades les plus démocratiques, les intérêts capitalistes dominent sans partage) car il n’est guidé que par les seuls intérêts des exploités, qu’il doit intervenir de façon despotique dans les rapports de production, sans se laisser freiner par les intérêts des classes possédantes, et qu’il lui faut réprimer leurs tentatives inévitables de le renverser.

La revendication de la dictature du prolétariat est la position centrale du marxisme authentique, celle qui le distingue de toutes ses fausses versions, de tous les faux révolutionnaires. Marx expliquait ainsi à un correspondant:

«En ce qui me concerne, je n’ai ni le mérite d’avoir découvert l’existence des classes dans la société contemporaine, ni celui d’avoir découvert leur lutte entre elles.

Ce que j’ai fait de nouveau, c’est d’avoir démontré: 1) que l’existence des classes ne se rattache qu’à certaines phases historiques du développement de la production; 2) que la lutte des classes mène nécessairement à la dictature du prolétariat; 3) que cette dictature n’est elle-même que la transition à la suppression de toutes les classes et à la société sans classes» (2).

A leur époque, Lénine et les bolcheviks durent mener bataille contre les socialistes réformistes qui, tout en prétendant défendre la cause des exploités, condamnaient la révolution russe au nom de la démocratie. C’est ainsi que Karl Kautsky, le grand théoricien international de la IIe Internationale social-démocrate, voulait bien admettre que les soviets allaient avoir «une importance primordiale dans les grandes batailles décisives à venir entre le capital et le travail» mais c’était pour ajouter aussitôt que la faute des bolcheviks était d’avoir «anéanti la démocratie que le peuple russe avait conquise» en faisant de ces «organisations d’une seule classe» une organisation d’Etat. Lénine, après avoir cité ce passage, répondait sarcastiquement:

«Les “batailles décisives entre le capital et le travail” ne décident-elles pas la question de savoir laquelle de ces deux classes s’emparera du pouvoir d’Etat? “Pas du tout! Jamais de la vie [répond Kaustky], dans les batailles décisives, les associations qui englobent tous les ouvriers salariés ne doivent pas devenir une organisation d’Etat”.

Et qu’est-ce que l’Etat? L’Etat n’est autre chose qu’une machine d’oppression d’une classe par une autre. Ainsi la classe ouvrière [selon Kautsky] doit aspirer aux batailles décisives entre le capital et le travail mais elle ne doit pas toucher à la machine dont le capital se sert pour opprimer le travail! Elle ne doit pas briser cette machine! Elle ne doit pas mettre en oeuvre son organisation universelle pour écraser les exploiteurs!» (3).

 

Parti unique et dictature de classe

 

Les notions de parti et de dictature de classe sont donc au centre de la doctrine marxiste, comme le Manifeste du Parti Communiste l’avait énoncé dès 1848, en définissant les deux moments du processus révolutionnaire qui doit aboutir à la disparition du capitalisme: la constitution du prolétariat en classe, donc en parti; et sa constitution en classe dominante. La classe prolétarienne n’est pas une simple catégorie sociologique au côté des autres qui composent la société bourgeoise, une fraction particulière des 99% dont le revenu stagne plus ou moins par rapport aux 1% de super-riches dont la fortune s’accroît sans cesse; elle est la classe dont l’exploitation nourrit, à des degrés divers, toutes les autres - et pas seulement une poignée de milliardaires; et pour cette raison elle est la seule classe révolutionnaire, la seule classe dont les intérêts historiques et généraux sont la destruction du capitalisme et l’établissement d’une société sans exploitation, et non une quelconque réforme ayant pour but de mieux répartir parmi les diverses couches bourgeoises les bénéfices de l’exploitation des prolétaires .

Mais le prolétariat ne devient une classe dans le plein sens marxiste du terme (une classe pour soi et non pour le capital, comme l’écrit le Manifeste) que lorsqu’il entre en lutte pour ses intérêts historiques généraux, lorsqu’il réussit à dépasser les limites de catégorie, de corporation, d’entreprise, de région, de nation, de sexe, de race, d’âge, etc., dans lesquelles l’enferme l’organisation de la société capitaliste. Tant que le mouvement social et politique tendant objectivement au renversement du capitalisme et à son remplacement par une société nouvelle n’existe pas, ou qu’il n’a pas encore une puissance suffisante, la masse des exploités n’est encore une classe qu’au sens sociologique, bourgeois, du terme: les individus qui la composent vivent pour eux-mêmes, sans parvenir, sinon en de rares occasions, à surmonter «la lutte de tous contre tous» qui caractérise selon Marx le capitalisme.

Le mouvement spontané engendré par l’aggravation aiguë des contradictions capitalistes n’est en effet pas suffisant; pour devenir une force indépendante consciente de ses intérêts historiques généraux et luttant pour eux - une classe au sens marxiste du terme - la classe prolétarienne a besoin d’ «un organisme qui l’anime, la cimente, la précède, en un mot l’encadre»: cet organisme vital est le parti. «La classe présuppose le parti parce que pour être et agir dans l’histoire, la classe doit posséder une doctrine critique et trouver dans celle-ci le but à atteindre» (4).

Si le prolétariat ne se constitue en classe qu’en se constituant en parti, il ne peut se constituer en classe dominante - c’est-à-dire en instaurant sa dictature, son Etat, tout Etat étant la dictature d’une classe sur les autres - que si son parti dirige cette dictature, cet Etat. Au cours de la lutte acharnée qui conduit à ‘insurrection, à la destruction de l’Etat bourgeois et à l’instauration du pouvoir prolétarien, le parti de classe joue un rôle décisif, en tant qu’état-major de la révolution. Mais la prise du pouvoir n’est elle-même que le prélude d’une révolution sociale d’une ampleur sans précédent; la lutte ne s’arrête pas, elle continue avec les armes du pouvoir. Pour vaincre les résistances de toutes sortes que cessera d’autant moins de lui opposer le vieux monde qu’il n’aura pas été vaincu simultanément sur toute la planète, la classe ouvrière aura toujours besoin de son organe d’unification, de conscience et de direction qui est le parti de classe.

L’histoire a démontré ce manière irréfutable que dans la période révolutionnaire et après la prise du pouvoir, tous les autres partis, y compris ceux qui se disent révolutionnaires et ouvriers mais qui sont en réalité les représentants de classes ou de secteurs peut-être opprimés, mais non prolétariens, se rangent infailliblement du côté de la contre-révolution. Lénine répliquait en 1919 à ceux qui préconisaient un gouvernement de tous les partis «socialistes»: «Lorsqu’on nous reproche la dictature d’un seul parti et qu’on nous propose comme vous l’avez entendu, un front unique socialiste, nous disons: “Dictature d’un seul parti, oui! Telle est notre position, et nous ne pouvons quitter ce terrain, parce que c’est le parti qui, au cours de dizaines d’années, a conquis la place d’avant-garde de l’ensemble du prolétariat industriel des fabriques et des usines (...)”. Lorsqu’on nous propose le front socialiste unique, nous disons: ceux qui le proposent, ce sont les partis menchevik et socialiste-révolutionnaire qui, dans la révolution ont penché du côté de la bourgeoisie» (5).

Presqu’un siècle s’est écoulé depuis sans que rien n’ait infirmé cet enseignement historique.

 Si en Russie la contre-révolution n’a pas renversé formellement le parti communiste, c’est parce qu’elle avait réussi à le dénaturer complètement et à le transformer en agent du capitalisme d’Etat naissant dont il avait tenté de contrôler la croissance (à cause de l’impossibilité matérielle de dépasser le capitalisme en l’absence de révolution en Occident). Le stalinisme put ainsi faire croire que la construction du capitalisme était une «construction du socialisme», et que sa féroce dictature était dans la continuité de la dictature du prolétariat alors même que les communistes et les prolétaires en général en étaient les premières victimes!

 Par la suite les staliniens et leurs descendants reprirent entièrement à leur compte l’idéologie et les principes démocratiques, qui ont été et sont depuis toujours dénoncés et combattus par le marxisme. Dans ses «Thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature du prolétariat», Lénine rappelait ainsi:

«L’histoire enseigne qu’aucune classe opprimée n’a jamais accédé au pouvoir et ne pouvait y accéder sans passer par une période de dictature, c’est-à-dire conquérir le pouvoir politique et briser par la violence la résistance la plus acharnée, la plus furieuse, qui ne recule devant aucun crime et que les exploiteurs ont toujours opposée.

(...) En expliquant le caractère de classe de la civilisation bourgeoise, de la démocratie bourgeoise, du parlementarisme bourgeois, tous les socialistes ont exprimé cette idée, formulée de la manière la plus scientifique par Marx et Engels, à savoir que la république bourgeoise la plus démocratique n’est rien d’autre qu’un appareil permettant à la bourgeoisie de réprimer la classe ouvrière, permettant à une poignée de capitalistes d’écraser les masses laborieuses.

(...) Dans la société capitaliste, dès que la lutte de classe qui en est le fondement s’accentue d’une manière un tant soit peu sérieuse, il ne peut y avoir aucun moyen terme entre la dictature de la bourgeoisie et la dictature du prolétariat. Tout rêve d’on ne sait quelle troisième voie est une lamentation réactionnaire de petits-bourgeois» (6).

Aujourd’hui très rares sont ceux qui ont la force de critiquer le mensonge démocratique et de défendre les positions marxistes. Mais ce sont les contradictions de plus en plus violentes, les crises de plus en plus profondes du capitalisme qui dissiperont inévitablement les illusions sur la démocratie et l’union de 99% de la population, en poussant les prolétaires à la lutte.

Alors le spectre du communisme recommencera à hanter le monde, alors réapparaîtra avec une force impérieuse le besoin du parti unique de la révolution sociale et de la dictature du prolétariat!

 


 

(1) K. Marx, «Critique du programme de Gotha».

(2) cf Lettre à Weydemeyer, 5/3/1852.

(3) Lénine, «La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky».

(4) Bordiga, «Parti et Classe».

(5) cf «Discours au premier congrès des travailleurs de l’enseignement», 31/7/1919.

(6) cf «Thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature prolétarienne», 1919, rédigées pour le premier congrès de l’Internationale Communiste.

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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