L’Egypte entre répression militaire, réaction islamiste et luttes ouvrières

(«le prolétaire»; N° 501; Octobre 2011 - Janvier 2012)

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L’amère victoirede la démocratie

 

Dix mois après la chute de Moubarak dans la liesse populaire, les medias du monde entier ont annoncé à la une la «victoire de la démocratie» en Egypte, avec les premières élections libres qui ont vu le triomphe des partis islamistes réactionnaires, et la répression sanglante par les militaires de l’occupation et des manifestations de la place Tahrir qui s’est soldé par des dizaines de morts.

Si les bourgeois éclairés peuvent éprouver quelque gêne devant ces événements, ils se rassurent sans doute en comprenant qu’il s’agit de deux aspects complémentaires, liés entre eux, du même phénomène de renforcement de l’ordre bourgeois qui avait été ébranlé par les manifestations et les luttes du début de l’année. C’est cela qui explique la modération des réactions des gouvernements occidentaux qui d’habitude ne perdent pas une occasion pour donner de sentencieuses et hypocrites leçons de démocratie aux gouvernements des pays dits «périphériques»: le restauration de la stabilité politique et sociale d’un pays de plus de 85 millions d’habitants situé au coeur d’une zone stratégique pour l’impérialisme mondial, a bien besoin de l’action conjuguée de l’opium démocratique et religieux, et des fusillades de la soldatesque et des groupes paramilitaires. Surtout lorsque se dresse la menace de l’agitation ouvrière...

 

Tous unis contre les luttes ouvrières

 

Pratiquement dès le lendemain de la chute de Moubarak, le Conseil Suprême des Forces Armées (CSFA) qui avait pris les rênes du pouvoir, condamnait dans un communiqué les actions revendicatives comme mettant en péril la sécurité nationale; le 23 mars le nouveau gouvernement nommé par les militaires interdisait les assemblées, manifestations et grèves entravant la bonne marche des entreprises publiques ou privées, les coupables encourant jusqu’à un an de prison et de très fortes amendes.

Le porte-parole des Frères Musulmans (courant islamique traditionnel constituant la seule véritable force d’opposition qui était tolérée sous Moubarak) exprimait dès la mi-février sa «compréhension» vis-à-vis de la position des chefs militaires, accusant lui aussi les actions revendicatives de saper le consensus national, tandis qu’un éminent responsable salafiste (courant islamiste d’extrême droite) appelait à la fin des grèves et des sit-ins de travailleurs. En avril le grand mufti, la plus haute autorité religieuse d’Egypte, déclarait que les instigateurs d’actions revendicatives «violaient les enseignements de Dieu» (1).

Cette campagne contre les grèves et les luttes ouvrières a été relayée au fil des mois par les journaux et les chaînes de télévision. Quand ils n’étaient pas dénoncés comme étant manipulés par les «éléments contre-révolutionnaires»,  les prolétaires en lutte étaient accusés de défendre égoïstement leurs propres intérêts au lieu de penser à l’intérêt général de la nation; on cherchait à leur faire honte en affirmant que les manifestants de la place Tahrir, eux, avaient lutté pour la patrie: «tous leurs slogans tournaient autour de la signification de la liberté, car les manifestants avaient mis de côté leurs revendications propres et ne songeaient qu’à l’avènement de la liberté. Ils ne demandaient pas de hausses de salaires ou des primes (...). La contagion de points de vue mesquins n’avait pas prise parmi eux, comme c’est le cas de ceux qui se sont engagés dans des luttes revendicatives continuelles, hystériques et vengeresses» (2). Comme les bourgeois tressent des lauriers aux prolétaires quand ceux-ci mettent de côté leurs intérêts de classe et ne cherchent pas «mesquinement» à améliorer leur sort, au risque de mettre en péril les sacro-saints profits capitalistes!

C’est qu’en effet la chute de Moubarak, qui avait été précédée et en quelque sorte préparée par les grèves de 2008, a été suivie par une nouvelle et forte poussée de luttes prolétariennes, malgré toutes les mesures et campagnes anti-ouvrières. Lors de la vague sans précédent de luttes ouvrières en 2008, le nombre de grévistes est estimé avoir atteint les 240.000 (3). En février 2011, quand le mouvement contre le régime atteignit sont point le plus élevé, il y aurait eu 489 «actions collectives» d’ouvriers (le nombre de participants n’est pas connu) contre seulement 42 en janvier. Le nombre de grévistes de mars à août a été d’environ 400.000, chiffre déjà très important pour un pays comme l’Egypte, peu industrialisé et où les grèves étaient très rares. Mais en septembre leur nombre est estimé avoir augmenté jusqu’à un chiffre compris entre 500 et 750.000, plus que toute l’année 2008! Il y a eu ce mois-là plusieurs grandes grèves touchant parfois tout le pays comme la grève des enseignants (250 à 500.000 grévistes) et 6 autres grandes grèves impliquant environ 160.000 travailleurs, dont celle des postiers, celle des travailleurs des transports du Caire, celle des travailleurs des raffineries de sucre, etc., ainsi que des grèves limitées à une seule usine ou administration où participèrent au total quelques dizaines de milliers de travailleurs. Même si nous ne disposons pas de chiffres plus récents, le mouvement s’est maintenu, voire amplifié, au mois d’octobre, en dépit de la campagne électorale pour les élections de novembre: les travailleurs égyptiens n’ont pas encore été frappés par la funeste habitude des trêves électorales!

Ces mouvements de lutte ont été dirigés ou organisés par de nouveaux syndicats qui viennent de se constituer en marge ou contre l’ancien syndicat officiel, voire par des comités de grève, parfois coordonnés au niveau régional comme dans le cas des enseignants du nord-Sinaï.

Les revendications les plus courantes sont des augmentations de salaire (et la création d’un salaire minimum), l’embauche définitive des travailleurs temporaires., le renvoi de chefs particulièrement haïs, l’amélioration des conditions de travail, avant des revendications de nature plus réformistes comme des investissements accrus de l’Etat dans tel ou tel secteur, la renationalisation d’entreprises privatisées ces dernières années ou l’amélioration du service public de l’Education nationale; ces dernières reflètent sans aucun doute l’influence encore bien réelle de forces bourgeoises parmi les travailleurs (surtout dans certains secteurs comme par exemple chez les enseignants ou les Frères Musulmans sont très présents et dirigent le syndicat). Ce qui met réellement en mouvement les prolétaires, ce sont les revendications élémentaires pour leurs besoins immédiats de survie, après des années où les salaires sont restés très bas alors que ne cessait d’augmenter le coût de la vie.

 

Répression et élections

 

Les Autorités militaires du CSFA se sont employées depuis février à mettre fin à l’agitation, en revenant peu à peu aux bonnes vieilles méthodes répressives, après la période de vacance des forces de l’ordre qui a suivi la chute de Moubarak.

Avant même les dernières manifestations, plus de 12 000 personnes avaient ainsi déjà été condamnées par les tribunaux militaires en vertu des lois d’urgence qui sont toujours en vigueur; la pratique de la torture reste systématique dans les prisons égyptiennes et on assiste de nouveau dans les dans les dernières semaines à des enlèvements et disparitions de militants connus. Le CSFA n’a pas non plus hésité à déchaîner les haines interconfessionnelles. Alors que la bestiale répression d’une manifestation de Coptes (4) au Caire le 9 octobre faisait 27 morts, les médias officiels accusaient ainsi les Coptes d’avoir attaqué les soldats et ils appelaient la population à défendre l’armée contre les Chrétiens!

Mais une manoeuvre grossière du CSFA à la veille des élections a mis en péril ce processus. Peu versé dans l’art subtil de l’utilisation de l’opium démocratique, les militaires décrétaient à la mi-novembre des «principes supra-constitutionnels» qui revenaient à donner à l’Armée un statut particulier au dessus des institutions civiles (le parlement et le gouvernement n’auraient eu aucun droit de regard sur le budget militaire, l’Armée se réservait le droit de modifier la future constitution, de dissoudre le parlement, etc.).

Pour s’opposer à ce décret, une journée de manifestations était organisée le 18 novembre; elle était soutenue par les partis islamistes qui craignaient de se voir voler leur victoire électorale annoncée et les regroupements issus de la «révolution» de février, tandis que les partis de gauche traditionnels comme le Parti Communiste Egyptien, les Sociaux-Démocrates, le Tagammu (dont faisait partie le PCE, illégal à l’époque de Moubarak, ainsi que les dirigeants du syndicat officiel), éternels larbins du pouvoir, ou le Wafd (pseudo-parti d’opposition sous l’ancien régime), eux, refusaient d’y appeler.

Après que des dizaines de milliers de personnes aient commencé à manifester au Caire dans le calme, le déchaînement d’une sanglante répression  faisant des dizaines de morts parmi les manifestants qui voulaient réoccuper la place Tahrir, mettait le feu aux poudres. Des centaines de milliers de personnes descendirent dès le lendemain dans la rue du Caire, d’Alexandrie et d’autres villes pour manifester leur colère et crier leur opposition au gouvernement. Mais après des négociations avec les militaires et la démission du premier ministre, les Frères Musulmans, rassurés sur le fait que les élections n’allaient pas être reportées et que le CSFA promettait de laisser le pouvoir aux civils dans les mois qui viennent, appelaient le 20 leurs partisans à ne plus manifester.

Les manifestations continuèrent les jours suivants avec comme mot d’ordre la démission de Tantawi (le chef du CSFA qui envisage de se porter candidat aux présidentielles), un gouvernement civil, etc.;  ni les élections du 28/11, ni la répression continue (encore 17 morts dans les dernières semaines de décembre) n’ont mis fin à ce mouvement de protestation, preuve qu’il exprime la profondeur du malaise social existant dans le pays; mais en dépit de toute sa puissance numérique, le mouvement est condamné à l’impuissance par la nullité de ses revendications politiques, de caractère typiquement petit-bourgeois: démocratie, gouvernement civil d’union nationale, etc...

Amer bilan: des dizaines de morts, des milliers d’arrestations pour que la «démocratie» triomphe sous la forme d’une alliance, au moins temporaire, entre militaires et Frères Musulmans, donnant la victoire aux élections aux partis religieux de droite et d’extrême droite (5)...

Mais cette victoire ne signifie pas la fin ou l’atténuation de la lutte des classes en Egypte, ni la stabilisation de la situation politique qui en serait la conséquence. Le faible capitalisme égyptien n’a pas les moyens de donner satisfaction aux travailleurs, sinon de manière temporaire et limitée; il lui est impossible d’assurer un emploi à la masse énorme des chômeurs, alimentée en permanence par l’exode rural. Il ne peut survivre dans la compétition internationale qu’en pressurant son prolétariat au maximum, qu’en lui imposant des bas salaires et des mauvaises conditions de vie et de travail. Ses difficultés économiques et sociales, aggravées par les luttes ouvrières et par le retour de dizaines de milliers de travailleurs partis chercher du travail en Libye et ailleurs, par la chute du tourisme, sans parler des autres retombées de la crise capitaliste internationale (diminution des débouchés de l’industrie textile, baisse du trafic du canal de Suez, baisse des investissements étrangers, etc.), ne lui laissent pas d’autre choix. Il n’a pas les moyens, comme dans les pays capitalistes les plus riches, d’entretenir toute une gamme d’amortisseurs sociaux pour étouffer les tensions sociales (et d’ailleurs ces derniers eux-mêmes en ont de moins les moyens!); la subvention des  prix des aliments de base, élément fondamental pour éviter l’explosion sociale, est déjà pour lui un fardeau dont il aspire à se débarrasser au plus vite...

Au service du capitalisme national, a démocratie égyptienne, née sous les auspices les plus réactionnaires, ne pourra pas ne pas continuer la tradition répressive et anti-ouvrière du régime précédent.

De durs combats attendent donc les prolétaires d’Egypte; pour les mener dans les meilleures conditions, il leur faudra se dégager de la gangue interclassiste nationalo-religieuse et s’organiser sur des bases indépendantes de classe. Le premier pas élémentaire mais gigantesque a été fait spontanément: servant d’exemple aux prolétaires du monde entier, les prolétaires égyptiens sont entrés courageusement en lutte, ébranlant un régime en apparence tout-puissant; il leur reste cependant encore beaucoup de difficultés à surmonter, beaucoup d’expériences à accumuler, pour déjouer les efforts de ceux qui veulent le ramener à sa docilité forcée antérieure.

Quand au pas suivant, celui de l’organisation en parti de classe pour dépasser l’horizon de la lutte immédiate et engager le combat contre le capitalisme, il ne pourra être accompli qu’en liaison étroite avec les prolétaires d’avant-garde des autres pays, et en particulier ceux des pays capitalistes dominants, quand ceux-ci auront rompu les liens qui les paralysent depuis des décennies.

Si difficile que paraisse ce chemin, si éloigné que semble cet objectif, cette perspective est objectivement ouverte par la crise capitaliste mondiale qui inexorablement mine tous les équilibres de la période précédente. L’avenir est à la lutte prolétarienne, en Egypte comme partout!

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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