Aperçu sur la Syrie (3)

La domination française

(«le prolétaire»; N° 502; Février - Avril 2012)

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Nous publions ici la suite de la partie de notre étude consacrée à la domination française sur la Syrie (sous la forme du «mandat» sur ce pays que l’impérialisme tricolore s’était fait attribuer par la Société des Nations en vertu des accords passés pendant la guerre avec le rival-allié britannique). Ce n’est pas un hasard si cette sanglante et sordide tranche d’histoire est généralement ignorée en France, ou passée sous silence comme un épisode de peu d’intérêt.

 L’Etat français, lors de la grande révolte, y a pourtant concentré, comme nous l’avons vu, jusqu’à 50.000 soldats qui firent environ 6000 morts parmi les Syriens alors que les pertes de l’armée coloniale se montèrent à près de 2000.

 Une brochure de propagande sur «l’Oeuvre française en Syrie et au Liban» publiée en 1931 éclaire crûment les raisons de cet engagement en montrant que l’impérialisme français y trouvait des intérêts certains: «Intérêts matériels d’abord. En dehors même des raisons d’ordre international qui ont conduit les négociateurs de 1918 et 1922, en acceptant [sic!] le mandat, à faire attribuer à la France un rôle politique direct au Levant, il y a lieu de tenir compte du vaste champ que la mise en valeur et le développement économique des territoires placés sous son contrôle ont ouvert aux activités de ses nationaux. Dès à présent, les échanges entre les marchés français et syriens donnent chaque année un mouvement d’affaires de l’ordre de 300 millions de francs. Toute la pléiade de sociétés à capitaux français qui se sont reconstituées ou créées en Syrie et au Liban [suit l’énumération de celles-ci] représentent l’investissement d’une part de l’épargne française que l’on peut évaluer à 500 millions de francs. Encore à ce montant faudrait-il ajouter celui, difficile à chiffrer, des intérêts que représentent les agences ou comptoirs des grandes sociétés ou maisons françaises qui tels (...) la société Michelin, les Usines Renault, la société André Citroën (...) ont fondé des établissements en Syrie et au Liban (...). Sans même envisager les progrès que réserve l’avenir, l’importance actuelle de ces intérêts matériels, en même temps qu’elle témoigne de l’oeuvre accomplie par la France [!], suffirait à elle seule à légitimer le rôle politique que celle-ci a accepté [re-sic!] de jouer au Levant» (1)

La politique suit toujours, en dernière analyse, des intérêts économiques, ce sont les bourgeois eux-mêmes qui le reconnaissent, quand ils s’adressent à d’autres bourgeois...

 

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Après la dépression due à l’échec des luttes et l’écrasement de la révolte du milieu des années vingt, le début des années trente vit un renouveau des conflits sociaux.

Les difficultés économiques causées par la crise capitaliste mondiale et la politique économique des autorités françaises, défavorable aux intérêts syriens, l’exode des paysans ruinés par une période de mauvais temps vers les villes, les baisses de salaire dans de nombreux secteurs qui dépassaient les 30% et l’augmentation du chômage (le nombre de chômeurs dans les villes est estimé à 150 000 au cours des années trente, soit de 15 à 20% des travailleurs), tout alimentait l’effervescence sociale et politique.

Dès 1930 éclatèrent plusieurs mouvements: manifestations à Alep contre l’augmentation du prix du pain, grève à Homs des ouvriers de la nouvelle usine textile, grève des tisserands à Damas, etc. Cette vague de luttes culmina avec la grande grève de milliers de tisserands à Alep en 1932, marquée par des affrontements, des pillages de magasins d’alimentation, etc. Commencée comme grève contre les patrons des entreprises artisanales, elle se transforma en un mouvement uni des tisserands et des patrons contre la politique tarifaire des autorités françaises qui facilitait la concurrence des textiles étrangers, japonais en particulier.

Les bourgeois nationalistes n’eurent pas trop de difficultés pour récupérer à leur profit le mécontentement social généralisé à cette époque (qui se manifestait aussi par des mouvements étudiants), le Parti Communiste n’ayant ni la force ni surtout la volonté de leur disputer leur influence sur les masses prolétariennes et paysannes.

Nous avons vu que le programme du PCS de 1931, s’il ne reculait pas devant des proclamations creuses sur «l’établissement du système socialiste» dans la Syrie économiquement et socialement arriérée, conformément à la logomachie de la période dite «ultra-gauche» de l’Internationale stalinienne, établissait un «plan d’action» se militant à demander des réformes à l’Etat colonial et évacuant toute perspective de lutte révolutionnaire. En dépit de ses dénonciations de la politique de compromis du «Bloc National» avec l’impérialisme français, ce «plan d’action» représentait un alignement de fait sur les forces bourgeoises dominantes dans le pays, alignement qui contenait déjà le futur alignement sur l’impérialisme et la renonciation ouverte, non seulement à la lutte pour l’indépendance de classe du prolétariat, mais même à la seule révolution bourgeoise et anticoloniale!

C’est ainsi qu’à l’été 1935, c’est le «Bloc National», ce rassemblement des organisations bourgeoises les plus importantes, qui organisa pendant plusieurs mois un boycott de la Compagnie d’Electricité qui réussit à lui faire baisser ses tarifs.

En novembre-décembre de grandes manifestations en Egypte obligèrent les Britanniques à rétablir la Constitution; suivis avec enthousiasme par les jeunes et les nationalistes, les événements d’Egypte suscitèrent un regain d’effervescence parmi les masses opprimées.

En janvier 1936, les troupes françaises réprimèrent dans le sang des manifestations étudiantes, faisant 6 morts à Damas, 3 à Homs. Le Bloc National, après avoir hésité, appela le 27 janvier à une grève générale illimitée «jusqu’au rétablissement de l’ordre constitutionnel» (sic!): la grève qui avait éclaté spontanément non pas pour l’ordre constitutionnel mais contre la domination et la répression coloniales, était en réalité déjà suivie à Damas depuis plusieurs jours par les étudiants, commerçants, fonctionnaires et ouvriers. S’étant étendu à d’autres villes, le mouvement dura 6 semaines en dépit d’un côté des tentatives du Bloc pour la terminer rapidement et de l’autre côté, de l’établissement de la loi martiale et de la répression sanglante infligée par les Français qui fit plusieurs morts et des milliers d’arrestations.

En protestation contre la loi martiale imposée à Damas et ailleurs, une grève générale eut lieu à Beyrouth et d’autres villes libanaises, en même temps que des collectes étaient organisées pour le comité de grève de Damas. Des manifestations et des grèves de solidarité eurent aussi lieu en Palestine (souvent appelée alors par les nationalistes arabes «Syrie méridionale»): le succès de la grève syrienne fut sans aucun doute un encouragement à la grève générale qui allait y éclater quelques mois plus tard contre la domination britannique.

Finalement, 43 jours après son déclenchement, la grève se termina à l’appel du B. N. après que les Autorités coloniales aient accepté de libérer tous les prisonniers et d’entamer des négociations à Paris sur l’accession de la Syrie à l’indépendance.

Dirigé par des notables (propriétaires terriens, commerçants, avocats, chefs religieux, etc.), le Bloc National n’était en rien révolutionnaire; son objectif était une «collaboration honorable» avec les Français. Nous avons déjà signalé que le traité finalement conclu avec le nouveau gouvernement de Front Populaire qui avait pris ses fonctions à Paris en juin 36, préservait les intérêts essentiels de l’impérialisme français, à commencer par la reconnaissance de la partition de la Syrie pour constituer l’Etat libanais. Mais pour le PCS, il n’était plus question d’accuser le B. N. de trahison comme en 1930: il expliquait que cela avait été du «sectarisme»! Fidèle à l’orientation antifasciste décidée par l’Internationale, le PCS, maintenant légal, soutint donc le traité signé avec la «France démocratique»; et lorsqu’après le refus du gouvernement français de faire ratifier ce traité, les dirigeants du B. N. offrirent en 1937 de nouvelles concessions à l’impérialisme français, suscitant des manifestations de protestation de la frange la plus radicale des nationalistes, le PCS, lui, approuva ces concessions!

A l’approche de la guerre mondiale, le parlement syrien élu en 1936 fut dissous par les Français qui rétablirent l’administration directe par le «Haut Commissaire», interdisant à nouveau, au passage, le PCS.

En juin 1941 l’invasion des Alliés dans la région, permit aux Forces Françaises Libres de de Gaulle de s’installer au Liban et en Syrie après avoir destitué les responsables liés au gouvernement de Pétain.

Elles promirent aussitôt d’accorder l’indépendance, mais elles continuèrent en réalité la politique répressive traditionnelle de l’impérialisme français, en particulier contre les grèves et les manifestations provoquées par les baisses des salaires et la hausse des biens de première nécessité. En février 43 une grève de 5 jours contre la hausse du prix du pain fut organisée par les nationalistes; les promesses des autorités n’ayant pas été suivies d’effet, une nouvelle grève éclata le 20 mars qui dura 7 jours et s’accompagna de scènes d’émeutes. La répression par les troupes coloniales fut sanglante: 7 morts. Devant le risque d’une révolte généralisée, les dirigeants de la «France Libre» décidèrent à contrecoeur le rétablissement des libertés politiques, la tenue d’élections et le fonctionnement d’institutions locales représentatives.

A cette occasion, comme lors de son second Congrès tenu la même année, le PCS fit tous ses efforts pour gommer le moindre aspect socialiste et se présenter comme un parti purement national.

Animé de la même ferveur patriotique que ses collègues staliniens européens, Bagdache écrivait ainsi: «Nous assurons le capitaliste national, le propriétaire d’usine national que nous ne regardons pas avec envie ou avec haine son entreprise nationale. Au contraire, nous désirons son progrès et sa croissance vigoureuse. Tout ce que nous demandons c’est l’amélioration des conditions de l’ouvrier national (...). Nous assurons le propriétaire terrien que nous ne demandons ni ne demanderons pas la confiscation de sa propriété (...). Tout ce que nous demandons c’est de la compassion pour le paysan et l’allégement de sa misère» (1).

Devenu partisan fanatique de l’union sacrée avec les impérialismes occidentaux après la rupture de l’alliance de l’URSS avec l’Allemagne, le PCS décida un moratoire des grèves pendant la durée de la guerre. Lors de son Congrès de décembre 43, il adopta un programme strictement démocratique bourgeois particulièrement modéré (2); fait significatif par exemple toute idée de réforme agraire en était absente et il n’était évidemment pas question de lutte contre les grands propriétaires fonciers absentéistes qui maintenaient les paysans sans terre dans une misère abjecte. Commentant ce programme, Bagdache écrivait: «Nous ne sommes pas d’abord un parti de réforme sociale. [C’est là une caractéristique] qui nous a été attribuée par des gens qui voudraient nous reléguer à la marge de la vie nationale de façon à garder pour eux tout le mouvement national (...). [Le Parti Communiste Syrien] est par dessus tout et avant toute autre considération un parti de libération nationale, un parti de la liberté et de l’indépendance».

Tout était dit! Sur cette base nationaliste, à la fin de la guerre et lors des premières années de l’indépendance, le PCS était devenu l’un des plus grands partis du pays, en dépit de la concurrence que lui faisait un nouveau venu, le parti Baas de Michel Aflak (ancien «compagnon de route») qui l’accusait de compromission avec l’impérialisme, français en particulier. Mais son approbation en 1947 de la décision russe de soutenir la partition de la Palestine et la création de l’Etat colon Juif, fit disparaître instantanément son audience auprès des masses petites-bourgeoises nationalistes. En novembre 47 le siège du PCS à Damas était incendié par des manifestants, le parti lui-même étant interdit l’année suivante, au moment où l’armée syrienne entrait en guerre, aux côtés des autres armées arabes, contre les soldats israéliens.

Il serait fastidieux et sans grand intérêt de suivre l’histoire de ce parti dans les années qui suivirent. Complètement étranger au mouvement ouvrier, ce rejeton particulièrement répugnant de la contre-révolution stalinienne, fut tantôt réprimé, tantôt soutenu par les différents gouvernements, selon l’état de leurs relations avec Moscou. Dirigé après la mort de Bagdache en 1995 par la femme de celui-ci puis par son fils, il s’est complètement subordonné au système politique dictatorial du clan Assad depuis 1972 (il a un ministre au sein du gouvernement actuel) dont il applaudit la sanglante politique répressive (4).

L’implantation du marxisme en Syrie devra se réaliser dans la lutte contre les toute néfastes traditions du stalinisme.

 

*   *   *

 

Avant de clore ce chapitre sur la domination française, il nous faut dire un mot sur l’action du Parti Communiste Français, dont le rôle a été important, tant sur l’orientation du petit parti syrien, que sur l’attitude de la classe ouvrière de la métropole par rapport à l’entreprise coloniale en Syrie.

Né dans la confusion politique, le PCF était inévitablement pénétré des préjugés coloniaux répandus dans le vieux parti socialiste. Au IVe Congrès de l’Internationale Communiste (novembre-décembre 1922), il fut critiqué à ce sujet et une motion de sa section algérienne de Sidi-Bel Abbés appelant à ne pas abandonner «notre colonie» fut violemment dénoncée. Conformément à la décision du Congrès, une «commission coloniale» est mise en place pour organiser le travail anticolonialiste du parti. Cependant au Ve Congrès (juin-juillet 1924) le PCF fut encore sévèrement critiqué pour la faiblesse de son action dans ce domaine (5). Les choses vont commencer à changer l’année suivante lorsque le parti s’engage dans une campagne d’agitation contre la guerre du Rif (au Maroc), et, accessoirement, contre les actions militaires en Syrie. Pourtant en octobre 1925 le Parti Communiste Syrien demandait, dans une lettre officielle à une Conférence nationale du PCF, ce qu’avait fait le parti pour soutenir la lutte en Syrie (6). Au cours des années suivantes l’action anticoloniale passée du PCF fut régulièrement condamnée pour son insuffisance par les nouveaux dirigeants nommés à la suite des purges et des tournants, jusqu’au virage des années trente où, après la victoire de Hitler en Allemagne, le mouvement stalinien international s’aligna sur l’impérialisme occidental.

Le PCF abandonna alors toute idée de lutte et d’agitation anticolonialiste parmi les prolétaires de France pour revenir à la défense chauvine de «nos colonies»: les orientations de la section de Sidi-Bel-Abbés expulsées avec fracas en 1922 l’avaient définitivement emporté et le PCF s’efforça de «convaincre» - y compris par la force (7) - les populations colonisées des bienfaits de l’union avec la France.

Cette criminelle politique social-impérialiste ne put que s’accentuer encore pendant et après le guerre. C’est ainsi que le général français responsable du bombardement de Damas en 1945 qui fit des centaines de morts civils, sympathisait avec le PCF, parti auquel il adhéra d’ailleurs quelques mois plus tard, sans que ce dernier lui fasse le moindre reproche (8). Il est vrai qu’à la même époque le PCF ne condamna pas non plus les massacres de Setif qui firent peut-être 15000 morts, les mettant même sur le compte de «provocateurs fascistes»...

(A suivre)

 


 

(1) cf «Le mouvement syndical au Liban. 1919-1946». Ed. Sociales 1970, p; 72-73.

(2) cf T. et J. Ismaël, «The Communist Movement in Syria and Lebanon», Florida 1998, p. 32. La citation suivante se trouve p. 33.

(3) Lors de ce Congrès il fut aussi décidé la partition de l’organisation en un Parti Communiste Syrien et un Parti Communiste Libanais; cependant il fallut encore plusieurs années pour que cette séparation devienne effective. Le troisième Congrès n’eut lieu que... 26 ans plus tard, en 1969!

(4) Les stalino-nationalistes de l’URCF (dissidents du PCF) ont publié sur leur organe, Initiative Communiste n°102 (janvier-février 2011), un article dithyrambique sur le 11e Congrès du PCS de l’automne 2010: «Un grand Congrès pour un grand Parti». On y apprend entre autres que la paix et la concorde régnaient alors en Syrie à la différence de l’Egypte en proie aux troubles politiques et sociaux; ou que le pays est devenu indépendant «en grande partie» grâce au PCS, etc. Et si ce dernier fait partie depuis 1972 du Front National formé par le «Baathiste de gauche» (sic!) Hafez El-Assad quand il est arrivé au pouvoir, c’est «en vue de l’accomplissement de la révolution démocratique». Quarante ans après, cette révolution démocratique semble avoir progressé avec lenteur puisque le PCS en est encore à demander «le droit de grève pour les ouvriers» que les colonialistes français avaient dû concéder dans les années trente... cf urcf.net/IMG/pdf/IC_no102_integral.pdf

(5) «Je me permets encore de demander aux camarades français dans quels documents ils ont proclamé le droit de séparation des colonies» pouvait ainsi dire le rapporteur sur la question nationale (Manouilsky) aux délégués du PCF.

(6) «Camarades, nous n’attendons pas de votre conférence uniquement de l’agitation et de la propagande en faveur de la libération des colonies, nous en attendons une aide réelle et concrète. Nous nous adressons à vous, nous vous demandons de nous aider, de nous aider immédiatement, sans retard aucun. (...). Voilà bientôt trois mois que des batailles incessantes se livrent en Syrie; chaque jour de nouveaux détachements français arrivent dans ce pays. Voilà déjà trois mois que tout l’Orient opprimé attend avec une impatience fiévreuse le secours de ses alliés, les prolétaires avancés d’Europe; trois mois que les Arabes cherchent à se mettre en liaison avec vous, et mènent une lutte héroïque et sanglante. Que la conférence songe a ce qu’à fait le parti français pendant ces trois mois». Cahiers du Bolchevisme n°30, 1/11/1925. Cité dans Jacob Moneta, «Le PCF et la question nationale», Ed. Maspero 1971, p. 75.

(7) Rappelons les appels du PCF à la répression de l’Etoile Nord-Africaine de Messali Hadj, que le gouvernement du Front Populaire exauça en interdisant cette organisation algérienne pour «agitation séparatiste» en février 1937.

(8) cf Maxime Rodinson, «Marxisme et monde musulman», Ed. du Seuil 1970, p. 341. Membre du PCF, Rodinson était alors au Liban en contact avec les dirigeants du PC Syrien.

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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