Amadeo Bordiga
Sur le fil du temps
Marxisme et misère
«Battaglia Comunista» Nr. 37, 28 septembre-5 octobre 1949
(«le prolétaire»; N° 503; Mai - Juillet 2012)
Paru en 1949 sur le n° 37 (septembre-octobre 1949) de Battaglia Comunista , organe alors du parti, cet article écrit par Amadeo Bordiga a été publié anonymement, comme tous les textes du parti, dans la série des «Fils du Temps». Avec ces articles, il s’agissait pour Bordiga, en partant de l’actualité, de rappeler et de préciser les notions théoriques les plus importantes du marxisme. Sans doute les troubles économiques et monétaires d’alors étaient différents de ceux d’aujourd’hui, mais les théorisations bourgeoises sont du même type, tant l’invariance de l’opportunisme répond à l’invariance du marxisme: l’oeuvre de clarification est donc toujours aussi importante.
Cet article est déjà paru en français sur le n°123 du Prolétaire (12-25 juin 1972)
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Durant de longues décennies, pendant la période «idyllique» du capitalisme, les rapports de change des monnaies des divers Etats restèrent stables. C’était la période où des fleuves d’encre coulaient pour proclamer la faillite de la vision «catastrophique» de Marx sur la misère croissante, les crises galopantes et l’écroulement révolutionnaire du système économique bourgeois, et où on prétendait la remplacer par une conception évolutionniste affirmant que la structure économique se transformait lentement au moyen de réformes progressives tendant à améliorer le niveau de vie des masses.
Des spéculations boursières étaient bien possibles sur les devises des états insuffisamment bourgeois du proche et lointain Orient, sur les titres de rente turque et autres affaires troubles: l’histoire de l’économie capitaliste n’a jamais manqué de «scandales» de grande envergure. Mais c’était une chose aussi certaine que la divine trinité que la livre sterling valait 5 dollars et le dollar 5 francs ou lires dans la zone latine. Bien qu’infestée de féodalisme, au dire des sages, l’heureuse Italie des premières années de Victor le victorieux avait sa lire-papier, cotée certains jours 99,50, 99 et parfois 98 et quelques; c’est-à-dire que pour une lire-papier on avait plus d’une lire d’or et un gramme d’or valait alors moins de 3,60 lires, tandis que les titres d’Etat valaient parfois plus que les cent lires nominales.
La guerre de 1914, qui eut aussi l’aspect d’un cataclysme monétaire, provoqua également dans les visions évolutionnistes et pacifistes un véritable cataclysme. Dans les pays vaincus, la valeur de la monnaie tomba en flèche, d’une façon qui méritait bien qu’on l’appelle progressive. L’Italie, pays victorieux, dut se contenter de voir la lire-papier tomber d’un cinquième à un dix-neuvième de dollar, d’un vingt-cinquième à un quatre-vingt dixième de livre-sterling; de quelques dixièmes de points au dessus de la lire-or à moins d’un cinquième. Sans continuer à citer des chiffres, rappelons que la livre-sterling et le dollar, eux aussi, subirent une secousse, l’une par rapport à l’autre, et tous deux par rapport à l’or.
Laissant de côté les stupidités réformistes, on s’efforça de passer à l’action révolutionnaire, mais, ici en Italie, tout se termina par la stabilisation du pouvoir et de la monnaie de la bourgeoisie.
Les pays vaincus connurent au contraire la tragédie de l’inflation: le mark, le florin, le roubles tombèrent brutalement au millième ou au millionième de leur valeur initiale. A Vienne et à Berlin, les ménagères allaient faire leur marché avec des mallettes pleines de billets et à Moscou on faisait des jeux de mots sur million et citron (mots qui se ressemblent en russe). Par contre, on ne jouait pas sur les mots à propos de replâtrages réformistes et de révolution: les aristocrates, les capitalistes et les politiciens «populaires» et «progressistes» en ont su quelque chose. Vienne, Budapest, Munich et Berlin étaient davantage à portée de mains pour les puissances capitalistes qui avaient vu leur monnaie réévaluée, les politiciens progressistes locaux étaient plus directement manœuvrés et appuyés par l’appareil international d’après-guerre, institué sous les auspices du dollar pour permettre l’alliance de ces nations et l’autodétermination des peuples, si bien que les insurrections du prolétariat, pour abattre la forteresse du pouvoir politique dans le précipice qui avait englouti la monnaie bourgeoise, purent être écrasées démocratiquement dans un bain de sang.
Contre le prolétariat russe victorieux, il ne restait plus qu’à passer à l’attaque militaire directe, mais celle-ci fut repoussée au cours des années glorieuses de la révolution. La Centrale mondiale bourgeoise, tentée à Genève dans sa première édition, assurait la défense de l’ordre capitaliste international seulement sur le plan diplomatique, politique et militaire; elle ne répondait pas encore à une planification générale des forces économiques. La Russie de Lénine, qui n’avait pas été vaincue par la force, resta encerclée dans l’étau mortel des économies monétaires et mercantiles; elle glissa inévitablement sur la pente du commerce intérieur privé, de la production pour le marché, de la coexistence avec les économies capitalistes, elle se donna une monnaie stable, cotée sur la marché mondial, régressa inexorablement, dégénéra de la révolution au progressisme.
Notre «catastrophisme» marxiste, caricaturé par nos adversaires, avait-il eu raison ou tort? Plusieurs décennies sont passées depuis que personne ne pourra dire pacifiques et idylliques, et pourtant le monstre capitaliste est toujours debout. Dans la polémique sur le tremblement de terre monétaire actuel, dont la présentation tapageuse fait partie de l’obscène danse des propagandes mondiales, opposées et complices, un de ces nombreux bourgeois qui font stupidement le jeu des matamores staliniens, le libéral Guido Cortese, cite une lettre de Marx à Engels de 1855. Nous aimerions la retraduire, bien que sans avoir sous les yeux le texte authentique, dans le langage original de l’école marxiste; mais laissons là comme elle est avec la couleur de ses adjectifs:
«Je viens de recevoir ta lettre, qui découvre d’heureuses perspectives dans la crise des affaires. (...) Les choses vont formidablement bien. En France il y aura un krach (...) (Les points de suspension sont toujours du courtois Cortese). Il me semble que les grands désastres de Crimée vont faire déborder le vase. La crise américaine, que nous avions prévue, est magnifique, et ses répercussions sur l’industrie française ont été immédiates. La misère a déjà atteint le prolétariat. Mais pour le moment il n’y a pas encore de symptômes révolutionnaires car la longue période de prospérité a horriblement démoralisé les masses. Jusqu’à présent, les chômeurs que l’on rencontre dans les rues mendient. Les agressions augmentent, mais à un rythme trop lent».
Laissons de côté les exorcismes de la feuille libérale devant ces perspectives terribles pour elle, qu’elle assimile -(sans comprendre qu’en fait de polémique elle est au-dessous de tout) à celles dont parle l’Unità et qui sont celles dont auraient, selon elles toujours «rêvé» les marxistes.
Le libéral Cortese a compris le marxisme aussi bien que le stalinien Scoccimaro. En réalité, Marx na pas combattu contre la misère et pour la richesse du travailleur, comme s’il s’agissait d’un équilibre à rétablir en détroussant les bourgeois au gros ventre. La misère de l’ouvrier ne réside pas dans le bas niveau de son salaire ou le coût élevé des produits qu’il consomme. La victoire du capitaliste dans la lutte de classe ne consiste pas à réduire, à rogner le niveau réel du salaire; il est indiscutable que celui-ci a tendance s’élever s’élève historiquement à travers des périodes progressives, pacifiques, guerrières et impérialistes. Dans notre dictionnaire économique marxiste, la misère ne signifie pas «basse rémunération du temps de travail». Si le capitalisme monopolise suffisamment de forces productives pour obtenir le même produit avec dix fois moins d’ouvriers, on comprend qu’il puisse tranquillement se vanter d’avoir doublé les salaires. La plus-value relative et absolue augmente énormément et l’accumulation en masse s’accroît; mais nous reviendrons sur ce point à un autre moment. La misère signifie au contraire: «privation totale de réserves économiques pouvant servir à la consommation en cas d’urgence».
L’extension «progressive» de ces conditions dans les populations est la caractéristique historique fondamentale de l’époque capitaliste. A l’époque pré-bourgeoise, l’artisan et le paysan - et même le serf de la glèbe - n’étaient pas réduits au paupérisme, même ceux dont le niveau de vie était le plus bas. Encore moins les membres de la classe moyenne, petits propriétaires, commerçants, fonctionnaires, etc. L’épargne n’avait pas été inventée, il était alors moins facile de les mettre sur la paille. Une bonne partie de la monnaie était encore en or et en argent.
Avec l’accumulation primitive, le capitalisme vide les bourses, les maisons, les champs, les boutiques de tous ces petits-bourgeois, et de plus en plus il en fait des paupers, des miséreux, des sans-réserves, des non-possédants, il les réduit à être des «esclaves salariés» au sens de Marx. La misère augmente et la richesse se concentre, parce que le capitalisme augmente démesurément le nombre absolu et relatif des prolétaires sans-réserves, qui doivent manger chaque jour ce qu’ils ont gagné dans la journée. Ce phénomène économique n’est pas changé si chaque jour le salaire de certains d’entre eux, dans certains métiers, dans certains pays, leur permet de se payer une tranche de viande et une séance de cinéma et, bonheur suprême, un abonnement à l’Unità.
Le prolétariat n’est pas plus misérable si le salaire baisse, comme il n’est pas plus riche si celui-ci augmente et que les prix baissent. Il n’est pas plus riche quand il travaille que lorsqu’il est chômeur.
Quiconque est entré dans la classe des salariés est pauvre au sens absolu (ceci n’empêche pas que, dans des cas particuliers, certains puissent en sortir, surtout si les guerres et les invasions démocratiques leur fournissent l’occasion de devenir cireurs de bottes ou maquereaux). Il n’y a pas de relativisme ni de progressisme qui tiennent. Qui a lu une page de Marx et n’a pas compris cela, peut se supprimer sans dommage pour la société. Ce qui définit le régime du salariat, c’est que celui qui travaille n’accumule pas, et celui qui ne travaille pas accumule. Ce n’est pas par hasard que le Manifeste dit, à propos de la crise que le salaire devient toujours plus incertain, et la condition de vie de l’ouvrier toujours plus précaire. Salaire incertain, et non plus bas; condition précaire et non plus modeste. Bras dessus bras dessous, le libéralisme de Cortese et les réformes de structures de la direction du PCI pourraient bien remédier à cette seconde version de la misère (si toutefois nous étions dans un pays moins crétinisé); mais à la première version, à la misère au sens marxiste de condition incertaine, de précarité, on ne peut opposer qu’une seule chose: la Révolution. Le capitalisme ne peut pas vivre sans croître, sans exproprier les petits possédants et augmenter le nombre de prolétaires, cette grande armée qui, de son côté, ne peut vaincre en faisant reculer pas à pas l’ennemi, et ne peut viser qu’une seule victoire: celle de l’anéantir sur place.
Aujourd’hui
Entre les deux guerres, la bourgeoisie qui «ne peut exister sans révolutionner continuellement les modes et les rapports de production et tout l’ensemble des rapports sociaux» a, elle, progressé, appris et retenu. A l’échelle nationale, les cours des professeurs Mussolini et Hitler (qui n’ont par perdu la qualité de précurseurs du fait qu’on ait brûlé leurs cadavres) lui ont appris irrévocablement que le pouvoir étatique à son service n’est pas seulement un appareil policier et un instrument politique de domination et de corruption des chefs du prolétariat dans les parlements et dans les institutions, mais doit devenir un appareil de régulation économique de la production, de la distribution et, last but not least, de l’instrument monétaire.
La nouvelle Direction du capitalisme mondial est donc née dotée de beaucoup plus de sagesse qu’à Versailles ou qu’à Genève, mise au monde par des sages-femmes moins primitives que le répugnant Woodrow Wilson. Les commandements du nouveau testament bourgeois sont nombreux et graves; parmi eux: tu ne manqueras pas d’occuper le pays vaincu; tu fusilleras tes collègues du gouvernement coupables d’avoir été vaincus et tu n’en laisseras pas la charge à la décision de leurs sujets; tu empêcheras la chute de la monnaie du pays occupé, mais tu le rouleras encore plus en mettant en y dépensant des chiffons de papier que tu auras imprimés toi-même; tu ne laisseras pas aller à la dérive la monnaie de tes alliés plus faibles, mais tu en contrôleras la valeur…
Avec ces principes et quelques autres, la nouvelle Direction, qu’on l’appelle l’ONU, la CECA, l’URP, etc., jour le rôle d’une compagnie générale d’assurance suprême contre le péril de la Révolution et, à cette fin, cherche à planifier partout les indices de production, de consommation, de salaires et de profit.
L’inflation effroyable du premier après-guerre mit à nu la «précarité» économique que le marxisme avait dénoncé dans l’économie capitaliste des époques stables, et fit éprouver cette précarité aux couches moyennes qui, de l’aisance illusoire qu’elles connaissaient, furent précipitées dans la situation de sans-réserves.
On vit se réaliser point par point les événements que les progressistes d’aujourd’hui veulent conjurer, avec les requêtes exposées dans la motion du PCI avec une plus grande lucidité que dans les professions de foi des Cripps et des Marshall: baisse de la monnaie, sinon le pays est ruiné par le dumping monétaire (lisez: les industriels qui produisent pour l’exportation retirent trop peu de lires de la vente de leurs produits à l’étranger et il leur reste une trop faible marge de profit); dévaluons donc la lire, et une automobile, si elle est vendue 1000 dollars, rapportera, pour le même coût de production, 700.000 lires au lieu de 600.000; mais la valeur officielle de la monnaie doit rester stable, de façon que les prix ne montent pas trop et que la spoliation des couches moyennes est ralentie; une politique de productivité et d’épargne, une politique nationale - que diable! - donc, parce qu’une inflation illimitée provoquerait un bouleversement général. Et, par conséquent, un programme d’investissements (voilà quelque chose qui est vraiment bien!) et de «réformes de structures».
Autre chose que de faire croire - pour éviter que quelque demi-bourgeois indécis se tourne vers les staliniens en apprenant l’existence d’un Atomgrad en Russie - que Togliatti prépare le tremblement de terre en Italie!
De même que la marche sur Rome a été une parodie de la révolution, de même le tremblement de terre actuel dû à la dévaluation de la livre sterling est une étape habile dans le rétablissement du capitalisme anglais, bien servi par le pouvoir travailliste, et non une catastrophe. C’est une parodie de tremblement de terre, étudié, planifié et préparé depuis longtemps sur la voie d’un étalon monétaire unique, fixe et stable dans le monde entier, en tant que premier rempart contre la révolution; il n’y manque que la convention entre le dollar et le rouble.
Ce tremblement de terre, digne de celui de nos fameuses chemises noires, est causé par ces extrémistes que sont les détenteurs de comptes bancaires en livres sterling.
Attendez-vous à voir danser vos sismographes économiques lorsque viendra le tremblement de terre provenant du sous-sol social constitué par ceux qui n’ont ni comptes en banque, ni argent.
Vous passerez alors un plus mauvais quart d’heure qu’aujourd’hui , où «les agressions augmentent, mais à un rythme trop lent». Marx n’est pas le roi Soliveau dont vous vous plaignez.
Parti communiste international
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