Amadeo Bordiga - Sur le fil du temps

Lutte de classe et «offensives patronales»

(«le prolétaire»; N° 504; Août - Octobre 2012)

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Paru sur le n°39 de 1949 (16-26 octobre) de Battaglia Comunista, l’organe alors du parti, ce «Fil du Temps» est en quelque sorte la suite de celui que nous avons publié sur le n° précédent du Prolétaire. Dans cet article, Amadeo Bordiga revient sur la question de la «misère» du prolétariat du point de vue marxiste qui va bien au delà de la question de la variation du salaire des prolétaires individuels: celui-ci peut bien enregistrer une augmentation, si en même temps la masse des profits capitalistes s’est fortement accrue et si la précarité de la condition ouvrière s’est accentuée, alors le poids de la domination capitaliste sur le prolétariat s’est accrue, la misère de ce dernier a augmenté. D’autre part Bordiga condamne la politique qui vise, non à résister pied à pied aux offensives capitalistes, mais qui donne à cette résistance l’objectif de la défense de la situation antérieure du capitalisme et qui cherche, contre ces offensives, des alliances avec certains secteurs bourgeois, comme cela a été le cas face au fascisme en Italie. Politique non seulement illusoire, mais surtout profondément défaitiste.

L’article a été écrit avant l’ouverture d’une longue période de croissance économique et de hausse du niveau de vie prolétarien dans les pays capitalistes développés; mais si cette forte croissance a duré plusieurs décennies, elle ne pouvait que déboucher sur les crises actuelles et la guerre future. La perspective prolétarienne authentique, qui doit orienter les moindres affrontements, n’est pas le retour à la «bonne» époque du capitalisme de la deuxième moitié du siècle dernier et la défense - y compris par des lois de l’Etat bourgeois!!! - des «conquêtes» accordées alors à ses esclaves salariés, mais la lutte pour la destruction du capitalisme qui ne promet  aux prolétaires qu’une condition de plus en plus intolérable.

 

 

Hier

 

Les erreurs dans la pratique de la lutte prolétarienne et les désastreuses déviations qui ont historiquement caractérisé la période de la Première Guerre mondiale comme celle de la Seconde et de cet après-guerre, sont étroitement liées à l’oubli et l’abandon des fondements de la méthode marxiste.

Marx a relié la prévision de la reprise révolutionnaire du prolétariat aux lois économiques du cours capitaliste.

Les révisionnistes ont voulu prendre en défaut le système marxiste en affirmant que notre révolution avait un siècle de retard, alors que Marx avait prévu qu’elle serait plus rapide que la révolution bourgeoise, étant donné l’extension des moyens de communication à l’échelle mondiale; ils prétendent donc que ces lois étaient fausses et que l’histoire la plus récente du régime bourgeois en a démenti la thèse centrale: toujours plus de richesse à un pôle, toujours plus de misère à l’autre.

Et depuis cinquante ans, ils citent les statistiques de l’augmentation des salaires, de l’accroissement de la consommation par l’ouvrier industriel, les résultats de l’énorme machinerie des réformes sociales qui tendent à empêcher les travailleurs exclus du cycle de l’activité salariée pour cause d’accident, de maladie, de vieillesse ou de chômage, de crever complètement de faim.. Et d’autre part, on prétend qu’il existerait un succédané aux revendications du socialisme: l’extension des fonctions de l’appareil d’Etat central, le prétendu contrôle exercé par lui sur les revenus les plus élevés et sur les cas les plus voyants de spéculation capitaliste, la distribution à tous des avantages sociaux et des services collectifs.

Dans la conception révisionniste, tout cela tendait à dessiner la possibilité d’une distribution «progressive» et de plus en plus équitable du produit entre ceux qui ont participé à sa production; la puissante aspiration du socialisme dégénérait ainsi de plus en plus une campagne philantropique mielleuse en faveur de la «justice sociale», formule propre au bagage théorique et littéraire d’avant Marx que celui-ci démolit impitoyablement.

La course folle de l’âge monopoliste et impérialiste ramena le capitalisme des charmes de l’Idylle aux horreurs de la tragédie, en débouchant sur la guerre de 1914; et l’évidence que la misère, la souffrance, les massacres augmentent et se répandent à mesure que le capitalisme persiste, vit et s’accroît, se refléta dans un retour vigoureux des partis ouvriers à des positions radicales et au combat pour la destruction, et non l’amélioration, du système social bourgeois.

Après la confirmation de la seconde guerre mondiale, encore plus décisive sur le plan théorique, les années que nous vivons posent le grave problème de l’absence de retour du prolétariat aux méthodes d’action révolutionnaire dans le monde.

La loi générale de l’accumulation capitaliste est exposée par Marx dans le Livre I du Capital, chapitre XXV. Le premier paragraphe affirme tout d’abord que le progrès de l’accumulation tend à faire croître le taux des salaires. La diffusion de la grande production capitaliste, telle qu’elle s’est produite par exemple en Angleterre du début du XVème siècle au milieu du XVIIIème, et dans le monde entier au cours de la seconde moitié du XVIIIème, a provoqué une augmentation de la demande sur le marché du travail, et par conséquent une augmentation des salaires. Il est donc parfaitement vain de vouloir démentir Marx en arguant que les salaires des esclaves du capital n’ont pas diminué! Car aussitôt après les passages cité, Marx continue ainsi:

«Les circonstances plus ou moins favorables au milieu desquelles la classe ouvrière se reproduit et se multiplie ne changent rien au caractère fondamental de la reproduction capitaliste».

Ce caractère fondamental, la loi générale dont il s’agit ici, ne consiste pas seulement selon Marx dans le rapport ouvrier-patron, mais dans le rapport des deux classes dans leur ensemble. La composition de celles-ci varie continuellement. Dans la classe bourgeoise, la richesse accumulée se concentre en se répartissant en un nombre de mains toujours plus restreint et surtout en un nombre toujours plus restreint de grandes entreprises. Ce qui se trouve au bout de cette perspective, c’est «la limite au moment où le capital national tout entier ne formerait plus qu’un seul capital entre les mains d’un seul capitaliste ou d’une seule compagnie de capitalistes». En 1890, Engels fit remarquer que cette prévision de 1867 était vérifiée par les «trusts américains et anglais les plus modernes». Kautsky, qui était alors un marxiste radical, confirma vingt ans après, que le phénomène s’était étendu à l’ensemble du monde capitaliste. En 1915 Lénine en tira la théorie complète de l’impérialisme. L’école marxiste a maintenant assez de matériaux pour compléter ce texte classique par ces mots:

«… ou encore de l’Etat capitaliste faiseur de nationalisations, qu’il soit dirigé par un Hitler, un Attlee (1) ou un Staline».

De l’autre côté de la tranchée sociale, Marx suit dans cette analyse centrale, comme dans toute son œuvre, non pas les oscillations du salaire, mais la composition de la population non possédante et sa répartition variable en armée industrielle de réserve. Le sens général de la loi qu’il en tire est que, quel que soit le taux de rémunération des salariés employés sur le moment. dans les usines, le nombre absolu et relatif de tous ceux qui se trouvent en réserve et ne disposent même pas des ressources que pourrait leur fournir le travail de leurs bras, augmente avec la diffusion et l’accumulation du capitalisme.

Au quatrième paragraphe du même chapitre, Marx énonce la loi que l’on désigne sous le nom de loi de la misère croissante:

«La grandeur relative de l’armée industrielle de réserve s’accroît donc en même temps que les ressorts de la richesse. Mais plus cette armée de réserve grossit, comparativement à l’armée active du travail, plus grossit la surpopulation consolidée, excédent de population, dont la misère est en inversement proportionnelle aux tourments de son travail. Plus s’accroît enfin cette couche des Lazare de la classe salariée, plus s’accroît aussi le paupérisme officiel».

Pour l’économiste vulgaire, misère et paupérisme consistent à ne pas avoir de quoi manger. D’après le moine catholique cité par Marx, c’est la charité qui y pourvoit; d’après les conquérants modernes d’Amérique, c’est l’UNRA (2). Pour Marx, la misère c’est ce qui fait que le Lazare prolétaire entre alternativement dans la tombe du manque de ressources et en ressuscite en fonction de la «contraction» et de «l’expansion» incessantes de l’entreprise bourgeoise. Si cette misère augmente, c’est parce qu’augmente démesurément le nombre de prolétaires enfermés dans l’alternative impitoyable: ou se crever pour le capital, ou crever de faim.

L’idée fixe des révisionnistes était que le Marx du Capital avait lui-même été révisionniste par rapport au Marx de 1848. La preuve qu’ils n’y ont jamais compris un traître mot, c’est que Marx lui-même dans ce passage, tient à citer en note un texte antérieur au Manifeste de 1848, Misère de la philosophie, écrit en 1847 contre la Philosophie de la misère de Proudhon, et que la note se trouve après les mots suivants: «Ce caractère antagoniste de la production capitaliste». Le passage cité en note affirme que les rapports de production actuels «ne produisent la richesse bourgeoise, c’est-à-dire la richesse de la classe bourgeoise, qu’en anéantissant continuellement la richesse des membres intégrants de cette classe et en produisant un prolétariat toujours croissant».

Ce point est donc un des points centraux, et même un des piliers du marxisme, et il n’a fait que se confirmer au cours du temps, de 1847 à 1867 et à 1949.

Le prolétaire c’est le miséreux, c’est-à-dire le sans-propriété, le sans-réserve et non pas le mal payé. Marx a trouvé ce mot dans un texte de 1754 qui dit que plus un pays a de prolétaires et plus il est riche. «Il faut entendre par prolétaire, écrit Marx, le salarié qui produit le capital et le fait fructifier, et que Monsieur Capital (...) jette sur le pavé dès qu’il n’en a plus besoin». Il se moque spirituellement d’un auteur qui parle du «prolétaire de la forêt primitive». L’habitant de la forêt en étant aussi le propriétaire, ce n’est pas un prolétaire: «il faudrait pour cela qu’au lieu d’exploiter la forêt, il fut exploité par elle».

La pire barbarie, c’est celle qui régne dans cette forêt moderne qui nous exploite, forêt de cheminées et de baïonnettes, de machines et d’armes, étranges bêtes inanimées qui se nourrissent de chair humaine.

 

 

Aujourd’hui

 

La condition de tous les sans-réserve, qui en sont réduits à cet état parce que dialectiquement ils sont eux-mêmes une réserve, a été effroyablement aggravée par la guerre. Le caractère héréditaire de l’appartenance à telle ou telle classe économique fait qu’être sans-réserve est chose encore plus grave que d’être sans vie. Après les incendies de la guerre, après les bombardements en tapis, comme après tout autre désastre, les membres de la classe laborieuse perdent non seulement leur travail, mais jusqu’à cette réserve mobilière minime que constituent les ustensiles rudimentaires d’un logement. Les titres du possédant résistent en partie aux destructions matérielles, car il s’agit de droits sociaux reconnus à l’exploitation d’autrui. Et pour mieux graver en lettres de feu la loi marxiste de l’antagonisme, tout le monde peut constater que les industries de guerre et de destruction sont celles qui génèrent les plus grands profits et les plus fortes concentrations de richesse dans un petit nombre de mains. L’industrie de la reconstruction ne reste pas en arrière, et la forêt des affaires et des plans Marshall (3) élit comme Administrateur Délégué, le Grand Officier Chacal.

Les guerres ont donc fait entrer sans équivoque des millions et des millions d’hommes dans la masse de ceux qui n’ont plus rien à perdre. Elles ont mis le révisionnisme K.O. Le marxisme radical leur répond en écho de sa phrase terrible: dans la révolution communiste, les prolétaires n’ont à perdre que leurs chaînes.

La classe révolutionnaire est celle qui n’a rien à défendre et ne peut plus croire aux «conquêtes» illusoires avec lesquelles on l’a trompée dans les périodes d’entre-guerres.

Tout fut compromis par la théorie infâme de l’«offensive bourgeoise».

La guerre aurait dû provoquer l’initiative et l’offensive de ceux qui n’ont rien, contre la classe qui a tout et qui domine tout; elle fut présentée au contraire comme un tremplin dont la classe dominante se serait servie pour reprendre au prolétariat des acquis, des conquêtes, des avantages inexistants du passé.

La méthode du parti révolutionnaire fut remplacée par une pratique défensive, et par la demande de «garanties» économiques et politiques dont on prétendait qu’elles constituaient des «conquêtes» pour la classe ouvrière, alors qu’il ne s’agissait en fait que de garanties et de conquêtes bourgeoises. Il n’y a pas que dans sa phrase finale que Le Manifeste avait établi ce point fondamental, résultat d’une analyse de la société qui a été mûrie par des années d’expériences et de luttes. Un autre passage, un de ceux que Lénine appelait les passages oubliés du marxisme, affirme:

«Les prolétaires ne peuvent s’emparer des forces productives de la société qu’en abolissant le mode d’appropriation qui était particulier à celles-ci, et par suite tout le mode d’appropriation en vigueur jusqu’à nos jours. Les prolétaires n’ont rien à sauvegarder qui leur appartienne; ils ont à détruire toute garantie privée, toute sécurité privée antérieure».

Dans le cas italien, ce fut la fin pour le mouvement révolutionnaire lorsque Zinoviev (qui, plus tard paya très cher ces erreurs irrémédiables) donna l’ordre de consacrer toutes les forces à la défense des «garanties» telles que la liberté parlementaire et le respect de la constitution.

Ce qui caractérise l’action des communistes, c’est l’initiative, et non la réponse à des soi-disant provocations: c’est l’offensive de classe, non la défensive; la destruction des garanties, non leur sauvegarde. C’est la classe révolutionnaire qui menace, c’est elle qui provoque, au sens historique du terme; c’est à cela que le parti communiste doit la préparer: nous n’avons pas à colmater ça et là de prétendues voies d’eau dans la galère de l’ordre capitaliste, nous devons la faire couler à pic.

Les travailleurs de tous les pays retrouveront le chemin de la lutte de classe lorsque sera rétablie la liaison ente la critique du capitalisme et les méthodes de la bataille révolutionnaire.

Tant qu’on n’aura pas utilisé toutes l’expérience des désastreuses erreurs du passé, la classe laborieuse ne pourra échapper à l’odieuse protection de ceux qui prétendent la défendre contre les vexations, les menaces et les provocations qui pourraient surgir demain et qui sont déjà intolérables. Cela fait plus d’un siècle que le prolétariat est entravé, écrasé par une exploitation intolérable et qui, selon la loi énoncée par Marx, deviendra de plus en plus intolérable avec le temps.

 


 

(1) Attlee était le premier ministre du gouvernement travailliste britannique qui avait procédé à d’importantes nationalisations.

(2) L’UNRA était une organisation fondée par les Etats-Unis en 1943 pour venir en aide aux pays libérés par les armées alliées; elle passa ensuite formellement sous la direction de l’ONU dès que celle-ci fut constituée.

(3) Le plan Marshall constituait en dons et prêts des Etats-Unis aux Etats européens pour l’achat de marchandises américaines; il avait pour but premier et officiel la relance économique des pays européens ravagés par la guerre, afin d’éviter que se répète les graves problèmes économiques, politiques et sociaux du premier après-guerre. Mais il avait évidemment aussi pour but de fournir des débouchés aux entreprises américaines.

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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