Mobilisation pro-impérialiste autour du Kurdistan

(«le prolétaire»; N° 513; Octobre- Novembre 2014)

Retour sommaires

 

 

Depuis des semaines, le sort des Kurdes syriens est devenu l’une des justifications les plus importantes de l’intervention impérialiste sous hégémonie américaine en cours dans la région; les médias internationaux ont focalisé l’attention autour du Kurdistan syrien (Kurdistana Rojava, Kurdistan de l’Ouest, en kurde) et de la ville de Kobané attaqués par les forces du groupe intitulé «l’Etat Islamique» (plus connu sous les appellations anglaises ou arabes: ISIS ou Daech).

 

Le Kurdistan Syrien, composé de 3 zones frontalières avec la Turquie, dont celle de Kobané, comprend 2 millions d’habitants environ (soit en gros un dixième de la population totale de la Syrie); mais plusieurs centaines de milliers de Kurdes vivaient et travaillaient dans les grandes villes syriennes, notamment à Alep et à Damas.

 En s’attaquant à Kobané, ISIS veut sans doute unifier les territoires qu’il domine; mais surtout il veut s’assurer du contrôle de la frontière avec la Turquie, la ville étant une voie de transit vitale pour le pétrole de Rakka, capitale provinciale sur lequel il a mis la main en en chassant le Front Al Nosra. Les différentes factions rebelles ne luttent en effet pas seulement contre le régime de Damas; elles luttent aussi entre elles pour se tailler des fiefs qu’elles administrent au profit de leurs commanditaires. La force d’ISIS tient à ce qu’il a réussi, y compris mais pas uniquement, par la violence la plus brutale, à fédérer autour de lui plus d’intérêts bourgeois que ses rivaux.

Outre les déclarations de responsables onusiens et de dirigeants politiques bourgeois en faveur des Kurdes de Kobané, les appels des traditionnelles personnalités démocrates (en France citons les inévitables Kouchner et Bernard-Henri Lévy), outre la mobilisation internationale du PKK (Parti des Travailleurs Kurdes) et de ses alliés ainsi que d’autres groupes kurdes, on a assisté également dans de nombreux pays à la participation active de forces d’extrême-gauche, au nom de la lutte contre l’obscurantisme d’ ISIS et de l’urgence à éviter un «massacre» de civils à Kobané. Cette implication de l’ «extrême-gauche» prétendument révolutionnaire ne sert, en définitive, qu’à cautionner l’intervention impérialiste aux yeux des prolétaires indignés par les actions perpétrées par les Islamistes d’ISIS

Citons, à titre d’exemple, des extraits d’un tract d’une organisation libertaire active dans cette campagne, l’OCL, qui «expliquait» sa position (nous avertissons que le lecteur que le raisonnement est plutôt alambiqué):

 «Si nous appelons à mobiliser et à amplifier la solidarité avec la résistance de Kobanê et plus généralement avec la lutte du peuple kurde, c’est d’abord parce qu’il y a urgence et que chaque jour, chaque heure compte. Et si cette urgence nous concerne, c’est parce que le mouvement de libération du Kurdistan – avec ses caractéristiques plutôt positives et d’autres plus discutables et critiquables – nous apparaît aujourd’hui, dans cette région du monde, comme la principale force susceptible non seulement de contrecarrer la double barbarie des islamistes et des régimes en place, mais aussi d’introduire dans les zones kurdes et bien au-delà, suffisamment d’éléments de transformation et de rupture à partir desquels il devient au moins possible – et pensable – de postuler des formes d’égalité, d’ouvrir des espaces politiques autonomes [?] d’appropriation du commun [?], et d’avancer des perspectives intelligibles et audibles de libération sociale et politique. C’est là une condition non suffisante mais nécessaire pour faire reculer les barbaries à l’oeuvre, pour rendre de nouveau l’air respirable et ce monde habitable ici aussi» (1).

Ce qui n’est pas audible dans le tract de l’OCL fustigeant «les dictatures de Damas et Bagdad», «les djihadistes» et «les pétromonarchies», c’est une dénonciation ouverte de l’impérialisme, américain et français. Une telle dénonciation serait difficile alors que le tract critique essentiellement le manque d’efficacité des bombardements américains (jugés «dérisoires» par les experts militaires de l’OCL), et se contente de dire que la coalition impérialiste «prétend combattre pour éliminer les djihadistes», autrement dit ne combat pas vraiment! Il est vrai que si nous nous trouvons en présence d’une lutte contre la «barbarie» (George Bush aurait dit: contre «l’empire du mal»), on peut bien souhaiter la victoire de la civilisation des missiles de croisière et des chasseurs-bombardiers!

L’OCL a donc sans doute été satisfaite de l’intensification sans cesse croissante de l’intervention américaine au fil des jours.

C’est en tout cas l’avis des trotskystes du NPA de Toulouse; dans leur communiqué du 19/10 intitulé «Soutien total et inconditionnel aux combattantes et combattants de la liberté [!] de Kobané» (2) ils n’hésitent pas à écrire: «le NPA salue l’efficacité des frappes de l’US Air Force de ces 4 derniers jours». Et, saluant aussi «la décision de l’état-major US d’intégrer un commandant des YPG [milices kurdes liées au PKK] à son QG des frappes aériennes» et se félicitant par avance d’une «remontée des bretelles de la Turquie à [une réunion de] l’Otan», le NPA toulousain «dénonce la veulerie et l’hypocrisie du gouvernement Valls et de François Hollande et de l’Union Européenne» qui resteraient spectateurs des événements!

A notre connaissance la direction du NPA n’a pas claironné publiquement des positions aussi clairement pro-impérialistes; mais elle a signé avec des organisations pro-kurdes et les sociaux-impérialistes du PCF et cie, une lettre pour demander à Hollande le soutien militaire de l’impérialisme français aux combattants de Kobané – ce qui revient au même. On peut lire dans cette lettre: «Notre pays [sic!] s’est engagé aux cotés des Irakiens et des Kurdes pour mettre un terme à l’emprise des djihadistes sur cette partie du monde, et c’est une bonne chose» (3). Le NPA est ainsi passé en quelques semaines de la condamnation de l’intervention impérialiste française à son approbation! Ces prises de position sont la conséquence logique de l’engagement dans la campagne de mobilisation impérialiste qui était manifeste dès le mois d’août avec un communiqué «exigeant» – de qui sinon de l’impérialisme? – la fourniture d’armes «à toutes les forces qui combattent le confessionalisme» (4) donc y compris même aux forces bourgeoises réactionnaires pourvu qu’elles combattent ISIS! Peu après les divers grands Etats impérialistes occidentaux accédaient aux «exigences» du NPA...

 

Vous voulez la démocratie au Moyen-Orient? Faites appel à  L’impérialisme!

 

Une journée «mondiale» de solidarité avec Kobané a été organisée le premier novembre. Dans l’appel officiel à cette journée, il était dit: «Si le monde veut la démocratie eu Moyen-Orient, il doit soutenir la résistance kurde à Kobané» (5). Qui c’est «le monde»? L’appel, un peu plus bas, parlait de façon plus précise d’ «acteurs mondiaux»: «Il est grand temps de donner aux acteurs mondiaux des raisons de changer d’avis». Et pour dissiper toute ambiguïté sur qui sont ces «acteurs» à qu’il faut faire changer d’avis: «La soi-disant coalition internationale de lutte contre l’EI n’a pas apporté une aide efficace à la résistance kurde (...). Ils n’ont pas rempli les obligations qui sont les leurs en matière de droit international».

On voit qu’il ne s’agit bel et bien d’un appel à l’impérialisme (ou d’une pression sur celui-ci) pour qu’il renforce son intervention militaire au Moyen-Orient, en reprenant les écoeurants arguments bourgeois habituels: démocratie, droit international, «humanité», «prévention d’un génocide en cours» (ne reculant devant rien, le texte parle même de «pire génocide de l’histoire moderne»!), etc., qui ont toujours été utilisés pour justifier les guerres.

Le droit international, ce sont les règles qui codifient les relations entre Etats bourgeois; basé sur des rapports de force, ce droit n’est jamais respecté par ceux, s’ils en ont la force, qu’il gêne, comme le prouve toute l’histoire des relations internationales.

La «démocratie», c’est le système pacifique de domination bourgeoise qui est basé sur la collaboration des classes; il est possible quand le capitalisme est suffisamment prospère pour acheter la paix sociale grâce à la corruption de larges secteurs d’ «aristocratie ouvrière» et à la concession au reste des prolétaires de quelques avantages, qui ne sont que des miettes des masses de profits encaissés. Dans les pays où le capitalisme est trop faible et où les tensions sociales sont très fortes en raison du besoin d’extorquer jusqu’à la dernière goutte de plus-value aux masses, la domination bourgeoise revêt inévitablement un tour brutal, violent, terroriste. Le terrorisme des Islamistes syriens n’est que le pendant du terrorisme de l’Etat et du capitalisme syriens qui s’exerce sans retenue depuis des décennies. Les crimes d’ISIS pâlissent devant les crimes du régime qui, encore aujourd’hui, tue, massacre et torture à grande échelle (c’est ainsi que près de 2000 prisonniers auraient été tués, le plus souvent torturés à mort, dans les geôles du régime depuis le début de l’année) (6).

Vouloir la « démocratie » au Moyen-Orient, autrement dit la perpétuation du capitalisme, mais sous une forme pacifique, est ou rêver les yeux ouverts, ou proférer un mensonge pour camoufler l’intervention impérialiste!

Pendant que se mobilisaient et s’agitaient les partisans des combattants kurdes, pendant qu’ils réclamaient l’envoi d’armes, qu’ils demandaient le retrait du PKK de la liste des «organisations terroristes» (liste où sont inscrits les organisations et partis qui affrontent l’impérialisme et les Etats bourgeois occidentaux), les «acteurs internationaux» sérieux, en effet, agissaient sur le terrain – et dans le sens voulu par eux!

 Les bombardements américains n’ont cessé de s’accroître (plus d’une centaine à la mi-octobre), et les contacts avec le PYD (nom de l’organisation du PKK en Syrie) et les Etats-Unis ont été rendus publics. La presse internationale a révélé que de difficiles négociations secrètes avaient eu lieu ces dernières semaines, alors même que le gouvernement turc réprimait dans le sang des manifestations kurdes en soutien à Kobané (plus de 30 morts), entre la Turquie, les Etats-Unis, le PYD et les organisations kurdes d’Irak pour coordonner la défense de la ville et arriver à un accord entre factions kurdes (7).

 Le PKK/PYD a obtenu, essentiellement grâce à la bataille de Kobané, ce qu’il recherchait: sa reconnaissance par l’impérialisme américain et les impérialismes occidentaux (8), qui sanctionne son intégration de fait dans la coalition internationale dirigée par les Etats-Unis. Il a même obtenu que le PDK (Parti Démocratique du Kurdistan) de Barzani qui dirige le Kurdistan semi-autonome irakien, abandonne ses partisans locaux du CNK (Conseil National Kurde syrien, qui reprochait au PKK/PYD son refus de participer à la lutte contre Damas), et reconnaisse sa prééminence dans les régions kurdes syriennes. La Turquie, qui, à l’ombre du pétrole kurde irakien, entretient des rapports privilégiés avec le PDK (9), a fait un geste en acceptant de laisser passer par son territoire des peshmergas (combattants) du PDK pour renforcer les combattants de Kobané.

Cependant, signe de la précarité de l’union des factions kurdes, le PKK/PYD n’a accepté la venue que d’une centaine de combattants du PDK, en précisant qu’ils ne seraient cantonnés à l’arrière: il ne veut partager la direction des combats avec personne.

 

Recomposition en cours sur fond de rivalités d’intérêts

 

Nous avons vu que les négociations entre la Turquie, les Etats-Unis et les factions kurdes ont été, et sont toujours, difficiles. Bien qu’elle fasse partie de l’OTAN et qu’elle ait adhéré à la coalition, la Turquie rechigne à laisser les Américains utiliser ses aérodromes pour attaquer ISIS. Elle demande comme préalable à tout engagement militaire qu’on lui accorde la création en Syrie, le long de sa frontière, d’une «zone-tampon» qui soit aussi une «zone d’exclusion aérienne» (no-fly zone: zone interdite à l’aviation syrienne). Mais les Américains refusent car cela risquerait de les conduire... à un conflit avec Damas!

Depuis l’été 2013 en effet l’impérialisme américain a conclu que le renversement du régime de Bachar El-Assad risquait de déboucher sur une situation incontrôlable en Syrie, étant donné l’échec à mettre sur pied une force d’opposition suffisamment solide et fiable: l’exemple libyen est là pour montrer les difficultés à reconstituer un appareil d’Etat dans un pays fragmenté en multiples factions bourgeoises rivales. Les Américains se sont officiellement fixé la tâche de constituer une force d’opposition islamiste «modérée» au régime syrien, tout en avertissant que cette tâche prendrait «des mois et des années»; cela laisse tout le temps de négocier avec le régime et ses parrains, Russie et Iran.

Entre-temps le risque d’effondrement du régime irakien leur a fait considérer ISIS comme le véritable ennemi à abattre. Mais bombarder en Syrie, où se trouvent les bases d’ISIS, implique un minimum d’accord avec le régime d’El-Assad qui dispose d’une aviation et de systèmes de défense antiaériens sophistiqués. Bien qu’ils le nient officiellement, les impérialistes américains ont donc renoué des contacts avec le régime syrien honni, le laissant même redoubler ses attaques contre les groupes insurgés! De même, Paris, qui affirme toujours haut et fort son hostilité à Damas, a discrètement pris contact, comme d’autres capitales européennes paraît-il, avec les Services syriens pour leur demander leur aide contre les jeunes partis combattre dans les rangs islamistes (10). La tentative a échoué parce que les autorités syriennes ont posé comme condition à leur collaboration la réouverture de l’ambassade de France à Damas, mais le fait est significatif.

En centrant l’attention sur les combats de Kobané, les médias internationaux, répondant docilement aux desiderata de l’impérialisme américain, ont caché de fait les attaques du régime contre les insurgés d’Alep, Homs et ailleurs; selon l’Observatoire Syrien des Droits de l’Homme, pas moins de 553 bombardements auraient été effectués par l’aviation syrienne contre les rebelles rien que dans la période du 20 au 25 octobre (11): dans un ciel syrien bien encombré, missiles de croisière et avions américains et avions syriens ne se combattent pas, mais se partagent la tâche...

Pour la Turquie d’Erdogan, à l’inverse, l’ennemi désigné est le régime syrien et les différentes factions rebelles islamistes sont des alliés au moins potentiels; elle reproche donc amèrement aux Etats-Unis de ne pas s’attaquer aux forces de Damas et d’avoir renoncé à faire tomber le régime de Bachar El-Assad. Alors que son président Erdogan entretient pour des raisons de propagande nationaliste le rêve de l’empire ottoman perdu, la Turquie nourrit des ambitions impérialistes régionales bien réelles qu’elle n’entend pas sacrifier aux intérêts américains. Inquiet des retombées des troubles en Syrie (des dizaines de milliers de réfugiés syriens se trouvent sur son territoire), le gouvernement turc redoute en outre la création d’un Etat kurde indépendant, qui risquerait d’attiser les aspirations sécessionnistes parmi les Kurdes turcs.

 La Turquie s’entend très bien avec les autorités du Kurdistan irakien liées au PDK de Barzani, à cause bien sûr du pétrole, mais aussi parce qu’elles s’affirmaient hostiles à l’indépendance. Mais les différends sans cesse croissants de ces autorités avec le gouvernement de Bagdad et la poussée de ISIS ont changé la donne. Bien qu’ils soient en théorie au nombre de plusieurs dizaines de milliers et puissamment armés, les peshmergas kurdes n’ont pas bougé le petit doigt pour venir au secours de l’armée irakienne régulière lorsqu’elle a été attaquée par ISIS; ils ont au contraire attendu sa débandade pour agrandir leur territoire en s’emparant de la ville de Kirkouk et de sa région riche en pétrole. Et fin juin, après que les autorités israéliennes aient multiplié les déclarations fracassantes en faveur d’un Etat kurde indépendant (12), Barzani déclarait à la BBC qu’il allait organiser un référendum sur l’indépendance du Kurdistan irakien. On n’a plus entendu de tels propos par la suite, mais le Kurdistan irakien, armé par les divers impérialismes occidentaux, jouit aujourd’hui d’une indépendance de fait.

 

Le PKK, parti nationaliste bourgeois

 

Créé à la fin des années 70, le PKK est une organisation nationaliste kurde de Turquie, présente aussi dans l’émigration turque en Europe, qui a entamé au milieu des années 80 une guérilla sur le mode maoïste pour l’indépendance du Kurdistan turc. Il a réussi dans une large partie à canaliser à son profit la colère des populations kurdes soumises depuis toujours à une véritable oppression de la part des autorités d’Ankara (pendant longtemps interdiction de parler kurde, même en privé, répression de toute velléité d’organisation kurde, etc.), alors qu’elles constituent environ un cinquième de la population de Turquie. Au milieu des années 90, le PKK abandonna ses platoniques références au marxisme pour les remplacer par des références à l’Islam; il abandonna aussi la revendication d’indépendance pour la remplacer par celle de l’autonomie. Il professe maintenant une idéologie purement démocratique digne d’un parti parlementaire. Début 2013 il a appelé ses partisans à déposer les armes à la suite de l’ouverture d’un «processus de paix» avec le gouvernement.

Pendant des années le PKK, protégé par le régime de Afez El-Assad (père du président actuel), avait constitué une base arrière dans les régions kurdes de Syrie; ses adversaires lui reprochent d’avoir collaboré pendant cette période avec les services secrets syriens pour y réprimer toute opposition au régime. Mais quelques années plus tard le rapprochement de la Syrie et de la Turquie entraîna l’expulsion des militants du PKK, ce qui conduisit à l’arrestation de leur chef, Ocalan, qui purge maintenant une peine de prison à vie en Turquie.

La détérioration des rapports avec la Turquie depuis l’éclatement de la guerre civile en Syrie a conduit à un nouveau rapprochement du PKK et de son organisation en Syrie (PYD) avec le régime de Damas. En 2012 celui-ci retirait du Rojava ses soldats et ses policiers dont il avait un besoin urgent pour résister à l’insurrection, remettant en pratique les clés de la région au PKK/PYD; à la différence des autres partis et organisations kurdes syriennes celui-ci a en effet toujours refusé de rejoindre la révolte contre le régime et il a maintenu les contacts avec les autorités syriennes. Il a même livré des batailles sanglantes aux insurgés, soit du Front Al-Nosra (Islamistes radicaux), soit de l’Armée Syrienne Libre («modérés» pro-Américains), pour défendre les frontières de sa région; et à l’intérieur de celle-ci, il n’a pas hésité à réprimer ses adversaires politiques: ce fut le cas dans la ville de Amouda où la répression en juin 2013 d’une manifestation pacifique par le PYD fit plusieurs morts et se solda par l’enlèvement de plusieurs militants d’opposition; en protestation, des manifestations, sit-in et grèves de la faim eurent lieu en plusieurs endroits exigeant le retour des personnes enlevées (13).

Le PKK/PYD prétend avoir réalisé, selon les nouveaux préceptes d’Ocalan, une «révolution» au Rojava en instituant une organisation territoriale... sur le modèle suisse! Selon lui cette révolution dépasserait les révolutions française, russe et chinoise en raison de son caractère démocratique...

En réalité le PKK/PYD est un parti nationaliste bourgeois, anti-prolétarien, qui est bien incapable non seulement de mener une révolution, mais aussi de défendre les intérêts de classe des exploités: il n’a jamais hésité à chercher le soutien de n’importe quel Etat bourgeois ou de n’importe quel impérialisme; sa reconnaissance par l’impérialisme américain en est une démonstration supplémentaire.

Contrairement à ce qu’affirme sa propagande reprise sans sourciller par ses soutiens européens comme les libertaires que nous avons cités au début de cet article, le PKK/PYD n’appelle pas «à ne faire aucune confiance aux Etats et aux régimes en place»! Il n’appelle pas «les populations (...) à s’engager directement dans la résistance, à se battre, à s’organiser par elles-mêmes, à s’armer militairement et politiquement, à s’auto-défendre socialement, à coordonner leurs milices populaires, à ne compter que sur leurs propres forces et mobilisation pour protéger leur territoire et leurs vies et repousser les djihadistes» (14). D’ailleurs la population de Kobané, loin de s’engager directement dans la résistance, s’est enfuie en Turquie (15), démontrant que la guerre en cours n’est pas sa guerre.

 

Une seule issue: la perspective prolétarienne de classe

 

Comment pourrait-il en être autrement? Pour cela il faudrait qu’il y ait en acte une véritable révolution, pas une pseudo-révolution démocratique à la suisse, mais une véritable révolution sociale faite par les masses exploitées et opprimées. Dans la Syrie bourgeoise où le capitalisme est le mode de production dominant, historiquement, il ne peut plus être question que d’une révolution prolétarienne, une révolution socialiste.

 Mais une telle révolution ne pourrait avoir comme arène une petite région agricole; elle devrait s’appuyer sur un puissant mouvement de classe dans les grands centres urbains où se trouvent concentrés les prolétaires de toutes les nationalisés; pour cette révolution, il ne s’agirait plus de «protéger un territoire» régional, mais de s’étendre d’abord à tout le pays et ensuite internationalement à tous les pays; il ne s’agirait plus de coordonner des milices «populaires», mais d’édifier une armée de classe, plus seulement de se défendre contre les djihadistes réactionnaires, mais de saper leur puissance en insufflant la lutte de classe à l’intérieur de leur territoire. Il ne s’agirait plus d’instaurer un régime démocratique et laïc, mais d’abattre l’Etat bourgeois et de le remplacer par le pouvoir dictatorial des opprimés, la dictature du prolétariat indispensable pour extirper le capitalisme. Evidemment une telle révolution ne pourrait songer à quémander l’appui de l’impérialisme dont elle appellerait au contraire les prolétaires à la révolte! Et cette révolution ne pourrait être dirigé par un parti national ou nationaliste, mais uniquement par le parti prolétarien international et internationaliste.

C’est bien parce qu’il n’existe rien de tel, que la révolte en Syrie a dégénéré en combats sanglants où s’affrontent diverses forces bourgeoises, plus ou moins soutenues par des parrains étrangers et qui, pour maintenir ou solidifier leur emprise sur leurs partisans et sur les masses, n’ont d’autre ressource que d’utiliser au maximum l’idéologie dominante la plus réactionnaire: la religion.

 Comme le synthétisait l’article de Bordiga que nous publions sur ce journal, les plus graves crises de l’ordre bourgeois ne peuvent que déboucher sur une situation contre-révolutionnaire en l’absence du parti de classe, parce que cette absence implique que le prolétariat est incapable d’agir en tant que force indépendante: la bourgeoisie a alors toute latitude pour surmonter, à sa façon, la crise.

Mais, nous dira-t-on, s’il n’y a pas de parti de classe, pas de mouvement prolétarien indépendant, au moins faut-il s’opposer aux plus réactionnaires et appuyer les forces les plus démocratiques? Et si les militaires américains ou français peuvent faire obstacle à la «barbarie» ou à «l’obscurantisme» ne faut-il pas les soutenir, au Moyen-Orient comme en Afrique?

C’est un argument classique – choisir le «moindre mal», le camp bourgeois le moins méchant – qui a été utilisé d’innombrables fois, en temps de guerre comme en temps de paix, pour enchaîner la prolétariat à la bourgeoisie, pour empêcher l’apparition ou le renforcement d’organisations de classe; son seul résultat est toujours de livrer les prolétaires sans défense à leurs bourreaux.

 Non seulement en effet il est impossible de venir en aide aux masses opprimées en s’associant, d’une façon ou d’une autre, à l’impérialisme qui pille et ravage la planète, exploite et massacre ces masses dans le monde entier; mais ce faisant, on ne peut que le renforcer, on ne peut qu’accroître la puissance du capitalisme et affaiblir jusqu’à la lutte de résistance la plus élémentaire des prolétaires. Le premier ennemi des prolétaires est leur propre bourgeoisie: s’allier avec elle, quel que soit le prétexte, c’est trahir le prolétariat.

Il n’est pas possible de s’opposer réellement aux forces réactionnaires, islamistes ou non, en reprenant des programmes et des perspectives démocratiques bourgeoises et en s’alliant en conséquence avec des forces bourgeoises; mais seulement en mettant en avant un programme et des perspectives anti-démocratiques, c’est-à-dire de classe, anticapitalistes, antibourgeoises, et en recherchant sur cette base l’union avec les prolétaires et les masses exploitées de toutes les nationalités et de tous les pays.

Les communistes avaient établi cette règle d’or en 1920: «L’internationale Communiste ne doit soutenir les mouvements révolutionnaires dans les colonies et les pays retardataires que dans le but de regrouper les éléments constitutifs des futurs partis prolétariens - qui seront effectivement communistes et pas seulement en paroles – et de leur enseigner leur tâche spécifique, à savoir la lutte contre les courants démocratiques bourgeois dans leurs pays» (16).

90 ans plus tard, alors qu’il n’existe plus d’Internationale Communiste sur laquelle s’appuyer, la consigne doit être respectée avec d’autant plus d’application que l’Internationale elle-même, en dégénérant, l’oublia bien vite. Les prolétaires doivent s’opposer sans hésitation à toutes les interventions militaires de «leur» Etat; mais toute «solidarité» avec des populations martyrisées ou avec des luttes, qui se situe en dehors de positions de classe, que ce soit sur des bases humanitaires, démocratiques, nationalistes ou autres, doit être dénoncée comme anti-prolétarienne. Paraphrasant ce que disait le révolutionnaire socialiste polonais Warynski à propos de l’indépendance de la Pologne (17), nous pourrions dire: «il existe au monde un peuple plus malheureux que les Kurdes – c’est celui des prolétaires».

Cela ne signifie pas que les prolétaires doivent se désintéresser du sort des Kurdes et autres nationalités, à qui il faut reconnaître pleinement le droit à l’autodétermination; mais cela signifie qu’ils doivent toujours défendre d’abord leurs intérêts de classe; et que dans la lutte contre toutes les oppressions, y compris l’oppression nationale, dans la lutte contre toutes les réactions, y compris islamistes, ils ne doivent jamais transiger sur la nécessité absolue de l’indépendance et de l’organisation de classe, sur la nécessité primordiale de l’unité des prolétaires par dessus toutes les divisions nationales, ethniques, religieuses ou autres.

La véritable solidarité, non seulement avec les masses kurdes de Kojava, mais avec les masses prolétarisées de Syrie écrasées sous la mitraille, ou condamnées par millions à une existence misérable de réfugiés, consiste, ici, au coeur des métropoles impérialistes, à travailler à la reprise de la lutte de classe, révolutionnaire et internationaliste contre le capitalisme et l’impérialisme et à la reconstitution de l’organe suprême de cette lutte, le parti de classe international.

 Et le premier pas indispensable est le refus de l’embrigadement dans les mobilisations pro-impérialistes, le refus de soutenir des forces et partis non prolétariens, le refus d’adhérer à des perspectives non classistes.

 

13/11/2014

 


 

(1) Tract du 3/10/14

(2) http://www.npa31.org/actualite-politique-internationale/urgence-kobane/declaration-du-npa-31-a-manifestation-samedi-18-octobre.html4

(3) http://blogs.mediapart.fr/blog/maxime-azadi/250914/appel-hollande-de-soutenir-les-forces-kurdes-syriennes. ..

(4) http://www.npa2009.org/communique/solidarite-avec-le-peuple-irakien. Pour le NPA, le gouvernement français est donc l’incarnation d’un «pays» dont il affirme faire partie – et tant pis si le Manifeste disait que les prolétaires n’ont pas de patrie...

(5) http://oclibertaire.free.fr/spip.php? article1599. Parmi les signataires de l’appel (personnalités bourgeoises diverses, artistes, intellectuels, etc.), on trouve en 2e position l’archevêque Desmond Tutu, celui-là même qui avait béni le passage de l’apartheid à un régime démocratique pour perpétuer l’exploitation négrière des prolétaires sud-africains. Sa signature suffirait à qualifier l’appel...

(6) http://syriahr.com/en/2014/11/nearly-2000-detainees-killed-inside-the-regimes-detention-facilities/

(7) Voir par exemple l’article détaillé du Financial Times du 24/10/14.

(8) Une première rencontre officielle a eu lieu en octobre entre des responsables français et Saleh Muslim, le chef du PYD; Paris refusait jusqu’à présent tout contact avec l’argument que le PYD-PKK n’était «pas assez engagé» dans lutte contre Damas. Mais selon le diplomate qui a rencontré Muslim: «les Américains ayant eux-mêmes fini par rencontrer récemment les représentants du PYD, on ne pouvait plus refuser de voir les Kurdes syriens» cf http:// www. lefigaro.fr /mon-figaro /2014 /10 /30/10001- 20141030ARTFIG00373-la-france- rencontre- les- kurdes- syriens.php. L’inénarrable Bernard-Henri Lévy a écrit sur son blog: «Le PKK est le fer de lance, en Syrie, non seulement de la résistance à Daech, mais des valeurs que veut éradiquer Daech (...). C’est pourquoi le PKK et les partis qui lui sont liés doivent être reconnus pour ce qu’ils sont: un opérateur de stabilité et, demain, de paix au Proche-Orient». A-t-il adhéré à l’OCL? cf http://laregledujeu.org/bhl/2014/10/22/il-faut-retirer-le-pkk-de-la-liste-des-organisations-terroristes/

(9) Les deux principaux partis bourgeois du Kurdistan irakien, qui se sont combattus les armes à la mains pendant des années, sont le PDK de Barzani et l’UPK (Union Patriotique du Kurdistan) de Talabani formé par la fusion de divers partis dont les ex-«marxistes-léninistes» du Komala; Talabani est président de l’Irak depuis 2006 (poste honorifique sans pouvoir politique) et vice-président de l’Internationale Socialiste. L’UPK est proche des autorités iraniennes et par conséquent favorable au régime de Damas.

Le clan Barzani qui dirige le PDK a une longue histoire de bons rapports avec l’impérialisme occidental et Israël; il a tissé des liens étroits avec la Turquie et il soutient l’opposition au régime syrien. En 2011 le PDK a constitué le CNK, qui regroupe les partis kurdes syriens partisans de la rébellion contre Damas.

Le PYD/PKK reproche au CNK d’avoir abandonné la revendication d’autonomie du Rojava pour s’allier avec les rebelles (qui y sont hostiles); et il l’accuse d’être aux ordres de la Turquie. Diverses tentatives d’accord, non suivies d’effet, ont eu lieu entre le PYD/PKK qui domine sur le terrain en raison de son organisation militaire, et le CNK.

(10) cf Le Monde, 7/9/2014

(11) http://syriahr.com/en/2014/10/553-air-strikes-by-regime-warplanes-around-syria/

(12) http://www.al-monitor.com/pulse/politics/2014/07/iraq-crisis-israel-welcome-kurdish-state-us-turkey.html

(13) Voir le communiqué du TCK (Mouvement de la Jeunesse Kurde) qui appelait à une «révolution» contre le PYD:

https://syriafree domforever. wordpress. com/2013/06/23/statement-by-the-kurdish-youth-movement-tck-about-the-latest-events-in-the-city-of-amouda- and-videos-and-pictures-from-the-protests-and-sit-ins/

(14) OCL, tract du 3/10/14. L’OCL use d’une périphrase pleine de tact pour parler du PKK: «les mouvements de la gauche kurde»....

(15) Selon Le Monde du 12-13/14, il n’y avait plus à cette date que 7 à 800 civils à Kobané sur une population initiale d’environ 50.000.

(16) cf «Thèses sur la question nationale et coloniale», IIe Congrès de l’IC, Moscou, juillet 1920.

(17) cf Jacques Droz, «Histoire générale su socialisme», PUF 1977, Tome 3, p. 324.

 

 

Parti communiste international

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