Notes de lecture

Italie 1919-1920. Les deux années rouges, où comment LO réécrit l’histoire

(«le prolétaire»; N° 514; Décembre 2014 - Février 2015)

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Les «Bons caractères», une maison d’éditions tenue par Lutte Ouvrière, a publié en 2011 un ouvrage intitulé «Italie 1919-20. Les deux années rouges. Fascisme ou révolution?».

Ce petit livre est paru dans une collection qui « a pour ambition de contribuer à la compréhension de la marche de l’histoire et d’apporter son éclairage sur les éléments du passé». Dans les faits, cet ouvrage cherche avant tout à obscurcir ce que fut le combat du Parti Communiste d’Italie face à l’offensive fasciste.

Dans cet ouvrage, l’auteur présente la naissance du mouvement socialiste en Italie avant de s’atteler à la description de la période du «Bienno rosso» comme on appelle en Italie les deux années 1919-1920. Il présente la vague d’agitation prolétarienne au cours de cette période; les grèves ouvrières, les occupations de terres et les occupations d’usine sont décrites de façon brève mais précise, avant de montrer l’ampleur de l’offensive fasciste contre les prolétaires et les organisations ouvrières. Au passage, de façon nette, le livre met en évidence l’opposition du Parti Socialiste Italien (PSI) et de la Confédération Générale du Travail (CGL) aux luttes prolétariennes, et leur passivité puis leur capitulation face aux bandes fascistes.

Cependant, au-delà de cette description efficace, l’auteur réécrit l’histoire de ce que fut le combat des communistes d’Italie contre la bourgeoisie et ses hommes de main fascistes.

 

Gramsci, dirigeant communiste?

 

L’ouvrage met sur un pied d’égalité le groupe de L’Ordine nuovo de Gramsci et la Fraction Communiste Abstentionniste dont Bordiga était le principal dirigeant. Ils sont tous les deux présentés comme des courants marxistes d’une même «tendance» qui aurait regroupé «ceux qui veulent exclure les dirigeants réformistes et faire du PSI un vrai parti révolutionnaire, un parti communiste» (p. 36)

Ce sont des fables. Si la Fraction défendait le programme marxiste et la conception marxiste du parti, le groupe de L’Ordine nuovo de Gramsci et Togliatti était «centriste»: composé de révolutionnaires indéniables, il combinait cependant toutes les déviations possibles et imaginables: démocratisme, localisme, gradualisme, éducationnisme, spontanéisme, étroitesse nationale, …

Cette absence de boussole politique de Gramsci qui en était le théoricien et le principal porte-parole, est facile à constater. Lorsque le socialiste de gauche Mussolini, directeur de l’Avanti!, l’organe central du Parti Socialiste devint partisan de l’engagement de l’Italie dans la Première Guerre mondiale au nom du passage «De la neutralité absolue à la neutralité active et agissante» titre d’un fameux article, Gramsci publia un article défendant une «Neutralité active et agissante». Il y prenait ouvertement la défense de Mussolini en écrivant que ce dernier «ne renie nullement son attitude [anticolonialiste et antimilitariste] face à la guerre de Libye» et que «Ce qu’il voudrait, c’est que le prolétariat prenne clairement conscience de sa force de classe et de son potentiel révolutionnaire, et reconnaisse pour le moment qu’il n’est pas suffisamment mûr pour assumer le timon de l’État». («Neutralité active et agissante», Il Grido del Popolo, 31/10/1914) (1). Si sans doute Gramsci ne suivit pas Mussolini lorsque, face à l’indignation générale des militants, celui-ci quitta le parti pour fonder ce qui allait devenir le fascisme, l’épisode ne plaide pas en faveur de la fermeté de ses positions ni de sa clairvoyance politique. Ce n’était d’ailleurs pas un simple épisode sans lendemain, un égarement temporaire.

 Quelque temps plus tard, la première réaction de Gramsci face à la révolution bolchevique fut en effet de la saluer comme une «révolution contre Le Capital de Karl Marx» car «les bolcheviks renient certaines affirmations du Capital, ils ne sont pas ‘marxistes’, voilà tout, ils n’ont pas compilé dans les œuvres du maître une doctrine extérieure faite d’affirmations dogmatiques et indiscutables. Ils vivent la pensée marxiste, celle qui ne meurt jamais, qui est le prolongement de la pensée idéaliste italienne et allemande et qui, chez Marx, avait été contaminée par des incrustations positivistes et naturalistes» («La révolution contre Le Capital», Avanti!, 24/12/1917) (2). Difficile de trouver plus grande incompréhension et plus parfaite négation du marxisme!

C’est en mettant de côté tout ce fatras que Gramsci a pu participer à la fondation du Parti Communiste (dans laquelle il fut cependant plus spectateur que participant actif) et en être, pendant 2 ans, un militant dévoué et discipliné.

 

Gramsci, porte-parole des soviets ?

 

Pour LO, Gramsci est le champion des conseils ouvriers: en fait il défend plutôt les Conseils d’usine, c’est-à-dire des organismes qui, à la différence des Soviets, ne dépassent pas les limites d’entreprise et ont plus une fonction de gestion de la production qu’une fonction politique d’unification de classe du prolétariat. L’Ordine nuovo, journal publié à Turin par Gramsci et ses camarades, aurait été le «porte-parole» des prolétaires qui veulent «s’affranchir des directions syndicales réformistes en mettant en place […] quelque chose d’analogue aux soviets russes» (p. 65). Rien de plus faux.

En réalité, l’ordinovisme avait une position opposée à celle des bolcheviks et à celle des marxistes d’Italie. Affirmer, comme il le faisait, «qu’avant même la chute de la bourgeoisie les conseils ouvriers sont déjà des organes non seulement de lutte politique mais aussi de préparation économico-technique du système communiste, est un pur et simple retour au gradualisme socialiste; celui-ci, qu’il s’appelle réformisme ou syndicalisme, est défini par l’idée fausse que le prolétariat peut s’émanciper en gagnant du terrain dans les rapports économiques alors que le capitalisme détient encore, avec l’Etat, le pouvoir politique».

Et les communistes rappelaient l’importance et le rôle central du Parti: «Tant que le pouvoir politique se trouve encore dans les mains de la classe capitaliste, on ne peut obtenir une représentation des intérêts généraux révolutionnaires du prolétariat que sur le terrain politique, dans un parti de classe. […] Au stade où nous en sommes, c’est-à-dire quand l’Etat du prolétariat est encore une aspiration programmatique, le problème fondamental est celui de la conquête du pouvoir par le prolétariat ou mieux encore, par le prolétariat communiste, c’est-à-dire par les travailleurs organisés en parti politique de classe et décidés à réaliser la forme historique du pouvoir révolutionnaire, la dictature du prolétariat», (Bordiga «Pour la constitution des conseils ouvriers en Italie», Il Soviet, série d’articles publiés en janvier-février 1920) (4);

Le livre de L.O. semble faire écho aux positions ordinovistes. On y lit qu’à l’été 1920 la classe ouvrière, avec les occupations d’usines, «avait conquis, ou virtuellement conquis, le pouvoir. Mais il n’y avait aucune organisation capable de lui indiquer la voie à suivre pour transformer l’essai» (p. 95). Qu’en était-il en réalité?

Fin août 1920, le syndicat de la métallurgie (la FIOM, qui fait partie de la CGL) avait décidé d’une grève perlée pour la revendication d’ augmentations des salaires afin de compenser une inflation galopante qui avait déjà provoqué la vague de grèves de 1919. Comme les patrons répliquent par le lock-out, la FIOM appelle les travailleurs à occuper les usines métallurgiques – tout en continuant à travailler! En quelques jours 500.000 métallos occupent ainsi leurs usines dans tout le pays. L’auteur rapporte sans sourciller le témoignage d’un militant de la ville de Novara disant que pendant les occupations les ouvriers avaient «travaillé mieux qu’avant, plus, parce que nous voulons que les patrons de retour n’aient rien à redire» (p. 76). Sans commentaire.

Si les métallurgistes qui se sont mis massivement en mouvement, suivis par les ouvriers d’autres entreprises, cherchent spontanément à établir un rapport de forces vis-à-vis des patrons et n’attendent pas les directives de la FIOM, ils laissent inévitablement la direction de la lutte à d’autres: aux chefs syndicaux réformistes et aux dirigeants socialistes maximalistes, qui en dépit de leurs phrases «révolutionnaires» (3), s’alignent sur ces derniers. Une des limites du mouvement, et non la moindre, est en effet l’illusion, sciemment entretenue par le réformisme, d’une conquête du pouvoir à la base, dans les entreprises. Mais les prolétaires n’avaient rien conquis: la meilleure preuve en est donnée par le fait que pendant le mouvement d’occupation, le gouvernement, comptant sur l’inévitable épuisement des prolétaires, part en vacances! Ce n’est que lors du reflux du mouvement que la répression policière et les premières attaques fascistes se firent sentir.

La soi-disant «gestion ouvrière des usines» (p. 75) qui encore aujourd’hui est revendiquée par les conseillistes et les autogestionnaires, ne peut pas être une forme de pouvoir prolétarien tant que l’Etat bourgeois n’est pas détruit et qu’un pouvoir politique prolétarien centralisé – la dictature du prolétariat – n’est pas instauré sur ses ruines; elle ne peut être une forme socialiste tant que les rapports capitalistes de production et d’échange ne sont pas brisés par ce pouvoir politique. L’occupation des usines ne peut avoir un sens révolutionnaire que si elle s’intègre dans la préparation de l’assaut révolutionnaire, sinon elle reste une tactique purement passive et défensive. Le quotidien de la bourgeoisie milanaise, le Corriere della Sera appellera ainsi les premiers occupants d’usines à Milan: «les reclus volontaires» (5); ce n’est pas en s’enfermant dans les usines que les prolétaires peuvent mener la lutte révolutionnaire, comme le démontreront encore les occupations d’usine en France en 1936 ou 1968.

Volontairement, LO falsifie l’histoire – au moins par omission – en présentant le courant de Gramsci comme communiste. L’ordinovisme est un anti-marxisme. Il entendait non pas s’emparer du pouvoir par une révolution sous la direction du Parti communiste, mais former au préalable un «bloc historique» interclassiste – unissant les prolétaires à la petite-bourgeoisie intellectuelle et autres couches «populaires» – pour conquérir l’«hégémonie culturelle», c’est-à-dire en distillant les idées communistes pour qu’elle deviennent majoritaires dans le «peuple». Nous sommes ici bien loin du Manifeste et de Que faire ? 

Il n’est pas étonnant que les élucubrations ordinovistes ont toujours été défendues par les faux communistes en tout genre, du PCI stalinien de Togliatti (second de Gramsci à l’Ordine Nuovo) à l’opéraïsme de Negri en passant par les multiples variétés du trotskysme.

 

Encore et toujours, le mythe du PC d’I sectaire et passif

 

Une des conséquences de l’échec des occupations d’usine, est de gonfler dans le PSI les rangs des partisans de la constitution d’un véritable parti révolutionnaire en Italie, d’un véritable parti communiste qui avait si cruellement fait défaut – la Fraction Communiste Abstentionniste. Celle-ci se transforme en octobre 1920 en Fraction Communiste avec le ralliement d’autres éléments d’extrême-gauche du PSI, en particulier des ordinovistes qui avaient remisé leurs thèses conseillistes démenties par les faits; et en janvier 1921, à Livourne, le Parti Communiste d’Italie est fondé par la scission d’avec le vieux PSI et de sa majorité maximaliste qui avait démontré son incapacité révolutionnaire.

Le PC d’I naît dans une période de déclin des luttes et de contre-attaque bourgeoise qui s’appuie notamment sur les groupes fascistes. LO reproche au parti d’être resté passif face à cette offensive fasciste, car il aurait refusé de combattre aux côtés d’autres courants et d’intégrer dans ses rangs des non-communistes «par sectarisme, considérant que de telles organisations de combat ne doivent être constituées que de purs communistes» (p.115).

Vieille accusation, répétée jusqu’à la nausée par tous ceux qui ont voulu effacer de la mémoire prolétarienne la lutte exemplaire du PC d’I dirigé par la Gauche. Les communistes italiens se sont battus les armes à la main, avec courage et abnégation, contre les squadristes fascistes. Et le Parti Communiste fut le seul à appeler le prolétariat à répondre à la violence bourgeoise par la violence prolétarienne. Pour ce faire, il a construit méthodiquement un appareil militaire dirigé par lui et lui obéissant de façon stricte.

Ce qui est vrai, c’est que le Parti a refusé de fondre cet appareil militaire dans les Arditi del Popolo. Ce groupe était une scission des très nationalistes anciens combattants, les Arditi d’Italia. Il partageait le même patriotisme et se réclamait de l’expédition de Fiume menée par l’écrivain et politicien d’extrême-droite Gabriele D’Annunzio (6). Il est cependant indéniable que, face aux hordes squadristes, les Arditi del popolo firent souvent preuve d’un réel héroïsme et combattirent aux côtés du Parti, lorsqu’ils ne passèrent pas sous son autorité.

Il est également totalement faux de raconter que le PC d’I «a tendance à sous-estimer le danger fasciste» (p. 117), qu’il «donne l’impression d’attendre passivement que les masses, ayant fait l’expérience du réformisme, se tournent vers lui» (p. 118) car il aurait «une perception erronée de la réalité» (p. 100). L’auteur montre le bout de son nez opportuniste en reprochant au PC d’I de «défendre l’idée que la crise du pouvoir et de l’équilibre démocratique bourgeois est une bonne chose pour le prolétariat révolutionnaire: elle permet de simplifier la lutte, de démasquer la social-démocratie et d’ouvrir la voie à la seule force réellement révolutionnaire» (p. 117). Se réjouir de la crise de «l’équilibre démocratique» est évidemment inconcevable pour LO!

La vérité est que le PCd’I a refusé de liquider son indépendance programmatique et organisationnelle dans un front antifasciste avec des forces anti-prolétariennes. Voilà le fond de la critique de LO qui offre comme perspective de «s’adresser au PSI et à la CGL» (p. 118) et de «faire front» (p. 100) avec ces ennemis de la lutte prolétarienne.

 Ce reproche est d’autant plus absurde qu’à l’époque, non seulement le PSI et la CGL étaient des remparts de l’ordre bourgeois démocratique, mais aussi les signataires d’un ignoble et criminel «pacte de pacification» avec les fascistes! Le résultat essentiel de ce «pacte» aura été de désorienter et de désarmer les prolétaires face à l’offensive fasciste. Ce pacte «impliquait quelque chose de pire encore qu’un engagement à désarmer les forces prolétariennes: un engagement à les abandonner à la violence répressive de l’État, considérée comme ‘légitime’! Il ne signifiait pas seulement: jetons les armes! Mais: État, empêche par les armes toute lutte armée! Puisqu’un seul parti, le Parti Communiste, repousse l’invitation à la trêve, ton devoir, Etat bien-aimé est de le contraindre à l’observer. […] Si le Parti communiste ne participa pas à l’ignoble pacte de pacification entre les partis, c’est que c’était pour lui une question de vie ou de mort de s’en abstenir, quelles qu’aient dû être les conséquences pratiques de cette abstention pour l’avenir proche, et la perte de popularité qu’elle ait pu provoquer dans l’immédiat. Ce refus ne représentait donc pas un facteur de faiblesse, mais un facteur de force, un pas en avant dans l’affirmation du Parti comme le seul guide du prolétariat révolutionnaire dans la défensive comme dans l’offensive. La grande force des bolcheviks n’avait-elle pas été de savoir être seuls pour ne pas se laisser paralyser par les faux amis au service de l’ennemi?» («Le PC d’I face à l’offensive fasciste», 2e partie, Programme communiste, n°45, juillet 1969)

C’est cette tactique que condamne Lutte Ouvrière.

 

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Lutte Ouvrière aime se présenter comme la seule organisation à brandir le drapeau du communisme et à regrouper «ceux qui ne sont pas démoralisés, ceux qui gardent leurs capacités militantes, surtout leurs idées et leur confiance en la capacité de la classe ouvrière à retrouver le chemin de la lutte mais aussi à renouer avec son rôle historique » («Relever le drapeau de la lutte de classe du prolétariat», texte adopté au dernier congrès, Lutte de classe, n°156, novembre-décembre 2013).

Ce ne sont que des déclarations de congrès. Dans les faits, LO est un auxiliaire du réformisme qui, dans la mesure de ses moyens, s’emploie à brouiller les leçons vitales des grandes luttes prolétariennes et donc à désarmer politiquement les prolétaires face à leurs ennemis.

 


 

(1) cf Antonio Gramsci, «Ecrits politiques», Ed. Gallimard 1974, Tome 1, p. 66. L’article de Mussolini, parut sur le n° du 18/10/1914 de l’Avanti! En novembre, Mussolini fondait avec de l’argent fourni par l’impérialisme français Il Popolo d’Italia qui deviendra par la suite l’organe du fascisme.

(2) Ibidem, p. 135. Sous le nom de naturalisme et de positivisme, ce que vise Gramsci, c’est le déterminisme, le matérialisme, évidemment incompatibles avec l’idéalisme!

(3) Le Parti Socialiste italien était dirigé par la tendance de gauche dite «maximaliste» et il avait adhéré à l’Internationale Communiste.

(4) cf Programme Communiste n°72, décembre 1976. Nous renvoyons le lecteur intéressé par une critique détaillée des positions gramscistes aux n° 71, 72 et 73 de la revue où est publiée l’étude: «Gramsci, LOrdine Nuovo et Il Soviet».

(5) 31/8/1920, cité dans «Storia della Sinistra Comunista», tome 3, p. 68

(6) En septembre 1919, D’annunzio, à la tête de ses partisans, s’empare de la ville de Fiume (Rijeka) qu’il veut rattacher à l’Italie. A cette époque rival de Mussolini, il se ralliera ensuite à lui et au mouvement fasciste.

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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