Au sujet de quelques réactions aux attentats de novembre

(«le prolétaire»; N° 518; Décembre 2015 - Février 2016)

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Notre tract sur les tueries de Paris, publié en première page du dernier n° du Prolétaire, a été défini par certains comme étant un «appel abstrait à la guerre de classe» faisant partie des «discours automatiques de l’extrême gauche» dont il faudrait «sortir» [pour] «pouvoir parler enfin un langage compréhensible pour toutes et tous et (...) fixer des perspectives concrètes pour tous les exploités» (1).

Mais opposer, ne serait-ce que sur le seul terrain possible aujourd’hui, celui de la propagande, la perspective de la guerre de classe contre le capitalisme aux appels à l’union nationale et au soutien à la guerre impérialiste, n’a rien d’abstrait! Sans doute est-ce une position qui ne peut être compréhensible par tous, si l’on en croît les sondages qui assurent que plus de 80% de la population soutient la politique gouvernementale d’intensification des bombardements en Syrie et d’imposition de l’état d’urgence en France.

Mais si les positions marxistes sont incomprises du plus grand nombre, ce n’est pas dû à une question de «langage», ni même à la toute-puissance de l’idéologie bourgeoise diffusée par tous les médias, tous les partis et toutes les organisations, y compris de «défense des travailleurs»; c’est dû au fait que le prolétariat n’a pas encore la force de dépasser les luttes d’escarmouche défensives pour se lancer dans la lutte de classe ouverte en s’organisant sur des bases classistes qui lui permettraient de résister au rouleau-compresseur de la propagande capitaliste.

Devons-nous en conclure qu’il faut renoncer à affirmer et diffuser des positions parce que dans la situation actuelle elles ne peuvent être comprises que par une petite minorité de prolétaires?

Il y a cent ans, après le honteux ralliement des partis socialistes à l’union nationale, des foules enivrées de propagande patriotique saluaient le départ des soldats aux cris de «A Berlin!», «Nach Paris!». Lorsque Karl Liebknecht fut arrêté après avoir diffusé tout seul à Berlin un tract affirmant «Notre premier ennemi est dans notre pays!», Lénine affirma: mieux vaut être seul avec Liebknecht que très nombreux avec ceux qui suivent les social-chauvins, parce que demain des millions se retrouveront sur les positions qu’il est seul à défendre aujourd’hui.

Il est d’autant plus indispensable de rappeler obstinément et de défendre envers et contre tous les positions marxistes correctes qui tracent les perspectives d’avenir, les perspectives des futurs affrontements de classe, qu’elles sont ignorées, oubliées ou reniées. D’autre part sans cette boussole l’opposition aux politiques bourgeoises ne peut être qu’incomplète ou superficielle et même dans les périodes de forte tension comme celle qui a suivi les attentats, se transformer en un suivisme plus ou moins déguisé, comme nous allons le voir.

 

Absence de position de classe à l’«extrême-gauche»

 

Les premières réactions des groupes d’extrême-gauche dénonçaient justement les appels à l’union nationale lancés par le gouvernement et les interventions militaires impérialistes, allant même parfois jusqu’à avancer le mot d’ordre de «retrait des troupes françaises de tous les pays où elles sont présentes, en particulier en Syrie, en Irak, en Afrique» (communiqué du NPA, 14/11/2015).

 L’éditorial de Lutte Ouvrière du 18/11, intitulé «Quand la barbarie du monde nous rattrape» était, lui, particulièrement flou. Dénonçant, mais de manière vague, la responsabilité des «dirigeants des pays impérialistes» ou des «grandes puissances» dans la situation au Moyen-Orient et le développement du terrorisme, il disait: «La France ne peut pas être un îlot de sécurité et de paix dans un océan de misère et de guerres».

Comme si l’impérialisme français n’avait pas une responsabilité directe dans cette misère et ces guerres – dont il est au moins l’un des auteurs principaux (que l’on songe seulement à la Libye!) et où il trouve une source très appréciable de profits –, et qu’il s’agissait seulement d’une sorte de contagion! La «barbarie» n’est pas dans le monde extérieur à la France; elle est dans la France impérialiste, elle est dans les rapports sociaux existants, dans le mode de production dominant et l’appareil d’Etat bourgeois qui le protège et permet ses exactions à l’extérieur comme à l’intérieur de ses frontières.

La «Déclaration unitaire» du 23/11 (signée entre autres du NPA, de la CNT, d’Alternative Libertaire, du PCOF et de Voie Prolétarienne et à «la démarche» de laquelle LO s’était «associée»), sans aller jusqu’à demander le retrait des troupes françaises, était un peu plus précise dans la critique des interventions militaires de «l’Etat français», de la «surenchère va-t-en guerre» et dans l’opposition aux «mesures sécuritaires» prises par le gouvernement. Elle disait aussi: «Sur le plan intérieur, nous opposons à la logique de l’escalade guerrière, celle de la solidarité, et nous appelons à ce que les mobilisations sociales se poursuivent. Nous nous opposons aux annulations de manifestations décrétées par les pouvoirs publics et nous appelons les organisations du mouvement social à maintenir leur calendrier de mobilisation. L’ “union nationale” qu’on cherche à nous imposer est une manière de faire taire la lutte sociale, ce que nous refusons et dénonçons. L’extrémisme religieux doit être combattu, quelles qu’en soient les formes, mais cela ne peut se faire ni en rognant les libertés de toutes et tous, ni en stigmatisant une partie de la population en raison de ses origines ou de sa religion».

Ce qui manque complètement dans cette déclaration comme dans les précédentes, c’est une position de classe et, sinon un appel ouvert à la lutte révolutionnaire contre le capitalisme, du moins un rappel clair de sa nécessité, à l’instar de ce que faisait Lénine dans une situation où les bolcheviks étaient beaucoup plus isolés et apparemment plus réduits à l’impuissance que les militants révolutionnaires actuels. On y trouve seulement un appel... aux organisations collaborationnistes pour qu’elles maintiennent leur «mobilisation»! C’est ce qui s’appelle être concret... Bien évidemment ces dernières ont été trop heureuses d’abandonner leurs simulacres de mobilisation au nom du respect de la loi et l’ordre...

La déclaration unitaire affirme aussi que «l’extrémisme religieux doit être combattu» – ce qui n’est pas contestable –, mais elle ne parle pas de combattre l’Etat français et l’impérialisme, alors même qu’elle les estime «en partie responsables de la situation actuelle». Ajouter seulement, comme elle le fait, des réserves sur la façon dont doit se mener ce combat, revient en définitive à l’approuver, autrement dit à s’aligner dans le sens général de la politique gouvernementale, et donc à se ranger, de facto, dans le même front de guerre que l’impérialisme français.

Nous pouvons en trouver une confirmation dans la référence aux «révolutionnaires» du PKK luttant «en première ligne face à la sauvagerie organisée par Daech» vis-à-vis desquels l’Etat français «ne bougerait pas le petit doigt» pour les retirer de la liste des organisations terroristes.

Nous reviendrons plus loin sur le PKK; ce que nous voulons souligner ici, c’est que la perspective prolétarienne véritable ne peut pas être de se ranger, même avec toutes les réserves que l’on voudra, derrière l’Etat bourgeois pour combattre ou se protéger contre «l’Etat Islamique», mais de se placer sur une position de lutte de classe indépendante et opposée à tous les fronts bourgeois; autrement dit d’opposer la lutte de classe aux guerres bourgeoises et au capitalisme en général.

 Parler, comme le fait la déclaration, d’opposer une «logique» de «solidarité» à la «logique de l’escalade guerrière» sans plus de précision (à part la solidarité avec les migrants), n’est rien d’autre qu’une une phrase creuse débitée pour camoufler le refus de prendre des positions anticapitalistes claires: quand les bourgeois veulent enrôler les prolétaires dans leur guerre au terrorisme, il ne faut pas tergiverser, mais répondre par la réaffirmation de la guerre au capitalisme!

 

Bellicisme libertaire

 

Si l’on peut et doit critiquer la Déclaration unitaire davantage pour ce qu’elle ne dit pas que pour ce qu’elle dit, d’autres forces n’ont pas la même pudeur ou la même hypocrisie. Laissant de côté les tristes souverainistes néo-staliniens du PRCF et cie qui appellent ouvertement à une alliance militaire avec le sanglant régime de Bachar Al Assad (2), nous en trouvons un exemple dans le regroupement libertaire «Regroupement Révolutionnaire Caennais».

 Celui-ci a diffusé après les attentats un tract qui a eu un certain écho au niveau national (3), en fait parce qu’il exprimait des positions partagées par beaucoup. Voulant s’opposer aux conséquences prévisibles des tueries, il négligeait complètement d’indiquer qu’en dernière analyse le système capitaliste et sa politique impérialiste en étaient la cause. Mais le pire était que voulant s’opposer à l’union nationale et à la campagne militariste promues par le gouvernement, il y tombait en plein dedans! Le tract se terminait par un appel aux dons pour acheter des armes pour les Kurdes:

«Eh oui, on arrête pas l’Etat Islamique seulement avec des idées et des alternatives sociales, faut aussi des balles. Vous trouverez des coordonnées bancaires où envoyer de l’argent sur notre site. faites-le, l’Etat français le fera pas à votre place, il a pas envoyé un seul mortier là-bas (ça fâcherait l’Etat turc avec qui y a du bizness à faire)».

 Depuis que ce tract a vu le jour, non seulement l’Etat français a, de concert avec les Américains, intensifié ses bombardements contre l’Etat Islamique et fourni du matériel militaire aux Kurdes, mais Hollande a fait une tournée des capitalistes impérialistes pour tenter de mettre sur pied une grande alliance impérialiste contre celui-ci! Face à cette détermination et cette puissance militaires, que valent les quelques dizaines d’euros collectés «pendant des mois dans les rues de Caen»? S’ils étaient conséquents, nos libertaires devraient s’engager dans l’armée française ou au moins la soutenir, elle est militairement autrement plus efficace contre l’Etat Islamique! En effet faire des quêtes pour aider le combat des YPG, c’est s’intégrer, à son petit niveau, dans la coalition impérialiste, c’est contribuer au climat guerrier bourgeois

C‘est là la conséquence désastreuse d’une position d’une grande partie de la soi-disant «extrême gauche» qui soutient un des camps bourgeois en lutte en Syrie, faute d’avoir une position de classe.

 

Les milices kurdes, supplétifs de l’impérialisme

 

Il n’y a pas de doute que le camp des milices kurdes du PKK-YPG dont la propagande reprend tous les thèmes de la démocratie bourgeoise, paraît plus sympathique que celui de l’EI qui fait étalage de sa cruauté; mais il reste un camp bourgeois.

Ces milices, dont le but est d’asseoir leur pouvoir sur le territoire qu’elles contrôlent et si possible de l’étendre aux dépens des autres forces présentes sur le terrain, rebelles ou non, ont cherché pendant des mois à se faire reconnaître par l’impérialisme. Elles ont finalement réussi à être militairement intégrées dans la coalition impérialiste dirigée par les Etats-Unis, au point d’être considérées par eux comme étant pratiquement les seules forces sur lesquelles ils pouvaient s’appuyer sur le terrain.

Ce sont les bombardements US qui ont été le facteur décisif pour faire échouer l’EI à Kobané, c’est l’aviation américaine qui a permis les succès des YPG au début de l’été dernier: elles ont pris en juin 2015 une ville frontière (Tall Abyad) avec la Turquie grâce à ses bombardements. En juillet les YPG ont combattu aux côtés des soldats de Bachar El Assad dans le nord-est du pays, à Hassaké; les rebelles islamiques qui combattent le régime ont, soutenus par la Turquie, accusé les YPG de nettoyage ethnique, ce que ses dernières ont démenti. Mais ces accusations ont été reprises par Amnesty International, qui a même parlé de «crimes de guerre» commis par l’administration des YPG qui contrôle ce territoire qu’elles viennent de conquérir

En octobre les responsables gouvernementaux russes ont reçu des dirigeants des YPG qui avaient approuvé l’intervention militaire russe, et une représentation officielle du mouvement a été ouverte à Moscou. Dès lors une coordination s’est établie entre l’aviation russe et les combattants du PKK/YPG; au moment où nous écrivons, ces derniers sont près avec son aide de couper l’axe stratégique qui, depuis la frontière turque, alimente les forces rebelles encerclées par le régime à Alep. En représailles, l’armée turque a bombardé des positions kurdes en Syrie et menacé d’une intervention armée directe dans le pays, suscitant la condamnation des Etats-Unis, mais aussi de la France.

Pour les grands impérialismes, comme pour le pouvoir de Damas, ces milices kurdes du PKK/YPG sont un pion important à utiliser. Des supplétifs de tel ou tel impérialisme, voilà ceux que les libertaires de Caen soutiennent et que d’autres présentent même comme des révolutionnaires (4)!

Certes ces anars ont raison de dire que pour combattre l’EI, il faut des armes; mais pour combattre l’impérialisme, français en particulier, que faut-il? Et d’ailleurs faut-il le combattre?

Ils n’en disent rien. Mais le problème posé par les attentats de novembre n’est pas de savoir comment combattre l’Etat Islamiste et si la méthode et les moyens utilisés par l’impérialisme, français ou autre, sont insuffisants ou adaptés, ou si au contraire, comme prétendent les démocrates, ils risquent de le renforcer. Les prolétaires doivent combattre toutes les guerres impérialistes, quels qu’en soient les prétextes et quelles qu’en soient les cibles. L’impérialisme est l’ennemi suprême et implacable des exploités et des opprimés de tous les pays; soutenir ou participer à ses guerres, même en croyant le faire de manière complètement autonome ou «critique», ne peut que le renforcer, c’est-à-dire renforcer la domination capitaliste sur les prolétaires.

La position marxiste, de classe, énoncée par Liebknecht il y a un siècle et valable pour les prolétaires du monde entier, est: notre premier ennemi est dans notre pays! C’est «notre» capitalisme, «notre» impérialisme; c’est celui-là qu’il faudra abattre d’abord et c’est celui-là que nous pouvons et devons combattre en priorité dès aujourd’hui, ou au minimum dénoncer pour ce qu’il est. Toute victoire, même partielle et momentanée de la lutte de classe prolétarienne contre lui, renforce les prolétaires des autres pays; en même temps elle isole et affaiblit les forces réactionnaires, islamistes ou non, qui attirent des jeunes déboussolés dans leur sanglante impasse.

Le regain militariste qui a suivi les attentats de novembre et l’aggravation de la situation en Syrie, est un signe supplémentaire que le capitalisme conduit à une guerre générale, impliquant directement les grandes puissances. Bien qu’inexorablement dictée par les lois du capitalisme et dépendant en grande partie du rythme et de l’intensité des crises économiques, cette perspective n’est pas encore immédiate.

 Les grands centres bourgeois commencent cependant à s’y préparer; pour préparer les prolétaires à y répondre de manière classiste, il est nécessaire de dénoncer et de combattre les faux révolutionnaires qui, dès aujourd’hui, se rangent dans un camp bourgeois ou qui s’alignent sur les positions pacifistes et démocratiques, toujours en définitive anti-prolétariennes: demain ils se mettront directement au service de la bourgeoisie pour pousser le prolétariat dans la guerre

 

 


 

(1) cf Ni Patries ni Frontières n°52-53, Décembre 2015, où se trouvent diverses prises de positions.

(2) cf communiqué de la JRCF du 3/11/2015: «Le gouvernement français doit apporter son soutien diplomatique à la République Arabe Syrienne, laïque, et à la coalition nationale qui se bat sous son drapeau afin d’endiguer et enfin détruire l’Etat Islamique!» et le communique du PRCF du 19/11/15 «Concernant la manière de combattre Daesh en Syrie, le PRCF souhaite ardemment que ce foyer pestilentiel de mort et de haine soit détruit et extirpé, ainsi que les pseudo-«terroristes modérés» (sic) d’Al Nosra liés à Al Qaida. Mais (...) l’intervention n’aura de légitimité que si elle est strictement cadrée par le droit international, sous mandat strict de l’ONU et en intégrant à la coalition comme un acteur incontournable et central l’armée régulière syrienne relevant d’un Etat souverain et laïque».

(3) cf http://rrcaen.neowordpress.fr/2015/11/20/attentats-de-paris-quelques-consequences-previsibles-2/

 Ils publient aussi sur leur site un texte de responsables trotskystes critiquant implicitement le communiqué officiel du NPA dont nous parlons ci-dessus pour sa trop grande opposition au militarisme impérialiste: «Les Kurdes comme les démocrates syriens ont demandé et demandent une aide sanitaire et militaire y compris [sic! A qui d’autre le demandent-ils?] aux gouvernements occidentaux. Il faut la leur donner. (...) Aucune hésitation à les aider et à faire pression sur nos gouvernements pour qu’ils répondent aux appels qu’ils lancent».

(4) C’est ainsi que la «Déclaration unitaire» que nous avons citée plus haut appelle les militants du PKK, le tract de Caen évoquant seulement une «alternative démocratique» que ces militants «essaient de construire» et de leur «résistance sociale et féministe». Pas question d’une alternative prolétarienne et socialiste! Quant au «féminisme», pour autant que nous le sachions, il semble se limiter à la participation de femmes au combat (ce qui existe aussi du côté de l’EI) et à l’interdiction, cet été, de la polygamie.

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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