Le CCI et les attentats: Stupeur et tremblements

(«le prolétaire»; N° 519; Mars-Avril-Mai 2016)

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Une particularité de la prise de position de cette organisation sur les attentats de novembre est qu’elle n’a pas été publiée sur son journal, le Courant Communiste Internhational ayant préféré consacrer la une de Révolution Internationale à deux événements qu’elle jugeait sans doute plus importants: la COP 21 et les... élections régionales! L’existence d’une longue prise de position (1) sur son site internet n’est même pas indiquée aux lecteurs...

A la lecture de celle-ci on ne peut que constater la superficialité et l’impressionnisme de l’analyse. C’est la conséquence de la déviation par rapport au marxisme qui se traduit par l’incapacité du CCI à comprendre ce qui se passe. «Daesh a volontairement visé une génération qui commet à ses yeux l’horrible crime d’aimer se rencontrer, discuter, boire, danser et chanter librement, autrement dit d’aimer la vie» (2), affirme ainsi le texte qui poursuit en disant que «la génération visée avait justement manifesté sa solidarité avec les artistes assassinés de Charlie Hebdo en se mobilisant massivement lors des manifestations de janvier». Selon le CCI ces manifestations patriotiques d’union sacrée avaient été positives, car favorisant «la réflexion, les discussions» (!) – et c’est pourquoi elles auraient été cette fois interdites (3).

Le texte continue en assurant que les attentats de Paris ont été «motivés par une idéologie obscurantiste et morbide».

«La dimension obscurantiste, religieuse et surtout destructrice de Daesh est telle que ce groupe échappe à tout contrôle»; «ce prétendu “Etat Islamique” a pour sainte trinité le viol, le vol et la répression sanglante, (...) il vend des femmes et des enfants, parfois pour leurs organes, (...) il détruit toute culture [horreur!] (la même haine de la culture que le régime nazi) (4)», c’est «un proto-Etat suicidaire et meurtrier» dont le «projet irréalisable n’est rien d’autre qu’une entreprise suicidaire mais non moins dévastatrice»; «autre point commun avec l’Etat Islamiste, le régime nazi avait lui aussi un objectif de conquête et de politique irréaliste et suicidaire. C’est pourquoi le terme d’islamo-fascisme pour qualifier l’idéologie de Daesh est particulièrement adapté»; la mise en scène des attentats a créé «une véritable onde de choc et de panique (...) un climat insoutenable de terreur», etc., etc.

A se demander si le plus choqué n’a pas été le CCI...

Tout ce qui est dit ici semble calqué sur la propagande bourgeoise qui diabolise l’EI en le présentant comme une organisation monstrueuse et incompréhensible (Valls: il ne faut pas chercher à comprendre, mais combattre), animée par une haine délirante de «nos valeurs», de «notre» mode de vie. Mais les dirigeants et les cadres de l’EI sont tout sauf délirants! Contrairement à ce que laisse entendre le texte, les attentats n’ont pas été motivés par une idéologie, quelle qu’elle soit, mais par un calcul froidement effectué par les dirigeants de l’EI: faire un maximum de victimes pour tenter d’infléchir la politique française.

De la même façon, ce n’est pas par idéologie que lors de la dernière guerre mondiale, les Américains bombardaient à l’échelle industrielle les populations civiles, ou que les Allemands bombardaient Londres, mais pour briser la résistance de l’ennemi, conformément à ce qui se passe lors de toutes les grandes guerres modernes (5).

Selon le matérialisme historique, l’idéologie sert à motiver les exécutants, ce n’est pas elle qui est la cause déterminante des événements. La religion, même sous la forme la plus obscurantiste et morbide, n’explique pas les attentats ou l’enracinement de l’EI.; elle est utilisée pour justifier les attentats et la domination des structures de l’Etat Islamique là où il est présent. Lors de la guerre du Viet-Nam les bombardiers américains étaient bénis par les évêques comme le sont en ce moment par des popes les bombardiers russes qui décollent pour la Syrie, mais il ne viendrait à l’idée de personne d’expliquer ces bombardements par la religion catholique ou orthodoxe.

La particularité de l’«Etat Islamique», comme son nom l’indique déjà, est que son «projet» est de constituer un Etat dans une zone bien définie du Moyen-Orient, et non pas d’inciter au djihad dans le monde entier; et jusqu’à ces derniers mois, il appelait ses partisans étrangers à venir le rejoindre, plutôt qu’à mener le combat chez eux.

Mais il a commencé à devenir incontrôlable et dangereux pour l’impérialisme et les Etats qui au début le parrainaient, lorsque, prenant son autonomie grâce à ses premiers succès, il proclama, en abattant la frontière entre l’Irak et la Syrie, la fin des accords Sykes-Picot, c’est-à-dire la fin du partage impérialiste de l’Empire Ottoman; or c’est sur la base de ce partage que se sont édifiés les Etats de la région. Seule, on le comprend, la Turquie d’Erdogan, qui se veut héritière de l’Empire, applaudit alors.

Faudrait-il en conclure que l’EI représenterait une force bourgeoise anti-impérialiste, une force qui, en secouant le statu-quo, travaillerait sans le vouloir en faveur de la future révolution prolétarienne par l’accentuation du chaos et l’affaiblissement de l’impérialisme dans la région? Une force qu’il faudrait donc plus ou moins soutenir en dépit de sa brutalité et de ses sinistres traits réactionnaires (6)?

Ce serait là prendre l’effet pour la cause. L’ébranlement irrémédiable du statu-quo dans la région a été provoqué par la guerre américaine contre l’Irak, puis par la révolte contre le régime syrien affaibli par la crise économique lors du dit «printemps arabe». Mais si l’entrée dans une période révolutionnaire s’accompagne toujours d’un «chaos» que dénoncent les partisans de l’ordre établi, le chaos en lui-même n’a pas automatiquement un débouché révolutionnaire. En raison de l’absence de toute force prolétarienne, l’EI, ainsi que les autres formations armées, «modérées» ou radicales, ont été la réponse contre-révolutionnaire bourgeoise – et non moyenâgeuse ou tribale – à l’ébranlement des équilibres nationaux et régional.

 L’EI ne lutte pas pour étendre le chaos et affaiblir l’ordre bourgeois, mais pour restaurer à son profit ce dernier, sur une base nouvelle, plus solide et plus impitoyable que la précédente. Y arrivera-t-il? Rien n’est moins sûr car d’une part il a des ennemis puissants et d’autre part toutes les contradictions et les heurts d’intérêts des puissances internationales et régionales se conjuguent pour déstabiliser la région; mais l’EI n’est pas la cause de cette déstabilisation.

 

*     *     *

 

Revenons à la prise de position du CCI. Selon celle-ci, l’EI est «directement sécrété (!) par la phase actuelle de décomposition du capitalisme». Car depuis le milieu des années 80 le capitalisme serait entré dans cette phase en raison du «blocage» des deux classes fondamentales, le prolétariat et la bourgeoisie, aucune des deux n’ayant la force d’imposer à l’autre sa solution: la guerre ou la révolution. Du coup «la société toute entière reste ainsi prisonnière de l’immédiat, apparaît sans avenir et pourrit peu à peu sur pied».

Après les assassinats de janvier 2015, le CCI s’interrogeait déjà avec angoisse: «D’une certaine façon, on est confronté à l’impensable: comment des cerveaux humains, pourtant éduqués dans un pays “civilisé” ont-ils pu formuler un tel projet barbare et absurde qui ressemble à celui des nazis les plus fanatiques brûlant les livres et exterminant les juifs?»; et il répondait que c’était «un symptôme du pourrissement de la société capitaliste», «une crise économique mais aussi sociale, morale et culturelle» (7). Si la morale et la culture entrent en crise le pire est possible!

Réaffirmant cette thèse invraisemblable du blocage de la société selon laquelle le prolétariat depuis trois décennies serait aussi puissant que la bourgeoisie, le texte estime cependant que la «décomposition» aurait toutefois marqué un pas qualitatif supplémentaire avec les attentats de Paris, au motif qu’il ne s’agissait pas d’un acte isolé et bref, mais d’une série d’attaques qui ont duré près de 3 heures (que dire alors des attaques du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis?) et «une des pires hécatombes qui ait frappé le coeur de l’Europe depuis la seconde guerre mondiale».

Apparemment le CCI a oublié les tueries qui ont marqué les années de plomb dans l’Italie du début des années soixante-dix, ou les centaines de manifestants algériens tués par la police en octobre 1961, sans parler des hécatombes dans les pays de l’Est, de Berlin à Budapest, etc.; cela se passait pourtant avant l’entrée du capitalisme dans sa fameuse phase de décomposition; ou alors la différence qualitative viendrait-elle du fait qu’en novembre à Paris, le responsable n’était pas l’Etat? En tout cas il est clair que pour le CCI, quand ces attentats n’ont pas lieu au coeur de l’Europe (chez nous, les «civilisés»), c’est évidemment moins grave...

Lorsqu’il a formulé sa fumeuse théorie de la décomposition, le CCI n’hésitait pas à soutenir que les bases mêmes de la révolution communiste étaient menacées; si l’on y devine quelques traces de cette affirmation, le texte ne va cependant pas jusque là et il affirme la nécessité de «la lutte ouvrière contre le capitalisme». Malheureusement cette lutte n’est conçue et décrite que de la manière la plus inoffensive possible et l’exemple donné est celui de la lutte en 2006... des étudiants! Le texte se termine en indiquant «la seule voie possible à emprunter face aux (...) pires effets de la décomposition: la solidarité dans la lutte, le débat franc et ouvert, le développement de la conscience ouvrière». Amen!

L’approche des périodes révolutionnaires ne peut se concevoir sans l’explosion de toutes les contradictions qui s’accumulent au sein de la société capitaliste: les militants d’avant-garde devront s’y préparer et y préparer leurs frères de classe. Une organisation vraiment révolutionnaire, qu’elle se définisse comme parti ou comme «fraction», devrait donc tenir aux prolétaires un tout autre langage que celui du CCI, le langage, non du pacifisme, mais celui de Marx:

L’antagonisme entre le prolétariat et la bourgeoisie est une lutte de classe à classe, lutte qui, portée à sa plus haute expression, est une révolution totale.(...). Le combat ou la mort; la lutte sanguinaire ou le néant. C’est ainsi que la question est invinciblement posée (8).

 

 


 

(1) «Attentats à Paris: à bas le terrorisme! à bas la guerre! à bas le capitalisme!», 21/11/2015.

(2) C’est aussi la position de «Mouvement Communiste» pour qui «Les marches du 11 janvier 2015 avaient marqué un point d’arrêt [aux tentatives de l’Etat d’utiliser politiquement la peur]. La société civile refusait de se laisser intimider» cf Ni patrie ni frontières n°52-53, déc. 2015. M.C. a ainsi découvert un nouvel acteur de l’histoire, «la société civile»: enfoncé, vieux Marx!

Ces manifestations ne facilitaient pas la «réflexion», mais le bourrage de crâne patriotique et l’intoxication démocratique en rassemblant des personnes issues de toutes les classes derrière le drapeau français et les représentants des institutions étatiques: présidents, politiciens, juges, flics, etc.

(3) Après les attaques contre Charlie-Hebdo et l’Hyper Casher, RI écrivait déjà que les journalistes avaient été visés «parce qu’ils représentaient l’intelligence contre la bêtise, la raison contre le fanatisme, la révolte contre la soumission, le courage contre la lâcheté, la sympathie contre la haine, et cette qualité spécifiquement humaine: l’humour et le rire contre le conformisme et la grisaille bien-pensante». cf Révolution Internationale n°450, janvier-février 2015. La réalité est bien différente: Charlie-Hebdo avait été publiquement désigné par Al Quaïda au Yémen comme une cible à abattre parce qu’il avait reproduit les caricatures de Mahomet.

(4) En fait le régime nazi ne condamnait que ce qu’il appelait l’ «l’art moderne dégénéré», prétendument «enjuivé», et il exaltait la culture allemande classique. De son côté, l’Etat Islamique interdit les expressions culturelles jugées non islamiques (danse et musique profanes, etc.) mais il a remis en activité les écoles et les universités (Mossoul) avec, c’est évident, des programmes expurgés.

(5) N’oublions pas non plus la caractère consciemment contre-révolutionnaire du bombardement des populations civiles. A propos des combats sen Italie, Churchill, qui craignait un «bolchevisme rampant», écrivait ainsi le 4 août 1943, après le remplacement du régime fasciste par le gouvernement Badoglio: «Dans le but d’exercer la plus grande pression politique et militaire sur la population et le gouvernement italien, plus que pour des raisons militaires, nous sommes extrêmement réticents à arrêter les bombardements sur les réseaux ferroviaires et ainsi de suite». Cité par Dino Erba, «Il Partito Comunista Internazionalista 1943-1952», p. 43.

(6) Une telle position a été défendue dans l’une de nos réunions par un intervenant qui prétendait être ainsi fidèle aux thèses de la Gauche communiste italienne! C’est aussi la position des trotskystes de la LTF qui tout en dénonçant sa politique, accordent leur «soutien militaire» (!) à l’EI.

(7) cf RI n° 450

(8) cf «Misère de la philosophie», ch. II, paragraphe 5 ( Ed. Sociales 1977, p. 179)

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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