Après les élections européennes

Vers de nouveaux affrontements sociaux

(«le prolétaire»; N° 533; Juin - Juillet - Août 2019)

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Les marxistes ont toujours expliqué que les élections, et plus généralement le système parlementaire bourgeois, sont un moyen de duper les prolétaires; en se présentant comme le moyen donné à chacun de peser par son vote sur les orientations politiques, sociales et économiques de l’Etat, elles font croire que cet Etat est un organe neutre, un «bien commun» au-dessus des classes, alors qu’il est en réalité une institution de classe répondant uniquement impératifs du maintien et de la défense du capitalisme. Aucune majorité électorale ne pourra jamais faire fonctionner en faveur des prolétaires cette machinerie édifiée depuis des siècles comme instrument de domination et de répression des masses exploitées: elle devra être détruite par la révolution!

Les élections sont donc un puissant outil de défense de l’ordre établi et de stabilisation de la société bourgeoise parce qu’elles font croire aux exploités que pour défendre leurs intérêts, pour résister au capitalisme, il existe une autre voie que la lutte collective et directe.

C’est précisément la raison pour laquelle les impérialistes poussent les Etats fragiles et instables à installer des mécanismes démocratiques, à organiser des consultations électorales servant de soupapes de sécurité pour faire retomber les pressions sociales et politiques internes.

Mais pour que la démocratie puisse pleinement jouer son rôle de conservation sociale, les mécanismes formels sont insuffisants; il faut surtout qu’elle ait une certaine crédibilité concrète. Le capitalisme national doit être suffisamment riche pour concéder quelques miettes à l’issue de changements politiques, accepter quelques réformes, tolérer même quelques limitations à l’exploitation et laisser s’exprimer dans une certaine mesure les manifestations de mécontentement – dans le but de maintenir l’essentiel: le consensus autour du statu quo, autrement dit la paralysie du prolétariat qui assure la paix sociale nécessaire au fonctionnement régulier de ce mode de production.

Dans les pays les plus pauvres où le capitalisme ne peut se développer que par une exploitation féroce, il n’existe guère les moyens d’assurer une base matérielle au système démocratique; la démocratie y est par conséquent chétive et étriquée, elle n’arrive pas à amortir ou à dissimuler les rapports de force fondamentaux du capitalisme et la répression brutale y est souvent la règle.

Mais même dans les pays les plus riches, les crises économiques successives entraînant la baisse des taux de profit poussent inexorablement aux contre-réformes qui remettent en cause les anciens avantages, les mesures sociales, les «amortisseurs sociaux», etc., qui accentuent l’exploitation capitaliste et renforcent la pression sociale. La base matérielle de la démocratie s’affaiblit parallèlement; une conséquence est un phénomène constaté depuis des années et qui inquiète les bourgeois: non seulement les prolétaires sont de plus en plus nombreux à se détourner du mécanisme électoral mais les partis réformistes, démocratiques et électoralistes jusqu’au bout des ongles qui en sont l’un des piliers, ne cessent de perdre leur influence sur eux.

Cela ne signifie pas que l’idéologie et la praxis démocratiques soient mortes ou même sérieusement affaiblies; mais cela signifie, comme nous l’avons souvent répété, que les liens qui entravent depuis des décennies le prolétariat s’affaiblissent, facilitant potentiellement la survenue d’explosions sociales et un renouveau des luttes.

Les derniers mois en ont fait la démonstration pratique.

Dès son intronisation, le gouvernement Macron a continué les attaques anti-prolétariennes sur la lancée du gouvernement Hollande; mais répondant aux pressions des cercles capitalistes les plus puissants, inquiets de la dégradation de la rentabilité de leurs entreprises et de leur perte de compétitivité par rapport à leurs concurrents, il avait décidé d’en accélérer le rythme, court-circuitant à cet effet les syndicats et les dits «corps intermédiaires» et initiant une «recomposition» du théâtre politique bourgeois.

Tout a parfaitement fonctionné dans un premier temps. Bien qu’en ronchonnant d’être tenues à l’écart, les centrales syndicales ont joué avec efficacité leur partition de contrôle et de stérilisation des réactions prolétariennes. Mais le gouvernement a buté sur l’éclatement inattendu à la fin de l’année dernière du mouvement des Gilets Jaunes.

L’alerte a été chaude. Né et se développant en dehors des organisations collaborationnistes et des partis bourgeois, refusant la mascarade des négociations arrangées à l’avance, le mouvement semblait être une force élémentaire incontrôlable. En particulier sa popularité parmi les larges masses a fait craindre aux autorités une contagion à la classe ouvrière proprement dite. Le rôle des syndicats a été dans ces circonstances particulièrement précieux pour tenir le front social, en arrêtant les luttes au plus fort du mouvement (cas de la grève des camionneurs) et en organisant quand il était en déclin des initiatives sans lendemain de prétendues «convergence des luttes» pour faire retomber la pression.

Cependant la nature interclassiste du mouvement et la prédominance en son sein d’orientations petites bourgeoises constituaient en réalité un obstacle insurmontable à une contagion: les prolétaires d’usine ont observé avec sympathie la révolte des Gilets Jaunes, ils n’y ont pas participé, sinon de façon marginale. La répression gouvernementale, couplée avec la dénonciation des «casseurs», l’organisation du «grand débat» auquel ont participé tous les partis, et même parfois des Gilets Jaunes, et l’approche de la grand-messe démocratique des élections européennes ont fait le reste.

Le mouvement a eu la force de s’opposer aux diverses tentatives de récupération politique, y compris sous la forme de partis Gilets Jaunes ou de la constitution de listes électorales; il ne pouvait avoir celle de s’opposer à la démocratie bourgeoise, puisque la revendication démocratique du référendum d’initiative citoyenne (RIC), était devenue sa revendication politique centrale. Il était donc parfaitement logique que ses porte-parole appellent à participer aux élections européennes et fassent campagne contre l’abstention, signant ainsi la fin en eau de boudin du mouvement.

 

Quelques considérations sur le résultat des élections

 

Si les élections ne constituent pas un enjeu pour les prolétaires, elles sont par contre un moment clé de la vie politique bourgeoise et un facteur très important de la domination politique de la classe capitaliste sur la société. Il est donc important d’en tirer les enseignements.

 Le premier résultat dont les commentateurs politiques se sont en général félicités en parlant de «bonne surprise», c’est la participation électorale; elle a été en effet en hausse par rapport aux précédentes élections européennes, alors que l’on s’attendait à une nouvelle baisse: un peu plus de 50% des inscrits se sont déplacés pour participer à un scrutin sans enjeu tangible.

C’est indéniablement un succès pour l’ordre bourgeois, dont les Gilets Jaunes sont en partie responsables, comme nous l’avons vu.

On peut arriver à la même conclusion en considérant la stabilité des deux premières listes, celle de La République en Marche et elle du Rassemblement National, qui retrouvent à quelques petites variations près, le même score qu’au premier tour de la Présidentielle: aucune trace de crise politique provoquée par les Gilets Jaunes!

Certains incorrigibles démocrates d’«extrême gauche» y voient un «dysfonctionnement majeur dans notre démocratie» (1), alors qu’il s’agit au contraire d’une manifestation de l’efficacité de la démocratie au service du maintien du statu quo social. Le gouvernement a réussi, au moins pour un temps, à surmonter les difficultés rencontrées – et il claironne du coup qu’il a reçu un encouragement à persévérer sur sa voie.

 

Restructuration du théâtre politique

 

C’est le score des autres partis qui indique que le théâtre politique bourgeois est encore en pleine restructuration, deux ans après l’élection de Macron. Les deux partis qui depuis plus de trente ans en étaient les piliers se sont effondrés: la liste des Républicains passe de 20% au premier tour des présidentielles de 2017 à moins de 8,5% des suffrages exprimés, celle du PS stagne à son niveau historiquement bas de 2017 avec un peu plus de 6%. «La France Insoumise» qui avait fait sensation aux présidentielles en obtenant 19,5% des voix tombe à 6,3%: les mélenchonistes ont perdu encore plus d’électeurs que les Républicains! Benoît Hamon qui incarnait la gauche du PS arrive péniblement à dépasser les 3% tandis que le PCF qui pour la première fois depuis longtemps se présentait sous ses (très pâles) couleurs (2) atteint moins de 2,5% .

Cette déroute de ce que l’on appelait il n’y a pas si longtemps les «partis de gouvernement» s’explique par leur usure dans une situation de difficultés économiques et sociales persistantes.

Si la grande récession de 2008 a été surmontée, ses effets continuent à se faire sentir, le capitalisme mondial n’ayant toujours pas retrouvé la santé. Partout en Europe apparaissent et se développent des forces politiques qui expriment le besoin du capitalisme à accroître la pression et la répression sociales dans cette période de montée des tensions à tous les niveaux, y compris entre «partenaires européens», alors que s’affaiblissent presque partout les partis de gauche qui géraient plus particulièrement les politiques sociales: l’heure est au redoublement des attaques capitalistes pour sauver les profits, pas à la redistribution de quelques miettes de ces profits!

Signalons aussi que l’«extrême» gauche électoraliste n’échappe pas à l’effondrement électoral du réformisme traditionnel.

Représentée par Lutte Ouvrière pour qui le NPA, qui n’avait pas réussi à recueillir un financement suffisant pour faire campagne, appelait à voter, elle ne fait que 0,78% des voix. En pourcentage elle perd 56% des suffrages qui s’étaient portés sur LO et le NPA aux présidentielles, une chute sans doute un peu moins importante que celle essuyée par la France Insoumise (65% de baisse), mais cependant impressionnante. On comprend pourquoi après ce résultat LO se mette à fustiger sur ses colonnes les «illusions électorales» – qu’elle contribue pourtant régulièrement depuis tant d’années à alimenter!

 

Succès électoral des écologistes

 

Parmi tous les partis en lice dans le cirque électoral, les véritables vainqueurs ont été les écologistes, portés par les récentes manifestations sur ce thème: ils ont obtenu 14% des voix. Leur orientation centriste (ni droite, ni gauche) et pro capitaliste, a séduit des électeurs qui à la présidentielle avaient voté Macron et d’autres Mélenchon ou Hamon (que soutenaient alors les Verts). L’analyse sociologique indique que cette ligne politique coïncide avec l’appartenance de classe de leurs électeurs: les Verts font leurs meilleurs scores parmi les «catégories supérieures» et les plus fortunés, et leur plus mauvais parmi la catégorie «ouvriers» et les moins fortunés. C’est une confirmation supplémentaire s’il en fallait que l’idéologie et la politique écologistes sont intégralement bourgeoises.

Au niveau international la démonstration en a été faite depuis longtemps par les Grünen allemands qui ont participé à divers gouvernements fédéraux et nationaux, avec des partis de droite comme de gauche. Ils sont arrivés en deuxième place derrière les conservateurs de la CDU-CSU, avec près de 21% des suffrages, lors des élections européennes.

 

Abstention massive des prolétaires

 

Mais toutes ces considérations doivent être relativisées par la persistance d’un abstentionnisme massif, même s’il a un peu diminué à la suite de la dramatisation de l’élection qui l’a transformée en une sorte de référendum pour ou contre Macron. Si l’on calcule par rapport aux inscrits, la liste du RN ne fait plus que 11,9 %, celle d’En Marche 11,2%, les Verts, 6,5%, les Républicains 4,3%, la France Insoumise et le PS 3,4%, etc.

Cette abstention est surtout massive chez les prolétaires; par exemple si plus des deux tiers des inscrits du quartier huppé qu’est le Ve arrondissement de Paris sont allés voter, près de deux tiers des inscrits se sont au contraire abstenus à Saint Denis et les chiffres sont encore plus élevés dans les quartiers les plus prolétariens de cette ville de la proche banlieue parisienne.

Si l’on ajoute les non-inscrits (qui représenteraient plus de 10% des personnes en âge de voter) et les travailleurs immigrés qui constituent une partie non négligeable de la classe ouvrière, on constate une nouvelle fois que la grande majorité des prolétaires n’a pas participé au cirque électoral. Cela ne signifie pas qu’ils aient adopté les thèses marxistes sur les élections; mais cela signifie que les mécanismes paralysants de la démocratie bourgeoise ont moins de prise sur eux. Cet affaiblissement des liens interclassistes de la démocratie bourgeoise – ou, pour citer le jargon des sociologues, de «la capacité d’inclusion de notre démocratie représentative» (4) – en acte depuis des années, parallèlement à la réduction voire au démantèlement des amortisseurs sociaux et à l’accentuation des attaques capitalistes, est de bon augure. Ce sont les faits eux-mêmes qui démontrent aux prolétaires que les élections et le système démocratique dans son ensemble ne sont pas un moyen pour défendre leurs conditions – et par conséquent qu’il n’existe pas d’autre voie que celle de la lutte directe.

 

Vers de nouveaux affrontements sociaux

 

Le gouvernement Macron a été sponsorisé par les secteurs décisifs de la bourgeoisie pour réaliser les attaques anti prolétariennes («réformes») dont a besoin le capitalisme tricolore. Il va donc continuer dans cette voie sans désemparer, tout en essayant d’être plus prudent, en impliquant les pompiers syndicaux qu’il ignorait superbement auparavant.

Cela semble être le cas de la «réforme» des retraites, où les syndicats auraient été «consultés». Au moment où nous écrivons, le projet gouvernemental n’a pas encore été annoncé, mais des «fuites» laissent entendre qu’il y aura des «perdants» et que l’âge du départ à la retraite (sous la forme d’un âge-pivot») passerait à 64 ans.

La «réforme» de l’assurance-chômage (diminution des allocations, augmentation du temps de travail nécessaire pour y avoir droit, etc.) a fait sortir Laurent Berger de ses gonds: il s’est dit «en colère» parce que la réforme ne s’attaque pas «à la précarité, mais aux précaires» (France Inter, 24/6/19). Mais que l’on se rassure: ce n’est pas pour autant que la CFDT, le syndicat béni-oui-oui par excellence, va se lancer dans la lutte pour défendre les précaires! Comme le disait cyniquement une commentatrice (RTL, 19/6/19): c’est «un jeu de rôle. Cela fait partie de la théâtralité sociale». Il s’agissait davantage de se plaindre de ne pas avoir été associé à ces mesures, que le gouvernement a décidé en passant par-dessus les «partenaires sociaux».

Que les bonzes syndicaux fassent du théâtre, de plus en plus de prolétaires ne peuvent que le constater au fil des luttes sabotées ou étouffées. Une fois de plus les directions syndicales ne préparent aucune lutte véritable contre les attaques et laissent isolées les actions de protestation contre les licenciements comme à General Electric Belfort (plus de 1000 suppressions d’emplois) ou à Conforama (1900 suppressions d’emplois); ou plutôt elles les noient dans des mobilisations interclassistes et corporatistes: défense de l’économie locale ou nationale et de l’entreprise. Or c’est uniquement la lutte ouvrière solidaire qui peut faire reculer les patrons et l’Etat, et non l’union interclassiste où les intérêts de classe des prolétaires sont toujours finalement sacrifiés.

Le climat social n’est pourtant pas calme en ce début d’été marqué par les grèves dans l’enseignement ou aux urgences hospitalières (sans parler de grèves plus ponctuelles comme celle des femmes de chambre immigrées de l’hôtel NH à Marseille en grève depuis 90 jours).

Des affrontements sociaux sont inévitables dans les mois qui viennent. Le gouvernement s’y prépare en durcissant ses méthodes répressives (y compris en s’efforçant de contrôler les réseaux sociaux par une loi contre les contenus «haineux»!), et en comptant sur l’aide inestimable de ses larbins syndicaux toujours prêts à prêter main-forte aux défenseurs de l’ordre établi.

Les prolétaires pourront en faire le point de départ de luttes véritables s’ils trouvent la force d’échapper à l’emprise paralysante des grandes organisations collaborationnistes aidées par la prétendue extrême gauche, pour défendre leurs seuls intérêts de classe, communs à tous les travailleurs.

Plus que jamais le mot d’ordre doit être le retour à la lutte de classe!

 


 

(1) Formule de la philosophe de gauche Barbara Stiegler, citée par le NPA qui se dit d’accord avec elle. Cf. https://npa2009.org/actualite/politique/quelques-lecons-du-scrutin-europeen

(2) Le slogan central de sa campagne était: «Pour l’Europe des gens, contre l’Europe de l’argent». Le PCF copie Mélenchon qui prend grand soin à éviter tout ce qui pourrait évoquer la lutte des classes, parlant des «gens» au lieu des «travailleurs», remplaçant dans ses meetings le drapeau rouge et l’Internationale (il est vrai totalement incongrus parmi les mélenchonistes) par le drapeau tricolore et la Marseillaise: c’est ce qu’ils appellent le «populisme de gauche».

(3) cf «Elections européennes: un vote de classe avant tout», Le Media. Presse, 4/6/19 et IFOP «Elections européennes 2019», 27/5/19. Les Verts sont par exemple crédités d’un score de 20% parmi la catégorie «professions libérales et cadres supérieurs» contre seulement 7% parmi la catégorie «ouvriers».

(4) cf «Européennes, le retour aux urnes?», AOC Media, 31/5/2019

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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