Impérialisme et «Etat Profond»

(«le prolétaire»; N° 534; Septembre - Octobre 2019)

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En marge du sommet du G7 à Biarritz fin août, Macron a dénoncé les résistances qu’oppose la haute administration du ministère des Affaires étrangères à ses tentatives de rapprochement avec la Russie.

Lors de la traditionnelle conférence des ambassadeurs français il s’en est pris à «l’Etat profond» qui sabote ses initiatives, et qu’il avait déjà critiqué en d’autres occasions. Cette expression («deep state» en anglais) est utilisée aux Etats Unis pour désigner les responsables de l’administration qui s’efforcent de faire capoter la politique de Trump ou en Turquie l’appareil sécuritaire. De façon plus générale elle peut s’appliquer aux rouages décisifs de l’appareil d’Etat, par opposition aux politiciens qui ont été élus à la tête de celui-ci. Selon la légende démocratique l’Etat serait une machine neutre obéissant sans hésitation au gouvernement du moment et par ce truchement à la volonté populaire qui s’exprime dans les urnes. Cette légende est le fondement du réformisme: la révolution n’est pas nécessaire, il suffit de gagner les élections et nous aurons le pouvoir d’Etat entre nos mains!

Les déclarations de Macron qui ont fait un certain bruit dans le monde politique, mais qui n’ont pas été répercutées par les grands médias, démontrent, une fois de plus, l’inanité de cette légende. C’est peut-être la raison pour laquelle certains journalistes et commentateurs démocrates ont essayé de les réfuter en accusant Macron de faire, par démagogie, du populisme ou du complotisme.

 Mais divers organes de presse ont témoigné la réalité des faits. Selon un diplomate anonyme cité par Le Canard Enchaîné, au ministère des Armées, au ministère des Affaires étrangères et «au sein de l’appareil d’Etat en général, le virage russe de Macron est souvent contesté et mal digéré» (1).

Cette opposition serait particulièrement forte au ministère des Affaires étrangères et plus «modérée» au ministère des armées. D’après le spécialiste militaire du quotidien L’Opinion, les hauts fonctionnaires des postes-clés du ministère des Armées et des Affaires étrangères, «influents dans les “Think tanks” et une partie de la presse défendent une ligne qu’Hubert Védrine qualifie d’“occidentaliste”. Proches du “deep state” américain, ils sont aussi critiques à l’égard de Donald Trump, pas assez atlantiste selon eux, qu’ils l’avaient été avec Barack Obama, jugé trop faible. Ils sont hostiles au rapprochement avec la Russie, qu’ils jugent illusoire, partisans d’une ligne dure avec l’Iran (même s’ils défendent l’accord nucléaire) et favorables à l’axe “indopacifique” pour contrer la Chine. Leur influence est renforcée par l’étroitesse des liens militaires des armées françaises avec les Etats-Unis, qui confinent à la dépendance» (2).

Il ne faudrait pas en tirer la conclusion d’une autonomie de l’appareil d’Etat – de la bureaucratie! – par rapport à la classe dominante en général et aux cercles capitalistes les plus puissants du pays en particulier. Modelé par les besoins du mode de production capitaliste et de l’impérialisme, il exprime et défend les intérêts bourgeois généraux; mais il reflète aussi les rapports de force entre fractions bourgeoises (3) et le poids d’impérialismes plus puissants (4).

 

La politique des marchands de canon

 

Les différents gouvernements qui se sont succédés sous le mandat de François Hollande suivirent une politique extérieure «néo-conservatrice» («néo-con») en pleine syntonie avec ces forces de l’appareil d’Etat, politique personnifiée par le ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius.

Ce fut le cas tout particulièrement au Moyen-Orient où l’impérialisme français s’engagea, avec beaucoup d’autres, dans la coalition dirigée par les Etats Unis contre Daech en Irak, puis en Syrie; il s’aligna sur les positions de l’Arabie Saoudite (Fabius se précipita à Riyad pour affirmer le soutien français à la guerre saoudienne au Yémen), se rapprocha des Emirats où déjà sous Sarkozy une base militaire française y avait été installée dans la foulée de gros contrats d’armements – en mai 2015 Hollande fut invité d’honneur au Conseil de coopération du Golfe, réuni en Arabie Saoudite pour renforcer la coopération militaire entre ses Etats membres–, et il soutint à fond l’Egypte de Al Sissi.

Lors des négociations en vue d’un accord nucléaire avec l’Iran, la France tenta de bloquer le processus, à la grande joie des néo-con américains et des Israéliens, mais aussi des Saoudiens.

Cette politique avait des racines éminemment matérielles: la vente d’armes, un des de plus en plus rares points forts de l’industrie française sur le marché mondial. Ce que certains journalistes ont appelé «la diplomatie du Rafale», selon le nom de l’avion de combat de Dassault, était devenue le facteur le plus important de la politique extérieure de l’impérialisme français. L’Arabie Saoudite a ainsi prêté les capitaux pour l’achat de Rafale et de navires de guerre français par l’Egypte, et l’achat de matériels militaires par le Liban (5), etc. De même «l’axe indo-pacifique» contre la Chine est la traduction sur le plan de la politique extérieure de l’impérialisme français dans la région, des très gros contrats d’armements conclus avec l’Inde (vente de Rafale, de sous-marins, etc.).

Mais il existe aussi des forces au sein du capitalisme français qui contestait la ligne néo-con, y compris en dehors du secteur africain où elles sont traditionnellement dominantes. Présentes elles aussi dans l’appareil d’Etat, elles s’exprimaient politiquement par la bouche d’un Sarkozy ou d’un Fillon qui appelaient à un rapprochement avec la Russie; sur le plan économique leur chef de file était la société pétrolière géante Total qui a fait de gros investissements en Russie et qui lorgnait le pétrole iranien.

Leur pression devint de plus en plus forte; lorsque les accords sur le nucléaire avec l’Iran furent conclus en 2015 malgré les résistances françaises, Fabius, soucieux de préserver la fructueuse entente avec l’Arabie Saoudite, ne voulut pas de prime abord faire le voyage de Téhéran. Mais il y fut rapidement contraint par les capitalistes français, soucieux de ne pas voir leurs concurrents européens et américains rafler le marché de l’automobile, de l’aviation ou de l’extraction pétrolière.

Fin 2015 le gouvernement Hollande essaya de profiter des attentats de Paris pour réaliser le tournant vers la Russie qui s’était déjà esquissé. Il appela à une entente avec Poutine en Syrie lors d’un voyage en Russie; mais semble-t-il c’est l’establishment militaire, satisfait de la collaboration avec les Américains en Méditerranée, qui fit avorter cette tentative.

La situation a évolué aujourd’hui. Le raidissement américain à l’égard de l’Europe sous Trump et le regain de la concurrence mercantile (frisant parfois la guerre commerciale) qui a suivi, a affaibli les tenants d’une orientation pro-américaine et ébranlé leurs points d’appui dans l’appareil d’Etat en général comme dans les médias. Ils restent cependant encore bien implantés ainsi qu’en témoignent les déclarations de Macron (pour s’en plaindre), ou celles de la ministre des Armées (pour s’en vanter): «Soyons clairs, les Américains restent et resteront un allié et un partenaire essentiel pour l’Europe» (6).

Ces oppositions entre fractions au sein de l’appareil d’Etat sont le reflet des concurrences entre groupes capitalistes, et entre impérialismes. Il ne faut pas se leurrer à leur sujet et oublier que ces fractions sont également anti-prolétariennes. Soutenir l’une contre l’autre, par exemple la tendance «pro-russe» et «anti-américaine» comme le fait un Mélenchon, serait pour les prolétaires une illusion mortelle.

Aucune de ces fractions ne peut être un allié, toutes sont des adversaires qu’il faudra éliminer en détruisant l’Etat bourgeois.

 


 

(1) cf. Le Canard Enchaîné, 11/9/2019. Selon l’un d’eux, ces diplomates sont opposés à tout réchauffement des relations avec la Russie ou l’Iran, mais ils refusent de se déclarer «atlantistes et alignés sur les Etats Unis» tout en admettant que tous soutiennent «le plus souvent la politique israélienne» – comme le font les «néo-conservateurs»  (néo-con) américains, ajouterons-nous. Le journal écrit aussi, sans donner de précisions, que l’«égérie» de ce courant dans la haute administration, Thérèse Delpech, avait essayé en 2003 de convaincre le Canard du bien-fondé de la guerre américaine contre l’Irak. Dans les années 80 elle avait été conseillère technique au cabinet du ministre socialiste Savary et dans les années 90 conseillère d’Alain Juppé pour les questions militaires et membre du Centre Analyse et Prévision du ministère des Affaires étrangères; elle était directrice des Affaires Stratégiques du Commissariat à l’Energie Atomique, etc.; bref une personnalité au coeur de l’appareil d’Etat de l’impérialisme français.

(2) L’Opinion, 25/8/19. Quotidien à l’audience confidentielle de tendance «libérale» (conservatrice).

(3) En 1988, un des thèmes de la campagne présidentielle de l’ancien premier ministre Raymond Barre avait été celui de «L’Etat impartial»: il dénonçait l’appui donné par l’Etat à certains groupes capitalistes dont le RPR (appellation du parti gaulliste à l’époque) était en fait le bras politique. De nombreux politiciens bourgeois, avant et après lui, ont tenu ce discours, mais toujours en vain. Si l’Etat ne peut pas rester neutre dans les affrontements entre bourgeois, comment le pourrait-il dans les affrontements entre bourgeois et prolétaires?

(4) La presse agite l’épouvantail de l’ingérence russe dans les affaires intérieures américaines ou européennes. En fait tous les Etats essayent de s’ingérer d’une façon ou d’une autre pour influer sur d’autres Etats, militairement parfois; et à ce jeu l’impérialisme américain est le champion incontesté!

(5) Ces derniers contrats sont aujourd’hui apparemment suspendus après le refus saoudien de prêter les capitaux nécessaires, pour des raisons peu claires.

(6) cf. www.lopinion.fr/edition/politique/etat-profond-cette-etonnante-expression-utilisee-emmanuel-macron-195615

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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