Pandémie, crise économique et lutte des classes en inde

(«le prolétaire»; N° 539; Nov.-Déc. 2020  / Janvier 2021)

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Grève générale

 

Le 26 novembre dernier l’Inde a connu sans doute la grève générale la plus massive de son histoire : à l’appel de toutes les Confédérations et organisations syndicales (1) à l’exception du Baharatiya Mazdoor Sangh lié au BJP, le parti au pouvoir, d’organisations paysannes et étudiantes, etc., 250 millions de salariés était appelés à une « grève générale industrielle pan-indienne » de 24 heures. Cet appel a été très largement suivi, même si la mobilisation a été inégale dans les 28 Etats qui composent le pays. Selon le communiqué syndical commun :

« Les états du Kerala, Pondichéry, Odisha, Assam et Telangana ont indiqué un arrêt total du travail. Le Tamil Nadu a signalé l’arrêt complet dans 13 districts, tandis que la grève avait lieu dans l’industrie dans le reste des districts. Jharkhand et Chhattisgarh ont indiqué que la grève avait été suivie à 100%, y compris à BALCO [complexe industriel étatique de production d’aluminium]. Le Pendjab et l’Haryana ont signalé que les bus de transport routier d’État n’avaient pas quitté leurs dépôts le matin », etc.

La grève a touché les banques, les transports, les ports, la poste et les télécommunications, l’industrie pétrolière, les aciéries, les mines de charbon et autres, l’automobile, le textile, les plantations, et de nombreux autres secteurs.

La plate-forme revendicative comprenait essentiellement le retrait des récentes lois anti-ouvrières, l’arrêt des privatisations, la suppression de la réforme des retraites, des subsides aux démunis et à ceux ayant un revenu inférieur au seuil d’impôt sur le revenu.

Le Gouvernement du BJP (parti nationaliste d’extrême droite) dirigé par le premier ministre Modi a mené depuis son arrivée au pouvoir une politique visant à accroître le taux de profit moyen dans l’économie par l’adoption de diverses mesures libérales et anti-ouvrières. Cette libéralisation devait entraîner une accélération de la croissance économique, conformément au projet pharamineux de faire de l’Inde, deuxième pays le plus peuplé de la planète (1,4 milliard d’habitants), une des grandes puissances mondiales.

Si par la valeur de son PIB elle s’est hissée au 6e rang mondial, juste derrière la Grande-Bretagne et devant la France, ce résultat a été contesté par une agence gouvernementale de statistiques, le NSSO (2). Mais surtout si l’on examine le PIB par habitant, l’Inde se situe vers le 130e rang mondial, à peu près au niveau du Congo (3) – signe de la faiblesse persistante de son développement capitaliste

La croissance économique indienne n’a pas été à la hauteur des promesses de Modi, au point qu’au début de 2020, elle était déjà la plus mauvaise depuis 42 ans.

Depuis, la crise économique s’est déchaînée, aggravée à l’extrême par les mesures prises par le gouvernement contre la covid-19. Les derniers chiffres connus font état d’une chute de 20% du PIB au second trimestre et le FMI, qui estimait au printemps que l’Inde serait un des rares pays à connaître en 2020 une croissance de son économie, prévoit maintenant un recul sans précédent de 10 à 11% du PIB sur l’année.

 

Protéger les bourgeois du virus au prix de la santé des masses

 

Lorsqu’il fut avéré que la pandémie s’était répandue dans les bidonvilles et les quartiers surpeuplés des grandes agglomérations, le gouvernement décréta du jour au lendemain un strict confinement (il durera de fin mars à juillet).

 Près de 20 millions de travailleurs précaires perdirent aussitôt leur travail; 90% de la main d’œuvre serait employée dans le « secteur informel » avec un minimum de couverture sociale, sans droit à des allocations de chômage et à des pensions de retraite (4). Beaucoup de ces travailleurs étant des migrants, ils n’avaient d’autre solution que de regagner leur région d’origine où ils pouvaient espérer au moins un soutien familial. Des milliers de trains et bus bondés (5), sans aucune des mesures sanitaires annoncées, rapatrièrent des millions de travailleurs dans les campagnes. Ils emportaient avec eux le virus, mais pour les bourgeois des métropoles urbaines, ce qui comptait c’est la réduction de la menace sanitaire représentée par ces masses de travailleurs déshérités.

Et tant pis si dans les campagnes les structures de santé, déjà précaires dans les villes, sont absolument insuffisantes ! De toutes les façons il existe pour les bourgeois des structures hospitalières privées disponibles et parfaitement équipées…

Les chiffres officiels des contaminations et des morts de la pandémie ne sont pas crédibles : 147 000 morts fin décembre alors que selon certains chercheurs le nombre réel devrait être multiplié au moins par 6, ne serait-ce que parce que seule une petite minorité des morts y a droit à un certificat de décès. L’Inde serait alors le pays ayant payé le prix le plus lourd à la pandémie.

 

Les conséquences de la crise sur les prolétaires

 

Il n’y a pas encore de statistiques officielles du chômage actuel (les derniers chiffres publiés en juin portant sur l’année dernière), mais une étude de début avril estimait le taux de chômage à 24% (6), en hausse brutale à la suite du confinement. Dans son rapport du mois de juin sur les conséquences sociales de la crise sanitaire en Inde, l’Organisation Internationale du Travail, écrivait que 350 à 430 millions de travailleurs pourraient être touchés par le confinement sous la forme de pertes d’emploi, réduction du temps de travail, et pertes de revenu.

En réalité les autorités politiques ont utilisé le prétexte de la crise sanitaire pour redoubler les attaques contre les conditions prolétariennes ; ces attaques étaient réclamées depuis longtemps par les milieux capitalistes nationaux et internationaux qui, déçus par les mesures « trop limitées » du gouvernement Modi, demandaient une « dérégulation » approfondie du marché du travail, une « réforme » agraire et fiscale.

Les attaques anti-ouvrières ont commencé dans divers Etats administrés par le BJP qui ont décidé de suspendre « temporairement» (pour 1000 à 1500 jours), les règlements du code du travail existant dans le secteur formel : extension de la durée de la journée de travail à 12 heures et de la semaine à 72 heures (parfois non payées comme heures supplémentaires comme dans l’Uttar Pradesh et le Gujarat), suspension des négociations collectives et de divers droits syndicaux, et, dans l’Uttar Pradesh, suspension de l’application des droits du travail pour toutes les entreprises pour une durée de 3 ans!

Ces mesures avaient entraîné une  riposte syndicale sous la forme d’une « journée nationale de protestation » le 22 mai (les dirigeants syndicaux observant une grève de la faim ce jour-là!), en pleine période de confinement. Il y avait déjà eu une grève générale le 8 janvier pour protester contre les mesures anti-ouvrières du gouvernement et dénoncer le fait que l’ « Indian Labour Conference » (réunion centrale de collaboration des classes) n’ait pas été convoquée depuis 2015.

En fait ces journées rituelles de grève générale servent de soupape de sécurité pour dissiper le mécontentement des prolétaires ; elles n’ont aucun effet sur la détermination de la classe dominante à accentuer ses attaques contre les prolétaires et les masses : le gouvernement Modi a ainsi fait passer en septembre des lois restreignant le droit de grève et « réformant » la sécurité sociale, pour supprimer les avantages de nombreux travailleurs informels, etc.

 

Agitation paysanne

 

En même temps il a promulgué 3 lois pour réformer l’agriculture afin d’y permettre un développement capitaliste accéléré. La plus brûlante est la fin des prix d’achat garantis par l’Etat des productions agricoles, ce qui va provoquer une baisse des revenus des paysans et la disparition de nombreuses minuscules exploitations peu rentables (les 9/10 des exploitations auraient moins de 0,8 hectares). Ces lois ont provoqué une vague de luttes paysannes qui s’est centralisé dans le mouvement « Delhi Chalo » (Allons à Delhi): des milliers de paysans se sont dirigés vers la capitale pour y faire entendre leur opposition aux lois. Ils sont maintenant des dizaines de milliers à camper dans les faubourgs de Delhi. La propagande gouvernementale les accusant d’être des « séparatistes » adversaires de l’ « indianité », manipulés par l’étranger, etc., n’a pas eu de prise sur le mouvement et son soutien dans une bonne partie de l’opinion.

Au moment où nous écrivons les discussions semblent sur le point de s’ouvrir entre les organisations paysannes qui regroupent les propriétaires plus fortunés et qui dirigent le mouvement et le gouvernement. Nous ne savons pas quelle sera l’issue, mais il y a peu de doutes qu’un éventuel compromis se fera sur le dos des paysans les plus pauvres sans parler des sans-terres. La question agraire est d’une grande importance dans un pays où plus de 40% de la main d’œuvre travaille à la campagne. Les bourgeois indiens sont parfaitement conscients qu’un ébranlement des campagnes aurait de fâcheuses conséquences sur l’ordre social et politique du pays .

La profonde crise dans laquelle est plongée l’Inde pousse inexorablement les prolétaires à la lutte. Outre ces grèves générales coupe-feu, des vagues de luttes dures ont déjà eu lieu dans certains secteurs au cours des derniers mois : notamment chez les enseignants, les travailleurs du ciment, les ouvriers de l’automobile. A cet égard la lutte des ouvriers de Toyota à Bangalore contre une direction de combat appuyée par le Gouvernement de l’Etat du Karnakata est emblématique de la combativité ouvrière ; commencée début novembre contre l’intensification des cadences, elle dure toujours malgré le lock-out de la direction et l’ordre de reprise du travail émis par les autorités.

Les prolétaires indiens ont une longue histoire de luttes ouvrières ; mais jusqu’ici ils n’ont pu disposer d’organisations authentiquement classistes pour mener ces luttes ni d’un parti de classe pour les diriger contre le capitalisme, en dehors des impasses « populaires » interclassistes et contre les divisions communautaires, religieuses et ethniques que la bourgeoisie alimente à dessein pour les paralyser.

C’est un problème qui ne pourra être résolu du jour au lendemain, mais dont pourtant la nécessité se fait toujours plus pressante, à un moment où les tensions sociales et les affrontements entre les classes tendent à devenir explosifs.

28/12/2020

 


 

(1) La plus importante est l’INTUC, liée au Parti du Congrès (le principal parti bourgeois en Inde) qui affirme avoir 33 millions d’adhérents ; puis il y a des confédérations liées à divers partis de gauche qui n’ont de « communiste » que le nom, ayant démontré leur dévouement à l’Etat bourgeois, comme l’AITUC liée au Communist Party of India (14 millions d’adhérents revendiqués), etc.

(2) Le National Sample Survey Office qui dépend du ministère des Statistiques, a trouvé que près d’un tiers des entreprises utilisées pour ce calcul n’existaient pas ou plus ! En représailles le gouvernement a décidé de supprimer le NSSO…

.(3) Une publication du FMI selon laquelle le PIB par habitant du Bangladesh allait dépasser celui de l’Inde l’année prochaine a choqué la presse indienne : il y a 5 ans il était 25% supérieur à celui de son voisin généralement méprisé pour sa pauvreté…

(4) En 2017-2018, 85% des travailleurs étaient employés dans le secteur informel et 5% dans le secteur formel, mais dans les mêmes conditions précaires que les premiers. Cf ILO brief, june 2020

(5) Certains sont même rentrés à pied comme l’ont montré les médias et il y a eu de véritables émeutes de travailleurs affamés.

(6) cf Centre for Monitoring India Economy, 7/4/2020.

 

 

 

 

PS:  Le 11 janvier, la Cour suprême a décidé de «suspendre» les 3 lois et de constituer un «comité d’experts» pour discuter de la question. Mais les organisations paysannes les plus ccmbatives ont récusé ce comité et décidé de continuer la lutte jusqu’au retrait définitif des lois.

 Le 26 janvier lors d’un rally de tracteurs des affrontements ont éclaté entre la police et les manifestants faisant des blessés et 1 mort. Ces affrontements ont éte mis sur le compte d’«éléments anti-sociaux» cherchant à «torpiller le mouvement pacifique» (cf. Times of India, 27/1/2021) des agriculteurs par le «Samyukta Kisan Morcha», alliance d’une quarantaine de syndicats paysans qui dirige le mouvement à Dehli; les partis d’opposition ont également condamné la «violence» des manifestants.

Après les affrontements le Samyukta Kisan Morcha a décidé de ne pas tenir sa marche sur le parlement prévue le premier février : il est clair que les paysans les plus aisés redoutent l’action incontrôlée des couches plus pauvres qui n’ont rien à gagner à des compromis avec le gouvernement.

 

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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