L’Ukraine, Corée du XXIe siècle? (fin)
(«le prolétaire»; N° 552; Février-Mars-Avril 2024)
Les deux premières parties de cet article sont parues dans «le prolétaire» n° 547 (déc. 2022/janv.-févr. 2023) et 548 (mars-avril-mai 2023). Bien que nous ayons dû sauter quelques numéros du journal pour publier cette dernière partie, il reste évidemment important de terminer la série. Nous informons aussi nos lecteurs que nous allons, dans les semaines à suivre, publier une brochure réunissant les articles sur la guerre Russo-ukrainienne, parus entre 2022 et début 2024 dans le journal, et sur le site internet comme prises de position ou encore non publiés en français (voir notre annonce page ci-contre).
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TANT QUE DURE LA GUERRE
Entre-temps et selon les grands médias eux-mêmes, les sanctions des Américains, des Européens et d’autres alliés semblent ne pas avoir atteint l’objectif prévu ; elles étaient censées faire plier sévèrement l’économie russe en la frappant dans son commerce vital (exportation de gaz, de pétrole et d’autres matières premières) et en bloquant les capitaux russes déposés dans les banques étrangères ; cela aurait dû priver Moscou des capitaux dont elle avait besoin pour soutenir la guerre en Ukraine et ainsi la forcer à négocier la « paix » dans des conditions très défavorables. Selon le Washington Post, cité par le Corriere della sera du 18 janvier 2023, la Russie, sur la base des affirmations de Poutine, a subi une baisse du PIB de seulement 2,1%, significatif certes, mais beaucoup moins que les 10% ou 15% (voire 20%) prévus par les experts habituels (24). Évidemment, cela ne dépendait pas seulement de la façon dont la Russie a contourné les sanctions euro-américaines (« Toute loi contient le moyen de la contourner », est une devise bourgeoise toujours valable) et de la façon dont elle a absorbé le choc des baisses de commandes de gaz et de pétrole de l’Europe, en se tournant vers les marchés orientaux, en particulier la Chine et l’Inde, qui, naturellement, l’ont acheté en dessous des prix du marché. Le fait est que les sanctions elles-mêmes, surtout du côté européen, bien que « fortes » dans les déclarations officielles, n’ont jamais été aussi fermes et absolues dans la pratique ; et cela dénote, pour la énième fois, la difficulté objective de l’Union européenne à agir comme un « État uni» qu’elle n’est pas, et ne pourra jamais être, tant que vivra le capitalisme. Et même si demain, par une combinaison astrale favorable, les tant fantasmés États-Unis d’Europe étaient réellement formés, ils ne seraient rien de plus qu’une entité unitaire impérialiste opposée frontalement aux autres unités impérialistes déjà existantes : États-Unis d’Amérique, Chine, Russie, Inde. Ils ne garantiraient pas du tout la « paix » dans le monde, mais augmenteraient de manière exponentielle les conflits entre ces unités impérialistes. Par conséquent, les facteurs objectifs d’une troisième guerre mondiale augmenteraient encore.
Toutes les chancelleries prévoient que la guerre russo-ukrainienne durera longtemps, peut-être même au-delà de 2023. Dans cette période, toutes les puissances impérialistes, y compris la Russie, ont l’intention de tirer des leçons, de tester l’efficacité de certains armements, de certains plans stratégiques, d’évaluer dans quelle mesure les technologies satellitaires et l’utilisation de drones contribuent à frapper lourdement l’ennemi et à faciliter les attaques au-delà des lignes ennemies dans une « guerre partisane » qui, dans le cadre où se mène cette guerre, en devient une partie non négligeable.
Dans cette guerre, toutes les chancelleries occidentales se demandent quel rôle réel la Chine joue et jouera. Il est bien connu qu’il existe entre la Russie et la Chine toutes sortes d’accords, tant économiques que politiques, marqués par un conflit avec l’impérialisme américain de nature politique et militaire ; un conflit qui s’est actuellement manifesté de manière flagrante dans la guerre russo-ukrainienne et plutôt fortement, mais pas au point de se traduire par une confrontation militaire, sur le théâtre indo-pacifique et, plus précisément, à Taïwan. La Chine est trop intéressée à entretenir de bonnes relations commerciales, et donc aussi politiques, avec les États-Unis et l’Europe, car ce sont, en général, des marchés importants pour les exportations de marchandises et de capitaux. Toutefois, le même discours vaut surtout pour les États-Unis et l’Europe, notamment l’Allemagne, qui est le premier pays européen en termes d’import-export avec la Chine. Cela n’efface pas les visées de la Chine sur Formose et, en général, sur l’ensemble de l’Extrême-Orient, qui continuent d’inquiéter sérieusement Washington, Londres, New Delhi, Tokyo et Canberra. Mais en tant qu’impérialiste, la classe bourgeoise dominante de Pékin - même déguisée en « communiste » depuis plus de soixante-dix ans - ne peut qu’avoir un horizon planétaire. Les bonnes relations avec la Russie, surtout en termes d’opposition avec les États-Unis, représentent une fois de plus un point d’avantages dans les conflits inter-impérialistes du monde ; astucieusement, Xi Jinping a critiqué l’invasion russe en Ukraine, en défendant le principe de la « souveraineté nationale » (ce qui est pratique pour justifier la revendication de Taïwan comme faisant partie de la grande nation chinoise), mais ne l’a pas soutenue militairement (le satellite chinois de la Corée du Nord s’en occupe) ; elle a toutefois profité des difficultés économiques russes sur l’exportations de gaz et de pétrole, en raison de la poursuite des trains de sanctions euro-américaines, en achetant à prix réduit ce que la Russie ne pouvait plus vendre à l’Europe.
Ainsi, la Chine, grâce à ses relations avec la Russie de Poutine et à son implication non militaire dans la guerre russo-ukrainienne, est considérée par beaucoup comme la puissance qui, une fois la guerre terminée, pourra apporter sa médiation pour des négociations de paix, peut-être lors d’une conférence de paix qui pourrait se tenir à Bali, Davos ou Paris. Rester sur la touche, en attendant la fin de la guerre entre les ennemis, semble être une caractéristique orientale.
Le fait est que Pékin n’a pas non plus intérêt à aller sur le terrain de la guerre ; elle se prépare toutefois à l’éventualité d’une future guerre mondiale contre toute autre puissance impérialiste qui voudrait imposer ses intérêts dans la région indo-pacifique, États-Unis en tête, même si les Américains, tout comme ils n’ont pas l’intention de mourir pour Kiev aujourd’hui, ne semblent pas avoir l’intention de mourir pour Formose demain.
Ils approvisionneront Formose en dollars et en armements comme ils le font pour Kiev, mais si une guerre éclate avec Pékin, les habitants devront y faire face, seuls, tout comme, aujourd’hui, dans la guerre contre les Russes, les Ukrainiens doivent le faire.
LE CHEMIN ARDU ET DIFFICILE DU PROLETARIAT VERS LA REPRISE DE CLASSE
Le prolétariat de l’Europe occidentale, en soutenant ses propres gouvernements bellicistes contre la Russie, en participant ou en subissant sans la moindre opposition la campagne idéologique et pratique menée par le multinationalisme euro-américain, montre qu’il s’illusionne encore honteusement sur les possibilités des gouvernements impérialistes de ses propres pays, grâce à la guerre en Ukraine (qui est une guerre de brigandage tant du côté russe que du côté euro-américain), de mettre fin aux massacres qui ont lieu « à notre porte » en soumettant le Mal, qui serait représenté par la Russie agressive, aux raisons du Bien, de la coexistence pacifique entre les peuples, qui seraient représentées par ces gouvernements, les « meilleurs messagers de la paix » du monde.
Ces mêmes gouvernements qui ont soutenu les guerres en Bosnie, au Kosovo, en Libye, en Afghanistan, en Irak, en Syrie (pour ne citer que les plus récentes), et qui – au-delà des forces politiques qui les ont guidés et orientés – visent à imposer les raisons de leurs impérialismes respectifs aux nations plus faibles. Ces mêmes gouvernements seraient-ils les « artisans de la paix », les dispensateurs de « civilisation », les garants du « bien-être » et de « l’harmonie » entre les peuples ?
Avec toutes les décennies de massacres de populations sans défense et de guerres de rapine perpétrés sur tous les continents par les puissances impérialistes – démocratiques, surtout – il peut paraître surprenant que la majorité du prolétariat des pays avancés (celui qui, théoriquement, aurait la force potentielle de s’opposer de manière décisive à tout cela) soit forcé, pour la majorité, à une vie misérable en attendant d’être conduit comme des bœufs à l’abattoir. En Europe en particulier, chaque jour, des masses appauvries et désespérées arrivent par milliers, ou tentent d’arriver, par mer et par terre, fuyant les guerres fomentées et menées par les pays démocratiques européens eux-mêmes, fuyant les ravages des guerres d’hier qui s’ajoutent aux ravages des guerres d’aujourd’hui. Ces masses prolétariennes, sans réserve et sans patrie, à la merci de situations qu’elles ne contrôleront jamais, mais qui sont cyniquement utilisées par des entrepreneurs très civilisés et des États européens pour exploiter leur force de travail et pour faire lourdement du chantage sur les prolétaires autochtones (en leur montrant ce qu’ils risquent de subir s’ils ne se plient pas aux exigences des patrons), démontrent objectivement que le prolétaire, le travailleur salarié, n’a vraiment pas de patrie: la patrie, pour laquelle il est contraint de mourir de fatigue ou sous les bombardements, c’est celle qui suce son sang et sa vie au profit de cette minorité avide de bénéfices et de richesses qui s’appelle la classe bourgeoise dominante; celle-ci a bien compris que son principal ennemi historique n’est pas la bourgeoisie étrangère avec laquelle elle s’accroche dans la lutte de la concurrence internationale – et contre laquelle elle envoie ses prolétaires à la guerre – mais le prolétariat, la classe des travailleurs salariés – la classe qui, exploitée de façon capitaliste, produit les richesses de tous les pays..La bourgeoisie, propriétaire des moyens de production s’approprie toute la richesse produite, obligeant le prolétariat et la société dans son ensemble à dépendre de son pouvoir.
C’est précisément le pouvoir bourgeois, politiquement concentré dans l’État, que la lutte de classe du prolétariat doit avoir comme objectif de renverser. Aucun bourgeois en 1917, en pleine guerre impérialiste mondiale, ne s’attendait à ce que le prolétariat russe ait la force de renverser non seulement le vieux pouvoir tsariste pourri, mais aussi le jeune nouveau pouvoir bourgeois ; aucun bourgeois ne s’attendait à ce que ce prolétariat, bien qu’épuisé et affamé par les conséquences de la guerre, soit capable de s’organiser en une dictature de classe pour diriger l’État, d’organiser l’Armée rouge à partir de rien, de tenir tête à une longue guerre civile contre les gardes blancs entièrement soutenus par les puissances impérialistes qui continuaient malgré tout à se faire la guerre, et d’organiser en même temps la nouvelle Internationale prolétarienne sur les cendres de la vieille Deuxième Internationale social-chauvine et traîtresse, en acceptant le défi au niveau international que les puissances impérialistes avaient lancé contre elle.
Ce ne sont pas les puissances anglo-françaises et américaines qui ont brisé le prolétariat russe dans la guerre civile en Russie, ni la puissante et redoutée armée allemande ; ce sont les poisons opportunistes de la social-démocratie européenne et du nationalisme grand-russe qui ont coupé les jambes du prolétariat russe et, avec lui, du prolétariat de toute l’Europe, à commencer par l’allemand et le hongrois.
Cette leçon de l’histoire et de la lutte du mouvement prolétarien et communiste contre toute puissance impérialiste et contre tout opportunisme a certainement été tirée par Lénine et le parti bolchévique tant que ce dernier a pu résister aux influences délétères et toxiques de l’opportunisme ; et elle a certainement été tirée par le courant de la Gauche communiste d’Italie, dont la continuité théorique et la politique intransigeante ont permis la restauration de la doctrine marxiste et les fondements théorico-politiques de la reconstitution du parti communiste révolutionnaire, le parti de classe qui est l’arme de la victoire du prolétariat international dans la lutte pour son émancipation définitive du capitalisme, d’une société qui ne tient debout qu’en opprimant les classes ouvrières et les peuples du monde entier.
Aussi lointaine dans le temps que puisse paraître la reprise de la lutte de classe et de la lutte révolutionnaire du prolétariat, aussi impossible que soit considérée l’émancipation du prolétariat de la société capitaliste et bourgeoise, aussi morte et défunte pour l’éternité que soit donnée la révolution prolétarienne de type bolchévique, le prolétariat saura encore surprendre les classes bourgeoises du monde entier; il fera réapparaître à l’horizon le spectre du communisme authentique, du communisme marxiste, dans une lutte sans merci entre les fossoyeurs de la société bourgeoise – les prolétaires révolutionnaires – et les conservateurs bourgeois d’une société pourrie destinée à être enterrée.
Pendant des décennies, les conditions historiques nous ont obligés à lutter uniquement avec les armes de la critique, en attendant que les rapports de force entre les classes changent et ouvrent la voie à la critique des armes.
Sur quoi se fonde notre certitude ? Nous sommes des matérialistes dialectiques et historiques ; nous savons donc que le développement historique des forces productives déterminé par le capitalisme amènera la société au point où les formes sociales avec lesquelles celle-ci continue à les limiter en les forçant périodiquement à s’autodétruire pour pouvoir se renouveler ensuite, ne seront plus capables de contenir leur force explosive.
Alors ce sera, au niveau international, la guerre ou la révolution, la dictature de l’impérialisme ou la dictature du prolétariat.
19/01/2023
(24) Cf Corriere della sera, 18 janvier 2023, F. Rampini : L’economia russa non è crollata: è la rivincita di Putin sulle sanzioni ?
Parti Communiste International
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