Eléments de l’histoire de la Fraction de Gauche à l’étranger (de 1928 à 1935) (3)

(«programme communiste»; N° 100; Décembre 2009)

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Les parties précédentes de cette étude sont parues dans «Programme Communiste» n° 97 et 98.

 

Les positions de Trotsky sur l’Espagne

 

En novembre 1933, Trotsky rédige un article fin de définir «les grandes lignes d’une politique véritablement révolutionnaire» en Europe après la catastrophe en Allemagne. Il y écrit:

«La tâche de l’avant-garde est d’attacher sa locomotive au train des masses. Dans la position de défensive actuelle de la classe ouvrière, il faut trouver des éléments dynamiques, il faut mettre les masses dans l’obligation de tirer les conclusions de leurs propres principes démocratiques, il faut approfondir et étendre le champ de lutte.

Trotsky s’adresse ensuite aux ouvriers sociaux-démocrates; après avoir écrit que les bolcheviks pensent qu’il est nécessaire de prendre le pouvoir et instaurer la dictature prolétarienne pour combattre le fascisme, tandis que les ouvriers sociaux-démocrates refusent encore cette voie et croient encore à la voie démocratique, il dit:

«Tant que nous ne vous aurons pas convaincus (...) nous serons prêts à faire avec vous cette voie jusqu’au bout. Mais nous exigeons que la lutte pour la démocratie, vous la meniez non en paroles mais en actes. (...) Forcez donc votre parti à engager la lutte véritable pour un Etat démocratique fort [!]. Pour cela il faut avant tout extirper les restes de l’Etat féodal [!!]. Il faut donner le droit de vote à tous les hommes et femmes de plus de dix-huit ans, soldats compris. Chambre unique! Que votre parti lance une sérieuse campagne sur ces mots d’ordre démocratiques, qu’il dresse sur leurs jambes des millions d’ouvriers, qu’il prenne le pouvoir!

(...) Nous, bolcheviks, nous conserverions le droit d’expliquer aux ouvriers l’insuffisance des mots d’ordre démocratiques, nous ne pourrions prendre sur nous de responsabilité politique pour le gouvernement social-démocrate, mais nous vous aiderions honnêtement dans votre lutte pour un tel gouvernement. (...) Plus encore, nous nous engagerions devant vous à ne pas entreprendre d’actions révolutionnaires qui sortiraient des limites de la démocratie (de la véritable démocratie)» (1).

Qu’est-ce que la «véritable démocratie»? Le marxisme a toujours nié qu’existe une véritable démocratie, une «démocratie en général» comme on parlait du «peuple en général», de même qu’il a sans relâche expliqué qu’un Etat fort qu’il soit «démocratique» ou non, est avant tout fort contre le prolétariat - du moins depuis que l’époque des révolutions anti-féodales s’est achevée. Il y a là une confusion complète des positions marxistes. Ce texte appelle à s’engager à refuser toute action révolutionnaire et à soutenir la démocratie - «véritable»! - et de la seule façon concrète véritablement possible, en oeuvrant à la constitution d’un gouvernement social-démocrate fort. Et cela sous le prétexte que les masses dans la situation du moment n’ont pas confiance dans la perspective révolutionnaire et conservent leurs illusions démocratiques et, bien entendu tant que la majorité des ouvriers n’auront pas consciemment fait le choix de la dictature du prolétariat. On croit entendre l’écho de la funeste formule de Rosa Luxemburg, qui signifiait, au lieu de se mettre à la tête de la lutte révolutionnaire pour la diriger dans sa période cruciale, renoncer à ce rôle crucial du parti et attendre la manifestation en bonne et due forme de la «prise de conscience» des couches les plus retardataires: la Ligue Spartacus ne prendra le pouvoir que sous la volonté claire et sans équivoque de la grande majorité des masses prolétariennes (2)...

Les tâches de l’avant-garde prolétarienne en Europe, pour échapper au fascisme ou pour en sortir, consistent donc selon Trotsky à s’aligner sur les revendications démocratiques, dans le sens le plus direct du terme: réformes constitutionnelles, parlementarisme, gouvernement social-démocrate, etc. C’est bien ici une forme de réformisme qui est proposée pour faire face à la menace de la contre-révolution bourgeoise ouverte, même si Trotsky se sent obligé d’essayer d’expliquer dans son texte qu’il ne s’agit pas de réformisme, en tout cas pas... «au sens large du mot» mais simplement des aspirations des ouvriers à défendre leurs organisation et leur «droit», comme si la défense des prolétaires impliquait en quelque façon que ce soit la renonciation volontaire à la lutte révolutionnaire et, pire encore, une lutte pour restructurer et renforcer l’Etat!

La position de Trotsky pour ce qui est de l’Espagne est différente. Il s’agit d’une application rigide de sa théorie de la révolution permanente. Voyons ce qu’il en est par rapport aux événements des années 30 et 31, quand la monarchie n’est pas encore tombée mais où la dictature de De Rivera à laissé la place à Berenguer.

Le gouvernement a décidé d’organiser des élections aux Cortés. Le sentiment général parmi les prolétaires mais aussi les masses petites-bourgeoises qui en ont assez de la monarchie, est qu’il faut boycotter ces élections. Trotsky va avancer dans cette période des perspectives à faire se dresser les cheveux sur la tête, et que la Fraction condamnera:

«Même s’ils boycottent les Cortès de Berenguer, les ouvriers avancés devraient leur opposer le mot d’ordre de Cortès constituantes révolutionnaires» (3).

A ce mot d’ordre absolument creux dans une période où les ouvriers boycottent effectivement les élections, Trotsky ajoute les revendications de République, réforme agraire, séparation de l’Eglise et de l’Etat, confiscation des biens de l’Eglise, autodétermination des régions, armement des ouvriers. Il avance la perspective d’une assemblée constituante révolutionnaire qui serait «convoquée par un gouvernement révolutionnaire, à la suite d’un soulèvement victorieux des ouvriers, des soldats et des paysans».

On sait qu’en Russie le soulèvement victorieux des ouvriers, soldats et paysans, dispersa l’assemblée constituante (qui comme l’explique très bien Trotsky dans son Histoire de la révolution russe, retardait, comme le font toujours les structures parlementaires, par rapport au développement révolutionnaire) pour pouvoir instaurer un pouvoir ouvrier révolutionnaire. Mais pour l’Espagne Trotsky met en quelque sorte le processus révolutionnaire sur la tête: la prise du pouvoir est envisagée pour appeler à une assemblée constituante, pour réaliser la «démocratie jusqu’au bout», la «démocratie révolutionnaire», ce qui permettrait au prolétariat de prendre la direction des masses dans ce processus et d’aller vers sa dictature. Dans «Les tâches des communistes en Espagne», il explique ainsi:

«Le prolétariat ne peut diriger la révolution au stade actuel, c’est-à-dire rassembler autour de lui les plus larges masses de travailleurs et d’opprimés et devenir leur guide, qu’à condition de développer, en même temps que ses revendications de classe et en rapport avec elles, toutes les revendications démocratiques, intégralement et jusqu’au bout» (4).

La participation aux élections doit se faire sous le mot d’ordre de la «république ouvrière»: mot d’ordre vide qui ne peut que répandre la plus grande confusion parmi les travailleurs en semant l’illusion que le vote peut déboucher sur la constitution d’un régime qui ne serait plus celui des patrons et des bourgeois.

C’est une position qui est totalement démocratique. A l’été 1931, la monarchie ayant cédé la place à la République, de nouvelles élections aux Cortès ont lieu; le Parti Socialiste y remporte une grande victoire, sans toutefois obtenir la majorité, ce qui ouvre la voie à une coalition parlementaire avec les partis bourgeois. Selon Trotsky «les ouvriers doivent rompre la coalition avec la bourgeoisie et obliger les socialistes à prendre le pouvoir» (ce que ceux-ci ne voudraient pas faire de peur que ce soit «une étape vers la dictature du prolétariat»!). Il va alors jusqu’à avancer les mot d’ordre suivants, en revendiquant le droit de vote réellement universel pour les hommes et les femmes à partir de 18 ans:

«Développer actuellement une violente agitation sur les mots d’ordre de la démocratie la plus nette et la plus extrême».

En appuyant à fond la démocratie, en poussant le PS au pouvoir, il s’agit pour lui de pousser la supposée révolution bourgeoise jusqu’au bout, selon son schéma, très édulcoré, de la révolution permanente entendue comme un processus quasiment automatique de transcroisssance en révolution socialiste.

Un autre mot d’ordre qu’il préconise est encore plus grave:

«Aux Cortés non démocratiques et truquées, nous devons, au stade actuel, opposer les Cortès populaires véritablement démocratiques et honnêtement élues». «Parler du renversement du parlementarisme bourgeois par la dictature du prolétariat signifierait tout simplement jouer les jocrisse et les bavards» (5). La position «sérieuse» se réduit donc à une revendication d’honnêteté et de démocratie véritable dans les élections!

 

La question des mots d’ordre démocratiques

 

Quelle était la position de la Fraction?

Trotsky a consacré un article à critiquer une motion de nos camarades sur la question des mots d’ordre démocratiques (6) et il faut reconnaître qu’il a, au moins en partie, parfaitement raison de critiquer certaines des résolutions qui excluent pour l’Espagne l’utilisation du moindre de ces mots d’ordre.

Cette motion a été publiée sur Prometeo le 15 septembre 1930, avant donc la proclamation de la République espagnole. La Fraction l’a rédigé à la suite de la publication du manifeste du Secrétariat de l’Opposition Internationale sur la Chine: «Sur les perspectives et les tâches de la révolution chinoise» (7). Dans ce texte, Trotsky affirme que la révolution en Chine sera une révolution dirigée directement contre la bourgeoisie, 80% des paysans étant des paysans pauvres dont l’adversaire direct est la bourgeoisie rurale dont font partie en réalité les propriétaires fonciers. La perspective doit donc être la dictature du prolétariat et non la «dictature démocratique des ouvriers et des paysans» comme Lénine l’avait énoncé pour la Russie. Rappelons que, pour le marxisme, démocratique signifie qui intéresse plusieurs classes (dans ce cas-là, les paysans et les ouvriers), dictature indiquant que nous sommes en présence d’un gouvernement révolutionnaire, né de l’insurrection, et dont la tâche est de détruire l’Ancien régime. Pour les bolcheviks, il était de l’intérêt du prolétariat que la révolution anti-tsariste, anti-féodale (c’est-à-dire pour le marxisme, la révolution bourgeoise), non seulement soit victorieuse, mais aille le plus loin possible. C’est pourquoi le prolétariat devait viser à participer au gouvernement insurrectionnel, voire à en prendre la tête, pour pousser la révolution démocratique jusqu’au bout, jusqu’à aider au déclenchement de la révolution dans les pays capitalistes développés où, là, elle ne peut être que socialiste, c’est-à-dire mono-classiste et débouchant sur la dictature du prolétariat.

Mais après avoir affirmé que la révolution en Chine ne peut réaliser ses tâches que par la dictature du prolétariat, le manifeste déclare que le seul moyen pour le parti communiste de mener la lutte pour le pouvoir est de le faire sous des mots d’ordre démocratiques culminant dans la perspective d’une assemblée constituante, c’est-à-dire en fixant à la lutte un objectif démocratique!

La Fraction a voulu répondre à cette contradiction, non en faisant une critique du manifeste en lui-même, mais en posant dans sa motion un certain nombre de points de principe sur la question de la démocratie. Malheureusement, elle a ce faisant commis une série d’erreurs. L’essentiel de l’argument de la motion est que le point fondamental pour résoudre la question est le suivant: «La démocratie, sous ses différentes expressions, est une forme de gouvernement au moyen duquel le capitalisme exerce sa domination de classe».

La motion se fourvoie déjà en affirmant: «L’idée fondamentale que la société se divise non en majorité et minorité qui se manifestent dans le jeu électoral, mais en classes et que l’Etat est l’organe d’une classe bien précise, se complète pour nous marxistes par la thèse suivante selon laquelle jamais le prolétariat ne peut faire sienne, ne serait-ce que provisoirement, la revendication de la démocratie qui est en définitive la revendication du capitalisme».

S’il est vrai en effet que la revendication de la démocratie n’est pas une revendication socialiste, il est également incontestable qu’il existe des phases du mouvement social où le prolétariat est contraint à défendre cette revendication. C’est le cas durant les révolutions doubles où, sans doute de façon différente de la bourgeoisie, il lui faut faire sien le mot d’ordre de la démocratie. La motion continue:

«La démocratie en tant que forme de vie sociale ne représentait une forme plus avancée de vie sociale que lorsque le capitalisme n’avait pas encore conquis le pouvoir, lorsqu’il représentait donc encore une classe révolutionnaire. Au contraire, dans la situation actuelle qui voit le capitalisme aux commandes de l’économie mondiale, elle ne représente aucunement un pas en avant pour le prolétariat, mais apparaît comme un recours direct que l’ennemi utilise contre la révolution communiste». On reconnaît ici que le capitalisme - et donc la démocratie - ont eus une fonction positive dans l’histoire. Par conséquent il est impossible de dire que jamais il n’est possible d’accepter la démocratie: il y a des périodes historiques où les prolétaires luttent aux côtés des ennemis de leurs ennemis, acceptant donc la revendication de la démocratie. Lors de la révolution de 1848 en Allemagne, la «Neue Rheinische Zeitung», le quotidien animé par Marx et Engels, s’intitulait: «organe de la démocratie»!

«Là où les démarcations de classes sont moins nettes, poursuit la motion, dans la petite bourgeoisie et la population laborieuse des campagnes, c’est là où les manoeuvres capitalistes pour masquer la domination de la classe bourgeoise sous la forme démocratique rencontrent les meilleures chances de succès». Ceci est incontestable et Trotsky le savait tout autant que nous. «Ce sont des forces qui ne pourront jamais être les auteurs d’un bouleversement social, mais ce sont précisément des forces qui se mettront à la remorque de l’une ou l’autre des classes protagonistes. La démocratie est l’aspect fondamental dont se sert le capitalisme pour manipuler ces forces à son avantage. La perspective de la dictature du prolétariat est la seule qui, en s’appuyant sur un programme agraire de transformation graduelle de l’économie agricole, peut réaliser l’appui indispensable des paysans à la révolution communiste».

En dehors du caractère absolu de la thèse exposée ici, il faut tout de même noter qu’un programme de transformation graduelle de l’économie agricole, qui n’est certainement pas le programme de la socialisation intégrale de l’agriculture, est, du point de vue marxiste, une revendication démocratique.

Voyons rapidement d’autres points erronés de cette motion. Celle-ci affirme, à tort, que les bolcheviks n’ont lancé le mot d’ordre démocratique par excellence de l’Assemblée Constituante que pendant une très courte période allant de la chute du tsarisme à la tentative d’institution d’un pouvoir capitaliste, et que cette revendication représentait un grave danger de déviation du parti bolchevik au moment décisif de la révolution. Trotsky réplique que la revendication de la Constituante a été avancée par la social-démocratie depuis le début de son existence et qu’elle a joué un grand rôle lors des deux révolutions de 1905 et 1917. Ceci est incontestable; mais la Fraction aurait pu répliquer que chez les bolcheviks cette revendication s’insérait dans un programme révolutionnaire dans le cadre d’une révolution double, avec comme perspective, non simplement la «République démocratique» comme l’écrit Trotsky, mais la «dictature démocratique des ouvriers et des paysans». C’est précisément ce qui faisait défaut dans le manifeste sur la Chine.

Quoi qu’il en soit, il est impossible de nier qu’il existait à l’époque des continents entiers où les mots d’ordre de la démocratie avaient un sens révolutionnaires, comme il existait de nombreux pays où la revendication nationale, qui est une revendication typiquement démocratique avait une portée révolutionnaire. Or la motion préconise en fait l’abandon des revendications démocratiques dans les colonies, avec l’argument suivant (souligné dans le texte): «Dans les colonies, dans la phase actuelle de l’impérialisme, il n’existe pas de base pour affirmer que la démocratie a un caractère nécessairement anticapitaliste, et anti-bourgeois».

Ce curieux argument est une réplique - maladroite - à l’affirmation du manifeste selon laquelle: «les problèmes démocratiques les plus élémentaires [de la Chine] ont un caractère beaucoup plus anticapitaliste et antibourgeois qu’ils n’en avaient en Russie».

Mais jamais la démocratie n’a eu ni ne peut avoir un caractère anticapitaliste et antibourgeois! Nous revendiquons la révolution bourgeoise parce qu’elle débarrasse la société de tous les obstacles précapitalistes à son développement, sans jamais prétendre que ce n’est pas une révolution bourgeoise, sans jamais la faire passer pour une révolution prolétarienne, sans jamais cacher aux prolétaires que dès que l’ancien régime sera abattu, ils devront entreprendre le combat contre l’allié d’hier. Si, par peur d’un mouvement révolutionnaire qui risquerait de l’engloutir, la bourgeoisie chinoise renonce, comme c’est arrivé à beaucoup d’autres bourgeoisies, à faire la révolution bourgeoise, si elle renonce à lutter pour des objectifs bourgeois comme l’indépendance nationale ou la liquidation des structures agraires archaïques, si elle se réfugie dans les bras de l’impérialisme, cela ne signifie pas que ces objectifs cessent d’être politiquement et socialement bourgeois. Cela ne signifie pas non plus que seule la dictature du prolétariat pourra les réaliser ou que la lutte pour ces objectifs débouche nécessairement sur la dictature du prolétariat, comme l’histoire l’a démontré.

Après avoir semblé repousser, à son point 8, les revendications démocratiques pour les pays colonisés, la motion déclare à son point 9: «il devient urgent de faire un examen approfondi de la situation en Chine et dans les colonies en général où se présentent les conditions de mouvements de masse, afin d’établir si, dans la situation actuelle (...), le cadre des rapports sociaux permet aux partis communistes d’avancer des mots d’ordre démocratiques ou inspirés de la formule de la dictature démocratique des ouvriers et des paysans» - ce qui signifie que la Fraction n’excluait pas une réponse positive....

Nous nous sommes un peu attardés sur cette motion parce qu’elle est sans aucun doute révélatrice d’un certain nombre de faiblesses théoriques et politiques existant en son sein (et que Trotsky ne se gênera pas à stigmatiser comme la démonstration des positions «métaphysiques» des «bordiguistes».

Mais en réalité la véritable position de la Fraction sur la question des revendications démocratiques est bien différente que celle exprimée dans ce texte sans aucun doute insuffisamment réfléchi et adopté dans un moment de confusion. En fait preuve l’intervention, cette fois-ci parfaitement mûrie pour répondre sans doute aux critiques, de la Fraction à la conférence nationale de la Ligue Communiste de France en octobre 1931, sur la question de la démocratie et des revendications démocratiques. Critiquant la thèse selon lesquelles la lutte pour la démocratie serait la voie de passage obligatoire vers la prise du pouvoir par le prolétariat, même dans les pays où la révolution bourgeoise était déjà accomplie, elle explique qu’elle est la conséquence de l’incapacité à faire la différence entre les significations différentes de ce qu’on appelle les «mots d’ordre démocratiques».

Il y a ceux qui répondent à des besoins, pas seulement économiques, du prolétariat (par exemple les libertés de grève, d’association ou d’expression) même si d’autres classes y ont aussi intérêt; ceux qui correspondant aux contenus de révolutions bourgeoises que le capitalisme aujourd’hui ne veut pas réaliser (par exemple dans la question agraire); ceux des pays colonisés où les problèmes de la révolution prolétarienne sont imbriqués à ceux de la révolution bourgeoise et de la lutte contre l’impérialisme; et enfin ceux qui correspondent aux formes de l’exercice du pouvoir par la bourgeoisie.

La Fraction affirme que contrairement aux points précédents, le prolétariat ne peut reprendre ce dernier type de revendications démocratiques sans tomber dans le réformisme, sans faire le jeu de la bourgeoisie qui dans les moments décisifs veut détourner le prolétariat de ses but sen l’attirant dans une alliance avec une aile démocratique de la bourgeoisie pour une fausse alternative: démocratie contre dictature, antifascisme contre fascisme.

Nous ne répéterons pas ici l’analyse détaillée des positions défendues lors de cette intervention, beaucoup plus correctes que celles de Trotsky, qui a été déjà publiée sur cette revue (8). On peut regretter qu’elles n’aient pas été suffisament développées sur la revue Prometeo; mais si l’on parcourt les articles qui y sont consacrés à l’Espagne en 1931-32, où il existe un régime qui a sans aucun doute encore beaucoup de survivances pré-capitalistes, mais où le cadre général est bourgeois, on constate qu’ils ne tombent pas dans la simple revendication abstraite de la dictature du prolétariat. La position qui est défendue est celle, correcte du point de vue des principes, selon laquelle, s’il faut revendiquer sans aucun doute la dictature du prolétariat, celle-ci doit comporter dans son programme, tel qu’il doit être agité parmi les prolétaires, toute une série de mesures d ’intervention dans l’économie, de défense des intérêts immédiats des prolétaires, des «droits» de lutte et de vie des travailleurs. Sans doute Prometeo aurait dû aller plus à fond sur ces points: entant qu’organe de bataille international pour le communisme, il aurait été logique que dans une situation aussi compliquée que celle espagnole, certains problèmes de tactique, même s’ils n’étaient pas immédiatement réalisables par la classe ouvrière à cause de l’absence du parti, soient soulevés comme l’un des aspects caractéristiques de la politique communiste dans un pays retardataire.

Dans un article du 17 mai 1931 consacré à la proclamation de la République en Espagne, après avoir dit que «le changement de régime n’a signifié aucun bouleversement des bases de classe du régime; toutes les forces constitutionnelles sont unies pour prévenir et éventuellement étouffer un mouvement de classe prolétarien à la tête de la paysannerie», Prometeo écrit qu’il existe d’importances survivances féodales dans les campagnes que le nouveau régime sera incapable d’éliminer.

 Soulignant que pour le développement révolutionnaire de la situation, l’existence du parti de classe est fondamentale (les dirigeants bourgeois se félicitant même publiquement de son absence), et que c’est aux militants communistes oppositionnels espagnols que revient la tâche de construire ce parti, le journal écrit:

 «Le problème essentiel sur lequel peut se baser le parti en Espagne est le suivant: le capitalisme soulève des problèmes qui ont constitué le thème des révolutions bourgeoises dans les autres pays, mais il est condamné à ne pas pouvoir les résoudre. D’autre part ces même problèmes (...) ne peuvent être résolus qu’en les liant aux revendications propres de la révolution communiste».

 On voit qu’il ne s’agit pas ici de nier la question de la lutte contre ces résidus féodaux, de nier que les transformations économico-sociales dans les campagnes ne peuvent pas revêtir d’emblée un caractère socialiste; l’article défend la position correcte que le prolétariat a la tâche de prendre en charge ces problèmes et de les résoudre en faisant sa propre révolution. L’article continue:

«Le parti du prolétariat dans cette situation doit ou s’approprier ces revendications, ou (...) ou orienter toute son action sur la base cardinale de la lutte pour la révolution communiste. A notre avis c’est seulement dans cette seconde direction qu’un parti peut se construire en Espagne. Dans la première direction au contraire le parti devient l’aile gauche du bloc informe qui ne s’oriente pas vers la solution prolétarienne de la crise, mais vers le débouché opposé de la situation en faveur de l’action de classe menée par le capitalisme».

Les choses ne sont pas exprimées dans ce passage de la meilleure façon; il peut en effet être interprété comme si la Fraction opposait de manière métaphysique la lutte pour les revendications démocratiques à la lutte pour la révolution communiste, à la manière de la motion dont nous avons parlé plus haut. C’est sur la base de tels passages que Trotsky caractérise au même moment les positions de la Fraction de la façon suivante:

«Le groupe italien Prometeo repousse globalement les mots d’ordre démocratiques-révolutionnaires pour tous les pays et tous les peuples. Ce doctrinarisme de sectaire qui coïncide pratiquement avec la position des staliniens, n’a rien de commun avec la position des bolcheviks-léninistes. L’opposition internationale de gauche doit rejeter toute apparence de responsabilité pour cet ultra-gauchisme infantile.

L’expérience récente de l’Espagne montre que les mots d’ordre de la démocratie politique joueront sans aucun doute un rôle extrêmement important dans la ruine du régime de la dictature fasciste en Italie. entrer dans la révolution espagnole avec le programme de Prometeo, c’est la même chose que de se lancer à l’eau les mains liées derrière le dos: le nageur risque fort de se noyer» (8).

Nous avons vu qu’en dépit de certaines confusions, ce n’était pas là la position de la Fraction et un article de Gatto Mammone répliquant à Trotsky le précisera un peu plus tard (9).

Mais quoi qu’il en soit, il reste que la Fraction voyait substantiellement juste en mettant en garde les communistes espagnols: en l’absence de délimitation tranchée vis-à-vis de la démocratie, en l’absence d’une vision programmatique claire sur ce qu’il fallait faire en Espagne, ils finiront effectivement en «aile gauche» de l’informe bloc républicain.

Elle avait absolument raison de s’élever contre la perspective, défendue par Trotsky, de centrer l’activité des communistes sur les revendications démocratiques comme nous l’avons noté au début de cet article. Dans une lettre à Nin (le dirigeant de l’opposition de gauche en Espagne) du 20 avril, Trotsky allait encore un peu plus loin: «Il est indispensable que les communistes, pour l’instant, apparaissent comme le parti démocratique le plus conséquent, le plus résolu et le plus intransigeant», et ceci parce que nous sommes à une «époque révolutionnaire»! Cette «lutte pour la démocratie [étant] un excellent point de départ» pour aller vers la formation de soviets (10)...

 

Défense de la République?

 

Sur son n° du 23 août 1931, Prometeo publie un article intitulé: «En première ligne pour la défense de la république espagnole? Non!».

Il dresse d’abord un «premier bilan» de 4 mois du nouveau régime marqués par une dégradation de la situation des travailleurs, le soutien gouvernemental au patronat contre les grèves, les projets d’instauration de lois répressives contre le prolétariat.

La CNT, l’organisation syndicale anarchiste qui regroupe 600.000 travailleurs (alors que le syndicat réformiste n’a que 200.000 adhérents), réagit aux menaces de dissolution qui pèsent sur elle en protestant qu’elle n’est en rien responsable de la vague de grèves. L’article cite des prises de position de Solidaridad, l’organe de la CNT, en soutien à la république: «Un haut dirigeant affirme: la République est ce que veut la nation et la CNT ne s’opposera jamais à la volonté du peuple (...). Et pour donner cette ultime perle: “ il n’y a aucun anarchiste et aucun syndicaliste révolutionnaire conscient et responsable de ses affirmations qui affirme être capable de proposer quelque chose de supérieur à la République Espagnole: c’est pourquoi il peut d’autant moins parler de la détruire et nous devons honnêtement déclarer que ni la CNT ni les anarchistes sont en mesure de remplacer la République par quelque chose qui lui soit supérieur”».

Mais l’article continue en critiquant les militants de l’opposition communiste de gauche qui n’ont pas su réagir aux événements en travaillant à la création d’un parti, laissant l’initiative à des forces confusionnistes et n’envisageant que de faire du noyautage dans l’éventuel nouveau parti - c’est-à-dire en pensant résoudre par de façon uniquement organisationnelle un problème politique central. Il faut savoir que le Parti Communiste Espagnol est alors ultra-minoritaire; il ne regroupe que quelques centaines de militants et aux récentes élections aux Cortés, il n’a recueilli que 50.000 vois, dont seulement un millier en Catalogne, le centre industriel du pays.

La cause de la mauvaise attitude de l’opposition communiste espagnole est due, selon l’article, aux directives erronnées de Trotsky; nous avons exposé plus haut certains des mots d’ordre qu’il avançait; les camarades en cite un autre, selon lequel la tâche immédiate des communistes «n’est pas de s’emparer du pouvoir; elle est de conquérir les masses; cette lutte, pour la période la plus proche, va se dérouler sur la base de la république bourgeoise et dans une large mesure, sous des mots d’ordre démocratiques» (11).

Prometeo poursuit: «nous ne croyons pas pouvoir entraîner aujourd’hui les masses espagnoles avec le mot d’ordre pur et simple de la «dictature du prolétariat» ou de la «république ouvrière et paysanne», autrement dit de la prise immédiate du pouvoir. Mais nous voulons utiliser toutes les expériences (...) faites par le prolétariat espagnol pour le diriger vers une solution qui ne peut être autre chose que la dictature du prolétariat. Trotsky croit à l’inverse que nous devons utiliser, même de façon seulement provisoire, ces expériences pour les diriger vers la défense de la République.

(...) Nous répondons en niant de la façon la plus nette que les communistes doivent se ranger en première file pour la défense de la République. De n’importe quelle république et encore moins de la république espagnole».

 L’article de Prometeo est une réponse à un texte rédigé par Trotsky après la chute de la monarchie, «Dix commandements du communisme espagnol», qui avait été publié sur un n° précédent du journal. Dans ce texte, Trotsky écrivait que les ouvriers ne peuvent pas prétendre immédiatement au pouvoir et se fixer l’objectif concret du renversement violent du gouvernement républicain-socialiste. C’est incontestable; mais ce qui l’est déjà moins, c’est la phrase suivante: «Il faut que les masses des ouvriers, soldats et paysans passent par l’étape des illusions républicaines “socialistes” pour s’en délivrer définitivement» (12).

 Il est sans doute inévitable que les masses «fassent l’expérience» de ce que sont véritablement la république et la politique menée par les partis au gouvernement, mais le problème est de savoir ce que doivent faire les communistes devant cette situation. Les «Thèses de Rome» adoptées en 1922 par le PC d’Italie dirigé par la Gauche donnent une réponse sans équivoque: une expérience de ce genre ne peut être utile pour la lutte révolutionnaire que dans la mesure où le parti «aura dénoncé par avance la faillite de ces gouvernements et conservé une solide organisation indépendante autour de laquelle le prolétariat pourra se regrouper lorsqu’il se verra contraint d’abandonner les groupes et les partis dont il avait initialement soutenu l’expérience gouvernementale». Et même dans le cas où ces gouvernements seraient victimes d’une attaque de droite, «le Parti communiste ne saurait proclamer la moindre solidarité avec des gouvernements de ce genre: s’il les accueille comme une expérience à suivre pour hâter le moment où le prolétariat se convaincra de leurs buts contre-révolutionnaires, il ne peut évidemment les lui présenter comme un reconquête à défendre».

Au cas où le gouvernement et les partis de gauche au pouvoir «invitaient le prolétariat à participer à la résistance armée contre l’attaque de la droite», ce ne pourrait être autre chose qu’un piège. «En conséquence le parti communiste ne pratiquera ni ne proclamera le moindre “loyalisme” à l’égard du gouvernement libéral menacé. Il montrera au contraire aux masses le danger de consolider [le gouvernement] en laissant le contrôle de l’armée aux partis gouvernementaux, c’est-à-dire en déposant les armes sans les avoir employées au renversement des formes politiques et étatiques actuelles, contre toutes les forces de la classe bourgeoise».

La position de Trotsky est beaucoup plus floue, c’est le moins qu’on puisse dire: ce qu’il faut, écrit-il, c’est «gagner la majorité» des ouvriers, des soldats, des paysans. Comment? Par la propagande, l’agitation, l’organisation «tout cela sur la base de l’expérience des masses et de la participation active des communistes à cette expérience: politique large et audacieuse de front unique». Il ne s’agit pas d’avertir les prolétaires, de leur dénoncer à l’avance les mauvais coups et les pièges du nouveau régime, de le critiquer âprement, y compris à contre-courant, ce qui est le seul moyen pour que l’expérience soit le plus utile possible aux prolétaires et pour que les communistes conquièrent une influence solide, mais d’y participer activement dans le cadre du «front unique»!

 Trotsky a beau ajouter qu’il ne faut passer «aucun accord ni aucun marché avec le bloc républicain-socialiste», les camarades de la Fraction pouvaient à bon droit conclure, même si le mot n’y était pas, que c’était bien à la défense de la république qu’il appelait lorsqu’il ajoutait que «partout et sans relâche, les communistes expliqueront aux masses - que la république nouvelle-née est un outil au service exclusif du capitalisme, qu’elles ne doivent accorder aucune confiance aux partis au gouvernement, qu’elles doivent défendre leurs intérêts de classe contre cette république et ce gouvernement? Non: - que, dans la lutte contre toutes les variété de contre-révolution monarchiste, ils seront en première ligne»!

Ils le pouvaient d’autant plus que «Lutte de classe», l’organe des trotskystes français, venait de publier sans commentaires un manifeste du «Bloc ouvrier et paysan» constitué par la «Fédération communiste catalane», organisation autonome à la direction de laquelle Nin participait, manifeste qui était, comme Trotsky l’écrira avec indignation, un pur document menchevique de soutien de fait au régime. Trotsky pourra bien protester, cet appel est la conséquence logique des positions «larges et audacieuses» qu’il préconisait...

Les positions défendues et suivies par la Gauche en Italie lors de l’offensive fasciste se caractérisaient par le refus de défendre le régime démocratique parlementaire. Cela ne signifiait pas qu’il faille rester neutre et passif devant les attaques fascistes, comme le PC d’I l’a démontré, que ce soit par l’action de ses groupes de combat ou par l’organisation de mouvements de masse prolétariens; cela signifiait que la lutte contre ces attaques doit se faire sur la seule base de la défense des intérêts de classe du prolétariat, et jamais sur la base de la défense de cet autre système bourgeois de gouvernement qu’est la démocratie et contre lequel les prolétaires doivent à ce titre lutter.

 Bien entendu, les choses seraient différentes si l’on se trouvait dans le cas d’une révolution bourgeoise comme en France en 1793 ou en Allemagne en 1850: alors la défense de la république contre la réaction féodale aurait un sens pour le prolétariat. Mais en Espagne, Trotsky lui même explique, tout comme la Fraction, que l’instauration de la république n’est qu’une manoeuvre de la bourgeoisie pour empêcher le mouvement des masses.

Trotsky attachait beaucoup d’importance à l’attitude sur l’utilisation des mots d’ordre et des revendications démocratiques dans la situation espagnole, au point d’y voir un motif de rupture avec nos camarades. C’était effectivement une question centrale pour l’intervention des communistes et surtout, comme le disaient les militants de la Fraction, pour la constitution du parti sans lequel cette intervention n’avait pas de sens. Et sur cette question centrale, les positions de la Fraction, en dépit de certaines insuffisances ou de certaines approximations, étaient, alors, correctes. Si les militants de l’opposition communiste en Espagne les avaient suivies plutôt que celles de Trotsky, ils auraient été à coup sûr beaucoup mieux armés pour résister aux suggestions des sirènes démocratico-centristes qui réussirent à les engloutir dans un appendice de gauche du Front Populaire anti-ouvrier....

 

(A suivre)

 


 

 

(1) «Nos tâches aujourd’hui», 7/11/1933. Léon Trotsky, Oeuvres, 3 (première série).

(2) «Que veut la ligue Spartacus?», publié sur Die rote Fahne, 14/12/1918.

(3) «La révolution espagnole et les tâches des communistes» (24/1/31). L. Trotsky, «La révolution espagnole (1930-1940)», Ed. de Minuit, p. 71.

(4) ibidem

(5) «Après les élections aux Cortes» (1/7/1931), «La révolution...», op. cit., p.153;

(6) «Remarques critiques sur la résolution de Prometeo sur les mots d’ordre démocratiques» (15/1/1931). «Writings of Leon Trotsky. (1930-1931)», Pathfinder 1973, p. 133-136.

(7) cf «Writings of L. Trotsky...», op. cit. p.15-23. Le Manifeste est publié sur le même n° 37 de Prometeo qui contient le texte de la motion.

(8) cf «Trotsky, la Fraction de gauche du PC d’Italie et les “mots d’ordre démocratiques”», Programme Communiste n° 84-85.

(9) «Il compagno Trotsky esagera...». Prometeo n° 56, 11/7/1931. Dans cet article où il nie que la Fraction repousse de façon absolue et pour tous les pays les mots d’ordre démocratiques, ou comme disait Trotsky «démocratico-révolutionnaires», G. Mammone cite largement les Thèses de Rome sur la tactique. Gatto Mammone était le pseudonyme de Virgilio Verdaro qui travaillait à Moscou dans les services de l’Internationale. Il réussissait à maintenir une correspondance avec les militants de la Fraction.

(10) cf «La révolution espagnole...» op. cit. p. 99.

(11) «La révolution espagnole et les dangers qui la menacent» (28/5/1931), «La révolution...» op. cit. p. 124.

(12) cf «La révolution...» op. cit. p. 94.

 

Parti communiste international

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