Notes de lecture

Les débuts du communisme en Turquie

Enternasyonalist Komunist Sol (International Communist Current)

«Left Wing of the Turkish Communist Party: 1920-1927»

(«programme communiste»; N° 100; Décembre 2009)

Retour sommaires

 

«La gauche du Parti Communiste Turc: 1920-1927» est la traduction anglaise d’un texte publié par Entarnasyonalist Komunist Sol (Gauche Communiste Internationaliste), un groupe turc qui a depuis rejoint le CCI. Un travail sérieux sur la naissance et les luttes politiques au sein du PCT, ainsi que sur la politique de l’Internationale Communiste dans la région et les désaccords qu’elle a entraînés, serait particulièrement utile étant donné la rareté des documents et des études à ce sujet. Malheureusement, cette brochure d’ EKS est très décevante, comme on pouvait s’y attendre en raison de son orientation politique.

Il nous a cependant paru utile d’utiliser une critique de ce texte, non pour faire une histoire, même abrégée, des débuts du communisme en Turquie, mais pour dire simplement quelques mots à ce sujet: la naissance du parti communiste turc a été extrêmement difficile et confuse et elle mériterait une étude détaillée que nous ne pouvons entreprendre.

Dans la préface à la brochure, le CCI explique pourquoi il a jugé important de publier en anglais cette étude sur la tendance de gauche dans le PCT: «L’intérêt aujourd’hui de cette brochure ne tient pas seulement à la découverte de l’histoire oubliée d’un groupe relativement peu nombreux de militants, pas plus de 20 000 militants [!], dans un obscur pays de Moyen-Orient [!!] (1). Au contraire il a un intérêt immédiat aujourd’hui». «Le cas turc est intéressant parce qu’en Turquie les communistes ont été directement confrontés à un mouvement de libération nationale soutenu par le Komintern. (...) Lénine insistait que “les socialistes doivent apporter un soutien déterminé aux éléments les plus révolutionnaires dans les mouvements démocratiques-bourgeois pour la libération nationale dans ces pays”. Cet avis a été suivi en Turquie, et il a conduit au massacre des militants communistes par ces mêmes “mouvements démocratiques-bourgeois”». Les positions de Lénine sur la question nationale seraient donc responsables du massacre des communistes!

De leur côté, les auteurs sont un peu plus prudents. Ils déclarent dans l’introduction que le but de leur étude est de «tirer les leçons politiques» de la formation de la gauche du PCT «dans la lutte contre le mouvement kémaliste [c’est-à-dire le mouvement national bourgeois de Mustapha Kemal, le futur «Atatürk», qui présida à la formation de la Turquie moderne], les éléments de droite dans le parti et les thèses erronées de l’Internationale sur les libérations nationales».

 Selon eux la racine des ces erreurs remonterait à la fausse analyse par Lénine de l’impérialisme, selon laquelle «l’économie mondiale est une somme de nations» (?), ce qui impliquerait qu’il peut exister une bourgeoisie impérialiste et une bourgeoisie anti-impérialiste (mouvement de libération nationale), cette dernière devant être soutenue. Mais ils n’oublient cependant pas de citer un passage de Lénine soulignant que la politique de l’Internationale dans les questions nationales et coloniales repose avant tout sur l’union la plus étroite des prolétaires et des masses laborieuses de tous les pays pour renverser les capitalistes et les propriétaires terriens. L’approche de Lénine est donc, selon eux, «contradictoire», à cause de ses erreurs d’analyse économique.

A l’inverse, Rosa Luxemburg aurait développé une analyse bien plus cohérente et correcte selon laquelle «L’impérialisme n’est pas l’oeuvre d’un pays ou d’un groupe de pays. Il est le produit de l’évolution mondiale du capitalisme à un moment donné de sa maturation. C’est un phénomène international par nature, un tout inséparable qu’on ne peut comprendre que dans ses rapports réciproques et auquel aucun Etat ne peut se soustraire» (2). Et «la nation n’est qu’une mystification qui masque des appétits impérialistes, le cri de guerre des rivalités impérialistes, la dernière arme idéologique pour persuader les masses de jouer le rôle de chair à canon dans les guerres impérialistes» (3).

C’est cette analyse plus précise qui lui aurait permis «de prendre une position beaucoup plus solide que Lénine»; «le mouvement kémaliste en Turquie, a été la démonstration de la véracité de tout ce que Luxemburg a dit sur la libération nationale et l’impérialisme».

Les citations ci-dessus de Luxemburg sont tirées de sa brochure «La crise de la social-démocratie» (plus connue sous le nom de «Brochure de Junius»), parue anonymement et clandestinement en Allemagne en 1916, en pleine guerre mondiale. Lénine salua sa parution en la jugeant comme «dans l’ensemble, un excellent ouvrage marxiste» (4). Il y trouva cependant que l’argumentation était «très incomplète» et qu’elle comportait un certain nombre d’erreurs importantes constituant parfois un «recul» par rapport aux positions du groupe «L’Internationale» de Luxemburg, Mehring et autres.

Il s’agit d’abord du silence de la brochure sur la tendance «franchement opportuniste» dans le parti (la droite ouvertement révisionniste) comme sur la tendance «hypocritement opportuniste» (les «centristes» à la Kautsky et cie qui se prétendent fidèles au marxisme). Lénine écrit avec raison qu’il est impossible de comprendre la crise de la social-démocratie sans voir le rôle de ces courants et impossible de résoudre cette crise sans la scission d’avec ceux-ci. Ensuite Lénine critique l’affirmation selon laquelle il ne peut plus y avoir à notre époque de guerres nationales: en réalité, écrit-il, «des guerres nationales ne sont pas seulement probables, mais inévitables à l’époque de l’impérialisme, de la part des colonies et semi-colonies (...) qui comptent (...) plus de la moitié de la population du globe» (4).

Enfin il relève que, après avoir mis en lumière le caractère impérialiste de la guerre en cours, après avoir nié la possibilité de guerres nationales, «Junius» avance... un programme national de défense de la patrie!

 Junius écrit en effet: «Le socialisme international reconnaît aux nations le droit d’être libres, indépendantes, égales. Mais lui seul est capable de créer de telles nations, lui seul est en mesure de faire du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes une réalité. (...) Oui, les sociaux-démocrates doivent défendre leur pays lors des grandes crises historiques. Et la lourde faute du groupe social-démocrate est d’avoir (...) laissé la patrie sans défense à l’heure du plus grand danger».

En effet selon Luxemburg-Junius, la véritable défense de la patrie passe par la rupture avec le militarisme bourgeois; elle énonce donc une série de mesures de défense populaire que le parti aurait du «proclamer» et qui reviennent en définitive à «opposer au programme impérialiste de guerre (...), le vieux programme véritablement national des patriotes et des démocrates de 1848, le programme de Marx, Engels et Lassalle: le mot d’ordre de la grande et indivisible République Allemande. Tel est le drapeau qu’il fallait déployer devant le pays, qui aurait été véritablement national, véritablement libérateur, et qui aurait répondu aux meilleures traditions de l’Allemagne et de la politique de classe internationale du prolétariat».

Lénine s’exclame qu’ainsi Junius «invite la classe d’avant-garde à se tourner vers le passé, et non vers l’avenir!». En effet ce genre de programme «véritablement national, c’est-à-dire national-bourgeois», n’a de sens pour les marxistes que dans des pays où «la révolution démocratique bourgeoise était objectivement à l’ordre du jour», comme dans la France de 1793 ou l’Allemagne de 1848 (et, ajouterons-nous, dans les pays colonisés et les aires géohistoriques où dominent encore des rapports pré-capitalistes).

Ce n’est absolument plus le cas au début du vingtième siècle de l’Allemagne capitaliste et impérialiste et des grands pays capitalistes d’Europe où la révolution bourgeoise a été accomplie: «La “Grande Allemagne républicaine”, si elle avait existé en 1914-1916, aurait fait la même guerre impérialiste», ajoute-t-il.

Aujourd’hui, continue Lénine, c’est la révolution socialiste qui est historiquement à l’ordre du jour: «elle était contenue dans la guerre, elle naissait de la guerre. C’est cela qu’il fallait “proclamer” au nom de la classe révolutionnaire, en précisant jusqu’au bout, sans crainte, son programme, à savoir le socialisme, lequel est impossible en temps de guerre sans guerre civile contre la bourgeoisie (...). Il fallait méditer des actions systématiques, coordonnées, pratiques, absolument réalisable quel que fut la vitesse de développement de la crise révolutionnaire, des actions allant dans le sens de la révolution mûrissante. Ces actions sont indiquées dans la résolution de notre parti: 1) vote contre les crédits; 2) rupture de la “paix civile”; 3) création d’une organisation illégale; 4) fraternisation des soldats; 5) soutien de toutes les actions révolutionnaires des masses. Le succès de toutes ces mesures mène inéluctablement à la guerre civile».

 Pour Lénine, Junius a voulu suivre une tactique de type de la théorie des étapes des mencheviks, présenter le programme révolutionnaire de la façon «la plus populaire, la plus accessible à la petite-bourgeoisie. Il a voulu en quelque sorte jouer au plus fin avec l’histoire». Et cette tactique erronée, en définitive elle «résulte de la faiblesse de toute la gauche allemande, enveloppée de toutes parts dans l’odieux réseau du kautskysme hypocrite, pédant, plein de complaisance à l’égard des opportunistes».

C’est grâce à ses positions théoriques solides, notamment sur la question nationale, que le parti bolchevik a pu définir un programme clair, cohérent, sans équivoque, de lutte contre la guerre impérialiste: il se résume par la formule du défaitisme révolutionnaire, à l’opposé de toute idée de défense de la patrie impérialiste, y compris par des moyens révolutionnaires. Les confusions et contradictions de Rosa Luxemburg sur ce point, comme sur celui de la nécessaire rupture avec les courants «opportunistes» pour constituer un nouveau parti ou sur celui de la question nationale, ne plaident guère en faveur de la «solidité» de sa position!

EKS écrit: «Durant une certaine période du développement du capitalisme [les mouvements de libération nationale] ont été capables d’abolir les structures réactionnaires qui étaient le produit de relations de production obsolètes comme l’esclavage et le féodalisme et par conséquent il étaient dans certaines circonstances soutenues dans ce sens par les révolutionnaires, sans jamais oublier qu’il s’agissait de mouvements bourgeois. (Peut-être est-ce ici une allusion à Rosa Luxemburg elle-même qui, en 1896, avait pris position pour la lutte de libération nationale des divers peuples opprimés dans l’Empire Turc: Bulgares, Bosniaques, Serbes, Grecs, Arméniens) (5).

D’un autre côté, la nouvelle situation qui, comme on peut facilement le voir, avait commencé avec le début de la guerre mondiale en 1914, obligea les révolutionnaires à considérer plus sérieusement (sic!) leurs positions sur la libération nationale. Il n’y avait plus un capitalisme qui se développait et s’étendait en tant que mode de production à travers le monde, mais un capitalisme qui dominait le monde entier et qui n’était plus désormais capable d’une croissance significative».

Affirmer que le capitalisme était incapable d’une croissance significative à partir de la première guerre mondiale comme le veut la théorie décadentiste du CCI, témoigne d’une prodigieuse capacité à ne pas voir la réalité en face! On ne résout pas un problème en niant son existence. Le capitalisme s’est énormément étendu et développé depuis 1914 et la réalité des mouvements de libération nationale et des guerres anticoloniales a marqué les décennies qui ont suivi la première et la deuxième guerres mondiales. Par rapport à ces mouvements tout aussi indiscutablement révolutionnaires que bourgeois, l’Internationale Communiste a défini à son deuxième Congrès un programme dans le droit fil des orientations marxistes telles que Marx et Engels les avaient établies pour l’Allemagne de 1850: organisation indépendante de classe du prolétariat, participation à la lutte pour pousser la révolution à fond et si possible en ravir la direction aux forces bourgeoises et petites-bourgeoises, dans la perspective de la prise du pouvoir et de l’extension de la révolution aux principaux pays du monde.

 Toute la question est de déterminer si l’Internationale a vraiment agi selon ces orientations et ensuite de comprendre les causes des erreurs, des fautes ou des crimes commis (comme par exemple dans le cas chinois) afin d’en tirer les enseignements pour la lutte prolétarienne future. Mais c’est ce que ne permet pas de faire cette brochure.

 

*  *  *

 

La thèse d’EKS est qu’il s’est formé au sein du jeune mouvement communiste turc un courant de gauche qui remettait en cause les positions de l’Internationale sur la question nationale en se situant implicitement sur les positions de Luxemburg. Cette aile gauche, dont le leader était Salih Hacioglu qui «avait vu dès le début la nature de la bourgeoisie Kémaliste», dirigea le parti communiste jusqu’en 1925, moment où le courant de droite (connu sous le nom de sa revue «Aydilink») s’empara de la direction. Malheureusement les auteurs de la brochure ne fournissent pas de documentation pour appuyer leur thèse qui semble assez artificielle.

Pour pouvoir en dire quelques mots, nous allons essayer de retracer sommairement l’histoire - plutôt compliquée! - de la fondation du parti communiste en Turquie

La guerre mondiale frappa au coeur la Turquie, l’ancien «homme malade» de l’Europe, la laissant en ruines. Alliée de l’Allemagne, elle avait perdu dans la défaite la plupart des possessions qu’elle détenait encore; Istanbul (l’ancienne Constantinople, dans ce qui subsistait de la «Turquie d’Europe»), son principal centre économique (6), était occupé par les anglo-italo-français qui aspiraient à dépecer le reste du pays. Ce qui restait de l’Empire Ottoman avait perdu 20% de sa population dans la guerre (davantage par les maladies, les massacres de population comme les Arméniens, que par les morts au combat), et peut-être 10% de plus ensuite avec le départ des Grecs et autres communautés chrétiennes à la suite de guerre gréco-turque. Peuplée d’environ 13 millions d’habitants, la Turquie était devenue davantage paysanne qu’avant le conflit mondial (82% de la population vivait à la campagne, contre 75% avant guerre). Le régime impérial et son gouvernement «Jeune Turc» était en pleine désintégration; une agitation multiforme se répandait dans le pays, alors que le nouveau populaire commandant de l’armée, Mustapha Kemal, s’attachait à regrouper les forces politiques et sociales qui aspiraient à remettre en cause l’Ancien régime. Tandis que le sultan résidait à Istanbul avec un gouvernement à sa convenance, les forces bourgeoises nationalistes constituaient un parlement («Grande Assemblée») et un gouvernement à Ankara (en Anatolie, la dite «Turquie d’Asie).

 Le pays semblait voué à connaître une révolution comme venait de la vivre un autre empire détruit par la guerre, la Russie. L’appel de l’Internationale Communiste aux travailleurs du monde entier, le 20 avril 1919, affirmait même, en passant en revue la situation internationale: «en Turquie, la révolution a éclaté!». C’était malheureusement prématuré: l’empire Ottoman n’avait pas connu de développement capitaliste et industriel comparable à celui de la Russie qui aurait pu servir de base à un mouvement ouvrier et socialiste révolutionnaire d’une certaine ampleur, capable de se lancer dans une lutte révolutionnaire en entraînant derrière lui les masses paysannes pauvres.

La «révolution» de juillet 1908 qui contraignit le Sultan à remettre en vigueur la Constitution et appeler les «Jeunes Turcs» du parti «Union et Progrès» au gouvernement, entraîna une libéralisation de la vie politique et sociale. Les travailleurs s’engouffrèrent dans ce relâchement de la pression et répression étatique en déclenchant une vague de grève sans précédent à partir de l’été: plus de cent grèves jusqu’à la fin de l’année auxquelles participèrent des dizaines de milliers de prolétaires (la plus grande partie des travailleurs salariés que comptait l’Empire). Les revendications centrales étaient des augmentations de salaire pour rattraper la perte de pouvoir d’achat causée par l’inflation; des syndicats ouvriers se constituaient et demandaient à être reconnus, etc. Si ces mouvements furent souvent victorieux, le gouvernement Jeune Turc montra sa nature de classe en édictant en 1909 des lois rendant les grèves à peu près impossibles et bannissant les syndicats indépendants.

C’est dans cette période qu’un petit Parti Socialiste Ottoman fut constitué. Ouvertement réformiste, il s’inspirait des positions opportunistes de Jaurès et recrutait surtout parmi l’intelligentsia. Cela ne l’empêcha d’ailleurs pas de subir la répression gouvernementale et d’être finalement interdit.

Dès la fin de la guerre, le retour de ceux qu’on appelait les «spartakistes turcs» - des étudiants et ouvriers envoyés en Allemagne qui avaient participé aux luttes dans ce pays - et des prisonniers de guerre sur le front russe influencés par la propagande bolchevique, prépara le terrain à la constitution d’un mouvement communiste, tant à Istanbul qu’en Anatolie. Alors que le Parti Socialiste s’était reconstitué, en septembre 1919 fut fondé à Istanbul le Parti Socialiste Ouvrier et Paysan. Partisan, à l’inverse du PS, de la révolution russe et du bolchevisme (un de ses délégués participa au Congrès de Tours où il salua la naissance du PCF), ce PSOP était cependant politiquement très confus et marqué par le «turquisme», l’idéologie nationaliste turque. L’occupation militaire complète d’Istanbul par les alliés en mars 1920 et la répression qui s’en suivit mit provisoirement fin à ses activités. Il put cependant se reconstituer en octobre; sous l’influence semble-t-il du Parti Communiste Français (7), il donna un ton modéré à son organe de presse, Aydinlik (La Lumière), afin de déjouer la censure militaire. Il semble surtout qu’il voulait attirer des intellectuels qu’un langage trop tranché aurait effrayé. En liaison avec le PSOP, se créait dans la ville une «Maison centrale du Travail» pour contourner les lois antisyndicales encore en vigueur.

En Russie, Mustafa Suphi, un réfugié nationaliste opposant aux Jeunes Turcs qui était entré en contact avec les militants bolcheviks dans les prisons tsaristes, commença à travailler avec le nouveau pouvoir après la révolution d’octobre. Au début de 1918 il collaborait au Commissariat Central aux Affaires Musulmanes (dépendant du Commissariat aux Nationalités dirigé par Staline), tout en travaillant à la constitution d’un mouvement communiste turc parmi les émigrés, essentiellement les anciens prisonniers de guerre. Il dirigea la publication d’un mensuel en Turc, Yeni Dünya (Nouveau Monde) qui commença à paraître fin avril 1918. Une première «Conférence des Socialistes-Communistes Turcs» se tint en juillet 1918 à Moscou avec l’objectif de jeter les bases d’un parti communiste. Mais les divisions parmi la vingtaine de participants (au rang desquels se trouvait un espion de l’Ambassade turque), montrèrent que cette première tentative d’organisation était encore prématurée. Membre du Comité Central des Organisations Communistes des Peuples d’Orient, c’est au titre de délégué pour la Turquie que Suphi participa (mais seulement avec une voix consultative, car il ne représentait pas d’organisation existante dans ce pays) au Premier Congrès de l’Internationale Communiste en mars 1919. Ce n’est qu’en septembre 1920, dans la foulée du Congrès des Peuples d’Orient organisé par l’Internationale Communiste à Bakou, que put se réunir, dans la même ville, le congrès fondateur du Parti Communiste Turc. Les participants étaient assez hétérogènes, beaucoup, par exemple, auraient même été partisans du maintien des traditions islamiques, et d’autres affiliés au mouvement Jeune Turc (8)! Si des délégués venus de Turquie avaient pu y assister, les liaisons avec la Turquie étaient difficiles et le PCT n’avait en réalité guère d’existence en dehors de la Russie. Ses activités essentielles étaient la formation politique de ses membres ainsi que la traduction et la diffusion de textes marxistes et bolcheviques.

Pendant ce temps, en Anatolie, la déstabilisation était accrue par l’attaque, d’abord victorieuse, de l’armée grecque soutenue par l’impérialisme anglais qui voulait en finir avec la menace représentée pour ses intérêts par les forces nationalistes en regroupement. Pour résister aux Grecs et aux impérialistes comme aux partisans du Sultan, pour mener ce qu’on appela ensuite la «guerre d’indépendance», Mustapha Kemal faisait des avances à la Russie révolutionnaire; tout en travaillant à remettre sur pied les forces armées régulières, il encourageait aussi la création au printemps 1920 d’une armée de guérilla à base paysanne, l’ «Armée verte» (le vert est la couleur de l’islam).

Cette «Armée» était en fait un mouvement politico-militaire destiné à soutenir le mouvement nationaliste, plutôt qu’une armée de guérilla proprement dite. Elle tendit rapidement à échapper au contrôle kémaliste, son chef Edhem, dit «le Circassien», commençant à se poser en rival de Mustapha Kemal; elle constitua un groupe parlementaire, le «Groupe Populaire» (ses 14 dirigeants étaient députés) qui regroupa jusqu’à 80 membres, plus ou moins opposants au gouvernement. Si son idéologie était le nationalisme panturc (voire «panasiatique», on dirait aujourd’hui «tiers-mondiste) lié aux préceptes de l’Islam, l’Armée Verte flirtait avec la perspective d’un «bolchevisme musulman» allié avec Moscou et elle multipliait les proclamations démagogiques appelant le monde du travail à la révolte contre les exploiteurs. Son quotidien publié à Eskisehir, la ville qu’elle contrôlait, avait pour sous-titre: «journal islamique bolchevique»; un de ses détachements, fort de plusieurs centaines d’hommes, se faisait appeler le «détachement bolchevik», etc. Cette évolution conduisit Kemal à ordonner en juillet la dissolution de l’ Armée Verte, ce que celle-ci refusa; ses partisans au sein du parlement réussissant même à faire nommer ministre de l’Intérieur Nâzim, un de ses chefs les plus opposés à sa dissolution (élection aussitôt invalidée par Kemal). Pour contrôler ces dangereuses sympathies envers la révolution russe, Mustapha Kemal imagina alors de créer en octobre 1920 un pseudo «Parti Communiste Turc» (dirigé par des généraux et autres hauts dirigeants kémalistes) qui, entre autres, était censé attirer les dirigeants de l’Armée Verte; ce parti demanda même son adhésion à l’Internationale Communiste!

Confrontés à cette situation plus que trouble, les véritables partisans en Anatolie de la révolution prolétarienne constituèrent en novembre 1920 le «Parti Communiste Populaire Turc». Ses principaux dirigeants étaient l’éphémère ministre de l’intérieur Nâzim, Salih Hacioglu et Navshirvanov (un dirigeant du Parti Socialiste Ouvrier et Paysan d’Istanbul venu travailler dans la capitale). Il comptait parmi ces membres plusieurs députés du Groupe Populaire ainsi que des militants de l’ Armée Verte (une de ses principales sections était justement celle de Eskisehir). La fondation du PCPT avait été préparée depuis des mois par l’activité de Shériff Manatov qui était ambassadeur de la République de Bachkirie (liée à Moscou) à Ankara.

E.K.S. accorde une importance politique spéciale à ce parti, en affirmant qu’il avait pris par rapport à la bourgeoisie kémaliste «une position très différente de celle des autres groupes», Manatov en étant «le militant le plus important». Ce dernier résidant avant guerre à Istanbul, «fut contraint, à cause de sa positions contre la guerre, d’émigrer en Suisse où il rencontra Lénine et devint un de ses amis». Après la révolution russe il revint en Bachkirie où il travailla au début avec le mouvement de libération nationale».

Mais après avoir été arrêté pour s’être opposé au ralliement du dirigeant nationaliste Bachkir Validov aux armées Blanches, il «commença a remettre en question plus profondément les mouvements de libération nationale». Lorsque Validov revint du côté des bolcheviks et entra même dans le Parti Communiste de Bachkirie, Manatov constitua une aile gauche dans ce parti. Des ailes gauches se formaient alors «dans les partis communistes des pays musulmans d’Orient contre les éléments non-marxistes et religieux acceptés avec joie par le Komintern (...). Le Komintern était méfiant envers ces courants dont Manatov faisait partie et les accusait de risquer de dresser la population musulmane contre les Soviets». Pour se débarrasser de Manatov, Validov, «profitant de la méfiance des autorités du Komintern envers ces ailes gauches», nomma Manatov ambassadeur en Turquie. Dès son arrivée en Anatolie en mai 1920, celui-ci commença une activité de propagande parmi les travailleurs et organisa «des séminaires sur le communisme, à la lumière de son expérience du mouvement révolutionnaire et de ses idées sur la libération nationale» à Ankara et Eskisehir, avant d’être expulsé de Turquie à l’automne. Salih Hacioglu déclara plus tard qu’il avait été converti au socialisme révolutionnaire par les conférences de Manatov. Selon EKS., les thèses de ce parti «contredisaient complètement la position fausse adoptée par le Komintern sur les mouvements de libération nationale et la bourgeoisie nationale». Qu’en est-il vraiment?

Les nombreuses notes de la brochure sont des références à des ouvrages turcs que malheureusement l’obstacle de la langue empêche de consulter. Cependant certains d’entre eux sont des traduction de livres écrits dans d’autres langues, en particulier à propos de Manatov. A la lecture de ces derniers on constate que EKS utilise une curieuse méthode qui consiste à tronquer ou déformer les citations! Par exemple dans la source originale, la supposée rencontre de Manatov avec Lénine en Suisse n’est avancée qu’au conditionnel (9). EKS s’appuie plus loin sur un ouvrage d’Alexandre Bennigsen et Chantal Lemercier-Quelquejay (10) pour retracer les antécédents de Manatov et la politique suivie par les bolcheviks dans les contrées orientales de l’ancien empire tsariste. Mais c’est E.K.S. qui a inventé une responsabilité de l’Internationale Communiste («Komintern») dans cette politique alors que B. et L-Q n’en parlent pas, et pour cause: soit l’Internationale n’était pas encore fondée, soit elle n’avait pas encore adopté ses thèses sur la question nationale quand se déroulaient les événements qu’ils décrivent!

EKS présente une version enjolivée de l’histoire de Manatov, ne reprenant chez B. et L-Q. que ce qui l’arrange. Selon ces derniers, Manatov se situait d’abord «à l’extrême-droite» du mouvement national Bachkir: il était le dirigeant de la fraction de droite conservatrice lors du 3e Congrès Bachkir d’Orenbourg en décembre 1917. Plus tard, alors qu’il était membre du gouvernement de cette république qui avait accédé à l’indépendance à la faveur des troubles révolutionnaires, il fit partie de sa fraction de gauche qui prôna la collaboration avec les bolcheviks après leur prise d’Orenbourg, alors que la ligne gouvernementale de Validov avait été la neutralité dans les affrontements entre les détachements cosaques contre-révolutionnaires et l’Armée Rouge. Ce ralliement valut à Manatov d’être appelé à devenir, aux côtés d’autres nationalistes, l’un des deux vice-présidents du «Commissariat Central aux Affaires Musulmanes» constitué en janvier 1918 sous la dépendance du Commissariat aux Nationalités. C’est probablement à partir de ce moment que son rapprochement avec les bolcheviks se transforma en adhésion au communisme. Quoi qu’il en soit, sa trajectoire politique est autrement plus complexe que celle d’un militant qui aurait été «ami de Lénine» depuis 1914 !

 Nous ne mettons pas en doute la sincérité de l’adhésion d’un Manatov et celle de centaines d’autres militants, que ce soit en Russie, en Turquie ou ailleurs, venus du nationalisme au mouvement communiste, même s’il y avait aussi parmi ces ralliés quantité de fieffés opportunistes (comme ce Validov qui joua un temps la comédie du représentant communiste des prolétaires et opprimés Bachkirs avant de finir dans la contre-révolution).

Cette adhésion est un fait politique de première importance qui démontre la force d’attraction de la révolution prolétarienne et aussi la validité des orientations bolcheviques sur la question nationale. Sans la compréhension du rôle énorme joué par la question nationale, sans une politique de lutte intransigeante contre les oppressions nationales, la victoire dans la guerre civile aurait été impossible; pendant et après la révolution et la guerre civile: les populations allogènes et leurs représentants purent faire l’expérience concrète que les bolcheviks étaient radicalement différents des anciens colons, alors que les Blancs ne cherchaient qu’à restaurer l’ancienne oppression russe.

Mais ces nouveaux adhérents venus du nationalisme pouvaient difficilement avoir complètement assimilé les positions marxistes; face aux complexités et aux contradictions du mouvement révolutionnaire, il leur était beaucoup plus difficile de tenir une ligne correcte.

Pour tenter de démontrer que le PCPT était hostile aux positions de l’Internationale sur la question nationale, EKS cite des extraits des «Statuts du Parti Communiste Turc» de juin 1920, texte qui s’inscrit sans doute dans le travail de Manatov et ses camarades en vue de la création du parti.

Mais il «oublie» de citer le point 2: «Le PCT luttera de toutes ses forces pour la libération des nations et des classes opprimées de la tyrannie du capitalisme et de l’impérialisme» ou le point 15: «Les communistes Turcs reconnaissent le libre développement des nations et ils confieraient à chaque nation la question de déterminer son propre destin».

 Les liens du PCPT avec l’organisation national-islamiste «Armée verte» sont sans doute difficiles à préciser, mais ils contredisent complètement la thèse de EKS.; celui-ci cherche donc à les minimiser de façon embarrassée: «Dans certaines régions d’Anatolie, le Parti Communiste se développa parfois en même temps que d’autres groupes de gauche comme l’Armée Verte et la Fraction [parlementaire - NdlR] Populaire qu’il disait soutenir; d’un autre côté ce n’était pas du au fait qu’il y aurait eu une unité organique ou des relations organisationnelles entre ces organisations différentes, mais c’était du au fait que quelques militants du parti en Anatolie avait des relations, ou même qu’ils étaient dans certains cas membres à la fois de l’Armée Verte, de la Fraction Populaire et du Parti Communiste. Ces liens probablement inconscients [!-NdlR] produisirent en fin de compte des résultats positifs (...). Le parti réussit à aider certains éléments de l’Armée Verte et de la Fraction Populaire à clarifier leurs positions et adopter le communisme». EKS condamne donc tout lien avec les mouvements de libération nationale tout en estimant que si ces liens sont inconscients, ils peuvent avoir des effets positifs? Comprenne qui pourra...

Selon un historien, les dirigeants du PCPT membres du Groupe Populaire «avaient obtenu en particulier le maintien de toutes les dispositions du programme de l’Armée Verte relatives au respect des préceptes de la Chari’a. Ils tenaient de toute évidence à souligner que leur “communisme” n’était nullement impie et qu’il s’inscrivait au contraire dans le cadre des traditions de l’Islam». Au tout début de 1921, le PCPT lança un «quotidien communiste populaire» qui sera interdit au bout d’une semaine. Si le ton était plus radical que tous les journaux de gauche existants ou ayant existé, il s’efforçait surtout de démontrer la compatibilité de l’Islam et du communisme (12). Drôle de clarification...

Le gouvernement d’Ankara avait finalement réussi à mettre sur pied des forces armées solides à l’automne 1920; il s’en servit d’une part pour attaquer l’Arménie dans le but de récupérer des territoires perdus lors de la guerre, et d’autre part pour liquider la dissidence de l’Armée Verte. Contre cette dernière il déclencha les hostilités le 26 décembre 1920, après avoir accusé son chef Edhem de «haute trahison». Après la victoire sans grandes difficultés début janvier 21, le gouvernement arrêta les chefs du PCPT. Déclarés coupables de collaboration avec l’Armée Verte, Salih Hacioglu et ses camarades furent condamnés à 15 ans de prison et le PCPT interdit en février 1921.

Entre-temps Mustafa Suphi et d’autres militants du Parti Communiste Turc de Bakou, avaient entrepris de revenir en Turquie, après l’avoir officiellement annoncé au gouvernement d’Ankara. Mais celui-ci, en pleine offensive pour établir sa domination incontestée sur le territoire et au delà, n’avait aucunement l’intention de permettre l’arrivée de militants communistes, liés en outre à la Russie, proche de l’Arménie. Dans le port de Trébizonde, Suphi et les 14 militants qui l’accompagnaient furent massacrés le 28 janvier et jetés dans la Mer Noire.

 

*  *  *

 

Ces dramatiques événements ne marquèrent pas la fin du mouvement communiste en Turquie. Un an plus tard la reprise de l’offensive grecque en Turquie obligeait le gouvernement kémaliste à se rapprocher à nouveau de la Russie pour obtenir son aide «contre l’impérialisme». Pour obtenir les bonnes grâces de Moscou, les dirigeants du PCPT étaient amnistiés et le parti de nouveau autorisé en mars 1922; il se dota aussitôt d’un hebdomadaire, Yeni Hayat (La vie nouvelle), qui publia sur son n°3 une déclaration «au Gouvernement et à la Grande Assemblée Nationale» pour officialiser sa réapparition et expliquer publiquement ses orientations politiques. On peut y lire ce qui suit:

«Le “Pacte National” qui est le principe de base du peuple Turc et de la Grande Assemblée Nationale est aujourd’hui aussi notre principe. Toutes les propositions et décisions qui ne sont pas en accord avec lui sont rejetées par notre parti. (...) Etant donné la situation actuelle de la vie économique de la Turquie qui est basée pour l’essentiel sur de petites propriétés paysannes, [la Turquie a le choix] de s’entendre avec l’Occident en dehors du Pacte National, permettant ainsi à l’Occident de retarder sa mort imminente. Ou elle a le choix de mener des réformes dans le pays par des méthodes démocratiques bourgeoises et de produire les innovations économiques et les organisations nécessaires pour pouvoir résister à l’impérialisme et pour confirmer et accroître la participation de la majorité paysanne à la révolution nationale en développement. (...) Dès que la guerre sera finie, il y aura un besoin pressant de réaliser une profonde réforme économique dans les questions de la terre, des impôts et de l’administration. Sinon, il y a un risque que l’appareil d’Etat soit affaibli après la guerre par l’éclatement fréquent de désordres provoqués par les soldats démobilisés et les paysans. (...).

En faisant le diagnostic de la situation économique et sociale du pays, nous ne pouvons oublier même pour un instant notre situation extérieure. Même certaines questions internes qui ne peuvent être négligées doivent être subordonnées à notre politique étrangère. Tant que notre politique étrangère continue la défense de la liberté du pays et de son inviolabilité contre les attaques et les agressions de l’impérialisme assoiffé de sang, notre parti (...) reconnaît que son devoir est de soutenir le gouvernement et d’aider sa politique» (13).

Avec cette déclaration d’adhésion à l’union nationale, le PCPT affirmait vouloir agir comme simple appendice, non pas même d’un mouvement révolutionnaire bourgeois - ce qui eut déjà été une faute -, mais d’un gouvernement bourgeois déjà institué et menant de simples réformes économiques et sociales!

 Lorsque cette déclaration affirmait sans honte que les principes de la Troisième Internationale communiste «sont le moyen d’assurer le perfectionnement de l’appareil administratif Turc et sa complète liberté, l’accroissement en Orient de l’influence de la Grande Assemblée Nationale Turque, etc.», elle reconnaissait en fait que, pour elle, le «communisme» n’était qu’une variété du nationalisme. Lors de son premier congrès en août, où la «gauche» fut élue à la tête du PCPT qui revendiquait alors 300 militants, le parti jugea utile de répéter qu’il renonçait à l’action révolutionnaire tant que durait la lutte pour l’indépendance. Cela ne lui servit pas longtemps à éviter la répression: en septembre son hebdomadaire était interdit et ses principaux dirigeants arrêtés en octobre-novembre.

Ces positions officielles du PCPT étaient sans nul doute soufflées par la direction de l’Internationale. Lors du IVe Congrès de l’Internationale Communiste en novembre, Radek - membre important du présidium de l’IC, qui sera fustigé au Congrès suivant comme l’archétype du droitier - déclara: «Nous ne regrettons pas un seul moment d’avoir dit aux communistes turcs: votre premier devoir, après vous être organisés en parti indépendant, sera de soutenir le mouvement de libération nationale. (...)

 Aujourd’hui nous disons aux communistes turcs, malgré les poursuites dont ils sont victimes, n’oubliez pas l’avenir prochain derrière le présent. La tâche de l’indépendance de la Turquie, qui a une grande importance révolutionnaire, n’est pas encore terminée. (...) Vous avez encore un long chemin à faire, de concert avec les éléments révolutionnaires bourgeois».

Mais Radek ne précisait pas où trouver les éléments révolutionnaires bourgeois prêts à travailler avec les communistes...

Pour les pays où la révolution bourgeoise étaient en cours ou à venir les Thèses du IIe Congrès sur la Question Nationale (qui, rappelons-le au passage, appelaient à combattre les idéologies de type panislamiste ou panasiatique et autres parce qu’elles ne pouvaient servir qu’aux impérialistes japonais... et turcs) avaient pourtant clairement précisé les conditions du soutien aux mouvements révolutionnaires. Mettant au premier plan la lutte pour l’indépendance de classe du prolétariat, elles affirmaient ainsi qu’il n’était possible de «soutenir les mouvements révolutionnaires dans les colonies et les pays arriérés qu’à la condition de regrouper les éléments constituants des futurs partis prolétariens - qui seront véritablement communistes et pas seulement en paroles - et des les instruire de leur tâche particulière, à savoir la lutte contre le mouvement démocratique-bourgeois de leur propre nation. L’Internationale Communiste doit collaborer provisoirement et même former une alliance avec les mouvements révolutionnaires des colonies et des pays arriérés, mais elle ne doit pas fusionner avec eux; elle doit maintenir inconditionnellement l’indépendance du mouvement prolétarien, même dans sa forme embryonnaire».

C’était là l’écho du Manifeste Communiste écrivant à propos de l’Allemagne de 1848, à la veille d’une révolution bourgeoise: «En Allemagne le Parti communiste lutte d’accord avec la bourgeoisie toutes les fois que celle-ci agit révolutionnairement contre la monarchie absolue, la propriété foncière féodale et la petite bourgeoisie.

Mais, à aucun moment, il ne néglige d’éveiller chez les ouvriers la conscience claire et nette de l’antagonisme violent entre la bourgeoisie et le prolétariat, afin que l’heure venue, les ouvriers allemands sachent convertir les conditions politiques et sociales créées par le régime bourgeois en autant d’armes contre la bourgeoisie; afin que sitôt détruites les classes réactionnaires de l’Allemagne, la lutte puisse s’engager contre la bourgeoisie elle-même».

Le IVe Congrès s’inscrivait dans un recul entamé depuis plusieurs mois par l’Internationale et qui connaîtra l’année suivante des développements catastrophiques en Allemagne, avec l’échec de la tentative révolutionnaire de 1923. Confrontée à l’affaiblissement des potentialités révolutionnaires de la lutte prolétarienne internationale, elle commençait à chercher dans des expédients tactiques de plus en plus en contradiction avec les principes marxistes, la voie pour rétablir la situation: la tactique du «front unique» entendue comme une alliance - peut-être temporaire, mais alliance tout de même! - avec les partis réformistes dont les communistes venaient à peine de se séparer, le mot d’ordre du «gouvernement ouvrier» ouvrant la voie à des gouvernements de coalition avec ceux-ci dans le cadre de l’Etat bourgeois, etc. La même chose se répétait dans la question nationale où les indications du IIe Congrès étaient en pratique mises de côté. Contre ces déviations, la Gauche communiste, qui était à la tête du Parti Communiste d’Italie, mena au Congrès une lutte à peu près solitaire. Les thèses sur la tactique furent adoptées à l’unanimité moins la voix de la délégation italienne qui présenta sa propre motion qui ne fut pas discutée, «faute de temps», de même que son projet de programme d’action.

Pour ce qui est de la Turquie, la ligne suivie jusqu’ici ne pouvait marquer de susciter des résistances parmi les éléments communistes les plus sains. EKS nous dit que la direction (de gauche) du PCPT était opposée à cette ligne, mais qu’au IVe Congrès, elle subit une «lourde défaite politique» en l’acceptant «à contrecoeur». Peut-être les désaccords s’exprimèrent-ils dans les travaux de la «commission sur la question turque», car ils n’apparaissent pas dans les discussions des séances plénières où les délégués turcs se contentèrent de reprendre les positions officielles...

Il fut décidé lors du IVe Congrès de constituer un parti communiste unifié en Turquie, par la fusion du parti anatolien (PCPT), de celui d’Istanbul (PSOP), du «Syndicat International des Travailleurs» (organisation syndicale issue de la Maison du Travail. Dirigée par Maximos, elle regroupait surtout des travailleurs Grecs, Arméniens et Juifs d’Istanbul; son journal était rédigé en Grec) ainsi que d’un groupe arménien existant dans cette ville. Un bureau organisatif composé de représentants des divers groupes fut installé à Istanbul pour mener à bien la fusion.

 Mais entre la fin 1922 et le début de 1923 la répression avait réussi à démanteler les organisations du PCPT à Ankara et d’autres villes d’Anatolie. En mars 1923 Salih Hacioglu fut arrêté à Istanbul; en mai ce fut le tour des autres dirigeants du PSOP (certains, comme Maximos, réussirent à fuir à l’étranger): leur procès se solda par leur acquittement, les accusés ayant argué avec succès qu’ils n’avaient jamais enfreint la légalité et que les travailleurs n’étaient pas «organisés pour la révolution sociale». Malgré cette répression qui lui fit perdre de nombreux militants, le Parti Communiste Turc réussit à maintenir ou à reprendre son activité, en profitant en particulier de la vague de grèves de l’automne 1923 où participèrent 15 000 ouvriers. Par leur étendue et leur organisation ces grèves représentaient «quelque chose d’exceptionnel pour la Turquie» (15).

 En juin 1924, au Ve Congrès de l’Internationale, Aydinlik, l’ancien organe du PSOP qui était maintenant le seul journal légal du parti, fut accusé de prôner la collaboration entre le prolétariat et la bourgeoisie, «selon l’idéologie social-patriote de la IIe Internationale».

Cette critique est typique du Ve Congrès, marqué par un «tournant à gauche»: les différents partis furent critiqués pour des fautes qui en fait découlaient de la ligne générale de l’Internationale définie lors des précédents Congrès. Amadeo Bordiga souligna dans ses interventions à ce Congrès: «Ce que nous avons critiqué dans la méthode de travail de l’Internationale, c’est précisément cette tendance à aller à droite ou à gauche selon les indications de la situation, ou les interprétations qu’on croit pouvoir en donner. Tant qu’on aura pas discuté à fond le problème de l’élasticité, de l’éclectisme (...), tant que cette élasticité persistera, de nouvelles oscillations devront nécessairement se produire et un brusque tournant à gauche nous fera toujours craindre un autre tournant, encore plus marqué, à droite.

Ce n’est pas une déviation à gauche dans la conjoncturelle actuelle que nous demandons, mais une rectification générale des directives de l’Internationale» (16). Mais cette demande ne fut pas entendue, la direction de l ’Internationale se contentant de reconnaître que quelques erreurs avaient été commises au IVe Congrès.

En ce qui concerne le PCT, il ne semble pas que son orientation ait été réellement corrigée; c’est au contraire le courant regroupé autour de Aydilink qui prit la direction du parti au début de 1925. La répression gouvernementale s’intensifia, culminant dans les arrestations des dirigeants du parti en mai 1925. Cette vague répressive marqua la disparition pratique du mouvement communiste en Turquie, où des lois sur le maintien de l’ordre directement copiées de celles du fascisme italien furent édictées. Dégagé de tout souci du côté du prolétariat, le gouvernement kémaliste put tranquillement réaliser sa révolution «par en haut», à la prussienne: instauration de la République, «laïcisation», suppression de traditions liées à l’ancien régime, constitution d’un Etat moderne fort à l’image du fascisme, intervention de cet Etat dans l’économie, réforme agraire (très modérée), pour faciliter le développement du capitalisme..

Après la victoire du stalinisme en Russie, les divers partis de l’Internationale furent purgés des éléments qui ne voulaient pas s’aligner; pour ce qui est du parti Turc, Salih Hacioglu fut exclu en 1928 comme «trotskyste». Réfugié en URSS, il périt dans un camp en 1954 (17).

Avant de conclure, il faut revenir sur un affirmation de EKS qui témoigne encore une fois de la «légèreté» de son travail. Il écrit: «La gauche du PCT n’étais pas seule dans son opposition à la ligne officielle du Komintern sur la “libération nationale”: un des responsables de la section d’Orient du Komintern, G. Safarov essayait de soutenir la gauche de toutes ses forces, etc.». Le soutien de Safarov, présenté comme un «communiste de gauche» opposé à Lénine, est évoquée par EKS comme la preuve de la nature de «gauche communiste» du courant dirigeant le PCT jusqu’en 1925. Voyons donc de plus près quelles étaient les positions de celui-ci.

Militant bolchevik de longue date, Safarov a sans doute fait partie en 1918 de ceux qu’on appelait les «communistes de gauche» autour de Boukharine, Radek, Smirnov, Pyatakov, etc. Mais pour lui comme le pour les autres, cet épisode ne dura pas. Safarov occupa des postes de responsabilité dans le parti russe et l’Internationale où il était particulièrement impliqué dans le travail en direction des pays d’Orient. Il a publié quantité d’articles et de brochures et participé au travail de l’Internationale à différents postes importants. A ce titre il a non seulement appliqué mais contribué à définir la ligne officielle sur la question nationale (18)! En 1923 il fut l’un des participants les plus bruyants de la lutte contre l’opposition de gauche réunie autour de Trotsky. En 1924 il laissa la direction de la section orientale et moyen-orientale de l’IC à Voitinsky, pour entrer dans la direction de l’organisation du parti de Leningrad (le bastion de Zinoviev, le président de l’Internationale). Lors des luttes internes ultérieures dans le parti Russe, il était un des membres influents de la fraction Zinoviev dont il s’efforçait de regrouper des partisans pendant ses missions à l’étranger.

Après la défaite de l’opposition unifiée en 1926, il fut l’un des rares zinoviévistes à ne pas céder immédiatement, faisant partie du groupe dit des «sans-chefs» qui n’avaient pas suivi leurs leaders. Cependant Safarov capitula au bout de quelques mois et il fut réaffecté en 1929 à la section d’Orient. Il appliqua dès lors la funeste politique stalinienne qu’il avait combattue auparavant, notamment dans la question chinoise. Cela ne l’empêcha pas de périr dans les purges des années trente, comme tous les capitulards... Bref, jamais Safarov n’a été un opposant aux positions de l’IC sur la question nationale, et encore moins un partisan des positions défendues par EKS!

 

*  *  *

 

Le CCI a placé cette brochure dans une série avec d’autres sur la Gauche communiste d’Italie, la Gauche communiste germano-hollandaise, la Gauche communiste russe, la Gauche communiste britannique, la Gauche communiste de France. Cette opération n’a au fond pas d’autre but que de brouiller la spécificité des courants qui se sont historiquement affrontés, d’estomper leurs différences politiques et programmatiques fondamentales dans le but de constituer un informe magma oecuménique baptisé «gauche communiste» qui sert de légitimité au confusionnisme démocratique petit-bourgeois qui se camoufle aujourd’hui derrière cette appellation.

Si dans le jeune mouvement communiste il y a eu effectivement un peu partout des tendances, des courants ou des éléments de droite et de gauche, leur poids et leur importance politiques étaient très divers suivant les pays. De plus, il ne faut pas prendre pour argent comptant toutes les affirmations des dirigeants de l’Internationale après Lénine qui classaient comme «gauche» les partisans de la ligne officielle et comme «droite» ses opposants: Zinoviev déclara dans un discours en 1924 que Bordiga était passé à l’extrême droite parce qu’il soutenait les critiques de Trotsky sur les événements d’Allemagne! En fait, de même qu’il n’a existé qu’un seul parti bolchevik, il n’a réellement existé que deux courants que l’on classifie comme «Gauche communiste»: la Gauche communiste allemande ou germano-hollandaise (en raison surtout de la nationalité de quelques uns de ses théoriciens: Gorter, Pannekoek) et la Gauche communiste d’Italie. Mais alors que la première constituait une déviation semi-libertaire, la Gauche italienne se situait, elle, sur la base du marxisme orthodoxe: il ne peut donc y avoir aucune identité ni aucun accord entre ces deux courants.

C’est là un fait qu’on ne peut passer sous silence qu’en falsifiant la réalité historique et qu’il faut comprendre si on veut pouvoir en tirer les enseignements utiles; il n’est pas du aux qualités ou aux défauts particuliers des dirigeants, mais aux déterminations matérielles et historiques qui ont façonné le mouvement ouvrier révolutionnaire de ces pays.

Les communistes et prolétaires d’un pays donné (ou d’une époque donnée) ne sont pas condamnés à redécouvrir et à reparcourir dans leurs frontières nationales toutes les étapes déjà franchies auparavant par leurs frères de classe là où la lutte prolétarienne a atteint des niveaux plus élevés. Ils peuvent et doivent au contraire assimiler dans la mesure du possible leur expérience pour éviter les erreurs déjà commises, les pièges et les obstacles déjà rencontrés et adopter les méthodes et les moyens déjà éprouvés par ces derniers: c’est précisément la fonction de l’Internationale, parti international de la révolution communiste, de servir de guide à la lutte prolétarienne de tous les pays en se basant sur les enseignements tirés et synthétisés par le marxisme des luttes passées.

 Il serait particulièrement déplacé de reprocher aux militants récemment convertis au «socialisme révolutionnaire» d’un petit parti, luttant dans des conditions difficiles de répression et d’isolement politique et social dans un pays très majoritairement paysan, de ne pas être arrivés aux authentiques positions marxistes de la Gauche communiste, minoritaires dans l’Internationale; mais il est absurde de prétendre qu’ils y soient arrivés! Sans l’aide multiforme du parti russe et de l’Internationale, le mouvement communiste en Turquie n’aurait pu voir le jour, et s’il avait vu le jour, il lui aurait été en tout cas très difficile de se dégager du populisme islamo-nationaliste ambiant.

Mais cela signifie aussi qu’il ne pouvait pas ne pas être très dépendant des oscillations de la ligne de l’Internationale et du pouvoir révolutionnaire à Moscou. Menacé sur tous les fronts par les Armées blanches entretenues par l’impérialisme, celui-ci avait un intérêt vital à desserrer cette étreinte mortelle en soutenant en Turquie un pouvoir opposé aux impérialistes occidentaux. En occupant Istanbul ceux-ci contrôlaient en fait les détroits et avaient ainsi toute latitude pour faire passer leur flotte de guerre en Mer Noire pour aider les troupes contre-révolutionnaires. En même temps, l’impérialisme britannique encourageait l’offensive grecque en Turquie dans l’optique d’abattre le gouvernement nationaliste de Kemal.

Sans pour autant cela cacher que ce gouvernement était purement bourgeois, le gouvernement prolétarien lui accorda un soutien non seulement diplomatique mais aussi militaire (en lui transférant les armes anglaises saisies lors de la victoire sur les Armées blanches de la région) et financier. Ce soutien, parfois interrompu par des périodes de tensions et même des risques de guerre (lorsque les armées Kémalistes attaquèrent l’Arménie), déboucha sur la signature d’un traité d’amitié entre la Russie et la Turquie en mars 1921. Lénine espérait qu’à lui seul ce traité «nous débarrassera des guerres perpétuelles au Caucase» (19).

Est-il légitime qu’un gouvernement prolétarien signe des traités avec un gouvernement bourgeois?

 La polémique avait fait rage à ce sujet lors du traité de Brest-Litovsk, quand les «communistes de gauche» s’y opposaient en préconisant la «guerre révolutionnaire» contre l’Allemagne. La Gauche communiste en Italie qui ignorait tout de ce débat, prit immédiatement partie en faveur de la signature du traité. Quelques années plus tard, Amadeo Bordiga rédigea un article consacré à l’hypothèse de la signature d’un accord militaire entre la Russie et un Etat bourgeois; il affirmait qu’aucun principe ne s’y oppose mais que même dans ce cas, cela «ne supprimerait pas l’antithèse entre cet Etat et le parti révolutionnaire. Kemal Pacha a pu avec l’appui de la Russie prolétarienne et aux applaudissements des communistes internationaux frustrer l’impérialisme anglais en Orient. Cela n’empêche pas que les communistes turcs soient dans des rapports de... collaboration de classe avec Kemal tels qu’il les fait emprisonner et exécuter» (20).

Les contradictions entre les intérêts diplomatiques de l’Etat prolétarien et les intérêts du mouvement prolétarien révolutionnaire dans un pays donné étaient à peu près inévitables, surtout si l’on songe que la révolution n’était pas imminente. S’il est compréhensible que les intérêts généraux du mouvement prolétarien international (qui comprennent la survie d’un gouvernement révolutionnaire) puissent primer sur les intérêts particuliers de ce mouvement dans un pays ou une région, il y a une limite qui ne peut être franchie: supprimer «l’antithèse» entre l’Etat bourgeois et le parti, ce qui déboucherait inévitablement sur la liquidation de celui-ci en tant que parti révolutionnaire.

Malheureusement c’est sur cette voie que, pressés par la situation, commençaient à s’engager, à coups de «manoeuvres tactiques», le pouvoir prolétarien et l’Internationale communiste. C’est là un drame historique qui en définitive n’aurait pu être résolu que par la victoire du mouvement révolutionnaire communiste en Europe occidentale, mettant fin à l’isolement tragique des bolcheviks pris en tenailles entre le capitalisme mondial et le capitalisme local dont ils essayaient de contrôler et diriger la croissance.

Mais tout cela, EKS, empêtré dans les a priori idéologiques à la CCI, ne le soupçonne même pas...

 

 


 

(1) Il est curieux d’écrire à propos de 20.000 militants communistes qu’il s’agit d’un «groupe relativement peu nombreux»! Ce serait au contraire un chiffre tout à fait considérable dans un pays économiquement et socialement peu développé et sans tradition prolétarienne comme l’était la Turquie. Si nous prenons l’exemple de la Grande-Bretagne, le PC, constitué en avril 1920, ne comptait sans doute que 2000 militants en 1922, pour atteindre le chiffre de 12 000 après la grève générale de 1926 avant de perdre après celle-ci une bonne partie de ses recrues. Peut-être le chiffre avancé par le CCI relève-t-il de la faute de frappe? Lors de leur procès en mai 1923, les dirigeants du Parti Socialiste Ouvrier et Paysan, affirmèrent que leur parti comptait 150 membres; au moment du Ve Congrès de l’Internationale communiste en juin 1924, le Parti Communiste Turc revendiquait 600 adhérents, soit deux fois plus qu’au Congrès précédent, ce qui semble optimiste, étant donné la répression qui le frappait.

D’autre part qualifier la Turquie d’ «obscur pays du Moyen-Orient» ne peut venir à l’esprit que de quelqu’un imbu des préjugés du citoyen d’une des «grandes puissances» qui dominent le monde. La «Question d’Orient», c’est-à-dire la question turque, a été un des soucis majeurs de la diplomatie au dix-neuvième siècle, et Marx y a consacré de nombreuses pages; la Turquie été un des enjeux de la première guerre mondiale et à ce titre, elle a eu une importance internationale de tout premier plan: bien autre chose qu’un obscur pays de seconde ou troisième zone!

(2) La version originale en allemand parle non de l’impérialisme, mais de «die imperialistische Politik», c’est-à-dire de la politique impérialiste: non pas d’un état économique, mais d’une politique particulière. Cf www.marxists.org / deutsch / archiv / luxemburg / 1916 / junius / teil7.htm

(3) Cette phrase sur la nation, souvent citée dans les publications de langue anglaise, est, elle aussi, une mauvaise traduction. Luxemburg-Junius écrit: «Die nationale Phrase freilich ist geblieben. Ihr realer Inhalt, ihre Funktion ist aber in ihr Gegenteil verkehrt; sie fungiert nur noch als notdürftiger Deckmantel imperialistischer Bestrebungen und als Kampfschrei imperialistischer Rivalitäten, als einziges und letztes ideologisches Mittel, womit die Volksmassen für ihre Rolle des Kanonenfutters in den imperialistischen Kriegen eingefangen werden können» (www.marxists.org, ibidem.)

Soit: «La phrase nationale est sans doute restée, son contenu réel, sa fonction se sont transformés en leur contraire; elle ne sert plus qu’à masquer tant bien que mal les aspirations impérialistes et à servir de cri de guerre dans les conflits impérialistes, unique et dernier moyen idéologique pour gagner l’adhésion des masses populaires et leur faire jouer le rôle de chair à canon dans les guerres impérialistes»: Luxemburg parle, non de la nation, ce qui n’aurait d’ailleurs aucun sens, mais de la phrase nationale, c’est-à-dire de l’idéologie, des discours, de la propagande, etc.

(4) cf Lénine, «A propos de la brochure de Junius», Oeuvres, Tome 22 (juillet 1916). Toutes les citations qui suivent sont tirées de cet article.

(5) En octobre 1896, Luxemburg écrivit le texte intitulé «Les luttes nationales en Turquie et la Social-démocratie» (une traduction en anglais se trouve dans «Revolutionary History», vol. 8, n°3, p. 37). Refusé par l’organe central du SPD, cet article fut publié sur la Sächsische Arbeiter-Zeitung, le quotidien de Brême du Parti; il provoqua une large discussion à laquelle Rosa Luxemburg fait allusion dans sa «Brochure de Junius». Contre l’orientation traditionnelle de la Social-Démocratie allemande de soutien à l’intégrité de l’empire turc, elle affirmait dans ce texte que les socialistes devaient soutenir ces luttes d’indépendance nationale, alors même qu’elle s’y opposait pour le cas de son propre pays, la Pologne, qui faisait alors partie de l’empire russe.

 Aux socialistes arméniens, elle expliquait que l’indépendance nationale des différents pays sous domination turque était la précondition du développement du capitalisme, lui-même précondition du mouvement socialiste; c’est pourquoi ils devaient pour le moment se consacrer à la réalisation de cette première précondition. La situation était différente en Pologne où existait déjà un mouvement prolétarien développé: la revendication d’indépendance nationale risquait selon elle de diviser les prolétaires des diverses nationalités de l’empire russe. Cela ressemble irrésistiblement aux déclarations de Radek au IVe Congrès de l’IC...

 Mais dans ses articles de 1908-1909 sur «La question nationale et l’autonomie» où elle critique la position des bolcheviks, Luxemburg affirme que le développement des grandes puissances capitalistes rend illusoire toute autodétermination des petites nations comme les Bulgares, les Roumains, les Serbes, les Grecs et même les Suisses. Lénine répliqua qu’elle confondait indépendance politique et indépendance économique.

 Pour une analyse détaillée des polémiques Lénine- Luxemburg sur ces points, voir Programme Communiste n° 65 et 66.

(6) En 1920 la population d’Istanbul était comprise entre un million et un million deux cent mille habitants dont les Turcs proprement dits (répertoriés comme «Musulmans») ne représentaient que la moitié; on comptabilisait ainsi près de 400.000 Grecs, plus de 100.000 Arméniens, 45.000 Juifs, etc., vivant dans des quartiers à base ethnique. Il y avait en outre des dizaines de milliers de réfugiés, en particulier des anciens soldats russes des armées blanches. Divers ouvrages y estiment le nombre de salariés de l’industrie et des transports à 40.000, travaillant dans les arsenaux, les usines textiles, les chemins de fer, les activités portuaires. Cf Nur Bilge Criss, «Istanbul under Allied Occupation, 1918-1923», Leiden-Boston-Koln, 1999. Outre Istanbul, les principales concentrations ouvrières se trouvaient dans les mines de charbon de Zonguldak et dans les villes de Smyrne et surtout Eskisehir. Le faible niveau de développement industriel se lit dans une statistique indiquant qu’en 1913 seuls 300 établissements industriels turcs utilisaient des machines. En 1921, le nombre d’«ouvriers» dans le pays était estimé à 80.000.

(7) Aydilink avait été créé sur le modèle de la revue de l’intellectuel pacifiste Barbusse Clarté. Cf George S. Harris, «The origins of Communism in Turkey», Stanford 1967, p. 100. Magdeleine Paz fut probablement le principal lien du PCF avec le PSOP. Elle publia en 1921 dans l’Humanité une série d’articles sur la Turquie, y compris sur le PSOP, après un déplacement à Istanbul pour soutenir ce parti. Elle participa également avec son mari et Sadoul, en tant que délégués du PCF, au congrès du PCPT en 1922.

(8) cf Paul Dumont, «Bolchevisme et Orient. Le parti communiste turc de Mustapha Suphi», Cahiers du Monde russe et soviétique, Vol. 18, n°4/1977.

(9) cf George S. Harris, op. cit. p.169, note 6. Manatov parlait constamment de ses relations avec Lénine selon Harris, qui cite le jugement du délégué du PSOP au Congrès de Tours: «Le jeune Shériff Manatov ne connaît rien de Marx, ni du mouvement ouvrier. Il prétend que Lénine, dont il parle continuellement, a inventé une doctrine qui est différente du marxisme».

(10) Il s’agit du livre «L’Islam en Union Soviétique» (Ed. Payot, Paris 1968). Cet ouvrage contient de nombreuses informations et il est devenu un classique traduit dans diverses langues. Mais (outre le fait bien entendu qu’il n’est pas marxiste) il ne manque pas d’erreurs, de simplifications ou d’omissions, dues peut-être à la trop grande confiance accordée aux auteurs soviétiques officiels. Par exemple à propos de la Bachkirie, il fait le silence sur le rôle joué par Trotsky (en tant que chef des Armées). C’est peut-être aussi le cas lorsqu’il évoque vaguement des courants de gauche dans les partis communistes des régions musulmanes, à la suite de l’historiographie soviétique officielle qui fait de ceux-ci les bouc-émissaires de fautes commises par d’autres.

(11) cf George S. Harris, op. cit., p 149, 151. Quelques historiens ont avancé l’hypothèse de l’existence d’un parti communiste clandestin qui aurait promulgué ces «statuts» (qui sont en réalité un programme). Les extraits cités par EKS sont le point 1 qui stipule que le parti doit «établir le socialisme et garantir que la révolution mondiale ait lieu le plus tôt possible [immédiatement, dans le texte de Harris] en Turquie» et le point 7 qui serait une «position claire contre la guerre»: «Les bolcheviks turcs rejettent la guerre et la conscription [militarisme, dans le texte de Harris] et les inégalités et injustices qu’elles provoquent». Mais ils «oublient» de citer la phrase suivante qui ne cadre pas avec leur interprétation de ce point: «Ils considèrent que la guerre et les combats ne sont légitimes que jusqu’à la destruction du militarisme et de l’impérialisme». Cette phrase est en effet la légitimation des guerres anti-impérialistes.

(12) cf Paul Dumont, «Courants d’opposition en Anatolie», Cahiers du Monde russe et soviétique, Vol. 19, n°1/1978, p. 165-166.

(13) Reproduit in extenso dans George S. Harris, op. cit., pp 153-159. EKS ne dit rien de cette déclaration du PCPT.

(14) cf Hélène Carrere d’Encausse et Stuart Schram, «Le marxisme et l’Asie», Ed. Armand Colin 1965, p. 264-265.

(15) Selon le rapport de Voitinsky, au nom de la Section Orientale de l’IC, au Présidium du Comité Exécutif de l’Internationale Communiste, 15/1/1924. cf «The Origins of the First United Front in China», Leiden 1991, vol. II, p. 873-874. Voitinsky écrit que le gouvernement tolère la publication de Aydilink «le journal de la jeunesse intellectuelle radicale et marxiste» (l’organe de l’ancien PSOP) tant qu’il n’a pas d’influence sur le mouvement ouvrier et il se plaint du manque de résistance des camarades Turcs face à la politique gouvernementale consistant à couper ces intellectuels des ouvriers.

Maximos milita après son départ de Turquie à la direction du parti communiste grec.

(16) cf «Défense de la continuité du programme communiste», Textes du PCI n°7, p. 99. Voir aussi Programme Communiste n°53-54 où ce discours de Bordiga est reproduit dans son intégralité.

(17) Il semble qu’il se soit consacré en URSS à son métier de vétérinaire. EKS indique comme probable date de sa mort le début des années trente, ignorant apparemment le poème que lui a consacré son ami, le célèbre poète turc Nazim Hikmet. Ce poème intitulé «Hacioglu Salih», a été composé en 1956 après la réhabilitation de Salih arrêté en 1949 avec sa femme et mort en détention six ans plus tard: «Alors, à Moscou, en 1949, un soir de Mars / ils vinrent et l’emmenèrent / pour l’exiler dans la région de l’Altaï. / Il n’a pas été balayé par une avalanche, ni même par un glissement de terrain. / Mais il a été frappé d’une attaque au côté droit à l’âge de 67 ans. / Pendant six ans Hacioglu Salih / a célébré l’anniversaire de la révolution / entouré de barbelés et de chiens policiers. / Et il est mort un jour de printemps / dans un baraquement de 50 personnes. / Ce soir à Moscou nous avons célébré / l’anniversaire de la révolution / en récitant Marx / Engels / Lénine en marchant dans les rues / et le certificat de réhabilitation de Salih».

Nazim Hikmet adhéra au PCT au début des années vint et en fut expulsé en 1930. Réintégré par la suite, il fut condamné en 1939 en Turquie à 28 ans de travaux forcés. Relâché en 1950, il émigra en URSS et fut déchu de sa nationalité par le parlement turc en 1951. Il mourut à Moscou en 1963 alors que toutes ses oeuvres étaient encore interdites en Turquie. Cf S. Goksu et E. Timms, «The Life and Work of Nazim Hikmet», London, Hurst 1999. Dans les années cinquante il faisait partie des intellectuels prestigieux dont se vantait le mouvement stalinien et post-stalinien international. Le 5 janvier 2009, le gouvernement turc lui a rendu sa nationalité à titre posthume...

(18) Safarov écrit par exemple en 1922 dans un ouvrage intitulé «Problèmes de l’Orient»: «En Orient, en premier lieu, la diplomatie soviétique doit préparer la voie à l’Internationale Communiste. Les accords de la RSFR avec Boukhara, Khiva, l’Afghanistan, la Perse et la Turquie montrent que malgré la folle agitation des impérialistes contre la Russie soviétique, les peuples du Proche et du Moyen Orient ont compris la nécessité d’une alliance avec la république soviétique des ouvriers et des paysans, pour la défense de leur liberté nationale et de leur indépendance» (cf «Le marxisme et l’Asie», op. cit., pp 242-245).

Il y a là une fâcheuse confusion des rôles entre la diplomatie soviétique et l’Internationale, mais aussi une confusion entre les gouvernements de pays orientaux et leurs «peuples». Sans doute dans certains de ces pays les différenciations de classes étaient peu marquées et les prolétaires modernes à peu près inexistants, mais en Turquie au moins il existait une classe ouvrière même si elle était peu nombreuse, avec des syndicats et un parti communiste: le peuple turc était divisé en classes antagoniques et il est curieux pour un marxiste de prétendre que le gouvernement qui avait signé un accord diplomatique avec la Russie représentait la volonté du peuple!

(19) cf Lénine, «Rapport sur l’impôt en nature», 9/4/21, Oeuvres, Tome 32, p. 307.

(20) Article paru sur «Il Lavatore» de Trieste, dont de larges extraits ont été publiés sur le «Bulletin Communiste» n°4, 25/1/23.

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

Retour sommaires

Top