Propriété et capital (Fin)

Encadrement dans la doctrine marxiste

des phénomènes du monde social contemporain

(«programme communiste»; N° 101; Août 2011)

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XIV Capitalisme d'Etat

 

La propriété d’Etat.

L’entreprise sans propriété et sans finance

 

Dans la forme étatique, la propriété du sol, des installations et de l’argent est accumulée à la disposition des entreprises capitalistes privées de production ou d’affaires, et de leur initiative.

 

La distinction fondamentale dans le tableau de l’économie capitaliste moderne est celle qui existe entre la propriété, la finance et l’entreprise. Ces trois facteurs que l’on retrouve dans toute entreprise productive peuvent ou non relever d’un titulaire unique.

La propriété concerne les biens immobiliers sur lesquels l’établissement a son siège: terrain, constructions, édifices à caractère immobilier. Elle produit une redevance locative qui, dégrevée de l’impôt foncier, donne la rente. Nous pouvons sans modifier la distinction économique, étendre ce facteur aux machines fixes, aux équipements et autres installations fixes et même aux machines mobiles et outillages divers, avec la seule précision que ces derniers s’usent rapidement, nécessitant un renouvellement plus fréquent et donc une dépense périodique significative (amortissement), en plus d’une coûteuse manutention. Mais qualitativement la même chose vaut pour les habitations, les bâtiments et les terres agricoles, étant donné que les marxistes repoussent la thèse selon laquelle il existerait une rente de base propre à la terre, qu’elle produirait indépendamment de tout travail humain. Donc, premier élément: la propriété qui produit un revenu net.

Le deuxième élément est le capital liquide d’exercice: il permet d’acquérir à chaque cycle les matières premières, de payer les salaires ainsi que de régler les honoraires et les dépenses de tout type et les impôts. Cet argent peut être avancé par un financier spécial, qu’il soit privé ou plus généralement une banque, qui ne s’intéresse à rien d’autre que d’en tirer un intérêt annuel à un taux donné. Pour faire bref, nous appellerons cet élément finance et sa rémunération intérêt.

Le troisième élément caractéristique est l’entreprise.  L’entrepreneur est le véritable facteur organisateur de la production; c’est lui qui élabore les programmes, choisit les acquisitions et reste maître des produits qu’il cherche à placer sur le marché dans les meilleures conditions, et qui encaisse tout le revenu des ventes. Le produit appartient à l’entrepreneur. Le revenu de sa vente sert à payer toutes les divers frais correspondant aux éléments précédents: loyers, intérêts financiers, matières premières, main d’oeuvre, etc. Il reste cependant en général un excédent qui s’appelle le bénéfice d’entreprise. Donc troisième élément: l’entreprise, qui produit le profit.

La propriété a sa valeur qui s’appelle patrimoine, la finance a la sienne qui se dénomme capital (financier) et enfin l’entreprise elle-même a une valeur particulière et aliénable qui découle moins de secrets ou de capacités techniques de travail, que, comme on dit, du «fond de commerce», du volume d’affaires, de l’importance de la clientèle, que l’on estime liées à la «société» ou à la «raison sociale».

Rappelons que selon Marx à la propriété immobilière correspond la classe des propriétaires fonciers et au capital d’exercice et d’entreprise, la classe des entrepreneurs capitalistes. Ceux-ci se divisent ensuite en banquiers ou financiers et entrepreneurs proprement dits. Marx et Lénine ont clairement mis en évidence que la concentration des capitaux et des entreprises renforce l’importance des premiers, et que des affrontements d’intérêts sont possibles entre ces deux groupes.

Pour bien comprendre ce que signifient les expressions d’ Etat capitaliste et de capitalisme d’Etat, et les concepts d’étatisation, nationalisation et socialisation, il faut faire référence à la prise en charge par les organes de l’Etat de chacune des trois fonctions essentielles que nous avons distinguées plus haut.

Le fait que toute la propriété foncière puisse devenir propriété d’Etat, sans que cela signifie pour autant que les limites du capitalisme aient été franchies et que les rapports entre bourgeois et prolétaires aient été bouleversés, ne fait plus tellement objet de polémique, y compris contre les économistes traditionnels. Les propriétaires fonciers auraient disparu en tant que classe, mais en investissant les indemnités versées par l’Etat expropriateur, ils se seraient transformés en banquiers ou entrepreneurs.

La nationalisation de la terre ou des aires urbaines n’est donc pas une réforme anticapitaliste; par exemple en Italie l’étatisation du sous-sol est déjà réalisée. L’exercice des entreprises se ferait par location ou concession, comme cela se passe pour les propriétés domaniales, minières, etc. (exemple des ports, docks).

Mais l’Etat peut assumer non seulement la propriété des installations fixes et équipements divers, mais aussi celle du capital financier en encadrant et absorbant les banques privées. Ce processus est complètement développé à l’époque capitaliste d’abord avec le monopole de l’impression des billets de banque que l’Etat accorde à une seule banque, puis avec des cartels obligatoires de banques et leur discipline centrale. L’Etat peut donc représenter plus ou moins directement dans une entreprise non seulement la propriété mais aussi le capital liquide.

Nous avons donc respectivement: propriété privée, finance privée, entreprise privée; propriété d’Etat, finance et entreprise privée; propriété et finance d’Etat, entreprise privée.

Dans la forme ultérieure complète, l’Etat est aussi titulaire de l’entreprise; il exproprie et indemnise le propriétaire privé ou, dans le cas d’une société par action, il acquiert toutes les actions. Nous sommes alors en présence de l’entreprise d’Etat; toutes les opérations d’achat de matières premières et de paiement des ouvriers y sont réalisées avec l’argent de l’Etat et tout le profit de la vente des produits lui revient. En Italie nous avons l’exemple du monopole du tabac ou des chemins de fer de l’Etat.

Ces formes sont connues depuis l’ancien temps et le marxisme a maintes fois répété qu’elles n’avaient aucun caractère socialiste. Il est tout aussi clair qu’une hypothétique nationalisation intégrale de tous les secteurs de l’économie productive ne constituerait pas la réalisation de l’objectif socialiste, contrairement à ce qu’affirme trop souvent l’opinion courante.

Un système où toutes les entreprises de travail collectif seraient étatisées et gérées par l’Etat, s’appelle capitalisme d’Etat. C’est une des formes historiques du capitalisme passé, présent et futur, complètement différente du socialisme. Est-elle différente de ce qu’on appelle le «socialisme d’Etat»? Le terme de capitalisme d’Etat veut faire allusion à l’aspect économique du processus et à l’hypothèse que les rentes, les profits et les bénéfices passent tous par les caisses de l’Etat. Le terme de socialisme d’Etat (toujours combattu par les marxistes et considéré dans de nombreux cas comme réactionnaire y compris par rapport aux revendications libérales bourgeoises contre le féodalisme) nous renvoie à l’aspect historique: le remplacement de la propriété privée par la propriété collective adviendrait sans qu’il y ait besoin de la lutte des classes et de la prise révolutionnaire du pouvoir, grâce à des mesures législatives prises par le gouvernement. C’est là la négation théorique et politique du marxisme. Il ne peut exister de socialisme d’Etat, d’une part parce que  l’Etat actuel n’est pas celui de la société en général, mais celui de la classe dominante, c’est-à-dire capitaliste; et d’autre part parce que si l’Etat de demain sera bien celui du prolétariat, dès que l’organisation productive sera socialiste, il n’y aura plus ni prolétariat ni Etat, mais une société sans classes ni Etat.

Sur le plan économique, l’Etat capitaliste est peut-être la première forme qui permit l’industrialisme moderne. Au départ aucun individu privé ne pouvait réaliser la concentration nécessaire de travailleurs, de subsistances, de matières premières d’équipements qui n’était qu’à la portée des pouvoirs publics: Communes, Seigneuries, Républiques, Monarchies. Un exemple évident nous est donné par l’armement des navires et des flottes commerciales à la base de la formation du marché mondial, qui pour la Méditerranée part des Croisades et pour les océans des grandes découvertes géographiques, de la fin du Quinzième siècle. Cette forme initiale peut réapparaître comme une forme finale du capitalisme et ce processus est écrit dans les lois marxistes de l’accumulation et de la concentration. Réunies en masses puissantes par le centre étatique, propriété, finance et domination du marché sont des énergies mises à disposition de l’initiative entrepreneuriale et de l’affairisme capitaliste dominant, surtout avec l’objectif avoué de lutter contre l’assaut prolétarien.

Pour établir clairement qu’un gouffre infranchissable sépare le capitalisme d’Etat et le socialisme, il ne suffit pas des deux distinctions habituelles suivantes:

a) l’étatisation des entreprises n’est pas totale mais elle se limite à quelques unes d’entre elles, parfois dans le but d’augmenter le prix de marché au bénéfice de l’organisme étatique, dans d’autres cas pour éviter une hausse excessive des prix et des crises politico-sociales;

b) l’Etat qui gère les entreprises nationalisées, nombreuses ou pas, est toujours l’Etat historique de classe capitaliste, non renversé par le prolétariat, dont toute la politique sert les intérêts contre-révolutionnaires de la classe dominante.

Pour conclure que nous sommes en plein capitalisme bourgeois faut ajouter à ces deux critères importants, ceux qui suivent et qui sont tout aussi importants:

c) les produits des entreprises étatisées ont encore le caractère de marchandises, c’est-à-dire qu’elles sont mises sur le marché et peuvent être acquises avec de l’argent par le consommateur.

d) les travailleurs sont toujours rémunérés avec de l’argent et restent donc des salariés.

e) l’Etat gestionnaire considère les diverses entreprises comme des entités séparées, chacune ayant son bilan de recettes et de dépenses, comptabilisées en argent, dans les rapports avec les entreprises d’Etat ou autres, et il exige que ces bilans débouchent sur un bénéfice.

 

 

XV La formation de l’économie communiste

 

Conditions du passage du capitalisme au communisme

Exemples de manifestations anticipées des formes nouvelles

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Les caractéristiques du nouveau système de production et de distribution peuvent être données comme opposition dialectique aux obstacles qui en empêchent le développement. Recherches sur les manifestations partielles anticipées d’activités dans des formes non capitalistes.

 

Le terme de production et mieux encore d’organisation communiste est préférable à celui d’économie communiste pour ne pas tomber dans l’équivoque de la science bourgeoise qui définit comme fait économique non simplement tout processus relatif à la production par le travail humain et à la consommation pour les besoins humains, mais un processus qui tend à l’obtention d’un avantage dans une opération d’échange: elle exclut donc ce qui est réalisé par coopération ou par une socialité spontanée.

Il est faux que les marxistes, après avoir fait la critique des système utopistes (non parce qu’ils étaient trop fantastiques, mais parce qu’ils étaient jamais qu’une mauvaise copie de l’ordre capitaliste), se soient refusé à fournir une explication concrète des caractéristiques de la société future.

Chaque mouvement révolutionnaire précise avant tout devant les masses les formes anciennes qu’il veut détruire, dont il est devenu évident qu’elles ne sont désormais plus que des obstacles à une amélioration rendue possible par les ressources de la technique productive. Par exemple: abolition de l’esclavage, de la servitude féodale. Notre formule est: abolition du salariat. Nous avons démontré que l’abolition de la propriété privée des moyens de production en est une simple paraphrase; et même la revendication exprimée négativement (chapitre III) plus complète qui inclue: abolition de la propriété sur les produits, du caractère de marchandise des produits, de l’argent, du marché, de la séparation entre entreprises et (devons nous ajouter) de la division de la société en classes et de l’Etat.

L’abolition de la séparation entre les entreprises sert à rappeler que la perspective marxiste d’une seule association productive est bien différente de celle d’un ensemble d’associations autonomes de groupes de producteurs qui échangent et négocient entre eux et dont les groupes ou conseils de producteurs sont les arbitres. Cette perspective est une idéologie de producteurs-propriétaires qui est commune aux plus diverses écoles dont nous avons fait la critique (Proudhon, Bakounine, Sorel, mais aussi: mazzinistes, sociaux-chrétiens et «ordinovistes»). Cette formule était déjà présente dans la règle, pour l’époque vraiment grandiose, de Saint Benoît.

Donc le «plan central unique», tendant à être mondial, est un élément caractéristique de l’organisation communiste de travail et de consommation.

Après avoir montré qu’un plan unique de l’Etat actuel, même s’il était centralisé et étendu à des fédérations et des unions inter-étatiques et s’il impliquait une discipline unitaire de la production et de la distribution, resterait entièrement capitaliste, il nous faut maintenant préciser l’ensemble des caractéristiques qui définissent qu’une organisation sociale n’est plus capitaliste.

Ayant contesté que la présence d’entreprises d’Etat autoriserait à dire que la société est devenue socialiste ou qu’elle est «mi-capitaliste, mi-socialiste»; ayant réfuté une telle analyse des phénomènes économiques contemporains, entièrement prévus, en rappelant qu’il s’agit de la concentration de la propriété, de la finance, du capital, du marché, parallèle à la concentration de la force politique, militaire, policière du capitalisme et expression de l’antagonisme révolutionnaire; il est nécessaire de définir quelle est la voie du processus de développement qui permet à un certain stade de constater l’organisation communiste.

La thèse correcte n’est pas la suivante: tout n’est partout que du capitalisme, plus ou moins concentré ou fragmenté, démocratique ou dictatorial, libéral ou planifié, tant que la révolution n’a pas brisé pas par la violence l’Etat politique bourgeois et instauré l’Etat de la dictature prolétarienne; ce n’est qu’à partir de ce moment qu’il est possible de commencer à voir, secteur par secteur, des formes d’organisation communistes prendre la place du capitalisme, et donc une économie en partie capitaliste et en partie communiste, en transformation rapide. En réalité le besoin urgent de dépasser les anciennes formes de production ne se présente pas dans notre acception seulement comme une revendication idéale, mais comme une évidence concrète qui condamne ces formes en montrant le rendement infiniment supérieur des nouvelles, avant même que la révolution politique ait eu lieu.

Par exemple l’esclavage s’est effondré en raison des récoltes des esclaves; mais auparavant et avant même que l’Etat ne le répudie, il était devenu manifeste que les entreprises fondées sur le travail des esclaves étaient en crise alors que prospéraient celles, petites ou moyennes, basées sur des producteurs libres ou employant des salariés. Le féodalisme vacilla parce qu’à une certaine époque les découvertes techniques et mécaniques démontrèrent que la production nécessitait moins d’effort dans les premières manufactures et entreprises agraires employant des travailleurs libres, que dans les corps de métier artisanaux et les campagnes féodales. En plein régime féodal une partie toujours plus grande de la production était donc déjà sous le mode capitaliste.

Il doit donc être possible de trouver dans le capitalisme avancé des échantillons d’organisation future communiste, non pas dans les entreprises d’Etat en tant que telles mais plutôt dans certains secteurs.

On peut prendre l’exemple de la poste qui est devenu un service d’Etat bien avant la révolution bourgeoise. Seuls des seigneurs privés très puissants pouvaient avoir leur courrier particulier, à pied ou à cheval, pour chacun de leurs messages. L’industrie de la poste avec ses grandes routes naquit pour le transport des personnes et des biens et ce n’est que par la suite qu’elle s’occupa de la correspondance. A l’origine c’était un service gratuit; mais très vite il devint payable par le destinataire qui pouvait cependant refuser la lettre et la taxe. Il est clair que de cette façon le service n’était pas rentable de façon sûre. L’invention du timbre remédia à tout; le service devint partout et pour toujours d’Etat, tout en restant mercantile.

D’autres exigences et découvertes plus complexes nous conduisent plus loin. Le télégraphe peut être payant lui aussi, mais pas la radio. Il est reconnu que la redevance des auditeurs est un impôt non un prix. L’écoute des radios non nationales est un service gratuit. L’écoute des radioamateurs en cas de danger ou de naufrages est devenu un service gratuit et volontaire.

Pour faire ressortir que la base du système mercantile concurrentiel est le monopole, Engels rappelle des ses premiers textes de 1844 la théorie exacte des économistes classiques: a une valeur toute chose susceptible d’être monopolisée (1). Par exemple l’air que nous respirons est plus vital que le pain; mais comme il ne peut être monopolisé, il n’a pas de valeur, on ne le paye pas. On dit alors que la nature le fournit en quantité illimitée.

Il y a cependant des exemples où il est impossible de fixer des limites même à des prestations non naturelles. Les hôpitaux pour traumatismes accueillent celui qui se casse une jambe; mais ils ne refusent pas celui qui, à peine sorti, se casse l’autre jambe. Le service d’extinction des incendies non seulement est gratuit, mais en outre il ne subordonne pas son intervention à d’éventuels précédents sauvetages au même endroit ou concernant la même personne. Il existe donc des services non mercantiles et illimités. D’autres exemples en sont l’utilisation des voies publiques ou le fait de boire à une fontaine publique, etc., qui ne sont soumis à aucun impôt.

On peut objecter que le pompier et l’infirmier sont payés avec un salaire et en argent et que donc ces secteurs ne peuvent être un exemple de rapport communiste.

Si nous prenons l’exemple de l’armée, nous voyons une communauté dont les composants sont tenus à une certaine activité, pas toujours destructive, sans être rémunéré en argent mais par des distributions en nature, et dans un certain sens non limitées.

Il n’y a pas de rapport entre l’activité, militaire ou non, que réalise un détachement particulier par rapport à un autre, et la quantité d’approvisionnement au sens large, y compris la nourriture, les uniformes, les moyens de transport, etc. qu’il consomme à la charge de l’ «intendance» centrale.

Il est donc évident que peuvent exister dans certains cas des activité humaines organisées sans paiement en argent; dans d’autres cas sans qu’il y ait un rapport entre la consommation de subsistances et le travail fourni ou le produit obtenu; dans d’autres enfin sans l’exigence que pour chaque entreprise il doive rentrer plus d’argent qu’il n’en sort. Au contraire les exigences les plus larges et les plus modernes de la vie collective ne peuvent être satisfaites qu’à la condition de sortir des critères mercantiles et comptables que l’on pourrait appeler les «critères de bilan». Par exemple, lors de la lutte contre les calamités naturelles, comme les épidémies, les inondations, les tremblements de terre, les éruptions volcaniques, non seulement il n’est pas demandé un paiement aux populations secourues, mais on essaye de mobiliser par des dispositions centrales tous les habitants valides de la zone, sans salaire, et les subsistances et autres secours sont distribués à tout le monde sans être payés.

Il ne devrait y avoir aucun doute que la «civilisation» capitaliste qui, après sa phase d’accroissement gigantesque de la productivité du travail humain, se met à produire en série destructions, conflits, guerres d’extermination y compris des non-combattants, doive aujourd’hui être traitée comme un sinistre, comme un désastre permanent répandu sur toute surface de la terre.

En conclusion, il existe bien dans l’activité organisée actuelle, des services et des activités dont la structure fait comprendre non seulement que le communisme est réalisable, mais qu’il est nécessaire et historiquement imminent; cependant ces exemples ne se trouvent pas dans l’ «étatisation» des entreprises productives, industrielles ou agricoles, mais dans les cas où l’équation mercantile entre travail dépensé et valeur produite est dépassée pour arriver à la forme supérieure de gestion et de discipline «physique» des oeuvres sociales humaines qui ne peut se représenter en partie double et en actif de bilan, mais qui est dirigée rationnellement selon la plus grande utilité générale, à travers des projets et des calculs où n’entre plus l’équivalent monétaire.

 

 

XVI Phases de la transformation économique en Russie après 1917

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Prédominance dans l’économie russe contemporaine du caractère capitaliste, en raison de l’existence en partie dissimulée d’entreprises internes et externes dont l’activité se déroule dans une cadre mercantile et monétaire

 

Une histoire économique de la Russie n’a pas été écrite, et il n’existe pas de données suffisantes pour que, non pas un auteur mais une organisation de recherche indépendante (expression qui dans la période actuelle n’a aucun sens) puisse en faire une description complète, comparable à celle qu’a réalisée Marx pour la naissance et la vie du capitalisme anglais et européen en général. D’abord les pouvoirs de la classe capitaliste victorieuse ne sont pas nés hermétiques ni ésotériques; dans les premiers temps ils n’avaient pas intérêt à camoufler les données de leur économie, qu’ils croyaient ingénument «naturelle» et éternelle; le marxisme put ainsi trouver en Angleterre non seulement des théories économiques qui s’étaient hissées à un niveau notable (d’où elles ont reculé rapidement), mais surtout une quantité énorme de données authentiques. Ce qui n’est pas possible aujourd’hui pour la Russie.

Il faut dissiper l’équivoque fondamentale qui réside dans le concept de modèle. La théorie selon laquelle la révolution politique, la première bataille ouverte du prolétariat, peut et doit se livrer au point de moindre résistance historique, est absolument juste, et peu importe si Petrograd en 1917 était la capitale d’un pays moins développé que la France à l’époque de la Commune de Paris. Les communistes révolutionnaires ne doivent pas abandonnent cette position solide qui permet de se moquer de ceux qui disaient: vous êtes allé en Russie? Alors faites la propagande de la preuve que le communisme fonctionne parfaitement comme organisation productive.

Lénine a dit et écrit cent fois que du point de vue marxiste un modèle isolé de socialisme n’était pas quelque chose de sérieux, et que pour avancer de façon décisive vers le socialisme, il fallait prendre Berlin, Paris et Londres, ce qui n’a pas eu lieu. Il est donc nécessaire de préciser clairement les données économiques et les positions sociales programmatiques dans les diverses périodes, en revendiquant les positions des bolcheviques de 1903 à 1917, de 1917 à 1923 environ, et en démontrant la nature de plus en plus contre-révolutionnaire du point de vue ouvrier dans les périodes qui ont suivi: destruction du groupe révolutionnaire bolchevik; alliance avec les puissances capitalistes occidentales, allemande d’abord, anglo-américaine ensuite; période actuelle de propagande de la collaboration de classe dans tous les pays et à l’échelle mondiale.

1. La naissance du capitalisme russe dans des zones limitées est due à l’initiative de l’Etat féodal et non à la formation d’une puissante bourgeoisie (1700 - 1900).

2. Dans la période où la Russie était la seul nation européenne non gouvernée par la bourgeoisie, ce qui empêchait la diffusion de la production capitaliste sur cet immense territoire, il était juste que le prolétariat et son parti révolutionnaire assument les problèmes de deux révolutions immédiatement soudées. Du point de vue politique il en résulta que la Russie fut le pays le plus favorables pour la tactique du défaitisme révolutionnaire dans la guerre (1900 - 1917).

3. Les mesures sociales prises immédiatement après la prise du pouvoir par le parti prolétarien ne pouvaient être que des mesures empiriques et provisoires, et non des «modèles» pouvant servir à la «propagande»; l’essentiel était en effet de vaincre les forces contre-révolutionnaires a) féodales; b) bourgeoises, démocratiques et des opportunistes internes; c) étrangères, non en résistant indéfiniment aux interventions armées, perspective historique illusoire, mais en attaquant les métropoles bourgeoises par la révolution de classe en leur sein.

Comme Lénine l’a décrit, le cadre économique russe était un mélange de toutes les formes économiques: pré-mercantiles (communisme primitif, seigneurie et théocratie asiatique, féodalité agricole); mercantiles (capitalisme industriel, commercial et bancaire, propriété privée libre agricole); post-mercantile (premières réalisations du «communisme de guerre», c’est-à-dire de guerre sociale: pain, logement, transports gratuits dans les villes, etc.). Dans un tel cadre transitoire les nationalisations d’usine, d’entreprises, de banques et de propriétés agricoles sont bien des mesures révolutionnaires, mais d’une révolution capitaliste. Il en est de même pour les réquisitions de blé sans paiement, imposées de force aux paysans, transformés rapidement de serfs de la glèbe en producteurs autonomes. Les révolutions bourgeoises ont accompli des choses de ce genre, comme le montre l’histoire (1917-1921).

4. Lénine a sèchement affirmé tout cela au moment de la N.E.P. Trotsky qui partageait ces orientations, expliquait que c’était du socialisme avec la comptabilité capitaliste; mais en fait c’est précisément le type de comptabilité qui définit la forme économique. L’expression marxiste correcte était: capitalisme avec comptabilité capitaliste, mais avec les registres tenus par l’Etat prolétarien. On eut le libre marché, la libre production artisanale et petite-bourgeoise et la libre culture petite et moyenne de la terre: autant de formes arrivées à maturité et prêtes à jaillir, mais qui étaient jusqu’alors étouffées par les structures gouvernementales féodalo-tsaristes.

Dans la perspective de Lénine le danger de ce tournant était précisé sans détour: formation d’une classe et d’une accumulation capitalistes, inévitables dans le cadre de la liberté de commerce. Lénine pensait que la révolution prolétarienne en Occident aurait éclaté plus rapidement. C’est alors seulement que les mesures despotiques ultérieures d’intervention dans l’économie russe auraient pu prendre une direction socialiste (1921-1926).

5. Après l’abandon de la perspective de la révolution politique dans les pays capitalistes, la prétendue théorie du socialisme dans un seul pays et les interventions centrales du pouvoir d’Etat pour réprimer les forces de la petite et moyenne culture agricole, du commerce et de l’industrie et empêcher qu’elles deviennent des forces politiques, sont des manifestations de capitalisme d’Etat, sans aucun caractère prolétarien ou socialiste. La maturité générale de la technique qui est dans une certaine mesure un patrimoine international, et donc le démarrage d’un capitalisme et d’un industrialisme à un degré de productivité technique énormément supérieur à celui qu’il avait connu en Angleterre en France ou en Allemagne, abrégèrent les étapes de la concentration et de l’accumulation.

L’Etat qui était né comme Etat du prolétariat victorieux dégénéra en Etat capitaliste, se transformant - seule façon pour arriver à la production par grandes entreprises - en donneur de travail au prolétariat industriel russe et en grande partie au prolétariat agricole; dès lors sa politique n’avait plus la dynamique des rapports avec la classe prolétarienne des pays capitalistes, mais la dynamique des rapports avec les Etats bourgeois, que ce soit des alliances, des guerres ou des accords.

6. Dans la situation originale qui s’est ainsi créée, l’économie capitaliste de marché et d’entreprises subsiste totalement. La difficulté à identifier le groupe physique d’individus qui remplace la bourgeoisie qui ne s’est pas formée de façon spontanée ou qui, lorsqu’elle s’est constituée sous le tsarisme, a été détruite après octobre 17, n’est un problème grave que pour le mode de penser démocratique et petit-bourgeois avec lequel la classe ouvrière a été intoxiquée pendant des décennies par ses prétendus dirigeants. Au fur et à mesure que la propriété de l’usine et de l’entreprise bourgeoises cesse d’être personnelle pour devenir collective et anonyme, puis «publique», la bourgeoisie, qui n’a jamais été une caste, mais qui est née en défendant le droit à une égalité «virtuelle» totale, devient «un réseau des sphères d’intérêts qui se constituent dans le cadre de chaque entreprise». Les personnages de ce réseau sont très variés; ce ne sont plus les propriétaires, les banquiers ou les actionnaires, mais de façon toujours plus grande, des affairistes, des conseillers économiques, des businessmen. Une des caractéristi-ques du développement de l’économie est que la classe privilégiée a un matériel humain toujours plus changeant et fluctuant (le roi du pétrole qui était huissier, etc.).

Comme à toutes les époques, ce réseau d’intérêts, et de personnes qui apparaissent plus ou moins, a des rapports avec la bureaucratie d’Etat, mais n’est pas la bureaucratie; il a des rapports avec des «cercles d’hommes politiques», mais n’est pas le personnel politique.

Surtout, sous le capitalisme, ce réseau est «international»; aujourd’hui il n’y a plus de classes bourgeoises nationales, mais une bourgeoisie mondiale. Il existe plutôt les Etats nationaux de la bourgeoisie mondiale.

L’Etat russe est aujourd’hui un de ceux-ci, mais avec une origine historique particulière. Il est en effet le seul qui est né de deux révolutions soudées dans la victoire politique et insurrectionnelle; il est le seul qui a abandonné sa deuxième tâche révolutionnaire mais n’a pas encore achevé sa première: faire de toutes les Russies une aire d’économie mercantile. Avec les profondes conséquences qui en découlent en Asie.

La voie la plus rapide pour accomplir cet objectif sans lequel il est impossible de lutter - ou de forniquer - victorieusement avec les autres Etats nationaux, est celle de la propriété d’Etat de la terre et du capital, la plus chaude et la plus féconde des couveuses d’un jeune et vigoureux système mercantile et d’entreprises.

La clé de la critique marxiste est  que le capitalisme ne détruit pas les forces productives par la consommation très limitée de plus-value des patrons d’entreprise, mais par la compétition destructive et bestiale entre entreprises et entre groupes d’affairistes (ou de parasites) que chacune d’elles nourrit; dans l’anatomie de la société russe où il n’est pas très commode de réussir à introduire le bistouri, non seulement ce phénomène parasitaire est bien présent, mais il atteint même son maximum de virulence.

 

 

XVII Utopie, science, action

 

Unité dans le mouvement prolétarien révolutionnaire de la théorie, de l’organisation et de l’action

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Le mouvement prolétarien révolutionnaire possède la théorie positive du développement social et des conditions de la révolution communiste. La conservation de la ligne correcte dépend de la continuité, de la cohérence et de la rectitude de l’orientation de l’action.

 

Par les expressions de socialisme (scientifique), de communisme (critique), on entend l’ensemble d’une interprétation du processus des faits sociaux humains, de l’attente et de la revendication que le processus futur présentera certaines caractéristiques données, de la lutte que mène la classe laborieuse pour y arriver et des méthodes de cette lutte. Cette interprétation contient implicitement l’affirmation qu’il est possible d’établir à grands traits les lignes du développement futur et en même temps qu’une mobilisation des forces est nécessaire pour faciliter et accélérer ce développement.

Tous ces aspects sont ouvertement exprimés dans le marxisme - au point que depuis qu’il a été formulé, même ceux qui voudraient l’ignorer ont à chaque pas affaire à lui; mais ils se retrouvent aussi dans tous les «systèmes» antérieurs, même si c’est sous une forme grossière.

Laissant de côté les questions abstruses - comme de considérer une illusion commune à des théoriciens, des écrivains, des propagandistes ou des militants de partis de toutes tendances, celle qui vaut la peine de peser sur les événements sociaux, d’en étudier le développement et de se battre pour lui -, nous relèverons que toute manifestation d’attente du futur, toute lutte pour «changer les choses», présuppose une certaine expérience et une certaine notion du passé et de la situation présente; et que d’autre part toute étude, toute description du passé et des faits contemporains n’a jamais été menée que pour arriver d’une façon ou d’une autre à des prévisions plausibles et des conclusions pratiques. Nous devons nous limiter à constater qu’il en a été ainsi pour tous les mouvements réels, sans nous aventurer dès le départ dans les vains dilemmes métaphysiques du finalisme ou du mécanisme.

Les êtres et les groupes humains, indifférents à savoir «où on va» ou à essayer de changer le sens du mouvement, ont toujours également trouvé sans intérêt une recherche purement cognitive et descriptive qui se contenterait d’enregistrer ses résultats sans se soucier de rien d’autre et sans que cela n’ait aucune utilité. S’il était possible de photographier la réalité du monde, il ne faudrait prendre qu’un seul cliché: quand on en fait une série, cela signifie qu’on cherche des règles d’uniformité et de changement entre les divers clichés, et cela afin d’être capable de dire plus ou moins ce que montrera la photo suivante avant qu’elle soit prise.

Les groupes humains ont en réalité commencé par des tentatives de connaître le futur avant d’avoir édifié des systèmes y compris rudimentaires de connaissance de la nature et de l’histoire des événements passés. Le premier système est la tradition héréditaire de notions qui disent comment se prémunir de difficultés, de dangers, de cataclysmes; ce n’est qu’après que vient l’enregistrement y compris embryonnaire des données et des faits passés et actuels. La chronique naît après l’usage. L’instinct des animaux lui-même, qui se limite à une première forme de connaissance quantitativement réduite, règle leur comportement selon des événements futurs à éviter ou à faciliter; un spécialiste du sujet en donne cette belle définition: «l’instinct est la connaissance héréditaire d’un plan spécifique de vie». Quiconque dresse et possède des plans, travaille sur des données du futur. Mieux encore, si nous mettons l’adjectif «spécifique» en rapport avec l’ «espèce»: non pas un plan quelconque, mais «un plan pour l’espèce».

Pour faire un bond au dessus de tout le cycle historique, le communisme est la «connaissance d’un plan de vie pour l’espèce», c’est-à-dire pour l’espèce humaine.

Dans la conception utopique, le communisme voulait élaborer le futur en oubliant ou en négligeant le passé et le présent. Le marxisme a donné la critique la plus complète et la plus achevée de l’utopie en tant que plan ou rêve d’un écrivain ou d’une secte illuminée qui semblait dire: rejoignez-nous, le problème est résolu, comme il l’aurait été il y a mille ans si nous avions été là avec le même plan.

Selon le marxisme, tous les systèmes de pensée et d’idées, religieuses ou philosophiques ne sont pas le produit de cerveaux individuels; ils sont l’expression, peut-être informe, des acquis du savoir d’une certaine époque sociale, ordonnés pour servir à ses règles de comportement. Ils ne sont pas la cause, mais le produit du mouvement historique général. Au cours de leur succession, ces systèmes se trouvent parfois vieillis parce que leurs formulations reflètent des conditions dépassées; dans d’autres cas ils sont des précurseurs du fait que, étant le produit de la décomposition de ces vieilles structures et de leurs contradictions, ils expriment le futur. Ainsi, face à la loi et à la coutume de l’époque esclavagiste, la revendication qu’un homme ne devait pas être la propriété d’un autre homme prenait la forme mystérieuse de l’égalité des âmes devant un dieu unique. Ceci n’est pas arrivé parce que le dieu se serait décidé à se révéler, mais à cause de l’inadaptation et de la décomposition de la production esclavagiste: les chrétiens appliquèrent l’esclavage aux noirs lorsque de nouvelles conditions (comme de nombreuses terres devenues disponibles avec peu d’habitants à la suite des découvertes géographiques) le rendirent à nouveau possible.

Bref, les idées d’un dieu unique et de l’immortalité de l’âme, n’ont pas été émises par hasard; elles disaient sous une autre forme que les temps approchaient où chaque travailleur serait libre de sa personne. Pour les croyants, les idéologues et les juristes, il s’agit d’une conquête de la personne humaine; pour nous, il s’agit de la conquête, venue à son heure, d’un nouveau et plus efficace «plan de vie de l’espèce».

En conséquence, tout en rendant hommage aux utopistes du dix-huitième siècle qui exprimaient de façon approximative la maturité des conditions, le marxisme en montre la faiblesse: leur incapacité à savoir mettre en rapport la fin de l’économie basée sur la propriété privée non seulement de l’homme sur l’homme, mais aussi de l’homme sur le travail de l’homme, avec l’achèvement du cycle d’une forme sociale particulière, le capitalisme.

L’utopisme est une anticipation du futur; le communisme scientifique le rappelle à la connaissance du passé et du présent parce qu’une anticipation arbitraire et romantique du futur ne suffit pas: il faut une prévision scientifique, prévision qui est rendue possible par la maturation complète de la forme capitaliste de production, et qui se rattache strictement aux caractères de celle-ci, de son développement et des antagonismes particuliers qui naissent en son sein.

Alors que dans les anciennes doctrines le mystère et les mythes étaient des expressions de la description des événements passés et présents, et que la philosophie moderne de la classe capitaliste se vante (avec toujours moins de vigueur) d’avoir éliminé ces éléments fantastiques de la science des faits enregistrés jusqu’ici, la nouvelle doctrine prolétarienne élabore les lignes de la science du futur, entièrement débarrassée de tout élément arbitraire et passionnel.

Si une connaissance générale de la nature et de l’histoire (qui en fait partie) est possible, elle comprend de manière indissociable la recherche du futur: toute polémique solide contre le marxisme ne peut se mener que sur le terrain de la négation de la connaissance humaine et de la science.

Il  ne s’agit pas ici de donner le cadre complet de ce problème; mais d’éliminer les déformations qui, prétendant admettre l’analyse marxiste originale et insurpassable de l’histoire humaine et de la structure sociale capitaliste, en arrivent ensuite, par défaut d’énergie, à des positions sceptiques, agnostiques et élastiques sur l’itinéraire précis de l’avenir révolutionnaire et sur la possibilité qu’il ait pu pour l’essentiel être connu et tracé, dès le moment où la classe prolétarienne est apparue en masses puissantes sur la scène sociale.

Après avoir réglé leur compte aux prophètes, il en fût de même avec les Héros que les vieilles conceptions de l’histoire plaçaient au sommet, que ce soit sous la forme des grands capitaines ou des sages législateurs et des hommes d’Etat. Inutile de dire ici aussi que comme tous les systèmes prophétiques, les hauts faits des conquérants ou des grands politiques sont analysés par la critique marxiste comme l’expression ou le résultat de l’effet profond des «plans de vie» qui s’imposent, vieillissent et se succèdent.

La nouvelle doctrine ne peut donc pas être liée à un système de tables ou de textes qui aurait existé avant le début de la bataille; de même qu’elle ne peut se fier au succès d’un chef ou d’une avant-garde riche de volonté et de force. Prophétiser un futur ou vouloir réaliser un futur sont des positions également inadéquates pour les communistes. A la place il y a l’histoire de la lutte d’une classe considérée comme un cours unitaire, dont à tout moment particulier seule une partie s’est déjà déroulée, l’autre étant à venir. Les données du cours futur sont aussi fondamentales que celles du cours passé. Du reste les erreurs et les déviations sont tout aussi possibles dans l’évaluation du mouvement précédent que dans celle du mouvement futur, comme le prouvent toutes les polémiques des partis et du parti.

Par conséquence le problème de la praxis du parti n’est pas de savoir le futur, ce qui serait peu, ni de vouloir le futur, ce qui serait trop, mais de «conserver la ligne du futur de sa classe».

Il est clair que si le mouvement ne sait pas l’étudier, la comprendre et la connaître, il ne sera pas non plus en mesure de la conserver. Il est tout aussi clair que si le mouvement ne sait pas faire la différence entre la volonté des classes constituées ennemies et de la sienne, il a également complètement dévié de la ligne correcte et la partie est perdue. Le mouvement communiste n’est pas une question de pure doctrine, ni de pure volonté; cependant le défaut de doctrine comme le défaut de volonté le paralysent. Et défaut veut dire absorption d’autres doctrines, d’autres volontés.

Ceux qui raillent la possibilité de tracer, étant à mi-chemin, un grand itinéraire historique (comme quelqu’un qui ayant descendu le cours d’un fleuve jusqu’à mi-parcours se mettait à en dessiner la carte de la source à l’embouchure, ce qui n’est pas hors de portée de la science physique géographique), sont conduits ou à exclure toute possibilité d’influence des individus ou des groupes sur l’histoire, ou à l’exagérer, en ce qui concerne l’avenir immédiat.

Les erreurs volontaristes étaient présentes dans les deux grandes déviations de la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième. Tout en prétendant conserver la doctrine classique comme moyen d’étude de l’histoire et de l’économie, le réformisme affirmait qu’il était illusoire de vouloir tracer le cours futur; il se contentait d’oeuvrer pour des objectifs partiels et limités à modifier à chaque fois. Son mot d’ordre était: «le mouvement est tout, le but n’est rien», ce qui équivalait à dire: «les principes ne sont rien, le mouvement est tout». Dans une telle orientation, naît le doute sur les intérêts à court terme de la classe ouvrière et ceux de ses dirigeants: les uns comme les autres pourraient être opposés à l’objectif de classe général et à long terme. D’où l’opportunisme. L’autre école, le syndicalisme révolutionnaire, refusait le déterminisme, acceptant la doctrine de la lutte de classe économique et l’utilisation de la violence, mais pas la lutte politique. Ce qui le mettait en dehors de la lutte pour le cours général de classe. Le réformisme et le syndicalisme révolutionnaire confluèrent dans la dégénérescence social-patriote.

La Troisième Internationale et le parti russe ont connu une dégénérescence semblable pendant le second quart du siècle actuel: abandon de la ligne du but général de classe pour la recherche des résultats immédiats, locaux et changeants selon les situations.

La question de l’action communiste, de la stratégie, de la tactique ou de la praxis est la même question, c’est-à-dire de la conservation de la ligne du futur de classe, et cette question est posée depuis l’apparition sociale de la classe prolétarienne. Que les réponses varient selon les époques et selon les pays, cela n’est pas contestable; mais dans cette succession de solutions, il doit y avoir une continuité et une règle, dont l’abandon fait s’égarer le mouvement. A cette lumière les questions d’organisation et de discipline dépassent le constitutionnalisme de formes juridiques liant base, cadres et centre, pour faire en sorte que le centre dirigeant s’engage à ne pas abandonner la «règle» d’action sans laquelle il n’y a pas de parti et encore moins de parti révolutionnaire.

Si personne ne conteste donc que dans les pays où la bourgeoisie devait encore renverser le pouvoir féodal, le prolétariat ne pouvait pas ne pas soutenir cette lutte, la gauche marxiste a voulu faire adopter la règle selon laquelle dans les pays capitalistes, on ne pouvait passer des alliances avec des fractions de la bourgeoisie. A l’époque de Lénine la critique et la politique prolétariennes assimilaient à celles-ci les partis qui, bien que se disant ouvriers, refusaient le principe de l’action violente et de la dictature du prolétariat.

La gauche devait combattre dans la Troisième Internationale la tactique du front unique avec les partis sociaux-démocrates, comme étant une nouvelle forme de gradualisme et de possibilisme.

Battue organisationnellement, elle remporta la partie sur le plan théorique en prévoyant que cette tactique allait conduire à la collaboration avec des partis, des classes et des Etats capitalistes et impérialistes, et à la destruction du mouvement révolutionnaire.

Cela suffit pour démontrer que le parti et l’Internationale révolutionnaires ne peuvent qu’avoir un système rigide de règles d’action, que les centres (et les «chefs») ne doivent pas pouvoir transgresser sous le prétexte de situations nouvelles et imprévues. Ou cette définition de règles à partir d’un ensemble de prévisions solides du développement des évènements est possible, et alors la gauche avait raison; ou bien c’est impossible, mais alors ce n’est pas seulement la gauche marxiste qui aurait eu tort: c’est la méthode marxiste qui serait tombée, dans la mesure où elle se réduirait à l’enregistrement de la météorologie sociale et à une défense au jour le jour d’intérêts contingents et locaux des diverses catégories de travailleurs, prétention insuffisante pour se distinguer de n’importe quel autre parti aujourd’hui en activité dans n’importe quel pays.

La garantie contre les écroulements répétés et catastrophiques du mouvement ne peut jamais se trouver ailleurs que dans la démonstration historique que celui-ci doit renaître, non seulement avec la théorie marxiste et déterministe bien affirmée, mais avec un corps de normes d’action tirées d’une expérience accumulée pendant un siècle, et surtout des enseignements extrêmement précieux tirés des défaites, lui permettant d’éviter les inconvénients dues aux manoeuvres improvisées, aux habiletés et aux stratagèmes politiques des chefs, qui doivent sans hésiter être mis de côté et remplacés s’il arrive qu’ils commencent à osciller et à tomber dans cette praxis dégénérée.

Nous avons montré dans d’autres textes qu’il est illusoire de faire appel à des statuts ou des règlements pour établir qui est sur la ligne historique correcte: tant qu’on n’estime pas possible d’organiser le vote,  suprême hypocrisie spécifiquement bourgeoise, des générations successives de la classe - les morts, les vivants et ceux à naître!

Nous plaçons à la base de notre théorie du passé, le Manifeste de 1848, le Capital, les oeuvres de critique de Marx et Engels, surtout sur la valeur des luttes pour le pouvoir et de la Commune de Paris, la restauration anti-révisionniste de Lénine et des bolcheviks à l’époque de la première guerre mondiale.

Sur le plan de la praxis tactique, la base de départ solide est le Manifeste, sachant qu’alors beaucoup de révolutions capitalistes n’étaient pas encore accomplies, et qu’à cette époque aucun parti ne se serait appelé ouvrier s’il n’était pas sur le terrain de la lutte armée contre la bourgeoisie. Si par la suite, au cours du siècle qui a suivi, il est apparu des partis ouvriers avec des programmes non seulement constitutionnels, mais anti-révolutionnaires, ce n’est pas là un fait nouveau de l’histoire, mais la confirmation des prévisions sur le cours historique qui ont été tirées du Manifeste.

Il nous suffit de commencer par deux passages du Manifeste (1):

Les communistes «combattent pour les intérêts et les buts immédiats de la classe ouvrière; mais dans le mouvement présent, ils défendent et représentent en même temps l’avenir du mouvement».

Pour les déterministes, tout mouvement présent est une donnée qui ne peut être niée. Mais seuls les communistes apportent le facteur de «représenter l’avenir du mouvement», c’est-à-dire de la classe en lutte, et en lutte pour supprimer les classes.

«Les communistes appuient dans tous les pays tout mouvement révolutionnaire contre l’ordre social et politique existant».

Deux conditions permettent de reconnaître les mouvements révolutionnaires: ils utilisent la force, ils brisent la légalité; ils changent les rapports de pouvoir entre les classes.

«Ils mettent en avant la question de la propriété, à quelque degré d’évolution qu’elle ait pu arriver, comme la question fondamentale du mouvement».

Dans les textes marxistes, la question de la propriété équivaut à la question de l’économie, à la question de classe: formes de propriété signifie rapports de production.

La révolution capitaliste en Allemagne en 1848 et en Russie en 1917 intéressait donc les communistes pour deux raisons: premièrement, parce qu’elle pouvait déclencher immédiatement la révolution prolétarienne en Europe; deuxièmement, parce même dans l’hypothèse où le mouvement s’arrêtait à la révolution bourgeoise, celle-ci détruirait à la base les rapports de production féodaux et déclencherait l’essor irrésistible des formes modernes de production et d’échange capitalistes et mercantiles, en lieu et place du sommeil féodal.

En 1848 ou en 1917, ou en 1952, l’existence d’un parti solide tant sur le plan de la doctrine, de l’organisation que de la tactique, est la seule garantie qu’on n’échange pas ces deux motifs, raisons ou buts à la pleine réalité historique, contre un troisième, fallacieux et désastreux: à savoir que bourgeois et prolétaires, par delà la spécifique lutte de classe entre eux, partageraient d’abord, en raison de prétendus principes humains de la civilisation, une certaine sphère de théorie et d’action communes, comme les diverses idéologies libérales, égalitaires, pacifistes et patriotiques.

A chaque fois, faute d’avoir compris la dialectique des positions historiques, le mouvement s’est échoué dans ce même marais.

Nous avons traité de Propriété et Capital pour qu’il soit bien évident qu’à l’époque historique où nous vivons, après la chute du féodalisme non seulement en Allemagne, en Russie et au Japon, mais aussi en Chine et en Inde, il n’y a qu’une seule question historique mondiale de la Propriété: la question du Capital, de la mort du Capital, dont il faut continuer à écrire l’histoire avant la lettre.

Pour la résoudre, encore une fois théorie et action, science historique et programme politique doivent aller de pair. Et en ayant les yeux fixés sur le point d’arrivée ultime du mouvement, dans l’espace et dans le temps.

C’est pourquoi ce n’est pas l’étude, d’ailleurs évidente, de la situation économique et des rapports sociaux au delà du rideau de fer, qui est nécessaire pour décider de la nature du faux communisme et de l’Etat russe; il suffit d’étudier et même simplement de constater quelle est la politique menée par ce parti, par cet Etat. Dans des limites données de lieu et de temps, ce n’est pas une thèse absurde du point de vue marxiste qu’un parti victorieux à la tête de la dictature ouvrière puisse s’employer à transformer les formes de propriété féodales en formes capitalistes. Mais un tel parti ne le cacherait pas; il proclamerait au contraire ses propres buts comme Le Manifeste l’impose: faire éclater la révolution dans les pays capitalistes classiques en conservant jusque là le pouvoir les armes à la main, pour pouvoir ensuite mettre en route la transformation sociale.

Cette hypothèse ne peut pas s’appliquer à la Russie d’aujourd’hui en raison de la dégénérescence de la tactique à partir de 1923, de la politique d’alliances avec des Etats et des partis appartenant aux formes bourgeoises de production sur les plans politiques internes et internationaux et sur le plan militaire lors de la deuxième guerre mondiale. Il n’y a pas besoin de réponses plus élaborées et comme preuve du diagnostic il suffit de la honteuse propagande dans les rangs ouvriers du pacifisme social et constitutionnel dans les pays bourgeois, et de l’émulation et du pacifisme à l’échelle internationale.

On ne peut nier la difficulté d’une situation où la guerre impérialiste, au lieu de se livrer entre Etats ouvertement capitalistes, verrait ces derniers du même côté et, seul ou presque, l’Etat «crypto-capitaliste» issu d’une révolution prolétarienne, de l’autre; une telle situation verrait dans la politique interne de tous les Etats ennemis, la «dénonciation» par les forces soi-disant communistes de la tactique de paix sociale et de collaboration entre les classes, et même le recours au sabotage et à la guerre civile.

La certitude que même dans cette hypothèse, il s’agirait d’une politique contre-révolutionnaire, c’est-à-dire opposée au but final du communisme prolétarien, ne repose pas sur des analyses économiques et sociales complexes; elle découle de  la constatation irréfutable des ruptures et des inversions de la ligne historique et de la démonstration de la falsification commise par ceux qui ont présenté comme politique révolutionnaire celle tendant à la restauration de la démocratie contre le fascisme mondial, et qui présentent comme société communiste, un mercantilisme industriel banal qui enflamme cependant le cœur de l’Asie endormie depuis des millénaires.

Ou la période de paix et de marché mondial sans rideau de fer, ou la troisième guerre mondiale mettront le marxisme à l’épreuve. Il ne pourra sortir victorieux de l’épreuve que grâce à l’enseignement que sur la ligne directrice du grand cours historique, tracée comme le fit Colomb vers l’Orient en se dirigeant dialectiquement vers l’Occident, il existe sans doute des ralentissements périlleux et effrayants, des obstacles formidables, mais que la route doit cependant rester celle prise le jour où les ancres furent levées, dans une certitude fulgurante criée à la face d’un monde ennemi.

 


 

(1) Voir le chapitre IV du Manifeste...: «Position des communistes envers les différents partis d’opposition» NdlR.

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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