Histoire de la Gauche communiste

(«programme communiste»; N° 102; Février 2014)

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Rapport sur les discussions en commission avec la délégation de l’Internationale

 

 

Nous publions ci-dessous le rapport des discussions en commission entre les représentants officiels de l’Internationale (le dirigeant communiste polonais Walecki et Bordiga) et des dirigeants du parti français, lors d’une séance confidentielle qui se  déroula en marge des travaux du Congrès de Marseille.

L’intérêt de ce document est de montrer sur le vif l’incompréhension de la part, non de simples militants de base, mais de hauts responsables du PCF, des tâches et des obligations d’un parti révolutionnaire, et la difficulté des efforts de l’Internationale pour les faire comprendre. Constitué depuis un an à peine, à Tours, par l’adhésion à l’Internationale Communiste de la grosse majorité du Parti Socialiste (SFIO), le Parti Communiste, qui comptait alors officiellement cent trente mille membres, avait conservé les habitudes de ce dernier, pourri de démocratisme, de réformisme et de parlementarisme. Cela ne l’empêchait pas, sur la question du front unique, d’afficher une attitude intransigeante, en refusant toute initiative en direction des «dissidents» (c’est ainsi qu’était appelé le Parti Socialiste; et cette appellation était significative d’une incapacité à rompre avec toute une tradition de pratique et de théorie réformistes qui régnait pratiquement sans partage dans le PS depuis l’unification de 1905 qui donna naissance à la SFIO) – ce qui suscita l’ironie de Bordiga. Que cette intransigeance révolutionnaire était purement formelle, c’est ce que démontre toute la longue discussion sur la question de la constitution d’une véritable direction (appelée «présidium»), composé d’un nombre restreint de militants et capable de diriger au jour le jour l’action du parti. La plupart des responsables du PCF n’admettaient qu’une organe de direction pléthorique (24 membres!) et ne se réunissant que quelques heures une fois par semaine. Montrant sa nature libertaire petite-bourgeoise, le courant d’ «extrême gauche», qui était influent dans la plus importante Fédération du parti, la Fédération de la Seine (Paris) et dont la figure la plus connue était le poète Pioch qui faisait profession de pacifisme (1), était le plus ferme adversaire des efforts de l’Internationale pour que le parti se dote d’une organisation adéquate, au nom de son opposition à... un soi-disant «centralisme oligarchique»!

Quelques brèves indications biographiques sont indispensables pour mieux comprendre la discussion. Frossard, secrétaire-général de la SFIO à partir d’octobre 1918, s’était rallié à l’Internationale Communiste après un voyage à Moscou avec le social-chauvin Cachin; lors de la création du PCF en décembre 1920 eu Congrès de Tours il devint le dirigeant du parti et le chef de la tendance majoritaire «centriste», en réalité étrangère au communisme; à la suite de crises répétées avec Moscou, il démissionnera du parti le premier janvier 1923. Il rallia alors l’alliance électorale dite du «bloc des gauches», puis retourna à la SFIO, avant d’abandonner ce parti pour devenir ministre en 1935-36 dans divers gouvernements dont celui dit d’«union nationale» de Laval: il sera ministre du travail dans ce dernier gouvernement qui prendra de lourdes mesures anti-ouvrières (baisse autoritaire des salaires) dans le cadre d’une politique déflationniste. En 1938 Frossard sera néanmoins ministre du socialiste Léon Blum, puis du radical Daladier, avant de terminer cette belle carrière politique anti-ouvrière comme éditorialiste pétainiste.

Le futur stalinien Renoult faisait partie de la tendance Frossard dans le PCF, de même que Rappoport, plus connu pour ses bons mots que pour la fermeté de ses positions politiques, ainsi que Soutif (exclu du parti en tant que franc-maçon en 1922). Treint, futur dirigeant du PCF, était un des représentants de la tendance de gauche; il en était de même de Souvarine, délégué permanent du PC à Moscou. Souvarine avait le tort de se laisser aller dans ses lettres envoyées depuis Moscou à des attaques personnelles qui étaient utilisées par les éléments de la droite et du centre pour le discréditer; ces derniers combattaient à travers lui les critiques qu’adressaient le Comité Exécutif de l’internationale à la direction du parti. Souvarine ne fut pas réélu à Marseille à son poste de délégué à Moscou, ce qui provoqua la démission d’une partie des militants de la gauche des instances dirigeantes du parti. Cette démission fut condamnée par le CEIC qui avait espéré un accord entre la gauche et le centre pour diriger le parti, alors que c’était le centre qui devenait du coup le dirigeant exclusif du PCF. Cette situation allait alimenter parmi les éléments de gauche durant l’année 1922 l’idée de la nécessité d’un «Livourne français» (2), c’est-à-dire d’une scission du parti comme la Gauche communiste l’avait réalisée en Italie dans le Parti Socialiste. Mais le problème était qu’il n’existait pas de Gauche communiste en France...

 


 

(1) Pour une critique des positions de Pioch et cie par Trotsky, voir Le Mouvement Communiste en France, Ed. de Minuit 1967, p.171. Il s’agit d’un discours de Trotsky à l’Exécutif , le 2/3/22. Contre les bons sentiments de Pioch qui disait que le militarisme rouge, la violence, le meurtre et l’effusion de sang ne sont pas des principes communistes, Trotsky affirmait sèchement que: «le parti, c’est l’organisation de la haine consciente contre la bourgeoisie»...

(2) Selon Humbert-Droz, délégué de l’Internationale à Paris à cette époque, qui écrit que le but de son effort est d’éviter cette perspective, les partisans de Treint étaient convaincus que l’Exécutif de l’I.C. était lui aussi partisan d’un Livourne français. cf «L’œil de Moscou à Paris», Ed. Julliard, Paris 1964, p. 69.

 

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Pour bien comprendre le Congrès de Marseille, on doit non seulement suivre ses débats publics, mais aussi être au courant du travail essentiel accompli par ses commissions.

La séance de commission la plus importante a été sans aucun doute la réunion commune tenue le 27 décembre à Marseille entre la sous-commission sur la politique générale et la délégation de l’Internationale. Durant la réunion j’ai noté point par point toutes les remarques. Depuis lors j’ai eu l’opportunité de lire mon rapport analytique à Renoult de la dixième section de Paris. Renoult conteste que la motion mentionnée au début ait été rédigée par Frossard. Je suis certain que le 26 décembre Renoult a déclaré en séance plénière que Frossard était l’auteur de cette motion. Quoi qu’il en soit, c’est un détail sans importance.

Avant que je le lui lise, Renoult m’a fait la remarque que ce rapport était ma construction personnelle; il maintint cette réserve après avoir écouté mon rapport; toutefois quand je le pressai de spécifier en quoi le rapport était incomplet ou inexact, il resta silencieux. En outre si l’exactitude de ce rapport était mise en question, Walecki ou Bordiga pourrait toujours être appelés comme témoins.

Pour ma part, je déclare que j’ai noté les déclarations, sinon verbatim, du moins point par point. D’ailleurs les remarques successives sont si liées les unes aux autres que je n’aurais pu, même sans le faire exprès, en changer une seule sans changer tout le rapport.

Après beaucoup d’opposition, une motion a été finalement adoptée le 29 qui était satisfaisante pour notre groupe et pour l’Internationale. Toutefois, sur la base de l’expérience passée et à la lumière de la composition du nouveau comité directeur (auquel Souvarine n’a pas réélu alors que d’autres qui s’étaient résolument opposés à l’Internationale dans de nombreux articles de journaux, l’ont été), il y a des raisons de croire que les concessions étaient purement verbales et n’avaient d’autre but que de cacher au parti la profondeur des divergences existant entre la direction actuelle et l’Internationale.

Il sera facile de voir, en lisant ce rapport, si c’étaient des différends politiques ou des différends personnels qui étaient en jeu au congrès de Marseille. Si l’on connaît l’état d’esprit des différentes personnes, on sera mieux à même de juger des assertions de certains qui professent leur accord avec le Comité Exécutif de l’Internationale.

Puisse ce modeste effort contribuer à la clarification des votes enregistrés cette nuit à Marseille et aider notre Parti à progresser sur la route qui mène à la Révolution Communiste.

Albert Treint, 19 janvier 1922

 

 

 

Séance du 27 décembre 1921

Séance commune tenue à Marseille entre la Sous-commission sur la Politique Générale et la Délégation de l’Internationale

Président de séance: Treint (1)

 

 

Renoult lit la motion adoptée par la sous-commission avec l’approbation de tous sauf Treint. Cette motion (que renoult a affirmé à la séance plénière du comité des résolutions le 26 décembre avoir été rédigée par Frossard) comprenait entre autres:

1) Une condamnation en principe de la tactique du front-unique.

2) Une organisation du bureau exécutif du parti par laquelle ce bureau serait responsable pour les affaires administratives et politiques mineures dans l’intervalle des séances du Comité Directeur. (Ceci a été le résultat d’une longue dispute à l’issue de laquelle Renoult a accepté d’insérer le mot «politique»).

3) Référence à des polémiques antérieures qui à l’évidence étaient dirigées en particulier contre Souvarine.

La motion ne contenait aucune condamnation de la politique opportuniste du Journal du Peuple.

La discussion commence après cette lecture.

Bordiga: Je voudrais soulever une question préliminaire par rapport à la partie de la motion qui concerne le front unique. Le parti n’a pas encore pris position sur cette question. Toutefois je ne voudrais pas éviter le coeur du problème. Disons de tout de suite que cette motion contient une mauvaise définition de la tactique du front-unique – une mauvaise définition qui présente cette tactique comme un premier pas vers un rapprochement et une réunification avec les dissidents. Cette façon de présenter les choses déforme la pensée des sections nationales qui appliquent cette tactique aussi bien que la pensée de l’Internationale.

Walecki: Avant tout, laissez-moi dire que l’approbation de cette motion mettrait le parti français en opposition avec presque toute l’Internationale. Pour de nombreuses sections, pour l’Internationale elle-même, le front unique n’est pas une question de pure théorique. Partout, et en particulier en Allemagne et en Italie, la bataille prolétarienne contre le capitalisme est menée selon la formule du front unique. Le parti français qui n’est pas encore entré en lutte exactement selon cette ligne, doit prendre garde à ne pas ruiner au nom de la théorie pure l’action de l’Internationale qui est en train d’appliquer la tactique du front unique à travers plusieurs de ses sections.

J’aimerais faire remarquer en outre que le parti français se mettrait en opposition aux résolutions du Troisième Congrès de Moscou en prenant une position aussi radicale contre le front unique (Walecki lit le paragraphe 34 des Thèses sur l’organisation des partis communistes. Ce paragraphe stipule:

Dans le cas où le parti communiste essaie de prendre en main la direction des masses dans une période de tensions politiques et économiques promettant de déboucher sur l’éclatement de nouveaux mouvements et de nouvelles luttes, il n’est pas besoin d’avancer des revendications spéciales; on peut adresser directement, dans un langage simple et populaire, aux membres des partis socialistes et des syndicats, des appels à ne pas se tenir à l’écart des luttes qui correspondent à leurs besoins et que l’oppression croissante des employeurs rend nécessaire, même si leurs leaders bureaucrates s’y opposent; sinon ils seront immanquablement conduits à leur perte. La presse du Parti, et en particulier ses quotidiens, doit dans ces circonstances souligner et démontrer quotidiennement que les Communistes sont prêts à agir comme dirigeants dans les luttes en cours et à venir des prolétaires réduits à la misère et que dans la difficile situation actuelle, ils sont préparés à venir en aide à tous les opprimés partout où c’est possible. Il faut prouver chaque jour que sans ces luttes la condition de la classe ouvrière deviendra impossible et que néanmoins les vieilles organisations cherchent à éviter ces luttes et essayent de les empêcher...

Sans utiliser explicitement les mots «front unique», nous avons là un ensemble d’idées qui correspondent parfaitement à la tactique du front-unique.

L’Internationale a préparé le Congrès de Marseille depuis des semaines, et les sections voisines l’ont fait aussi. Des hommes comme Lénine, Trotsky, Boukharine ont longuement réfléchi aux problèmes posés à Marseille, en dépit des autres tâches qui requièrent leur attention. Depuis des semaines le parti allemand s’est consacré à cette tâche. Le parti italien a reculé son propre Congrès de façon à pouvoir participer au Congrès de Marseille. Dans ces conditions, il n’est pas possible que le parti français prenne une décision de circonstance sur la base d’une question exprimée d’une mauvaise façon. Il y a certainement un malentendu entre l’Internationale et le parti français. Et on peut sûrement se demander comment un malentendu a pu arriver sur une question aussi importante.

Quoi qu’il en soit, les troupes de l’Internationale sont en lutte partout sous le slogan du front-unique. Le parti français dans son ensemble, avec toutes ses sections et fédérations, après avoir étudié la question sur la base d’informations précises, doit avoir le dernier mot.

Rappoport: l’appel au front uni s’adresse-t-il à la base ou aux dirigeants réformiste et opportunistes?

Walecki: Voici ma réponse. Laissez-moi d’abord simplement indiquer que si en France, les mots «front unique» provoquent un malentendu, nous n’insistons pas sur les mots, mais sur ce qu’ils signifient.

Dans la conjoncture actuelle une offensive des patrons se combine avec des mesures gouvernementales réactionnaires. Nous sommes face à une tentative de réduire les salaires, avec une crise de chômage, avec des menaces contre la journée de 8 heures; nous sommes même face à une lutte juridique ou administrative ou armée contre l’existence même de nos organisations (comme c’est le cas avec le fascisme en Italie).

Selon la doctrine communiste, quand les besoins vitaux du prolétariat sont menacés, il doit se défendre spontanément, biologiquement. Cela peut être saisi par tous les travailleurs.

Une telle situation rend réalisable à ce moment le front unique. En appelant tous les travailleurs à se défendre contre la bourgeoisie, nous pourrons briser l’emprise des organisations néfastes sur le prolétariat; nous mettrons tous ces dirigeants opportunistes ou réformistes qui ne veulent pas d’une lutte de classe le dos au mur.

La question de Rappoport est tout-à-fait secondaire, formelle. Est-ce que c’est une meilleure stratégie d’adresser ces appels directement aux masses de façon à mettre les dirigeants au pied du mur et à les démasquer, ou mieux vaut-il les adresser simultanément aux organisations centrales ou locales par l’intermédiaire de leurs responsables dirigeants? Cela dépend dans une grande mesure des conditions locales ou nationales.

Selon que les communistes ont la majorité ou qu’ils sont en minorité parmi le prolétariat organisé et selon que les syndicats soient divisés ou non, selon les traditions du mouvement ouvrier, les méthodes pour appliquer le front unique peuvent varier.

Il est indiscutable que la «lettre ouverte» (2) adressée par les Allemands à toutes les organisations a été une excellente chose. En Italie, pour diverses raisons, le parti communiste s’est adressé uniquement aux syndicats. Nous vous demandons seulement de ne pas dénoncer la tactique de l’unité de front prolétarien et d’exprimer cela du mieux que vous le pourrez en accord avec le dictionnaire de français.

Treint: S’il est besoin d’un exemple tiré d’une expérience en France, c’est celui des grèves dans le textile à Roubaix et Tourcoing. Le camarade Brodel, à ce propos, en tant que secrétaire de la Fédération du Nord, pourrait bien nous donner des informations utiles.

Brodel: En effet de grandes grèves ont eu lieu à la Fédération du Nord et les organisations syndicales et les communistes ont combattu côte à côte. Ces mouvements ont cependant échoué. La classe ouvrière en fin de compte n’a pas amélioré son sort. Depuis que cette bataille s’est terminée par une défaite, les masses mal informées pourraient bien en tirer un argument contre le front unique et dire : «l’alliance avec les mauvais partenaires n’a pas réussi». Pour nous la défaite sert d’argument contre les réformistes, mais pour les masses elle parle contre le front uni.

Bordiga: Tout cela montre qu’après la lutte les organisations communistes ne doivent pas rester inactives. Il faut faire la critique des actions. Il faut montrer la responsabilité des dirigeants réformistes. Ayant tiré les leçons correctes de la lutte, il faut faire usage de cette expérience que nous y avons gagnée pour conquérir au communisme la Bourse du Travail de Roubaix. Evidemment un tel résultat ne peut être atteint en un jour.

Brodel: C’est de cette façon que nous essayons d’interpréter les leçons de l’expérience et de discréditer les réformistes. Mais nous agissons en passant par-dessus la tête des dirigeants.

Bordiga: Avec quel programme vous adressez-vous aux masses?

Brodel: Avec un programme révolutionnaire!

Bordiga: Pour entraîner les grandes masses ce n’est pas quelque chose de suffisamment concret. Dans une telle période la revendication, la plus modeste revendication est révolutionnaire, parce que la bourgeoisie ne peut pas la satisfaire. D’où, la possibilité de proposer sur des revendications concrètes, une action générale de tout le prolétariat.

Renoult: D’accord. Mais nous sommes en train de parler de la question du front unique. C’est notre droit aussi bien que notre devoir d’avoir notre mot à dire sur le sujet. Nous sommes libres d’agir de cette façon. Loin de nous bien sûr d’interférer avec la liberté d’autres sections nationales. Qu’on le veuille ou non, le front unique implique un certain rapprochement avec les dissidents. Cela est pour nous inacceptable. Quand Frossard dans son discours a pris position contre le front unique, le Congrès a exprimé son accord unanime. Le parti communiste est ainsi informé jusqu’à un certain point et peut prendre une décision.

Walecki: Le front unique n’est pas le rapprochement avec les dissidents. Bien au contraire.

Renoult: Notre classe ouvrière ressent une irritation croissante envers les réformistes. Le besoin de lancer des slogans concrets n’a pas de lien avec la tactique du front unique. En outre, en concevant le problème comme ils le font et en proposant un gouvernement commun avec les socialistes, les camardes communistes allemands ont confirmé notre opposition au front unique.

Bordiga: C’est une question différente. La façon dont les Allemands appliquent le front unique, qui sera examinée par la prochain Congrès international est un problème spécifique qui ne doit pas être confondu avec l’essence du problème.

Renoult: Souvarine parlait en notre nom quand il a fait des objections à une action commune avec la Deuxième Internationale, l’Internationale deux et demi et l’Union Syndicale Internationale d’Amsterdam, dans la mesure en ce qui concerne l’aide à la Russie et l’action en faveur d’un emprunt prolétarien international.

Bordiga: Dans l’aide à la Russie, il n’y a ni question de principe ni question de tactique.

Renoult: En tout cas, nous savons très bien de quoi il s’agit; il n’y a pas malentendu. Notre opinion est arrêtée, bien arrêtée. Nous disons: mouvements de masse? Oui. Front unique? Non.

Bordiga: Appartenant comme je le suis à un parti qui est parfois accusé d’extrême intransigeance, je suis ravi de voir cette manifestation d’intransigeance parmi nos camarades français. Mais l’intransigeance n’est pas synonyme de simplisme. Nous devons appliquer notre intransigeance à la réalité. Il faut être intransigeant et pénétrer cependant les masses.

Rappoport: En un mot garder sa vertu au milieu des tentations!

Bordiga: Il faut creuser le terrain sous les pieds des réformistes. Si l’approche tactique envisagée par le parti allemand a ses dangers, ces dangers peuvent être évités uniquement si nous démontrons la possibilité de rester intransigeants au milieu de la réalité.

Vous dites: actions de masse, oui! Mais vous devez prendre position devant les masses. Une campagne ne peut pas être menée seulement à travers la presse et des manifestations. Vous devez aussi aller dans toutes les réunions d’ouvriers et de paysans et les dresser contre les réformistes. En Italie, nous avons voté pour une grève générale à la Fédération Générale du Travail (CGT) et en même temps nous attaquions vigoureusement les réformistes, ce qui prouve qu’on peut en même temps prôner l’unité d’action et attaquer les réformistes. Dites si vous voulez que le parti français est incapable de se rapprocher des dissidents, mais ne désavouez pas la méthode du front-unique; c’est complètement un autre sujet.

Le parti français doit au moins se réserver la possibilité de trouver dans son expérience propre des formules qui lui permettront de ne pas s’enfermer dans sa tour d’ivoire, et de féconder son intransigeance. La question doit être laissée ouverte et une pure négation évitée.

Rappoport: Je voudrais souligner le contexte historique de la question du front unique dans la mesure où la France est concernée. Quand Ker (3) est revenu d’Allemagne, je n’étais pas d’accord avec Renoult pour condamner la tactique du front unique. Je n’avais des réserves que sur le slogan spécifique: Saisie du Stock d’or. Puis la lettre de Souvarine est arrivée. Comme tout le monde ici en France il a dit qu’il était contre le front unique pour l’aide à la Russie. En ce qui concerne la «lettre ouverte» du parti Allemand, je me suis prononcé pour elle dans l’Humanité. J’ai approuvé cette stratégie de s’adresser aux masses par-dessus la tête de leurs dirigeants.

En dehors de ces questions qui ont été agitées dans des cercles restreints et superficiellement, il faut convenir que la question du front unique n’a pas été posée devant l’opinion communiste française.

Bordiga: En Italie, nous sommes partisans du front unique. Mais nous nous réservons le droit de choisir les méthodes adéquates. Récemment une organisation a appelé à un rassemblement de toutes les autres. Nous avons rejeté cet appel. Dans cette question particulière, nous avons préféré voir le front unique se matérialiser autour de comités communistes.

Rappoport: Quand de Moscou nous est posée la question du front unique, nous sommes enclins à considérer cette tactique nouvelle comme un résultat de la nécessité historique de l’opportunisme de Lénine.

Walecki: Vous dites «nous»! Vous avez mandat pour vous exprimer ainsi? Le parti français s’est-il prononcé là-dessus?

Rappoport: Non. J’exprime un état d’esprit de fait qui existe à l’heure actuelle dans le parti français. Maintenant que les Russes sont au pouvoir, ils se trouvent dans une zone modérée, tandis que nous sommes dans une zone tropicale et il semble que le froid vienne de Moscou. Quant à moi, je ne partage pas cet état d’esprit. Il me rappelle certains articles de l’Iskra, où cette tactique était déjà indiquée: grouper dans une action commune les chefs, pour démasquer ceux qui trahissent les intérêts ouvriers. Je pense donc que le front unique n’est pas juste la dernière mode de Russie. C’est du révolutionnarisme concret. Je suis prêt à l’accepter en principe.

Mais vous devez vous souvenir que le Français est d’une logique simpliste et qu’il ne comprend pas bien toutes ces choses.

Bordiga: Mais il devrait être facile de s’expliquer que si nous nous rapprochons des chefs réformistes, c’est pour se quereller avec eux.

Rappoport: Il y a deux ans nous avons fait quelque chose de similaire. Nous avons eu un meeting place Bonvalet avec la CGT pour la défense de la révolution russe. Il y avait Merrheim (4) ... La question n’a jamais été soulevée dans le parti français depuis.

Walecki: Quoi qu’il en soit, la question du front unique n’est pas nouvelle. Toutes les idées exprimées par les mots «front unique» se retrouvent dans les thèses du troisième Congrès. La «lettre ouverte» a été aussi discutée à ce moment. Hé bien, pas un seul délégué français n’a exprimé la moindre réserve sur cette partie des thèses et de la tactique, que ce soit en commission ou à la séance plénière.

D’ailleurs, il s’agit de l’atmosphère du monde entier. C’est une atmosphère d’offensive patronale. Et cela détermine la tactique, et non des considérations de psychologie sentimentale plus ou moins justes.

Lorsqu’on pose cette question: en cas d’agitation violente que ferez-vous de Renaudel (5)? Vous répondez avec nous: on le pendra! Mais ce n’est pas le problème à résoudre. Le vrai problème est celui-ci: comment agir avec la classe ouvrière de Roubaix? Est-elle divisée pour toujours? Roubaix a des chefs réformistes, c’est entendu. Eh bien, démasquez-les! Brodel disait que la classe ouvrière est démoralisée. Après ces échecs, elle est contre toute nouvelle lutte. A vous de réagir. Il ne faut pas que les ouvriers croient qu’ils auraient été vainqueurs du premier coup, même si les réformistes de Roubaix n’existaient pas. L’expérience de Roubaix devrait servir aux communistes pour reconquérir Roubaix.

Brodel: D’accord, on n’est vaincu que lorsqu’on croit l’être. Pour nous les communistes du Nord, la bataille continue. Mais nous sommes obligés de constater qu’en ce moment, la classe ouvrière de là-bas est saturée de toute lutte.

Walecki: C’est une période de dépression qui, par l’action des communistes, fera place à de nouvelles périodes de lutte.

En ce qui concerne la résolution de la commission, elle est inadmissible pour le Congrès et pour vous-même. Il faut la changer.

Après avoir mentionné dans votre résolution la scission syndicale, vous utilisez l’expression «dans le même ordre d’idées» pour introduire votre conclusion à propos du front unique. Vous semblez par-là accepter d’un coeur léger la scission syndicale. Dans une certaine mesure, vous contribuez à armer à ceux qui vont partout nous représentant comme des fauteurs de scissions.

Et puis après en ce qui concerne le front unique, qui n’est pas un principe mais une tactique correspondant à une situation donnée, tout ce que vous voyez, c’est un rapprochement avec les dissidents. Vous semblez dire que Moscou vous conseille ce rapprochement. Ce n’est peut-être pas ce que vous voulez dire. Cependant si votre texte reste tel qu’il est, beaucoup dans le parti le comprendront de cette façon. Et ce ne sera pas correct.

Que faut-il faire?

Vous devriez rédiger une motion distincte sur le front unique. Mais n’oubliez pas que depuis le Troisième Congrès, les partis n’ont pas beaucoup de marge de manoeuvre. Les premiers pas vers le front unique avaient déjà été faits au Troisième Congrès. Si vous préconisez une révision des décisions du Troisième Congrès, vous devez vous assurer d’utiliser les canaux appropriés pour réviser les décisions de l’Internationale. En tout cas la question ne peut être réglée en une phrase pour s’en débarrasser. Une prise de position polémique ne peut résoudre un tel problème; le texte de la commission est inacceptable.

Ou alors vous pourriez décider que la question n’a pas été suffisamment examinée. Vous la mettriez alors sur l’agenda de votre parti, sur l’agenda de votre Comité Directeur et celui des fédérations. Vous demanderiez à l’Internationale elle-même de participer à la discussion.

Renoult: Je suis d’accord pour un nouvel examen. Nous pourrions demander à tous les membres en vue du parti de participer à la commission. Nous ne pensons pas que nous sommes liés par le Troisième Congrès, où la question du front unique n’a pas été mentionnée. Nous considérons que la question est réglée et que le parti a pris position. Frossard a été vivement applaudi quand il a parlé contre le front unique.

Bordiga: Ce n’est pas une question qu’on ne peut qu’effleurer et régler par des applaudissements.

Brodel: En outre la principale cause des applaudissements a été que Frossard a souligné l’abîme entre les dissidents et nous.

Bordiga: Mettez cela au début de votre motion. Mais ne mélangez pas le front unique et la rupture irrévocable avec les dissidents.

Renoult: Notre but est de prendre position et de faire connaître notre opinion à toute l’Internationale.

Bordiga: Dans ce cas, vous devriez présenter un texte qui rend justice à l’ampleur et à l’importance de la question.

Treint: Les opinions de Renoult ne sont pas partagées de façon unanime par le parti. C’est pourquoi je n’ai pas voté en faveur de la motion Renoult. Je pense que la tactique du front-unique est valable et correspond à la situation internationale. Sans doute les points les plus délicats de cette tactique en France doivent prendre en compte la faiblesse des dissidents, dont il ne faut à aucun prix redorer le blason terni. Ce n’est certainement pas le but de l’Internationale.

Il faut reconnaître que notre propagande de meetings touche toujours le même public de sympathisants et que nous nous limitons à une démonstration théorique en faveur du communisme devant une audience qui ne change pas.

En appelant le prolétariat à des batailles communes sur un front unique, sur des mots d’ordre concrets et pour des actions déterminées, nous obligerons les chefs réformistes ou à se laver les mains des luttes ou à trahir les intérêts des ouvriers. Dans les deux cas la critique communiste est armée pour les démasquer. Des démonstrations théoriques devant des audiences limitées seront ainsi remplacées par la preuve expérimentale de la trahison par les chefs des intérêts des ouvriers. Cette preuve expérimentale n’atteindra pas seulement une audience limitée, mais toute la classe ouvrière qui participe à la lutte.

Bordiga: Ne disons pas remplacement de la démonstration théorique par la preuve expérimentale. Il y a de la place pour les deux.

Treint: Vous avez tout à fait raison. Je voudrais ajouter que c’est dans la mesure que la rupture est finale, irrévocable, et dans la mesure où les communistes contrôlent leur organisation et sont libres de critiquer les dirigeants réformistes, que la tactique du front-unique peut être envisagée. Des organisations communistes solides, sûres de leur critique, sont essentielles pour une tactique de front-unique effective. Loin d’impliquer une réunification, le front unique n’est faisable que grâce à l’existence de partis communistes distincts. Loin d’être le retour à la vieille unité, le front unique est le moyen concret pour éclairer la masse égarée par les réformistes et l’amener au communisme. Bordiga disait il y a un moment «se rapprocher des chefs réformistes pour se quereller avec eux». On peut ajouter: – et pour que, dans la querelle, les masses donnent raison aux communistes..

Bordiga: Vous avez parfaitement raison. (Se tournant vers Renoult): à propos, vous attaquez le projet de réorganisation du Comité Directeur présenté par Loriot en disant que les fédérations n’ont pas été consultées. Et pourtant rien d’autre que l’organisation du travail interne de votre parti n’était en cause. Pourquoi cet argument n’est-il pas valable pour une question beaucoup plus importante comme celle du front unique?

Renoult: Parce que la réorganisation du Comité Directeur requiert un changement des statuts.

Walecki: C’est une autre question, que nous examinerons brièvement.

Brodel: De plus nous avons quelques notions sur le présidium, alors que je réalise maintenant que nous sommes complètement dans l’obscurité à propos du front unique. Nous ne pouvons prendre une position sans présenter la question devant les fédérations.

Walecki: Quel que soit le texte que vous approuverez, cela ouvrira plutôt que fermera le débat. L’Internationale aura à intervenir et exposera ses vues publiquement. Il serait très maladroit de voter d’abord puis de discuter ensuite.

Renoult: D’accord. Nous reprendrons nos délibérations, mais je ne pense pas que le point de vue de la majorité, de la quasi-unanimité de la commission, pourra être affecté.

Walecki: Tout ceci prouve qu’il y a quelque chose à changer dans les relations internationales. Je suis étonné qu’un tel malentendu ait pu apparaître avec le parti français sur une question de cette importance. Abordons maintenant les autres questions.

Vous avez parlé favorablement du centralisme démocratique, en contraste avec le centralisme oligarchique que vous dénoncez. Il y a des différences de degré dans le centralisme selon les circonstances de la lutte. Mais si concentré que soit le centralisme, il reste démocratique dans le sens que même la direction la plus soudée répond de ses actions dés que c’est possible.

Nous vous demandons d’enlever le passage sur le centralisme oligarchique parce qu’il semble s’en prendre à une tendance existante, alors qu’à ma connaissance il n’a jamais existé une telle tendance.

Renoult: La [Fédération de la] Seine a insisté pour que cette distinction entre les deux types de centralisation apparaisse dans la motion. Nous sommes déterminés à la défendre. Cela ne signifie pas qu’il y ait des instances de centralisme oligarchique.

Walecki: Je n’aime pas jouer sur les mots. Je parle de choses et de textes. Que vous le vouliez ou non, votre motion proclame au monde entier qu’il y a dans le parti français ou dans l’Internationale deux courants qui s’affrontent, l’un en faveur du centralisme démocratique, l’autre en faveur du centralisme oligarchique. Dans toutes les sections de l’Internationale votre texte sera passé au crible et il provoquera une effervescence d’autant moins utile qu’il n’existe aucune base pour l’affirmation implicite qu’il y a une tendance vers un centralisme oligarchique, comme vous le savez bien.

Le problème en discussion était la réorganisation du Comité Directeur. C’est une question importante. Vous parlez d’un petit bureau capable de prendre des décisions sue des questions politiques et administratives secondaires entre deux sessions du comité directeur.

Treint: Et en plus le mot «politique» a été rajouté en résultat d’une longue discussion.

Walecki: Bien, il y a quelque chose d’hypocrite à propos de ce texte. Si 5 camarades consacrent 8 heures par semaine au parti, ils ne pourront pas ne pas devenir des spécialistes administratifs et prendre du poids dans la direction et toute la vie du parti. Ils ne peuvent en réalité être relégués à des tâches secondaires. Le petit bureau a un rôle propre qui est de prendre y compris des décisions importantes. Le Comité Directeur à son tour, a la fonction de passer au crible les décisions qui ont été prises par le petit bureau, qui en est responsable, et il peut modifier ces décisions à volonté. Je ne crois pas que cette division entre des sujets majeurs et mineurs soit une bonne méthode d’organisation.

Regardons maintenant la question du contrôle de la presse. Vos motions font référence à la conduite déplorable de certains journalistes. Si c’est le cas, avec une direction énergique, vous devriez avoir soit empêché soit critiqué cela. Mais toutes ces polémiques qui selon vous visent des personnes, ont leur côté politique. Peut-être y a-t-il un conflit de tendances. Vous ne dites pas un mot à ce sujet.

Il y a des journaux qui sont la propriété de membres du parti. Il y a des camarades qui exposent ainsi des opinions que sinon ils ne pourraient pas exprimer publiquement. Dans le Journal du Peuple, ces derniers mois, il y avait de violentes critiques contre l’Internationale, des critiques qui étaient associées au «Bloc des gauches». Un problème politique de ce type mérite une attention plus soutenue que la mauvaise conduite de certains journalistes.

Le fait que des membres du parti contribuent à des journaux privés a sans aucun doute une couleur et une saveur bien définies; c’est la couleur et la saveur de l’opportunisme de droite. Je ne m’intéresse pas aux personnes. Je m’occupe du phénomène en tant que tel. Dans un parti qui vient juste de passer par la scission de Tours, il n’est pas étonnant qu’il y existe des tendances au retour vers le passé. Votre motion ne dit pas un mot de cela. Pourtant il y a sans aucun doute des choses plus importantes que la grossièreté d’un journaliste. Le fait est que vous critiquez un seul camarade. Eh bien, si Souvarine est grossier en privé, tirez-lui les oreilles; s’il est grossier en public, blâmez-le. Mais vous parlez d’un fauteur de trouble. Voudriez-vous retirer à Souvarine le droit d’exprimer son avis sur les actes politiques de tels ou tels membres du parti?

En réalité en attaquant Souvarine dans votre motion, vous avez donné un coup à gauche. Vous avez oublié de donner un coup à droite. Vous n’avez rien dit au sujet des articles de Fabre.

Rappoport: Personne ne prend Fabre au sérieux.

Walecki: On dit toujours cela, et c’est ainsi que le mal prend racine et grandit. Et puis même si ça n’a pas d’importance, comme vous dites, rendez-vous compte des répercussions de tels articles à l’étranger. Ménagez les nerfs des hommes de Moscou. Ils ont d’autres chats à fouetter. Au moment où il faut démasquer Serrati, que Rappoport ne lui tende pas la perche (6).

Supprimez toutes ces choses. Quel intérêt ont-elles pour la classe ouvrière?

Bordiga: On devrait dire dans la motion que des mesures seront prises contre ceux qui polémiquent, en particulier contre l’attitude politique de l’aile droite qui est en contradiction avec les décisions de l’Internationale.

Renoult: Mais n’oublions pas cependant les polémiques de Souvarine.

Walecki: Je vous demande pardon! Qui a commencé tout ça? Et la guerre mondiale? Qui saura jamais qui l’a commencé?

Rappoport: Je voudrais dire quelques mots à propos de Serrati et de la question italienne. Les communistes italiens ne voyaient pas les choses comme moi. Ils disaient que Treint était le seul qui avait correctement compris la situation. Avant le Congrès de Milan Serrati m’a écrit. J’ai toujours sa lettre.

Walecki: Montrez-moi cette lettre.

Rappoport: J’ai répondu à Serrati: si vous pensez que Lénine a tort, vous feriez mieux de vous assurer que vous n’êtes pas le seul à avoir raison. Au moment où j’écrivais cela, la décision d’exclure le parti socialiste italien n’avait pas encore été prise.

Treint: Mais votre réponse est postérieure au Congrès de Milan. Là, Walecki, au nom de l’Internationale, avait déjà laissé savoir au parti socialiste italien qu’il était exclu de l’Internationale. Le Comité Exécutif de l’Internationale n’avait pas encore ratifié cette décision. Mais vous étiez suffisamment familier avec la situation italienne pour savoir que cette ratification n’était qu’une formalité. En critiquant l’Internationale dans votre article juste au moment où Serrati était exclu, vous avez tapé sur les communistes italiens.

Bordiga: (ironiquement, en se tournant vers Rappoport). Votre reproche selon lequel nous ne prenions pas assez en compte l’audience de Serrati auprès des masses était en réalité un compliment pour nous; nous avons fait pendant toute une année ce que vous proposiez.

Walecki: (à Rappoport) Et puis, vous savez, c’est politiquement maladroit de donner des leçons à Moscou sur le tact et la tactique dans le Journal du Peuple.

Rappoport: Ce n’était pas mon intention. J’aurais certainement dû être plus prudent. Souvarine a blâmé Rappoport à ce sujet parce qu’il ne pouvait trouver rien d’autre pour le blâmer.

Walecki: Eh bien, est-ce que vous refusez de modifier le texte de votre motion?

Renoult: Nous voulons le laisser tel quel; il reflète bien l’esprit de la commission. Le Congrès a été détérioré par des polémiques d’ordre personnel. Pour La Vague et le Journal du Peuple nous sommes d’accord. Mais on a parlé dans le Bulletin Communiste de «Paul Louis qui rebute ses lecteurs». Ce sont des expressions comme celle-là, de la part de Souvarine, qui enveniment tout.

Walecki: Le Bulletin Communiste est sous le contrôle de quelqu’un. C’est un organe du parti. Vous critiquez Souvarine. Vous devriez aussi critiquer la direction du parti.

Treint: Renoult dit: nous sommes d’accord en ce qui concerne La Vague. Oui, maintenant, avant le Congrès! Mais je trouve inexcusable qu’il s’est passé 4 mois entre la décision du Comité Directeur et le début de son application. Le Comité Directeur a décidé de déférer Brizon devant la commission des conflits le 19 juillet; la commission a abordé la question pour la première fois le 17 novembre.

Renoult: Certains des caprices de Souvarine sont sans l’ombre d’un doute intolérables. Nous ne voulons pas de censeurs. Même sans se livrer à des abus, on ne devrait pas accuser des camarades d’opportunisme et les excommunier aux yeux de l’opinion communiste.

Brodel: Peu après, Souvarine a aussi attaqué Verfeuil dans le Bulletin Communiste.

Treint: Oui, après que Verfeuil ait écrit dans l’Humanité un article où il prêchait le retour à l’unité.

Renoult: Les éditeurs avaient demandé un article à Verfeuil.

Treint: Ont-ils approuvé le contenu de l’article?

Walecki: Dans tous les cas, dans votre texte Souvarine apparaît comme le seul visé et le seul blâmé. Et c’est injuste.

Rappoport: Si vous avez vos nerfs à Moscou, on a ici une sensibilité française!

Renoult: Rappoport sait de quoi il parle!

Rappoport: Cela m’a pris du temps et j’ai pas mal souffert à cause de ça!

Souvarine ne vous pas assez expliqué l’affaire du Journal du Peuple. Fabre c’est un marchand de papier nationaliste. Mais tout de même cet homme s’est exposé pendant la guerre et, grâce à son cabotinage de gauche, il nous a alors permis d’introduire toutes nos idées par son journal.

Walecki: Alors vous le payez maintenant par votre complaisance?

Rappoport: Quand Fabre s’égarait, Frossard le signalait dans des articles brillants. Il y a eu un moment où grâce à Fabre nous avons été capable de propager nos idées. Encore aujourd’hui il nous donne accès à toute un public anarco-syndicaliste. Je n’essaye pas de défendre Fabre? Je suis juste en train d’expliquer notre psychologie par rapport au Journal du Peuple.

Renoult: Cela cessera. Nous en donnons l’assurance.

Rappoport: Si seulement au lieu de tirer au canon depuis Moscou, vous aviez communiqué par lettres.

Walecki: Il y a eu plus de 10 lettres!

Treint: Oui, mais le ton des lettres de Souvarine a été exploité; il a été utilisé pour éviter le coeur de la question.

Walecki: Il y a eu une lettre du Comité Exécutif écrite le lendemain du Congrès de Moscou, où la question avait été examinée. N’avez-vous pas reçu le rapport de Lénine?

Rappoport: Nous pensons que Moscou n’est pas intéressé par nos petits démêlés.

Bordiga: Mais attendez! Des mesures pour le contrôle de la presse dans toute l’Internationale ont été prises. Le Comité Exécutif était prêt à faire une exception à votre égard; toutefois on peut légitimement se demander comment une situation telle qu’elle est révélée par les cas Fabre et Brizon peut arriver dans un parti communiste.

Walecki: Voici la lettre que je viens de recevoir. Elle est datée de Moscou, 19 décembre (7). L’essentiel de la lettre est que dans le Journal du Peuple les résolutions de l’Internationale sont présentées comme des oukases? En réalité ce ne sont pas même des résolutions mais des propositions faites au parti en agrément complet avec la délégation française. Ces propositions ont été discutées avec Humbert-Droz lors de son voyage à Paris. La lettre du Comité Exécutif demande pourquoi la délégation française et le Comité Directeur du parti n’ont pas arrêté la campagne déloyale de Fabre en rétablissant les faits! Le Journal du Peuple en outre s’est opposé au raffermissement de la direction du parti en ridiculisant l’idée du présidium. Pourquoi le Comité Directeur n’a pas pris unanimement fait front contre la tendance du Journal du Peuple qui prenait nettement position contre l’Exécutif et pour le Bloc des gauches? Rappoport déclare: «vous vous alarmez pour des broutilles» Et je répond: «Ne voyez-vous pas que la situation est depuis des mois politiquement intenable?». Vous dites: «Il est difficile de faire respecter la discipline en France». Qu’avez-vous fait pour surmonter cette difficulté?

Je regrette seulement que la correspondance entre Moscou et le parti français ne soit pas connue de tous les membres du parti.

Renoult: Nous vous assurons que cette fois il n’y aura non des paroles mais des actes de notre part.

Walecki: Dans votre motion vous avez omis tout ce qui condamne le Journal du Peuple sur le terrain politique. Et vous donnez un coup à Souvarine qui l’a peut-être mérité sur le plan formel, mais pas sur le plan politique. Votre commission des conflits joue le rôle d’arbitre politique du parti. Quelle bizarre procédure!

Bordiga: Le présidium est l’autorité adéquate pour régler ces questions qui engagent la vie politique du parti.

Rappoport: Nous ne voulons pas passer notre temps à exclure des gens.

Treint: Selon moi il est grave que nous venions juste de découvrir dans l’Humanité que l’affaire Fabre sera réglée par une simple censure de la commission des conflits.

Rappoport: Je reconnais que la déclaration de la commission ne contenait pas une condamnation politique absolue de Fabre.

Brodel: Ce Congrès a été empoisonné par une poubelle de controverses qui a été jetée sur nos têtes à l’improviste.

Walecki: Ceci n’aurait jamais eu lieu si le Comité Directeur avait fait son travail, s’il avait résolu ces questions rapidement et définitivement. (Walecki lit le passage dans la lettre de l’Exécutif du 19/12 sur le traitement dilatoire du cas Fabre).

Il n’y a pas de doute que si le cas Brizon avait été traité rapidement et selon la procédure disciplinaire correcte, le Journal du Peuple aurait été plus prudent. Il s’est au contraire trouvé enhardi par l’attitude conciliatrice envers La Vague.

Rappoport: Nous sommes réticents à agir à cause de la réputation passée de La Vague.

Rappoport (S’adressant à Walecki et Bordiga): Et à propos des controverses, laissez-moi vous donner les lettres de Souvarine. Vous verrez quels noms d’oiseaux il donne à certains membres du parti.

Walecki: Souvarine est le délégué du parti à l’Exécutif. Il n’a jamais été rappelé. Même Bestel a confirmé lors de son récent voyage que Souvarine jouit de la confiance du parti.

Rappoport: Nous ne voulons pas créer de scandale.

Bordiga: Revenons à l’organisation du Comité Directeur. Il est paradoxal de dire que le petit bureau prendra des décisions sur les questions secondaires. Selon moi les questions secondaires sont celles qui peuvent le plus facilement être réglées par le Comité Directeur. Les décisions sérieuses ne peuvent être prises que dans un cercle limité. Elles doivent être laissées à quatre, cinq ou six camarades qui ont la confiance du parti. Il est erroné de diminuer le rôle de ces camarades en les confinant aux questions secondaires. Dans l’intervalle des réunions du Comité Directeur, le petit bureau doit avoir les mêmes pouvoirs que celui-ci – des pouvoirs plus grands en réalité, étant donné qu’il est composé de spécialistes qui consacrent tout leur temps entièrement au parti. Même dans l’espace d’une semaine des questions urgentes et graves peuvent se poser demandant des décisions immédiates. Le petit bureau doit être entièrement compétent pour prendre ce genre de décisions, pour lesquelles il rendra compte plus tard.

Si le parti doit devenir une armée luttant contre la bourgeoisie, il peut bien arriver qu’il soit impossible de réunir un large Comité Directeur. On doit envisager ce genre de situation. Je sais de quoi je parle: en Italie nous avons eu la leçon du fascisme. Enlevez le mot «mineures» de votre motion. La question des polémiques n’aurait même pas dû être soulevée. Si vous aviez une direction énergique, tout ceci aurait été réglé.

Rappoport: On pourrait ajouter la condamnation du Journal du Peuple à notre motion.

Bordiga: Laissez-moi ajouter que paraître discréditer votre représentant à Moscou dans un document officiel fera une impression déplorable. Est-ce que les allusions à peine voilées contenues dans votre motion ne pourraient pas être coupées?

Je suis également étonné que l’extrême gauche qui semble avoir pris la direction de la Fédération de la Seine est préoccupée par le centralisme.

Soutif: L’établissement d’un bureau de 5 membres nous a frappé comme étant une forme de centralisme oligarchique. Nous ne voulions à aucun prix donner à ce bureau des fonctions politiques. Le texte actuel, qui lui donne des fonctions politiques mineures, est déjà une importante concession de notre part.

Bordiga: Et qu’est-ce que vous pensez des pouvoirs du secrétaire-général?

Soutif: Il sera assisté d’un secrétaire administratif.

Bordiga: Si vous allez avoir un système parlementaire avec 24 personnes, vous ne pourrez vous attendre à accomplir quoi que ce soit. En Italie nous avons un secrétaire administratif, mais la direction centrale est composée de cinq personnes interchangeables qui garantissent au parti la continuité de son travail au jour le jour. Nous ne distinguons pas, et il est impossible de le distinguer, entre ce qui est politique et ce qui est administratif. Même en ce qui concerne les affaires parlementaires, l’un de nous peut à tout moment être obligé de faire une déclaration au nom du parti. Et puis, est-ce que l’organisation n’est pas une question politique? La forme d’organisation du parti varie selon sa politique. Le parti a besoin d’une autorité pour le diriger. Cette autorité doit être responsable. Elle peut être remplacée.

Brodel: Je ne sais pas si les camarades réalisent ce que nous sommes en train de faire en ce moment. Il me semble que pendant la dernière demi-heure nous avons été poussés à renverser nos décisions. Si nous avions su, Renoult aurait du avoir à disposition le texte complet des propositions;

Bordiga: Nous sommes seulement en train de délibérer. Ce sera à vous de décider.

Renoult: L’approbation de la proposition Frossard est assurée.

Treint: La proposition Frossard n’existe plus. Vous avez cédé sur la question du petit bureau en lui conférant des fonctions politiques mineures.

Bordiga: Vous devinez dans quelles conditions nous avons dû vous rassembler. Vous êtes conscients que nous sommes présents ici clandestinement. Nous avons essayé de vous voir depuis 48 heures. Nous regrettons de ne pas avoir pu vous contacter avant.

Walecki: Quand on est obligé d’agir clandestinement, comme dans notre cas, on ne peut pas toujours dire: nous avons les mains liées; le vote de la commission a déjà eu lieu. Au-delà de toutes les considérations, il faut prendre en compte la vie elle-même. La vie du communisme est liée à la question de l’organisation. Depuis des mois votre secrétariat et Moscou ont eu une correspondance continuelle sur ce sujet. Nous avons les rapports sténographiques de la discussion avec Humbert-Droz. Les camarades qui y étaient ont accepté de constituer un présidium. Pourquoi a-t-on permis au Journal du Peuple de ridiculiser l’idée d’un présidium, dont l’instauration avait été décidée?

Dans la lettre de l’exécutif du 19 décembre, tout un passage significatif est consacré à cette question. Vous vous devez, en traitant une question sur laquelle peut-être votre direction ne vous a pas donné suffisamment d’information, de ne pas ignorer l’avis du Comité Exécutif de l’Internationale.

Bordiga: (lit le passage de la lettre du 19 décembre sur cette question).

Walecki: C’est la substance de ma discussion avec Cachin. Il m’a dit qu’on peut arriver à un accord sur cette base. Il y a une contradiction entre votre texte et l’opinion de l’Internationale. Vous dites que le Comité Directeur a été réduit à l’impuissance à cause des problèmes mineurs et des tâches secondaires qui encombraient ses réunions. Et c’est pour cette raison que votre bureau composé de 5 personnes sera en charge des problèmes et des tâches mineures.

Renoult: Nous avons eu l’impression que la proposition Frossard était approuvée par le parti. Elle ne peut certainement pas être rayée d’un trait de plume.

Walecki: Il n’y a pas de fait accompli. Ce n’est pas comme ça qu’il faut envisager le problème. Vous dites, en invoquant votre autonomie nationale: voilà la volonté du parti. Depuis quand et comment c’est devenu un fait accompli? Le rapport sténographique d’octobre établit que le Comité Directeur a été d’accord avec Moscou sur la mise en place du présidium. Moscou n’a pas été averti d’un changement d’attitude. Vous parlez d’un fait accompli. Mais est-ce que vos Fédérations connaissent la volte-face du Comité Directeur? Leur en avez-vous parlé? L’écrasante majorité est complètement dans l’obscurité à ce sujet.

La direction politique du parti pose des problèmes. Dans la proposition Frossard et même dans le texte de votre commission, vous voulez désignez un certain nombre d’employés pour remplir des tâches mineures. Et bien, si vous faites comme cela, je peux vous prédire à coup sûr ce qui arrivera, c’est que vous n’aurez pas renforcé le moins du monde votre direction. Il n’y a pas de sujet de routine, à part dans la bureaucratie d’Etat. Chaque lettre, même chaque conversation est un acte politique. Soyez honnête sur la différence dans votre attitude à l’égard du parti, et celle à l’égard de l’Humanité. L’Humanité est responsable pour les trois-quart de l’activité politique du parti. Vous confiez la responsabilité éditoriale à une seule personne qui bien sûr doit avoir la responsabilité de son action. Vous confiez le contrôle du parti à 24 personnes qui se réunissent une fois par semaine. Et bien, vous devez constituer un petit bureau formé des cinq personnes les plus capables du parti pour prendre en charge les affaires principales aussi bien que les secondaires, et être responsables de leurs actions devant le Comité Directeur.

Il y a quelque chose d’hypocrite dans vos formulations. Quand 5 personnes passent 80 heures par semaine à travailler pour le parti, bien sûr avec un salaire, elles acquièrent inévitablement une influence prépondérante. Ces hommes doivent avoir la pleine confiance et un large mandat du Comité Directeur entre deux séances de celui-ci. L’autre face de la médaille est qu’ils sont responsables. Dans l’état actuel de votre organisation, quand vous cherchez qui est responsable, vous ne trouvez personne; toutes les responsabilité s’évanouissent.

Renoult: l’écrasante majorité du Congrès a approuvé le Comité Directeur à quelques détails près.

Walecki: Vous êtes libres de voter comme vous voulez. Mais ne vous attendez pas à obtenir les résultats souhaités en mettant en vos textes en pratique.

Laissez-moi rappeler ici mon expérience. Je suis membre du Parti Communiste Polonais et un délégué à Moscou. J’ai été désigné pour travailler en Occident. J’ai passé quelque temps en Italie. J’ai vu l’action du parti Allemand. J’ai réuni quelques faits et je suis complètement impartial.

L’organisation de la direction politique du parti est une question capitale. Vous n’avez pas posé cette question de façon correcte. Si ce n’est pas encore trop tard, laissez plus de marge de manoeuvre à votre Comité Directeur. Laissez-le organiser vos activités internes de la manière qu’il pense la meilleure. Laisse-le sélectionner ces cinq délégués, son présidium.

Rappoport: Il est vrai que la motion de la commission des résolutions contient quelques expressions malheureuses.

Walecki: Vingt-quatre personnes peuvent légiférer. Vingt-quatre personnes ne peuvent pas diriger. Nous sommes une armée combattante. Nous ne vivons pas en paix. Il n’y a pas un abyme entre la situation en Italie et en France. Hé bien, en Italie il n’y a pas toujours le temps de convoquer un grand nombre de camarades. Il y a eu des occasions ou un délai de vingt-quatre heures pour prendre une décision aurait transformé cette décision en une erreur politique.

Rappoport: Nous changerons nos méthodes quand de telles situations arriveront.

Walecki: Non, Rappoport. Il n’est pas sage d’attendre pour s’organiser que les événements vous mettent le couteau sous la gorge.

Le parti n’est pas seulement un instrument de propagande communiste; il doit aussi diriger la lutte du prolétariat et c’est quelque chose de complètement différent. Cette question est intimement liée à la question syndicale; durant les grèves le parti doit sortir de sa réserve. Il doit inspirer les syndicats par l’intermédiaire de ses militants. L’organe central qui est en permanence en session doit être capable d’intervenir sans délai. C’est impossible si vous êtes obligé de réunir 24 personnes. L’exemple allemand confirme mes remarques.

Avec votre système, ou bien vos textes sont observés à la lettre – et dans ce cas il n’existe pas de solide direction de parti – ou alors une ou deux personnes risqueront de prendre habilement le contrôle et d’en faire leur outil personnel. Ou alors les hommes chargés de traiter les tâches mineures prendront effectivement en charge la direction du parti, et vous aurez constitué le présidium conformément aux thèses du IIIe Congrès.

Brodel: Et si ces 5 ou 6 personnes sont jetées en prison?

Walecki: Je fais partie du Comité Directeur d’un parti interdit. Dans les syndicats nous avons 700 000 partisans. Notre Comité Directeur est constitué de neuf membres. En plus des membres en fonction, il y a des suppléants. Quand un membre du Comité Directeur est arrêté, le suppléant est habilité à prendre sa place. Même si le suppléant n’appartient pas au Comité Directeur, il milite dans une fédération importante qui est en liaison constante avec le centre. Il est ainsi relativement au courant de son travail. En février dernier, sur les neuf membres, 4 étaient emprisonnés et 5 en liberté, donc 4 suppléants étaient en activité. Et maintenant, après que je me sois échappé, ma place n’est pas vide. Alors que je suis au travail ici, j’ai un suppléant sur place.

Brodel: Que se passe-t-il en cas d’arrestation générale?

Walecki: Même en Pologne qui sous une sérieuse réaction, cela n’est jamais arrivé. Il n’y a jamais eu plus de 4 membres simultanément en prison. Sur les neuf membres du Comité Directeur, quatre sont toujours en déplacement, pour différentes missions. Il en reste donc 5 au centre pour le travail sur le terrain.

Bordiga: On vient de parler du vote de la commission comme étant un fait accompli; il y a un autre fait accompli: les thèses adoptées unanimement par la Troisième Congrès, avec le concours de la délégation française (Bordiga lit les thèses sur la structure des partis communistes, paragraphe 47. Ce paragraphe dit: «Si le congrès le juge utile, il peut demander au Comité Central qu’il élise parmi ses membres un comité plus restreint composé des membres des bureaux politiques et organisationnels»).

Renoult: Avec tout le respect pour la direction plus restreinte, le texte dit «si le Congrès le juge utile».

Bordiga: A l’évidence vous interprétez mal ce qui est dit. «Si le Congrès le juge utile» ne veut pas dire que le parti peut être dispensé d’organiser une direction plus restreinte; ce que cela veut dire, c’est que «si le Congrès le juge utile», il peut laisser le choix du groupe plus restreint au Comité Directeur.

Renoult: C’est une question d’interprétation. Nous avons reçu la visite d’Humbert-Droz. Nous avons utilisé les mots «questions de routine», «tâche mineures» parce que c’est ainsi que nous l’avons interprété. A la lumière des anciennes habitudes et des décisions de Tours, nous estimons que c’est le Comité Directeur qui fournit la direction.

La création d’un petit bureau tel que vous l’envisagez pourrait avoir des inconvénients. Les relations avec le Comité Directeur comme un tout pourraient se trouver délicates. Nous nourrissons des espoirs solides sur la proposition de Frossard.

Walecki: Laisse-moi faire une proposition pratique. Disons dans le texte que vous voterez sur quelque chose de ce style: la direction du parti doit être raffermie. Le Congrès laisse au Comité Directeur le soin d’organiser son autorité à la lumière des propositions présentées.

Rappoport: Vous demandez un renforcement du centralisme.

Walecki: Ce que nous voulons c’est une direction forte.

Rappoport: Depuis Tours du progrès a été fait. Les thèses furent imposées aux Fédérations pour ainsi dire.

Bordiga: Il ne s’agit pas d’imposer certains thèses sans discussion. Il s’agit d’organiser la direction du parti et de bénéficier de l’expérience internationale.

Walecki: De plus si l’organisation déficiente de la direction n’a pas empêché le parti d’accomplir ses tâches, c’est parce qu’il ne s’est présenté aucune action violente.

Rappoport: Si nécessaire le système de centralisme renforcé pourrait être introduit. Sous l’impact des événements, il pourrait être réalisé avec une grande célérité, mais il difficilement se matérialiser in abstracto.

Bordiga: Mais pourtant, notre expérience a une base internationale. Que diriez-vous si une Fédération, invoquant son droit de s’organiser comme elle l’entend, se mettait à discutailler avec vous comme vous le faites avec l’Internationale?

Walecki: Et puis Rappoport, rappelez-vous que vous n’avez pas inventé le communisme; Vous l’avez reçu comme un cadeau.

Si vous ne vous préparez pas maintenant pour tout ce que le lendemain peut réserver, si vous attendez l’impact des événements, quel intérêt y a-t-il à travailler pour le futur? Vous voyez, Rappoport, ce n’est pas facile d’improviser. Vos arguments sont contradictoires. Vous dites qu’il y a une tradition nationale du mouvement ouvrier. Et puis, en prétendant être capable de répondre aux événements sur l’aiguillon du moment, en prétendant qu’une organisation centraliste renforcée apparaîtra naturellement quand les circonstances le demanderont, vous vous aveuglez sur les difficultés à surmonter au dernier moment ces traditions que vous avez contribué à maintenir en vie. Laissez-moi vous dire ce qui n’a pas été accompli cette année faute d’une forte direction. Vous avez tardé à aborder la question syndicale et vous n’avez commencé à la faire qu’à cause de l’intervention de Moscou. Le parti français n’a affronté la question que sous une pression extérieure. Le parti français n’a pas participé à l’Internationale. Il n’y a pas eu de débat sur l’action de mars en Allemagne. Vous n’avez accordé aucune attention aux affaires italiennes.

Ce qui m’a frappé dans le parti français c’est le fait que ceux qui appartiennent à l’extrême gauche s’opposent aux excès du centralisme. Il y a là aussi un certain malentendu. Le Comité Directeur, la direction du parti ne devrait pas considérer que sa première fonction ou sa fonction exclusive est d’émettre des ordres. Ce n’est que sur le champ de bataille que les choses se passent de cette façon. Mais pour le travail au jour-le-jour, un petit bureau, un présidium est essentiel pour jouer le rôle de confesseur de tout le parti. C’est à la direction que revient de trouver les faits, de nourrir d’éduquer le parti. Elle doit dire à chacun: «voilà les problèmes vitaux du moment. Pensez-y. Etudiez-les. Et quand vous voterez, vous prendrez position». Il est bien préférable que les opinions divergentes se confrontent à l’intérieur du parti plutôt que chacun soit libre de ne rien faire.

Le Comité Directeur, le présidium, est responsable de toute la vie du parti.

Rappoport: Le plus il y aura de monde pour cela, le mieux ce sera.

Bordiga: Alors pourquoi pas 240 au lieu de 24?

Walecki: Vous parlez de centralisme oligarchique. Vous vous battez contre un fantôme. La vérité est que votre Comité Directeur était faible. Où sont vos brochures? Après Tours vous avez suscité des curiosités intellectuelles; vous n’avez pas réussi à les satisfaire. Tout ceci doit être changé. Vous ne pouvez pas attendre que des permanents responsables des problèmes de routine puissent résoudre ce problème.

Bordiga: Vous ne pouvez pas dire: laissons le Comité Directeur traiter les problèmes importants et le présidium les problèmes mineurs. Il n’est pas possible de diriger un parti avec des réunions de 2 heures par semaine. Au moins amendez votre texte en disant que le petit bureau sera autorisé à prendre des décisions dans l’intervalle des sessions du Comité Directeur sur toutes les questions urgentes qui pourraient se présenter.

Renoult: Cela va sans dire, si le Comité Directeur ne peut être convoqué.

Bordiga: De telles urgences devraient être planifiées à l’avance. L’inverse est vrai en périodes de crise. Nous l’avons noté en Italie. Notre organisation est quelque peu différente de la vôtre. Notre Comité Directeur est un Comité Central élu pour trois mois. Il émet les directives générales qui sont mises en action par le comité exécutif, qui est responsable devant le Comité Central mais à qui une pleine autorité a été confiée.

Walecki: Présentez la partie de votre texte traitant du Comité Directeur et du présidium comme une suggestion, comme un expérience à tenter, mais pas comme quelque chose ayant un caractère définitif. Gardez à l’esprit qu’une importante tâche politique est déjà engagée dans la préparation des réunions du Comité Directeur. Au pire, votre Comité Directeur pourrait organiser ses activité internes de la façon la plus adéquate sans un texte. En adhérant à la lettre de votre texte, vous liez votre Comité Directeurs pour une année à des méthodes que l’expérience pourrait prouver mauvaises. En plus il semble qu’il y ait de sérieuses divergences parmi vous.

Pensez à tous ces points quand vous reprendrez votre délibération.

 

 


 

(1) Ce document interne avait été rédigé et diffusé dans le parti par Albert Treint au début 1922. A la suite d’une fuite, quelques courts extraits en furent diffusés par le quotidien socialiste, Le Populaire, les 11, 13, 14 et 17 mars 1922 (consultables en ligne sur le site de la BNF: Gallica.fr).

Le texte complet a été publié en anglais dans le recueil «The Comintern - Historical Highlights», Hoover Institution Publications 1966, dont nous l’avons retraduit.

(2) La «lettre ouverte» du parti allemand le 8 janvier 1921 «à toutes les organisations prolétariennes» n’avait en réalité pas reçu un appui unanime parmi les dirigeants bolcheviks. Critiquée par Zinoviev et Boukharine, elle avait été soutenue fortement par Lénine.

(3) «Ker» (Antoine Keim) assurait la liaison avec le parti allemand.

(4) Merrheim, dirigeant du syndicat CGT de la métallurgie, avait été l’un des opposants les plus en vue à l’«union sacrée» pendant la guerre. Mais il s’était rallié à la majorité confédérale après le conflit par haine de la révolution.

(5) Renaudel, dirigeant de la SFIO, symbolisait le réformisme parlementaire le plus obtu.

(6) Rappoport avait écrit un article en faveur de Serrati, dirigeant fustigé par Lénine du Parti Socialiste Italien dont le PC d’Italie venait de scissionner, au grand déplaisir de tous les centristes existants dans les PC européens.

(7) Rédigée par Trotsky, cette lettre de l’Exécutif se trouve dans le recueil de textes de Trotsky «Le mouvement communiste en France», Ed. de Minuit 1967, pp 135-140.

En plus de cette lettre publique qui fut lue au Congrès, une «lettre confidentielle» de même contenu, mais plus précise, était adressée au Comité Directeur. cf Ibidem, pp. 141-143. Sur internet, on peut lire la première à: http://marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1921/12/lt19211219.htm

 

 

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